CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Joëlle Cicchini s’en est allée le 29 septembre 2015 des suites d’un cancer, quelques mois seulement après son départ à la retraite [1]. Dès 2007, elle a fait partie de l’équipe qui a procédé au lancement de la Revue française de socio-économie en avril 2008 à Lille, sous l’impulsion de Bernard Convert, Florence Jany-Catrice et Richard Sobel. Joëlle a figuré dans l’ours en tant que correctrice éditoriale, fonction qu’elle a assumée avec assiduité pratiquement jusqu’à la fin de sa vie. Durant un temps, elle s’est également occupée de la rubrique consacrée aux notes de lecture. C’est avec l’appui et le soutien enthousiaste de Jean-Luc Outin, qui dirigeait alors l’équipe du MATISSE [2] à laquelle nous appartenions au sein du Centre d’Économie de la Sorbonne à Paris 1, que Joëlle et moi avons participé à cette belle aventure.

2Joëlle Cicchini a effectué toute sa carrière en tant qu’ingénieur d’étude au CNRS. Adolescente, Joëlle qui était très douée en dessin trouva dans la peinture au couteau un véritable exutoire mais elle renonça aux Beaux-Arts de Paris sous la pression parentale. Esprit diversifié aimant la littérature, la poésie et la musique, Joëlle était également tournée vers les sciences. Géographe dans l’âme, selon les mots de sa sœur Brigitte, elle avait également de l’appétence pour les maths. Aussi, après un bac D, Joëlle a validé une licence en géographie à la Sorbonne, pour ensuite s’intéresser à l’hydrologie quantitative. Quand elle est entrée au CNRS en 1971, elle travaillait à l’Institut de Géographie rue Saint-Jacques à Paris. Par la suite, connaissant Roger Brunet, elle participe en 1984 à la création de la Maison de la Géographie à Montpellier, où elle a notamment travaillé sur un atlas consacré aux localisations industrielles [3]. De retour sur Paris en 1990, elle quitte le monde des géographes pour celui des économistes et intègre le ROSES, spécialisé dans l’économie de la transition et du développement, puis elle entre en 1994 au MATISSE où elle participe à divers projets avant de s’épanouir dans ses activités de relecture une dizaine d’années plus tard.

3Joëlle s’est également intéressée très tôt à la politique. L’engagement militant a occupé une grande place dans sa vie. Elle a dix-neuf ans en 1968 quand elle assiste à ses premières manifestations et assemblées générales. Dans les années 1970, elle s’engage au sein de l’aile gauche du Parti Socialiste, au Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste (CERES). Plus tard, elle se rapproche de l’extrême gauche. Depuis 2006, Joëlle militait activement au sein du Collectif « Ne laissons pas faire ! » pour la libération des prisonniers politiques d’Action directe et du Collectif pour la libération de Georges Ibrahim Abdallah.

4Armée de ses dictionnaires et de ses lunettes demi-lunes, Joëlle relisait et corrigeait tout. Elle ne se contentait pas des questions de typographie ou de pure forme, souvent elle allait jusqu’à refaire des phrases, elle réécrivait (en pestant) et elle vérifiait également la manière dont les auteurs avaient traduit telle ou telle citation. Ce qu’elle préférait, c’est quand il y avait de l’allemand, mais ça n’arrivait pas souvent. Elle rendait aux éditeurs des épreuves couvertes de hiéroglyphes et de signes cabalistiques écrits au feutre rouge, afin que l’on ne se trompe pas au moment de faire les corrections. Son travail était très apprécié par mes collègues, ils s’arrachaient ses services. Elle a effectué sa précieuse besogne notamment pour les Cahiers d’économie politique alors dirigés par Claire Pignol, pour Œconomia dirigée par Annie Cot puis par Jean-Sébastien Lenfant et pour Socio-économie du travail (série AB de la revue Économies et sociétés, cahiers de l’ISMEA) dirigée par François Michon puis par Damien Sauze. Joëlle a également relu et corrigé de nombreux articles et ouvrages universitaires [4]. Elle figure en tant que coauteur d’un ouvrage de géographie consacré à la taille critique des régions [5] et elle a cosigné avec Rémy Herrera en 2013 un article consacré à « l’évolution du réseau de bases militaires et des effectifs correspondants mobilisés par les États-Unis en dehors de leur territoire national » [6]. Joëlle a réalisé plusieurs traductions de l’anglais vers le français, notamment Pourquoi les crises reviennent toujours de Paul Krugman. J’ai eu le plaisir de travailler avec elle sur deux traductions : ça marchait comme sur des roulettes, nous étions très complémentaires [7]. Joëlle n’avait pas son pareil pour remodeler les premières ébauches que j’effectuais. Tous les prétextes étaient bons pour ouvrir un dictionnaire (ou deux), pour rediscuter une expression, pour remettre les mots d’une phrase dans un autre ordre, pour chercher le mot juste. La précision, la justesse des mots et même la justesse tout court comptaient énormément pour Joëlle.

5Le matin, Joëlle prenait toujours le temps de passer dans les bureaux des collègues pour aller les saluer et faire un brin de conversation. Là, nous savions tout de suite si elle était de bon poil ou non. Et, il faut bien le dire, parfois elle ne rigolait pas du tout : la plupart du temps, c’est parce qu’elle avait vu ou entendu des trucs pas chouettes autour d’elle ou dans l’actualité. Elle avait cette chaude et saine colère contre les injustices, contre les puissants de ce monde. Envers eux, elle était sans concession, ça faisait du bien de l’entendre râler et parfois même gueuler un peu. Joëlle était pour l’émancipation universelle et toute question importante ne pouvait s’apprécier qu’à cette aune.

6L’après-midi, il arrivait souvent que Joëlle rende également visite aux collègues des autres bureaux à l’heure du thé. Elle venait avec des tablettes de chocolat délicieux et faisait une petite distribution qui redonnait du cœur à l’ouvrage pour la fin de la journée. Ce qui comptait avant tout pour elle, c’était la chaleur même de la relation : se voir, se saluer, se reconnaître, dire à l’autre ce qu’on a sur le cœur et l’écouter.

7Joëlle avait une franchise, une générosité, une complicité et un irrespect absolu pour les hiérarchies sociales, un goût immodéré pour l’égalité associé à un sens profond de l’autre, tout aussi imparfait et fragile que soi. Elle était attachante et forçait le respect. Pour Richard Sobel, « Joëlle avait su se faire une place à la RFSE, une place à elle, et n’a pas été remplacée ; […] aujourd’hui on ne fait plus d’ingénieur CNRS dans ce style ». Mes collègues des Cahiers d’économie politique la saluaient ainsi en décembre 2015 : « Son autonomie dans le travail, sa ponctualité, la précision de sa lecture, la sûreté de son jugement, étaient inséparables d’un engagement politique et d’une idée de la recherche publique selon laquelle chacun ne remplit bien son rôle que lorsqu’il est non un exécutant mais un organisateur conscient d’un travail collectif [8]. » Un autre collègue de Lille qui a travaillé avec elle pour la RFSE m’a rapporté sans rancune qu’un jour Joëlle lui avait balancé à la figure ceci : « Je n’ai pas d’ordre à recevoir de toi ! » Insoumise, sans dieu ni maître, Joëlle travaillait beaucoup, mais librement, comme ça lui plaisait, voilà tout.

Notes

  • [1]
    Que soient remerciés Brigitte Cicchini, Armand Croissant, Jean-Pierre Garnier, Dominique Lévy, Jean-Luc Outin, Claire Pignol et Richard Sobel pour leur témoignage. L’auteur du présent hommage est le seul responsable des erreurs et omissions qu’il comporte.
  • [2]
    Le MATISSE était un laboratoire de recherche (unité mixte Paris 1 et CNRS) qui réunissait des économistes hétérodoxes dans plusieurs domaines : travail, économie industrielle, économie sociale, protection sociale, emploi, culture, développement, institutions. Il a fusionné avec la plupart des autres équipes de recherche de Paris 1 en économie pour former à partir de 2006 le Centre d’Économie de la Sorbonne.
  • [3]
    Pierre Grou (dir.) (1990), Atlas mondial des multinationales. Tome 1. L’espace des multinationales, Paris : La Documentation française.
  • [4]
    Par exemple, Joëlle a entièrement repris les cinq cents pages du manuscrit de l’ouvrage dirigé par Pierre-Cyrille Hautcœur (2007), Le marché financier français au XIXe siècle. Vol. 1. Récit, Paris : Publications de la Sorbonne.
  • [5]
    Dominique Mertens-Santamaria, Gérard Hamard, Joëlle Cicchini, Pierre Grou (2007), Pour un redécoupage des régions françaises. Mondialisation économique et taille des régions, Paris : L’Harmattan.
  • [6]
    Rémy Herrera et Joëlle Cicchini (2013), « Notes sur les bases et les effectifs militaires états-uniens à l’étranger », Innovations, n° 42, p. 147-173. En ligne
  • [7]
    Fred Lee (2011), « Être ou ne pas être hétérodoxe : réponse aux détracteurs de l’hétérodoxie et à leurs arguments pour une assimilation dans l’économie dominante », Revue française de socio-économie, n° 8, deuxième semestre ; Ben Fine, Alfredo Saad-Filho (2012), Ca-pi-tal ! Introduction à l’économie politique de Marx, Paris : Raisons d’agir.
  • [8]
    Cahiers d’économie politique, n° 69, décembre 2015, p. 6.
Bruno Tinel
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Centre d’Économie de la Sorbonne
Mis en ligne sur Cairn.info le 04/12/2017
https://doi.org/10.3917/rfse.019.0005
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