CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Martin Kornberger, Lise Justessen, Anders Koed Madsen, Jan Mouritsen (dir.), Making Things Valuable, Oxford : Oxford University Press, 2015, 292 p.

1Cet ouvrage collectif se positionne sur la question de la valeur au prisme des pratiques de valuation [1]. La question de la valeur – ou des valeurs – constitue un problème ancien pour les sciences sociales. Ainsi, expliquer ce que « vaut » une chose, une personne, un acte ou un phénomène a fait l’objet de nombreuses réflexions et controverses. La théorie de l’action utilitariste de Bentham, par exemple, fait de l’économie l’arbitre suprême de la valeur quantitative et unique, en substituant la vérité du calcul à l’exercice de la discussion et du jugement. À rebours de cette perspective, la sociologie a pu proposer une théorie de l’action qui considère les valeurs (qualitatives et multiples), qu’il s’agisse de les opposer à l’économie (Max Weber ou Werner Sombart), d’encastrer l’économie dans ces dernières (Mark Granovetter ou Viviana Zelizer) ou de les fusionner dans des économies de la grandeur (Luc Boltanski et Laurent Thévenot).

2Au sein de ces réflexions, les auteurs de l’ouvrage collectif dirigé par Martin Kornberger, Lise Justessen, Anders Koed Madsen et Jan Mouritsen s’inscrivent dans un positionnement bien précis propre aux « valuation studies » : d’une part, dans la lignée de L. Boltanski et L. Thévenot, ils refusent la distinction entre la et les valeurs. D’autre part, à la différence de ces derniers, ils considèrent que s’il est important d’ouvrir la boîte noire de la valeur, celle-ci ne constitue pas un point de départ de l’analyse, mais le résultat d’un processus de valuation. L’objet de leur démarche consiste ainsi à suivre l’activité concrète et pratique, par laquelle des personnes et des dispositifs composent petit à petit la valeur des choses, et ce que cela fait au monde social.

3Cet ouvrage s’inscrit ainsi pleinement dans le « flank movement » pragmatiste [2] opéré par John Dewey, qui passe de l’étude de la valeur à l’étude des pratiques de valuation « au travers desquelles les objets acquièrent une valeur » (p. 8, notre traduction). Outre J. Dewey, l’ouvrage s’inspire également des travaux de Michel Callon et ses collègues sur les processus d’économisation et, partant, des apports de la sociologie des sciences sur l’agency des choses [3].

4Brièvement présentés dans l’introduction, les douze chapitres se succèdent dans leur diversité : s’ils suivent le fil conducteur consistant à décrire et analyser des pratiques de valuation, on ne saurait toutefois repérer d’emblée de grandes parties qui viendraient organiser le propos. Les cas empiriques et les questions s’avèrent aussi riches que variés : on passe par exemple des effets de la quantification (Espeland et Lom, chapitre 1), à la comptabilité financière (Quattrone, chapitre 2), ainsi qu’aux business models (Doganova et Muniesa, chapitre 5) ; en passant par les agences de notation (Pénet, chapitre 3) et les matrices à quatre quadrants (Pollock et Campagnolo, chapitre 4). Plus loin, c’est la tarification de l’éolien (Paellsen, chapitre 6) qui fait l’objet d’une étude, mais également la notation sociale et environnementale (Du Rietz, chapitre 7), la modélisation des risques environnementaux (Cabantous et Dupont-Courtade, chapitre 8), ou encore la valeur de l’or (Reinecke, chapitre 10). S’ils ont tous des implications théoriques, quelques chapitres, en fin d’ouvrage, proposent explicitement une discussion sur des concepts, comme la notion d’économisation (Ossandón, chapitre 9), la perspective « objectuale » sur la valuation (Lury et Marres, chapitre 11), ou encore la théorie de la perception de Gibson (Madsen, chapitre 12).

5L’originalité de chacune des contributions n’empêche cependant pas de distinguer une trame de réflexion commune et relativement efficace, qui traverse chaque chapitre. Un premier point qui semble se détacher, c’est l’idée que la valuation renvoie à une « politique des valeurs » (pour reprendre le titre du chapitre 10) : la valeur n’est jamais neutre, mais fait toujours l’objet d’un travail de mise en (in)visibilité des valeurs, en répartissant les rapports de forces entre les acteurs. Un second point, qui découle en fait assez logiquement du premier, incite à regarder de près les modes de valuation qui se déploient dans la pratique, sans pouvoir réellement distinguer valeur et outils de mesure. Enfin, un dernier point commun consiste à se montrer particulièrement attentif aux objets qui participent à la valuation, et ce en mettant au jour leur agency.

6Dès le premier chapitre de l’ouvrage (Espeland et Lom), le lecteur peut mesurer les implications politiques de la valuation. Les auteurs affirment ainsi qu’une telle opération, loin d’être neutre, a des effets concrets aussi bien sur nos représentations que sur nos conduites. Un des exemples développés évoque les modifications des règles de jugement en patinage artistique. La définition d’une « bonne » prestation s’en trouve modifiée – elle valorise la technique au profit de l’esthétique – en même temps que la manière de patiner des sportifs – qui se rabattent sur des prouesses techniques.

7D’autres chapitres viennent confirmer cette perspective politique sur la valuation. Ainsi, Pallesen (chapitre 6) met en avant la controverse sur l’énergie éolienne, dont la valeur se modifie au gré de sa mise en récit : associée aux énergies renouvelables, elle apparaît comme une alternative au nucléaire, tandis qu’associée aux gaz à effets de serre, c’est le nucléaire qui redevient pertinent. C’est Reinecke (chapitre 10) qui évoque littéralement la notion de « politique des valeurs » à propos de la valorisation de l’or (jugé éthique ou non, en fonction du mode d’extraction, licite ou illicite). Pour elle, il s’agit du « processus politique par lequel les valeurs qui comptent sont établies, par le biais de critères de valuation » (p. 210, notre traduction).

8Une fois posé le problème de la politique des valeurs, il est possible de se pencher plus en détail sur les modes de valuation qui se manifestent dans la pratique. C’est ce que propose de faire Pénet, dans le chapitre 3, en suivant la façon dont les agences de notation des dettes souveraines produisent leurs évaluations. On peut ainsi comprendre ce que construire un scénario plausible veut dire. La plausibilité passe notamment par la mobilisation d’un « backward reasoning », qui part des notations passées pour inférer les notations futures, en cherchant à conserver une certaine stabilité dans l’évaluation.

9Dans la même veine, le chapitre 8 (Cabantous et Dupont-Courtade) met en lumière les pratiques de prévision des catastrophes naturelles, dans le monde de l’assurance. Dans cette contribution, la valeur n’est pas considérée comme un donné mais comme le résultat d’un long travail d’agrégation de différents éléments (physiques, démographiques, financiers), et d’un choix avisé entre plusieurs résultats issus de plusieurs modèles. La subtilité des différents modes de valuation invite à réinvestir certains concepts, comme le propose Ossandón, dans le chapitre 9, avec la notion d’économisation (Callon et al., 2002). In fine, la valuation se déploie sur des modes variés, d’autant que leur appréhension change en fonction des acteurs qui s’en saisissent, comme l’affirme Du Rietz (chapitre 7).

10Une des forces de cet ouvrage est donc de mettre en évidence la politique des valeurs par l’étude des pratiques de valuation. Si les différentes contributions partagent cette perspective, certains auteurs mettent cependant particulièrement l’accent sur le rôle des objets dans les processus de valuation. Ce focus, inspiré par la sociologie des sciences, est du reste proposé sur différents thèmes. Quattrone, dès le chapitre 2, s’intéresse par exemple à la comptabilité pour mettre en avant l’écart criant entre la théorie et la pratique du reporting financier. Il montre ainsi que la transparence supposée de cet objet peut produire de l’opacité dans la pratique, au point de masquer les transactions douteuses de certaines parties prenantes. Il invite à dépasser le positivisme de l’outil comptable, pour en faire une « machine maïeutique », c’est-à-dire un moyen d’instiller le doute, de générer des questions et des débats.

11L’intérêt pour ce que font les choses à la valuation se poursuit dans le chapitre 4 (Pollock et Campagnolo), à propos de la matrice à quatre quadrants (dont le plus fameux exemple est sans doute la matrice du Boston Consulting Group [4]). Si celle-ci permet une prise de décision immédiate, à la seule vue du schéma, les auteurs insistent néanmoins sur la nécessité de produire cette valeur temporelle, par le biais d’un savant dosage de la quantité d’informations présente sur le graphique. Le chapitre 5 (Doganova et Muniesa) propose pour sa part de se centrer sur un autre type d’objets : le business model. Selon les auteurs, il s’agit en effet d’un mode de valuation capable de transformer, par ses vertus performatives, un objet non économique en un actif, générant des flux de revenus. Avec l’exemple de l’entreprise Genentech, ils montrent en quoi l’innovation technique seule – les protéines de synthèse – ne constitue pas en soi un capital. C’est le business model – le partenariat avec l’université – qui permet de faire de cette innovation un « asset ». La valeur se trouve ainsi détachée de l’objet présent pour être accrochée aux relations futures. Enfin, le chapitre 11 (Lury et Marres) mobilise une réflexion plus théorique. Les auteurs prônent une lecture « objectuale » de la valuation, où celle-ci est envisagée comme un événement, faisant advenir, dans un même mouvement, l’objet de la valeur et son environnement.

12Ainsi, Making things valuable propose un véritable décalage sur la question de la valeur en sciences sociales. En tirant les enseignements de Dewey et de son « flank movement », l’étude de la politique des valeurs, au prisme des pratiques de valuation, est convaincante. On peut peut-être regretter la dispersion de l’ouvrage : malgré le fil conducteur posé en introduction, la suite ne propose pas de guide pour orienter le lecteur au travers des douze contributions, de teneur inégale. Cependant, une telle diversité revêt un intérêt, pour au moins deux raisons. La première, c’est que l’ouvrage nous permet, sinon d’avoir un panorama, du moins de poser quelques repères, en opérant plusieurs coups de sonde, dans le champ ouvert des valuation studies. La deuxième raison, c’est que ce livre propose justement de rassembler, sous une même bannière, des objets dont on pourrait penser qu’ils n’ont rien en commun : on passe ainsi de la sociologie de la comptabilité (chapitre 2) à celle du management (chapitre 4) ; de l’étude des marchés (chapitre 6) à celle du numérique (chapitre 12), en passant par la sociologie du risque (chapitres 3 et 8) et les questions de capitalisation (chapitre 5). La perspective transversale des pratiques de valuation permet précisément de décloisonner ces catégories, et d’assurer une rencontre fructueuse entre ces travaux. Bref, de les valoriser.

13Quentin DUFOUR

14IRISSO, Université Paris-Dauphine et CSI, Mines ParisTech

15quentin.dufour@dauphine.fr

16quentin.dufour@mines-paristech.fr

Ariane Berthoin Antal, Michael Hutter, David Stark (dir.), Moments of Valuation. Exploring Sites of Dissonance, Oxford : Oxford University Press, 2015, 352 p.

17Faisons abstraction de la préposition « of » et arrêtons-nous sur les cinq mots du titre de l’ouvrage dirigé par Ariane Berthoin Antal, Michael Hutter et David Stark : quels sont ces « moments de valuation », ces « sites de dissonance » que cet opus collectif se propose d’« explorer » ?

18Nous devons le concept de « valuation » à John Dewey. Relativement intraduisible, le vocable se retrouve dans de nombreux textes du philosophe pragmatiste et renvoie à une activité au cours de laquelle un agent (ou plusieurs) estime(nt) et accroi(ssen)t, dans un même mouvement, la valeur d’un objet (« valeur » étant entendu ici en un sens large et indifférent au « grand partage » parsonsien, comme ce à quoi nous tenons[5]). Les opérations de « valuation » se déploient dans le cadre d’une enquête (inquiry) qui désigne, chez Dewey, un rapport anthropologique au monde. Au cours de ce processus, des qualités sont attribuées à des objets. Ces qualités se doivent d’être conséquentes, c’est-à-dire testables. Le concept permet ainsi de déjouer la dichotomie entre une forme d’essentialisme qui voudrait que des propriétés, « toujours-déjà-là », se découvrent au cours de l’enquête et un constructivisme qui autoriseraient la fixation, par convention, de n’importe quelle qualité sur n’importe quel objet. Renvoyant dos à dos les conceptions matérialistes et idéalistes, cet équipement conceptuel propose une ontologie pragmatiste dans laquelle les prédicats d’un objet ne se constatent ni ne se projettent, mais s’éprouvent.

19En tant qu’activité située, l’enquête a ses moments et ses sites, ses temporalités et ses lieux. Ces « sites » sont avant tout des situations mais connaissent des formes d’inscriptions spatiales typiques (salles de réception, court room, studios de musique, etc.), des temporalités et des formes d’instrumentation particulières. L’enquête peut y prendre, en pratique, la forme du « test » ou de « l’expérimentation ». L’enquête n’est donc pas un état constant. Elle se déclenche lorsque l’agent est placé en situation d’incertitude quant à l’état du monde futur. Pour Dewey, « une valuation n’a lieu que lorsque quelque chose fait question : quand il y a des difficultés à écarter, un besoin, un manque ou une privation à combler, un conflit entre tendances à résoudre en changeant les conditions existantes » [6]. Dans le lexique de D. Stark, ces moments sont des moments de « dissonance » [7] : lorsque les prédicats d’un objet posent question, ne vont plus de soi, suggèrent une discontinuité, ou lorsque deux « grandeurs » [8] se rencontrent et se heurtent, il y a pour lui « dissonance ».

20Ce sont ces moments que l’ouvrage se propose d’« explorer » (exploring) dans une livraison collective, pluridisciplinaire [9] et internationale. Le texte est composé de neuf contributions produites dans le cadre d’un programme de recherche intitulé « Cultural Sources of Newness » hébergé par le WZB Berlin Social Science Center entre 2008 et 2014.

Étudier l’innovation

21L’un des intérêts d’un tel appareillage conceptuel, remarquent M. Hutter et D. Stark dans leur introduction, réside dans sa capacité à rendre compte de l’innovation, alors que le domaine de celle-ci s’étend au sein d’une « société moderne qui s’emploie à se renouveler de façon permanente » (p. 1) et dans laquelle la production de « nouveau » constitue un fait social de première importance. C’est en effet au cours d’un processus de valuation que l’inconnu accède au rang de « nouveau », lorsque son statut (erreur ou opportunité ?) est tranché.

22La contribution de Trevor Pinch, qui retrace l’histoire de la valuation des premiers sons électroniques destinés à la production musicale, illustre parfaitement cet usage heuristique. Pinch montre comment le son produit par les instruments de Robert Moog [10] est passé du statut de « weird shit » (littéralement : « merde bizarre ») au statut de musique. Pour l’auteur, le processus de valuation d’un son, au cours duquel la dissonance prend un sens littéral, suppose plusieurs conditions, comme un lieu idoine, un auditeur, la manifestation de son attention (lorsqu’il se met à reconnaître un son et à y prêter attention, en le distinguant dans un univers sonore) et des mots pour décrire l’expérience vécue. Sous certaines formes, le processus de valuation du son passe aussi par sa matérialisation qui permet d’assurer sa reproductibilité (p. 21), ce qui est une condition fondamentalement économique de valuation[11]. Pinch souligne cependant, à travers l’expérience Buchla (une gamme de synthétiseurs qui resta confinée aux cercles restreints des musiciens spécialistes), que la marchandisation (commodification) n’est pas la seule voie possible de valuation du son. Mais il n’explicite qu’assez peu la façon dont le monde de l’art et le capitalisme peuvent s’articuler à la faveur de la production d’un objet nouveau.

23Cette lacune est partiellement comblée par la contribution de M. Hutter qui montre, à travers trois cas (un produit de luxe, un produit de divertissement et une photographie de publicité), comment les emprunts des « industries créatives » au domaine de l’art génèrent des « traductions dissonantes » (dissonant translations), susceptible de constituer des creusets d’innovation. Avant la création de Blanche-Neige et les sept nains par les studios de Walt Disney, le secteur du long métrage d’animation n’existait pas. L’idée était même perçue comme « une folie » par l’industrie cinématographique des années 1930 tant il était admis « qu’il était impossible de monter un film d’animation susceptible de maintenir l’attention des spectateurs, et de les impliquer émotionnellement, sur toute la durée d’un film classique » (p. 69). Walt Disney, lui, y croyait. Mais il lui fallait élaborer Blanche-Neige grâce à des matériaux offrant une prise au spectateur, sans quoi il le condamnerait à se perdre dans un univers inconnu sans pouvoir juger ni comprendre ce qu’il voit. Il s’agissait donc d’aménager les conditions d’une suspension de l’incrédulité permettant de capter l’attention. C’est la raison pour laquelle le film a été composé sur la base d’emprunts iconographiques, littéraires et architecturaux, qui constituent autant de « traductions » de références culturelles antérieures, qui permirent sans doute au spectateur de ne pas se retrouver totalement démuni et, par-là, assurèrent le succès commercial du film.

24Les traductions analysées par Hutter ont suscité quelques scandales, liés aux effets d’importation. Les emprunts de Disney furent rapidement assimilés à une forme d’infantilisation doublée d’une commercialisation inique de la culture occidentale (p. 85). Cette dissonance trahit ainsi l’existence d’espaces normatifs différents, qui composent de véritables « mondes de valeur » (worlds of worth, p. 86) ; mais le concept de traduction reconnaît la possibilité de les faire communiquer [12]. La thèse de Michael Hutter est que cette communication, grâce aux dissonances qu’elle génère, est véritablement productive.

Organiser l’activité de valuation

25Dès lors, les organisateurs peuvent chercher à produire des sites de dissonance susceptibles de constituer des creusets d’innovation. A. Berthoin Antal étudie ainsi l’organisation d’interventions d’artistes au sein d’une entreprise. Comme une intégration en acte de la critique artiste dans la « machine productive », créer une dissonance entre deux espaces normatifs (art et entreprise, « cité inspirée » et « cité industrielle ») vise à « stimuler la créativité » des salariés (p. 290 et suivantes). L’exposé d’A. Berthoin Antal est nuancé : il montre les difficultés auxquelles peuvent se confronter les parties prenantes engagées dans ce genre de processus, la réalisation concrète d’une idée relativement abstraite. Mais il conclut au caractère au moins potentiellement productifs de ces initiatives.

26Parfois, la dissonance est moins organisée que dépendante d’un contexte historique qui dépasse largement les enjeux de l’innovation, comme le montre la contribution de Kimberly Chong sur le développement du conseil auprès des entreprises après les réformes économiques de Deng Xiaoping. Il est vrai que le conseil constitue une marchandise intangible, relativement difficile à définir. Elle l’est d’autant plus lorsque la profession connaît une implantation récente dans un contexte nouveau. K. Chong revient sur la manière par laquelle les consultants chinois, chargés de créer de la valeur pour les actionnaires (shareholder value) dans un pays qui n’en connaissait pas auparavant, ont pu concevoir la valeur de leurs travaux. Une telle valuation se traduisait concrètement dans le déploiement de pratiques comptables destinées à établir la « facturabilité » (billability ; p. 315-316) des travaux des consultants. À travers l’analyse d’un cabinet chinois, largement inspiré des cabinets occidentaux, K. Chong montre ainsi comment les consultants chinois ont appris à vendre leurs « propositions de valeur » en déployant un intense travail relationnel.

Les pratiques de valuation

27Les formes concrètes que prennent les activités de valuation sont liées à la manière dont elles sont organisées. Elles varient donc selon le secteur considéré : en dépit de leur air de famille, la production de critiques littéraires évoquée par Phillipa K. Chong n’implique ni les mêmes pratiques, ni les mêmes types d’agents, ni le même engagement des agents de valuation dans leur tâche, que la rédaction de critiques culinaires étudiées par Sophie Mützel.

28Mais cela ne nous dit à peu près rien sur les éléments auxquels les agents engagés dans la valuation prêtent attention. Dans le sillage du questionnement d’Antoine Hennion sur la dégustation du vin (p. 37), le chapitre de S. Mützel se propose d’examiner, à partir d’une analyse textométrique de chroniques gastronomiques parues dans deux magazines berlinois entre 1995 et 2012, ce qu’elle nomme les « structures du goûté » (structures of the tasted ; p. 148) : qu’est-ce qui compte pour les critiques culinaires ? À quel genre de propriétés prêtent-ils attention ? Cette structure du goûté a-t-elle évoluée au cours du temps dans une ville qui a connue de profondes transformations au cours des années 1990 et 2000 ? Les évolutions que S. Mützel enregistre dans la structure du goûté sont autant liées à des évolutions de la cuisine allemande (avec l’apparition de la « nouvelle cuisine allemande ») qu’à des évolutions dans la pratique même des critiques (dont l’attention est tournée vers de nouveaux types d’établissements ; p. 161).

29Il faut dire que ces pratiques de valuation participent directement de la transformation de leurs objets. La contribution d’Andrea Mennicken et Michael Power montre par exemple que les nouveaux principes de comptabilité dans les années 1970, loin de constituer un miroir de l’activité, ont déployé des effets performatifs sur les organisations productives (p. 209). Les pratiques de valuation peuvent aussi affecter le devenir des agents impliqués dans la valuation.

30D’abord, parce que cette pratique n’a rien d’une opération neutre pour l’agent qui s’y adonne : dans sa contribution, P. Chong, montre la difficulté de s’engager dans une entreprise de valuation comme la rédaction d’une critique littéraire pour les critiques eux-mêmes, qui y engagent souvent beaucoup plus que leur réputation [13]. Dans la même veine, A. Berthoin Antal souligne les questionnements sur leurs pratiques que l’intervention en entreprise génère chez les artistes.

31Ensuite, parce que les pratiques de valuation ont une incidence sur les agents liés aux entités valuées. En reconstruisant la carrière des œuvres des tenants du « réalisme cynique » chinois (détournant les codes du réalisme socialiste), Svetlana Kharchenkova et Olav Velthuis montrent ainsi comment ces peintres sont passés du statut de parias à celui de maîtres respectés après la fin de la période maoïste.

32L’ouvrage, attentif à l’épaisseur concrète de divers processus de valuation, souffre parfois d’un manque d’articulation entre les différentes contributions. Selon ce qui semble devenir une norme implicite du genre, l’ensemble tient grâce à l’usage d’un lexique commun mis à l’épreuve d’une casuistique improbable : on passe ainsi des films de Walt Disney à la production des critiques culinaires, des peintres de la renaissance aux consultants financiers chinois de l’ère post-Mao. La grande force du concept de valuation est en effet de permettre d’embrasser des pratiques issues de sites aussi divers. Par une mise en abîme (volontaire ?), l’ouvrage paraît lui-même parfois dissonant. Mais les coordinateurs se sont peut-être montrés trop libéraux quant aux usages analytiques que les différents contributeurs ont pu faire des concepts. Le lecteur est parfois plongé dans un monde où la valuation, omniprésente, se confond avec la plupart des pratiques observables. Or le rendement analytique du concept s’affaiblit à mesure que ses usages se font plus lâches. Dans sa chasse aux faux dualismes, le philosophe pragmatiste n’abolit pas pour autant toutes les distinctions analytiques [14] et les auteurs gagneraient peut-être à revenir sur celles opérées par Dewey lui-même, entre les différentes formes de valuation[15].

33Cette livraison permet cependant d’illustrer la richesse et la fécondité d’un courant dorénavant bien implanté en France et en Europe, fédéré autour d’un concept et, dorénavant, d’une revue (Valuation Studies). Le lecteur y trouvera matière à alimenter une réflexion portant sur différents champs de la sociologie et de l’économie et une contribution indéniable en matière d’analyse de l’innovation.

34Benoit GIRY

35Centre Émile Durkheim, Université de Bordeaux

36benoit.giry@u-bordeaux.fr

Nicolas Auray, L’alerte ou l’enquête : une sociologie pragmatique du numérique, Paris, Presses de Mines, coll. « Sciences sociales », 2016, 158 p.

37L’alerte ou l’enquête étudie comment les utilisateurs d’outils numériques évoluent dans le monde insondable de l’information digitale. Cet ouvrage de Nicolas Auray, publié à titre posthume, illustre et formalise son travail concernant le régime de l’exploration en s’inscrivant dans le sillage de la sociologie pragmatique et de la sociologie critique. La notion d’exploration renvoie à la liberté des individus d’utiliser et de s’approprier les contenus dans les environnements numériques compte tenu des limites des dispositifs de contrôle et de la plasticité des outils.

38L’exploration peut prendre deux formes qui donnent leur titre à l’ouvrage : l’alerte ou l’enquête. L’alerte, ce sont les réactions empressées vis-à-vis des petits incidents qui surviennent et qu’il faut résoudre avant de pouvoir engager une autre activité plus importante. L’enquête, c’est l’attirance pour l’aventure, le fait d’explorer de nouveaux domaines. Faire face au quotidien et trouver des alternatives, tels sont les deux types d’actions sociales que Nicolas Auray étudie. L’enjeu politique du livre est de chercher à savoir s’il se produit une démocratisation des comportements exploratoires ou si certains sont enfermés dans une situation d’alerte permanente ? Le livre regroupe quatre articles déjà publiés dans des versions actualisées, suite à un effort de conceptualisation mené depuis une vingtaine d’années autour des cultures du numérique et des comportements en ligne. Ces chapitres illustrent le balancement entre l’exploration et l’appropriation des outils numériques par les individus et l’enfermement dans des logiques standardisées.

39Dans sa préface, Emmanuel Kessous rappelle que l’ouvrage est le fruit d’une pensée originale, inspirée à la fois par la phénoménographie de l’action d’Albert Piette, la pragmatique des objets d’Antoine Hennion et la pragmatique de l’évaluation de Laurent Thévenot. Ce modèle est attentif aux sociabilités en ligne, aux détails du quotidien qui paraissent insignifiants, mais qui sont en réalité lourds de sens.

40Dans l’introduction (le premier chapitre), Nicolas Auray présente sa question directrice, que l’on peut résumer ainsi : nous, êtres humains, sommes a priori tous capables de curiosité. Cependant ce comportement ne s’exprime pas chez tous avec la même intensité. Les uns l’utilisent de manière instrumentale, d’autres le subissent, certains l’ignorent ou n’y ont pas recours faute de temps. L’existence d’outils de communication informatique susceptibles de diminuer les coûts d’expression de la curiosité et d’aiguiser les appétits est un terrain permettant de mieux comprendre les différences sociales pouvant expliquer le rapport à la curiosité et au temps. Ces outils fournissent une profusion d’informations dont la gestion et la catégorisation mobilisent des compétences inégalement réparties dans le monde social. Comment fait-on des découvertes sur les plateformes de musique en ligne malgré les algorithmes de suggestions sponsorisés ? Pourquoi certains se font-ils piéger par des scams ? Pourquoi des personnes deviennent accros aux jeux vidéo ? Quelles sont les règles pour avoir un échange constructif sur une liste de discussion ? En d’autres termes, quelles sont les nouvelles vulnérabilités et les formes de hiérarchies en ligne ? La capacité à focaliser son attention et comprendre des univers spécifiques comme le numérique recoupe la question durkheimienne de l’anomie attisée par l’insatiabilité des hommes quand le contrôle des institutions fait défaut.

41La réponse de Nicolas Auray développée au fil des quatre chapitres croise astucieusement sociologie et psychologie pour répondre et théoriser une nouvelle forme de régime de grandeur : le régime d’exploration. Quatre types de comportements sont principalement étudiés : la désorientation, l’insécurité sociale, la manipulabilité mutuelle et l’excitabilité. Cette approche s’inscrit dans le programme de recherche pragmatique du Groupe de Sociologie Politique et Morale, marqué par les travaux de Luc Boltanski et la sociologie des épreuves.

42Le régime d’exploration concerne la manière dont les individus se créent les conditions pour recevoir l’information. Dans la profusion des médias numériques, il est impossible de prendre en compte toutes les données, tous les flux, toutes les configurations. Nicolas Auray s’inspire du concept de vigilance flottante issu de la psychologie en contexte urbain pour expliquer comment les individus se sont adaptés à l’environnement digital. La vigilance flottante est présentée comme une stratégie de la conscience pour traiter un grand nombre d’informations engendrées par l’augmentation de la densité urbaine. La sociologie s’intéresse à l’acquisition de résistances à la stimulation cognitive à laquelle les individus sont confrontés dans un contexte digital.

43Le deuxième chapitre est consacré à l’offre musicale illimitée sur les plateformes en ligne et en particulier à l’apprentissage de la hiérarchisation des informations par les utilisateurs. La confrontation aux offres illimitées permises par des biens intangibles comme les œuvres musicales numérisées, les films ou les jeux vidéo, représente une configuration problématique pour l’analyse économique et sociologique. La reproduction à un coût marginal quasi nul de ces biens immatériels crée une forme d’offre sans bornes, remettant en cause une logique d’optimum de l’allocation des ressources. De plus, l’illimitation de l’offre permet aux individus de remettre en question certaines barrières marquant les limites sociales structurant les modes de consommation de biens culturels.

44Le travail de Nicolas Auray fait apparaître trois couples de réactions individuelles, opposant des formes d’alerte à des formes d’enquête, dans l’utilisation des plateformes en ligne. Le couple fascination et anomie est marqué par une forme de paralysie et une consommation tous azimuts. Le duo explorations et autorestriction oppose une pratique de recherche suivant un fil conducteur, ou une pratique de limitation dans le temps, à une spécialisation dans la recherche de contenus en ligne. Le couple élan curieux et déception (contestation) comprend d’une part une attraction vers des nouveautés, et d’autre part une critique de l’accès restreint apposé à ces nouveaux contenus. La différence entre alerte et enquête est la capacité de mobiliser les deux membres de ces couples et de ne pas rester focalisé sur une seule dimension de la recherche en ligne qui épuiserait les capacités cognitives individuelles.

45Le troisième chapitre est consacré au travail dans le logiciel libre et la distinction entre des contributeurs plus ou moins habiles à mobiliser les différents registres de communication en ligne. Les communautés de développeurs de logiciels libres représentent une forme de coordination par projet agissant dans des activités économiquement viables et régies par une morale particulière. Cette forme d’activité commune représente une alternative au fonctionnement économique capitaliste traditionnel. Cette originalité est marquée par les deux principales activités des contributeurs. Ils produisent des logiciels de qualité concurrençant les logiciels propriétaires dans des secteurs à haute technicité, comme les serveurs ou les systèmes d’exploitation. De plus, les développeurs de logiciels libres ont une activité d’enrôlement visant à promouvoir les valeurs de libertés individuelles des développeurs, qui régissent la publication du code source. Dans ces communautés, des règles formelles ont trait à l’institutionnalisation de la démocratie directe et alertent les contributeurs sur leurs devoirs vis-à-vis du collectif. Parallèlement, des normes informelles d’échanges en ligne comme la politesse, l’humilité, la critique implicite ou l’autodérision constituent des savoir-être et des savoir-faire dans la communication en ligne permettant d’activer un registre d’enquête avec les membres de la communauté.

46Le quatrième chapitre concerne la vulnérabilité face aux offres non sollicitées et les formes de confiance à distance. Nicolas Auray se penche sur le cas de la manipulation à distance et de la fascination curieuse touchant les victimes de pièges au scam (appelé aussi arnaque nigériane). La victime reçoit le message d’un inconnu lui proposant en échange de son aide une forte récompense. Par différents procédés des spammeurs génèrent chez des publics vulnérables une saturation cognitive par la profusion d’informations dans les messages mails. Les spammeurs travaillent en équipe pour déjouer les filtres antispam des messageries numériques, écrire des courriels attractifs pour les humains et créer des listes d’adresses à attaquer. Une langue pirate existe pour que les différents groupes sachent quelles sont les adresses déjà ciblées par des campagnes de spam.

47Les techniques de manipulation de ces pirates passent par une phase d’endormissement des victimes en profitant par exemple des routines professionnelles d’ouverture automatique quotidienne de tous les mails. D’autres techniques de manipulation et de déclenchement d’autopersuasion sont ensuite mises en place pour maintenir le contact avec la victime en jouant sur des désirs frustrés (des gains importants, des amours exotiques) et des formes d’idéalisation (appel à la générosité). Nicolas Auray souligne qu’Internet crée un nouvel espace d’isolement discret qui entretient la fascination secrète pour un récit curieux et l’excitation d’une éventuelle rencontre toujours reportée. Finalement, l’arnaque est démasquée quand l’absence de singularité de la relation est perçue par les victimes. Les mails suivent un protocole de manipulation standardisé et sont envoyés systématiquement aux victimes au fur et à mesure du processus d’isolement et d’extorsion. La prise de conscience de l’arnaque et la découverte des méthodes de manipulation conduisent certaines victimes à devenir des chasseurs de spammeurs. L’excitation pour la relation à distance est maîtrisée dans un jeu inversé. L’ancienne victime essaie d’obtenir un don à partir des méthodes de manipulation apprise. Initialement piégées dans une forme d’alerte permanente et subissant des pressions extérieures, les anciennes victimes entrent dans le registre d’enquête de leurs anciens agresseurs afin de les démasquer.

48Enfin, le cinquième chapitre étudie les formes d’utilisation d’un jeu en ligne « persistant », c’est-à-dire qui a un univers ludique en évolution. Nicolas Auray et Bruno Vétel montrent comment les joueurs acquièrent des compétences et évoluent dans un monde en expansion sous l’effet d’algorithmes générant des événements imprévisibles. Les auteurs se concentrent alors sur la construction d’un système d’échange dans un univers virtuel. La flânerie initiale des novices orchestrée par les développeurs du jeu est rapidement remplacée par des pratiques d’optimisation collective d’échange de biens et de production en groupe pour acquérir certaines ressources ou évoluer rapidement dans l’univers en ligne. Face à ses innovations, les développeurs font évoluer les règles du jeu pour ménager les frustrations des joueurs et maintenir leur attention et leur curiosité vis-à-vis de l’univers virtuel. La situation d’alerte comprenant les stratégies de stockage et le rationnement semblent la seule solution pour survivre dans un univers infini pour les nouveaux arrivant. Par la suite, des stratégies d’enquête autour d’objets spécifiques basées sur l’échange entre joueurs apparaissent plus efficaces pour progresser dans le jeu et contourner les limites initialement programmées.

49La conclusion du livre pose enfin la question de l’origine des inégalités devant la maîtrise de la flânerie. Pour Nicolas Auray la capacité à gérer des réactions en ligne et à comprendre le contexte d’une information sont des acquis scolaires. La modération face à l’autorité et la lecture de documents constitue des éléments importants de l’environnement éducatif pouvant intervenir dans l’apprentissage de la sociabilité numérique. Par ailleurs, la capacité à s’approprier les outils informatiques et d’élaborer une consommation individuelle hétéroclite et des relations interpersonnelles est construite au sein de la famille et des institutions extrascolaires. À ces deux apprentissages s’ajoute une capacité à jongler entre la liberté d’évolution dans un espace de profusion et à reconnaître les contextes où certaines trajectoires sont imposées.

50L’identification des espaces de liberté et de contrôle se fait en dehors de luttes ou de conflits ouverts même dans le cas d’escroquerie. Les outils d’utilisation des réseaux donnent une capacité de contrôle sur l’information désordonnée. Ces technologies ouvrent la voie à des hiérarchies et des coopérations inédites. Cependant, pour Nicolas Auray, les dispositifs techniques de gestion ne sont pas des réponses suffisantes et relèvent d’un effort vain d’organisation d’une entropie sans cesse grandissante. La formation de l’esprit humain à l’appréhension d’une profusion sans ordre implique une prise de distance avec les formes de pensée institutionnalisée et les normes sociales traditionnelles.

51Partant d’un objet technique, Nicolas Auray a construit une analyse débordant les disciplines et les sous-champs scientifiques. À titre personnel, cette ouverture d’esprit et cette érudition sont l’objet d’une très grande admiration. Son travail a largement contribué à l’établissement des nouvelles technologies et de leurs utilisateurs comme objets sociologiques. La richesse de la sociologie économique de Nicolas Auray vient du croisement qu’il opère entre les questions du fonctionnement des activités marchandes sur Internet, les énigmes des professions du milieu informatique et les mystères des organisations en ligne. Ce dernier livre ouvre une porte que d’autres chercheurs vont très certainement emprunter. La question des inégalités sociales vis-à-vis des nouvelles technologies a fait grand bruit sous le mot d’ordre de la fracture numérique puis s’est estompée sous l’effet de la diffusion des équipements. Le régime d’exploration et ses modalités que sont l’alerte et l’enquête présentent une nouvelle approche des inégalités sociales vis-à-vis des technologies en pointant leur dimension cognitive. L’analyse originale de Nicolas Auray de l’utilisation des technologies en dehors du schisme opposant technophobe et technophile constitue une approche riche à l’heure de la numérisation de l’école, de la santé et de divers services publics. Sans être naïve face aux risques, la pensée de Nicolas Auray reste optimiste quant aux vertus émancipatrices des techniques numériques.

52Clément BERT-ERBOUL

53Insyspo DPCT, Université d’État de Campinas, Brésil

54clement@ige.unicamp.br

Pierre-André Juven, Une santé qui compte ? Les coûts et les tarifs controversés de l’hôpital public, Paris : PUF, coll. « Partage du savoir », 2016, 256 p.

55Un hôpital, comment ça marche ? C’est sous l’angle de l’organisation économique et financière que Pierre-André Juven aborde la question, au prisme de la tarification à l’activité (T2A). La T2A est un objet technique servant de base de financement des hôpitaux. Elle attribue un « prix » standardisé à un séjour hospitalier. Par exemple, le séjour lié à un « accouchement par voie basse sans complication » est tarifé 1 500 euros par l’hôpital à l’Assurance maladie. Le séjour du patient est donc une recette financière et cette recette varie en fonction du nombre de séjours (« l’activité ») mais aussi du motif médical du séjour du patient (le tarif de la fracture de la hanche est à 2 000 euros, celui de la césarienne à 1 700, celui de la chimiothérapie pour leucémie aiguë à 9 900, etc.). Le titre de l’ouvrage, la « santé qui compte », fait ainsi référence à la quantification et à ses instruments qui permettent d’élaborer des tarifs et des coûts.

56La force du livre repose sur un paradoxe : il est en effet dédié à un objet très spécifique (la T2A) et apparemment réservé aux spécialistes. Mais celui-ci a la capacité à déployer en réalité toute une représentation de l’activité médicale. P.-A. Juven nous donne à voir l’évolution du système hospitalier dans toute son envergure. Très loin de cantonner l’analyse aux spécificités d’une comptabilité sectorielle, l’ouvrage ouvre la réflexion sur des problématiques générales, comme la place du calcul, la définition du soin, la conception du service public, etc.

57Même si ces thématiques ne sont pas abordées en tant que telles dans le livre, on comprend mieux pourquoi les cabinets de consultants ont envahi l’hôpital, pourquoi celui-ci est aujourd’hui un lieu emblématique de la souffrance des salariés, pourquoi il n’est pas besoin de le privatiser juridiquement (l’hôpital public n’a pas changé de statut juridique) quand son fonctionnement peut l’être de fait en étant calé sur les logiques du secteur privé. À la lecture du livre, on comprend aussi pourquoi l’expression « hôpital entreprise » s’est imposée dans le débat public alors que l’hôpital n’est assurément pas une entreprise comme les autres, ne serait-ce que parce qu’il ne vend pas un produit sur un marché. Mais avec la T2A, les notions de base de l’entreprise, la production, le prix, le coût, etc., ont désormais totalement intégré la grammaire hospitalière.

58À travers l’angle de la transformation de l’hôpital par des objets techniques, on aborde un vaste mouvement non seulement de transformation du secteur de la santé mais aussi celui de la protection sociale et de la société dans son ensemble. Le secteur de la santé n’est en effet pas seulement un champ particulier ou un domaine d’analyse spécifique mais donne à voir comment une société prend en charge le vivre ensemble. La façon dont l’hôpital, symbole du pacte républicain, est devenu un laboratoire de la concurrence et de la « raison gestionnaire » est symptomatique de l’évolution de nos sociétés.

59Pierre-André Juven explicite donc cette grande transformation à partir de cet objet spécifique et situé qu’est la T2A. La grande force du livre est de faire parler la T2A en rendant vivant et compréhensible cet objet froid et ésotérique. P.-A. Juven ne fait pas qu’analyser et étudier la T2A, il la raconte au quotidien si bien que l’on n’est jamais perdu au fil des pages de son ouvrage. Son travail s’appuie sur une très grande enquête empirique constituée de 70 entretiens, d’une observation ethnographique dans un hôpital de 700 lits et du dépouillement des archives et de la littérature sur la question.

60Au centre du processus de T2A réside le codage, c’est-à-dire l’opération par laquelle un séjour hospitalier va être résumé par un tarif. Les codeurs ont pour mission de traduire les mots et le langage des médecins (compte rendu d’hospitalisation, lettre de sortie et/ou au médecin traitant, etc.) en tarifs. Pour ce faire, ils cherchent chaque fois l’information pertinente, celle qui va permettre d’associer un séjour à une classe de pathologie et donc de tarif. Cette activité vise à transformer des mots en recettes et à le faire vite. Un productivisme du codage s’est ainsi installé avec des codeurs spécialisés dans une spécialité médicale. La force de l’habitude leur permet de passer rapidement du mot au chiffre.

61On trouve tous les effets pervers de la T2A dans ce codage. Puisque celui-ci détermine la recette, la recherche d’un codage rémunérateur peut inciter à privilégier certains patients (ceux qui ne restent pas longtemps en particulier) pour des interventions bien rémunérées et pour lesquelles l’établissement s’est spécialisé afin d’augmenter son rendement. À l’inverse, il invite à recommander aux patients les plus atteints et les plus modestes, qui risquent d’augmenter la durée normale de séjour, à aller se faire soigner ailleurs. La logique du codage de ce point de vue joue le même rôle que les dépassements d’honoraire et amplifie les inégalités de santé.

62Le codage est aussi une opération qui vise à connaître l’activité médicale d’un médecin, d’un service ou d’un pôle hospitalier à partir d’une définition standardisée de l’activité. Pour la T2A, il n’y a pas de malades mais que des maladies qui font l’objet du même codage, quels que soient l’établissement et le patient (une appendicectomie est une appendicectomie, à Villetaneuse comme à Neuilly), et quel que soit l’environnent social du patient. Avec le codage, on peut comparer tel service à un autre et créer ainsi une concurrence.

63Le codage peut aussi créer de l’activité et donc de la dépense publique dans un contexte où les hôpitaux sont à la recherche de recettes financières. La césarienne est mieux rémunérée que l’accouchement par voie basse, et peut dès lors avoir des motifs non médicaux. Le « surcodage » est un vocable fréquemment employé pour décrire l’activité d’optimisation (à l’image de l’optimisation fiscale) visant à rendre payants les mots médicaux. Le codeur va chercher, dans les écrits des médecins, les comorbidités qui permettent de rendre le même séjour plus rentable. C’est pour cette mission que sont recrutés les consultants et cabinets d’audit qui vont reprendre les dossiers patients et les recoder. Tous ces effets pervers sont bien documentés dans la littérature. Le travail de P.-A. Juven consiste à en décortiquer le mécanisme sur le vif. Il montre combien la logique hospitalière vise à convertir les médecins à la nécessité du codage et à les enrôler « dans leur intérêt » dans cette vaste opération d’investissement de forme au profit d’un projet de gouvernement de l’hôpital. La logique gestionnaire vise à coordonner les comportements autour d’une représentation de l’hôpital comme centre de coûts.

64Ce projet suppose également que l’on ait identifié les tarifs. Pourquoi coter 2 000 euros une fracture de la hanche ? L’ouvrage décortique le mécanisme de passage des coûts aux prix. On peut classer sans tarifer. La T2A est donc plus qu’une simple opération de classement des séjours hospitaliers. Pour attribuer un tarif à un séjour, on a imaginé différentes procédures pour retenir une norme de coût. Le tarif a été fixé à partir d’un calcul du coût total d’un séjour en intégrant le coût des soins médicaux et chirurgicaux éventuels, les coûts de la blanchisserie et de la restauration et le coût du transport du malade. Ce coût total a été calculé sur un échantillon d’hôpitaux pour déterminer un coût moyen par pathologie.

65La T2A est une opération qui convertit le coût en tarif (à partir du coût observé, on fixe un tarif). Mais c’est aussi et peut-être surtout une opération qui vise à fixer le coût en fonction du prix (i.e., le tarif). Le prix administré a pour mission d’inciter les établissements hospitaliers à réduire leurs coûts. La politique tarifaire vise donc à maîtriser les budgets hospitaliers. Les hôpitaux ne fixent pas le tarif de leurs séjours. Ils sont preneurs de prix. Leur recette est donc contrainte par cette politique tarifaire.

66À la lecture de l’ouvrage, on est pris par le vertige de la folie managériale. Avec le surcodage, l’hôpital cherche à faire payer l’Assurance maladie pour se garantir un budget. Mais avec la politique des tarifs, l’Assurance maladie cherche à faire payer l’hôpital pour réduire la dépense hospitalière. Le patient, grand absent de cette transformation de l’hôpital, fait les frais au sens propre comme au sens figuré de ces stratégies gestionnaires.

67On comprend aussi pourquoi cette stratégie de fixation des prix a fait l’objet de nombreuses critiques sur l’opacité de la construction des tarifs et la représentativité des hôpitaux de l’échantillon, sur la capacité à fixer une norme qui ignore pour une même pathologie les patients extrêmes ou atypiques, etc. Comme l’hôpital est preneur de prix et que ces prix déterminent sa recette, une vive dispute entoure la fixation des prix. L’ouvrage rend compte de deux types de disputes très différentes présentées comme des « controverses métrologiques » mais qui sont bien plus que cela.

68La première est celle de la « convergence tarifaire », terme obscur qui désigne la revendication de l’hospitalisation privée à aligner les tarifs du public sur les siens. Or l’hôpital public bénéficie d’une sur-tarification car il doit assumer des missions sociales et d’intérêt général ainsi que des missions de formation. C’est ce que conteste le secteur privé en arguant que les hôpitaux doivent tous être rémunérés de la même façon pour le même séjour.

69La convergence tarifaire est dans la logique de la T2A, qui vise la plus grande standardisation possible en ignorant les réalités sociales. Elle accompagne la volonté politique de gommer la spécificité de l’hôpital public, exprimée par la loi HPST de 2009 supprimant le service public hospitalier, les missions de services publics pouvant être attribuées au privé lucratif (la notion de service public sera finalement rétablie en 2012). La T2A fait levier à la critique du service public et donne de la voix à l’hospitalisation privée, qui considère que l’hôpital public bénéficie d’un avantage indu. Pour répondre à cette critique, la Fédération hospitalière de France (FHF) va contester le soi-disant avantage de l’hôpital public en arguant que, pour une même pathologie, l’hôpital public n’accueille pas les mêmes patients que la clinique privée. Si le tarif est plus élevé, c’est que le coût l’est aussi. Le surcoût est consubstantiel au service public hospitalier. Il est intéressant de voir à quel point la dispute oppose des arguments de légitimité d’horizons différents : « civique » et « domestique » dans le cas de l’hospitalisation publique (maintenir la spécificité de l’hôpital public est comparable au maintien du bureau de poste dans une région reculée), « marchand » dans le cas du privé (la spécificité du public coûte cher à la collectivité). Ce débat, en apparence technique, à partir de la T2A n’est qu’une expression particulière du débat sur la privatisation de la Sécurité sociale. Le privé s’érige en dernier rempart du sauvetage de la Sécurité sociale menacée par les déficits alors que les défenseurs de l’hôpital public mettent en avant la production de bien-être que permet la dépense publique. Si l’ouvrage ne remonte pas à ce degré de généralité et pèche un peu par un manque de contextualisation socio-politique, il éclaire parfaitement la façon dont les controverses techniques ne relèvent pas de choix techniques mais de débats de société. Finalement, la convergence tarifaire ne sera pas adoptée, mais les tarifs du public baissent néanmoins davantage que ceux du privé.

70Une autre controverse a opposé l’association Vaincre la mucoviscidose et le ministère de la Santé sur la somme allouée pour la prise en charge de cette maladie. L’association dénonce en effet une sous-rémunération. La T2A est faite pour les actes techniques. Elle ignore le patient complexe qui nécessite une prise en charge sociale et psychologique. Dans le cas de la mucoviscidose dans le monde de la T2A, comment prendre en charge le coût de l’infirmière coordinatrice, l’éducation thérapeutique, le suivi de la scolarité, etc. ?

71Ce problème est loin d’être spécifique. Il concerne aussi beaucoup d’autres maladies chroniques et emporte une controverse fondamentale sur ce qu’est le soin. Un cancérologue qui reçoit un patient pour s’inquiéter de son retour à l’emploi après une chimiothérapie fait-il son travail ? Doit-il faire obligatoirement un acte de radiologie ou de biologie pour prouver qu’il l’a fait dans le monde du codage de la T2A ?

72Une solution est de prendre en charge les patients en « hôpital de jour » (HJ) plutôt qu’en consultation externe. L’HJ est en effet plus rémunérateur pour l’hôpital. Mais puisque l’Assurance maladie veut faire des économies, une « circulaire frontière » durcit les conditions de prise en charge dans le cadre d’une « hospitalisation de jour » : il faut avoir fait des actes techniques !

73Pour faire entendre son point de vue, l’association Vaincre la mucoviscidose n’en reste pas au stade de la dénonciation. Avec l’aide de chercheurs en sciences de gestion, elle s’est lancée dans l’étude de chaque cas et des motifs de prise en charge sur une période définie. Elle a ainsi montré que la prise en charge des malades exige pour les soignants du temps hors présence du patient très important (coups de fil, organisation des visites, transmissions, etc.). Elle a ainsi démontré que réduire le soin à des actes techniques était ridicule puisque la qualité du soin est aussi faite de tout ce qui n’est ni mesurable ni technique. La suite de l’histoire que raconte P.-A. Juven ferait sourire si elle n’était pas grave. Comme le ministère est resté sourd à la critique, l’association a demandé aux médecins de coder sauvagement en hôpital de jour et donc à entrer en conflit avec l’Assurance maladie, tout en leur donnant un kit de résistance : comment coder et répondre aux réprimandes du médecin-conseil de l’Assurance maladie. Finalement, c’est la position du malade (debout ou couché) qui est devenue déterminante : les patients doivent être allongés pour une prise en charge en HJ. Le critère du lit est désormais l’objet de la controverse.

74Ces deux types de controverse (convergence tarifaire et circulaire frontière) reposent sur des objets techniques. La critique de la T2A a consisté à construire du calcul pour répondre au calcul. Il a nécessité de l’expertise car il n’est pas aisé d’« ouvrir la boîte noire du calcul ». L’ouvrage relate une expérience de calcul-activisme : calcul contre calcul à l’image du stat-activisme : statistique contre statistique. Ce calcul-activisme vise à construire des représentations alternatives en s’appuyant aussi sur des objets et espaces de calcul mais qui portent des idéologies différentes. Il porte la critique, à partir de l’indignation et conteste ainsi la prétention à construire un monde harmonieux par le calcul. Au total, le livre va bien au-delà de la critique de la quantophrénie hospitalière. Il relate des expériences qui permettent, sinon d’en sortir, au moins de la contester.

75Philippe BATIFOULIER

76CEPN, Université Paris 13

77philippe.batifoulier@univ-paris13.fr

Emmanuel Henry, Ignorance scientifique et inaction publique. Les politiques de santé au travail, Paris : Presses de Sciences Po, 2017, 256 p.

78Emmanuel Henry propose d’analyser les évolutions des politiques en matière de santé au travail en France depuis plusieurs dizaines d’années. Malgré le renouveau des recherches, en histoire, en sociologie et en science politique, sur la santé au travail, il n’existe aucun ouvrage qui traite de l’évolution des politiques en la matière, avec le degré d’approfondissement et d’ambition que présente celui-ci, et sa publication est bienvenue. Les transformations récentes du secteur « santé au travail » sont en effet particulièrement intéressantes, et donnent à ce livre une portée qui dépasse l’étude de cas. Ce secteur se situe tout d’abord au carrefour des relations entre les partenaires sociaux et des politiques déployées par les pouvoirs publics, et son analyse offre un levier pour comprendre conjointement les évolutions dans ces deux domaines. Par ailleurs, le secteur a été confronté, avec la crise de l’amiante, à des formes de publicité nouvelles, au-delà des arènes habituelles de négociations institutionnalisées entre partenaires sociaux (un processus de publicisation qu’Emmanuel Henry a fort bien montré dans un ouvrage précédent Amiante. Un scandale improbable [Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007]). La question des effets à plus long terme de cette crise sur l’ensemble du secteur, et plus largement de la place de la publicisation dans la construction des politiques publiques, peut être alors posée. Enfin, les politiques en matière de santé au travail s’appuient, comme pour beaucoup d’autres secteurs mais d’une façon particulièrement intéressante compte tenu du caractère officiellement « négocié » de nombreuses catégories, sur des connaissances scientifiques. L’examen de ces évolutions permet ainsi de mieux apprécier comment et jusqu’à quel point se transforment, autour de catégories clefs (les maladies et leurs causes, les risques, les seuils d’exposition, etc.) les relations entre les univers scientifiques, administratifs et économiques.

79L’ouvrage est construit au carrefour de plusieurs approches de sociologie et de science politique, auxquelles il apporte une contribution substantielle. Il développe en premier lieu une sociologie de l’action publique, en mettant au cœur de sa réflexion l’examen du passage à la publicité. À la différence des travaux consacrés à la construction des problèmes publics, il se centre, compte tenu de son sujet, à l’étude des arènes « discrètes » et des formes de cadrage des problèmes que ces arènes portent avec elles. Il s’appuie notamment, dans cette perspective, sur la notion, développée par Michelle Murphy, de « régimes de visibilité et d’invisibilité ». L’ouvrage se situe ensuite dans le prolongement des auteurs qui ont mis en évidence la contribution des Science studies à l’étude des politiques publiques. Il tire parti d’acquis aujourd’hui classiques de la sociologie des sciences, par exemple sur les lieux d’« hybridation » (Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe), sur le « trans-codage » qui assure le passage du scientifique à l’administratif (Pierre Lascoumes), ou sur la « science réglementaire » (Sheila Jasanoff). Mais il y ajoute un intérêt particulier pour la mise en évidence des inégalités entre les différents acteurs impliqués dans les arènes concernées. En ce sens, il porte une forte attention aux travaux de la « nouvelle sociologie politique des sciences », dans le fil notamment des recherches de David Hess ou Scott Frickel. Et il s’attache également à caractériser et distinguer les unes des autres les différentes manières par lesquelles les acteurs articulent science et action publique. Il mobilise sur ce point la notion de « régime épistémologique », que j’ai utilisée moi-même dans une recherche sur la médecine du travail pour saisir comment ces médecins intègrent les connaissances scientifiques à leur activité d’expertise. Il s’appuie enfin sur les apports des approches néo-institutionnalistes dans l’analyse des politiques publiques, en particulier lorsqu’il s’agit des politiques sociales, et il reprend d’une façon très intéressante à Patrick Le Galès un intérêt méthodologique pour l’étude des « instruments de gouvernement », en s’attachant notamment à saisir les significations multiples qui peuvent être attribuées aux mêmes instruments. Sur l’ensemble de ces aspects, Emmanuel Henry s’appuie sur une discussion précise de travaux variés et récents. Il maîtrise fort bien les aspects spécialisés, parfois assez techniques, des questions dont les acteurs ont à traiter s’agissant de la santé au travail, pour produire une analyse qui possède une véritable ampleur.

80Au carrefour de ces différents secteurs des sciences sociales, Emmanuel Henry construit en effet une approche personnelle qui a le mérite de mettre en évidence, sur un temps long, les configurations complexes qui émergent ou se stabilisent entre les différentes catégories d’acteurs, dans les arènes qui les mettent en relation les uns avec les autres, avec une attention conjuguée aux instruments que déploient ces acteurs et aux dispositions ou aux habitudes que la fréquentation de ces arènes induit sur leur façon d’aborder l’action publique, en particulier dans leur rapport à la conflictualité (dans la lignée notamment de l’ouvrage de John Gaventa sur les mineurs des Appalaches). L’ouvrage se centre sur deux dispositifs : les tableaux qui règlent en France depuis 1919 l’indemnisation des maladies professionnelles, et les « valeurs limites d’exposition professionnelle » qui orientent depuis les années 1940 au niveau international, et plus récemment en France sous un angle réglementaire, l’usage de produits toxiques dans les entreprises.

81Emmanuel Henry met en évidence plusieurs aspects intéressants, à la fois sur un plan structurel et concernant les évolutions marquantes du secteur. Concernant l’indemnisation des maladies professionnelles, il met ainsi en évidence de façon convaincante la manière dont une évolution dans la conception dominante de la causalité contribue à reconfigurer l’espace des acteurs (avec le passage notamment d’un modèle monofactoriel à un modèle plurifactoriel des maladies professionnelles). Il déplie par ailleurs les effets de la tension centrale à laquelle sont confrontés les acteurs économiques : devoir s’adosser sur une expertise scientifique autonome pour légitimer les catégories et les normes (et donc laisser une certaine liberté aux scientifiques), et « garder une certaine maîtrise des décisions » en fonction des enjeux économiques (p. 198). Il indique d’une façon approfondie les tensions induites chez les experts par cette situation, les dilemmes ou « conflits intérieurs » auxquels ils peuvent être confrontés, et leurs tentatives pour résoudre ceux-ci. Suivant de façon détaillée les réaménagements relatifs au statut officiel des experts, et au mode de publicité donné par le ministère du Travail aux avis et aux négociations entre acteurs, il montre et explique de façon très intéressante l’aspect au final assez limité des changements dans le régime de visibilité/invisibilité du secteur lorsqu’on le considère sur le long terme. Il argumente pourquoi, à son avis, la montée de la référence à la science et à au travail de recherche, qui pourrait sembler, à première vue une manière utile d’imposer la référence commune à des faits scientifiques (et donc un facteur d’égalité et de transparence) tend à augmenter de fait les ressources dont disposent les entreprises pour imposer leur point de vue et concevoir leurs stratégies d’exposition des salariés aux produits.

82Ces différents points sont bien argumentés par les éléments d’enquête et par un repérage judicieux des moments critiques dans l’histoire de ces dispositifs. Quelques aspects pourraient cependant faire l’objet de développements ou d’enquêtes complémentaires. Le point de vue des représentants syndicaux pourrait être étudié de façon plus approfondie. C’est le cas tout d’abord concernant les acteurs syndicaux qui siègent dans les comités relatifs aux risques professionnels au niveau national. On ne disposait jusqu’à présent d’aucune enquête sur ces acteurs syndicaux. Leurs interventions dans ces arènes sont bien décrites, à partir notamment d’archives inédites et précises. Les grands horizons qui organisent cette action syndicale pourraient être examinés de façon plus systématique. Un point notamment peut sembler important. Il est par exemple supposé que ces représentants syndicaux sont généralement inquiets d’un passage au public, en dehors des arènes discrètes de négociation. Mais les raisons de cette critique de la publicisation, notamment médiatique, sont plus supposées que véritablement montrées. On peut par exemple concevoir que le maintien d’une équité entre les victimes des différentes maladies joue une place importante dans cette préférence pour un travail mené transversalement en commissions, par rapport à des mobilisations publiques qui portent sur des situations spécifiques (comme ce fut le cas avec l’amiante). C’est l’un des résultats de la thèse qu’Héloïse Pillayre a consacrée tout récemment au fonds d’indemnisation de l’amiante, et notamment à la réception de ce fonds par les acteurs syndicaux et les associations de victimes. Cette insuffisance d’examen du point de vue syndical concerne également les délégués syndicaux au niveau des entreprises. La nature de l’action de ces délégués, leur usage des tableaux de maladies professionnelles, ou des valeurs limites, leur action en matière de prévention, est jugée globalement très insuffisante par Emmanuel Henry. Sans me prononcer sur ce diagnostic, je regrette néanmoins que tout ce pan des relations entre patronat et syndicats soit plutôt laissé dans l’ombre. Une vision plus analytique de l’action syndicale en matière d’hygiène-sécurité au niveau des entreprises serait utile, et permettrait d’aller au-delà de ce diagnostic global, un peu rapide et peu différencié.

83Un deuxième aspect pourrait faire l’objet d’approfondissements ultérieurs : le point de vue des industriels. Celui-ci est certes étudié – et c’est un aspect fort intéressant de l’ouvrage – avec une attention approfondie à la temporalité de la stratégie des acteurs économiques, depuis la conception des tableaux de maladies professionnelles et des valeurs limites d’exposition, jusqu’à l’usage concret de ces instruments une fois ceux-ci édictés. Mais il manque une prise en compte de la variété des stratégies selon les types d’entreprises. Un certain nombre de travaux suggère que les politiques en matière d’hygiène-sécurité varient fortement d’une entreprise à une autre. Comment cette variété se traduit-elle plus précisément concernant les déclarations de maladies professionnelles ou les valeurs limites d’exposition ? Ne peut-on pas envisager que certaines entreprises cherchent à tirer parti des investissements qu’elles ont déjà consentis dans le domaine de la prévention des risques professionnels, pour profiter de normes restrictives en la matière, face à des concurrents moins engagés dans ce domaine ? C’est une stratégie constatée sur d’autres secteurs de gestion des risques (environnementaux, alimentaires…), et on peut se demander jusqu’à quel point elle n’influe pas sur la position de certaines entreprises.

84Un troisième aspect qui pourrait être développé. Il concerne la vision que les acteurs peuvent avoir des normes relatives à la santé au travail, lorsqu’on sort du cercle des quelques spécialistes qui interviennent sur les négociations dans ce domaine. Selon Emmanuel Henry, un argument explique le maintien des arènes discrètes au détriment d’une ouverture à plus de publicité : le public ne pourrait pas accepter que les catégories clefs en matière de risques professionnels (les « maladies professionnelles », les « valeurs limites d’exposition ») soient négociées entre les partenaires sociaux, avec l’accord de scientifiques et des représentants de l’État. Il conviendrait d’examiner ce point de plus près. Il n’est pas aussi sûr en effet que le public en général (et notamment les salariés) juge qu’il soit scandaleux en tant que tel que ces catégories soient le résultat de négociations (même s’ils peuvent être en désaccord sur les résultats concrets des négociations). Ce caractère négocié des normes lié à la réparation des risques professionnels fait d’ailleurs partie intégrante de leur statut depuis fort longtemps, et l’argument dans ce sens de François Ewald, concernant le monde assurantiel qui émerge avec la loi de 1898 sur les accidents du travail, me semble pertinent. C’est selon Ewald un changement important par rapport au paradigme antérieur de la responsabilité autour des accidents. On se demande dans ces conditions, pourquoi les acteurs qui négocient dans le cadre de ces arènes, voudraient cacher nécessairement ce caractère négocié, même si, et l’ouvrage le montre très bien, la nature précise de l’indexation de ces catégories ou de ces normes sur la recherche et les connaissances scientifiques est l’objet de désaccords entre les acteurs.

85Malgré ces quelques réserves, l’ouvrage jette un éclairage important sur un secteur dont les enjeux tout à la fois pratiques et théoriques sont importants, et ouvre des perspectives originales et solidement établies pour la sociologie, la science politique et l’histoire.

86Nicolas DODIER

87Centre d’étude des mouvements sociaux, EHESS

88nicolas.dodier@ehess.fr

Éloi Laurent, Nos mythologies économiques et Nouvelles mythologies économiques, Paris, Les Liens qui libèrent, 2016, 105 et 107 p.

89Dans deux petits livres parus successivement, Éloi Laurent cherche à faire un sort à nos « mythologies économiques ». Le point de départ est le suivant : alors que les sciences sociales sont le domaine du doute, de résultats provisoires et de controverses théoriques, le discours sur l’économie fonctionne dans la sphère publique comme un discours mythologique : il est chargé de véhiculer des croyances simples et univoques. Ces croyances répétées à l’envi comme des vérités révélées s’autorisent de « savants », économistes à différents titres. La scientificité apparente du discours ôte au profane toute légitimité à la contestation. Et ces mythologies assénées viennent verrouiller l’acceptation de lignes politiques en évacuant la réalité et la diversité des chemins possibles. Éloi Laurent propose donc avec ces deux volumes une œuvre d’éducation populaire s’adressant au grand public, en s’appuyant lui-même sur sa position d’économiste pour dissiper ces mythes et refaire droit à la politique.

90L’auteur identifie une série de trois familles de discours mythologiques – repris dans les deux ouvrages – dont il réfute les principales propositions : les mythologies néolibérales, parmi lesquelles « la France est irréformable » ou encore « les dépenses sociales sont trop élevées » ; les mythologies social-xénophobes comme « les flux migratoires sont incontrôlables » ou « l’immigration représente un coût économique insupportable » ; et enfin les mythologies écolo-sceptiques : « Nos crises sont exagérées à des fins idéologiques », « l’écologie est punitive ». Pour chacune des propositions, l’auteur pointe les excès, parfois les contradictions internes du discours, et présente rapidement l’état réel des connaissances, prenant à contrepied le discours dominant.

91La principale contribution de l’ouvrage réside dans le fait d’exposer ces lignes de discours économiques stéréotypées, que chacun incorpore plus ou moins sans les questionner ou que l’on n’ose pas – par intimidation – révoquer en doute. Ce procédé est assez efficace : en effet, dès lors que l’on reconnaît des traits systématiques dans un discours, il est plus facile d’y discerner l’expression d’un catéchisme. Permettre d’identifier ces discours d’une part, et les caractériser comme des mythologies est donc un bon moyen d’autodéfense intellectuelle. Parmi les mythologies néolibérales, Éloi Laurent propose par exemple de renverser l’idée selon laquelle l’intervention publique bride le marché, en montrant comment non seulement c’est l’État qui rend le marché possible – par l’instauration de règles, de garanties juridiques et institutionnelles –, mais encore comment certains empires économiques présentés comme des succès de la libre entreprise se fondent en fait uniquement sur le détournement de l’intervention publique. L’auteur fait également un sort au mythe d’une protection sociale insoutenable (il montre que le système français est remarquablement équilibré et bien plus résilient que les systèmes privés) ou à la prétendue urgence de baisser toujours davantage le « coût du travail » alors que les dizaines de réformes qui se sont accumulées dans cette direction depuis les années 1990 n’ont pas manifesté une efficacité spectaculaire. L’auteur consacre également de nombreuses pages à l’écologie, pour réfuter chiffre à l’appui le discours climato-sceptique (dans le premier tome), puis (second tome) pour désamorcer le mythe d’une écologie punitive (les écotaxes représentent moins de 3 % du PIB européen) et mettre en perspective le coût de la transition écologique relativement faible par rapport aux coûts présents et futurs de l’inaction, ou souligner le potentiel d’emploi et de développement économique que représente la transition énergétique. Enfin, Éloi Laurent bat en brèche les arguments pseudo-statistiques de la xénophobie moderne en remettant en perspective les flux migratoires limités en France, en présentant la contribution des immigrés à la dynamique économique et à la solidarité sociale, ou encore en soulignant que les banlieues sensibles des grands centres urbains ne sont pas privilégiées par les politiques publiques mais nettement délaissées par celles-ci.

92La principale force de cet ouvrage est ainsi de permettre au lecteur de mettre en doute systématiquement certaines idées tellement rebattues qu’elles ne sont même plus mises en discussion alors qu’elles sont simplement fausses. La principale limite en revanche réside dans le fait qu’une mythologie ne se réfute pas facilement – et 15 mythologies encore moins – en si peu de mots. De ce fait, l’auteur ne dispose pas de la place suffisante pour contrer les mythes qu’il dénonce, mais seulement pour l’exposition de quelques statistiques – parfois frappantes et suffisantes, notamment sur les flux migratoires – ou pour l’énonciation d’une vision plus juste des problèmes qu’il aborde, mais sans vraiment prendre le temps de la démonstration. Aussi, c’est sans doute aux lecteurs et lectrices n’ayant pas de formation en économie que le livre sera le plus utile, pour commencer à se désintoxiquer des mythologies assénées à longueur d’émissions de radio matinales ou de plateaux télévisés. Pour être traitée dans sa complexité, chacune des questions soulevées appellera ensuite d’autres lectures – par exemple un article ou un dossier d’un mensuel d’économie critique bien connu.

93Enfin, l’auteur souligne à juste titre, en conclusion du premier des deux ouvrages, qu’un mythe est une parole dépolitisée et que sa réfutation – l’objet même de l’ouvrage – ne suffira pas à le dissiper. Seul un mythe de remplacement, ou mieux, une parole politique, assumant complexité et conflictualité sont à même de permettre aux citoyen.ne.s de regagner du champ pour ne pas se laisser gouverner par des croyances qu’on a choisies pour eux. C’est donc à ce programme de travail plus vaste que l’auteur contribue dans ses autres ouvrages auxquels il renvoie à la fin du second tome.

94Michaël ZEMMOUR

95Clersé, Université de Lille 1

96michael.zemmour@univ-lille1.fr

Ismaël Moya, De l’argent aux valeurs : femmes, économie et société à Dakar, Paris : Société d’ethnologie, coll. « Sociétés africaines », 2017, 351 p.

97Ce livre est l’histoire d’une conversion, celle d’un économiste devenu anthropologue. Parti à Dakar pour étudier l’économie domestique des ménages populaires sénégalais, Ismaël Moya en est revenu avec une thèse sur la transmission des valeurs sociales par l’activité cérémonielle des femmes à l’occasion des mariages et des baptêmes.

98Ismaël Moya symbolise lui-même sa conversion à l’anthropologie par l’évocation dans son introduction d’un apologue célèbre de Nasr Eddin Hodja où l’idiot sublime cherche son anneau au milieu de la rue éclairée par la lune plutôt que sur le seuil de sa porte où il est tombé, car il y règne l’obscurité. Le message semble clair : dans l’incapacité de trouver ce qu’il cherchait dans la zone obscure de l’économie, l’auteur est allé regarder dans la zone éclairée de l’anthropologie.

99Même si Ismaël Moya reste assez discret sur sa première vie d’économiste, on saisit assez bien le bijou qu’il était allé chercher dans le quartier populaire de Thiaroye-sur-Mer, ancien village de pêcheurs sur la côte du Cap Vert, aujourd’hui absorbé par l’agglomération de Dakar-Pikine. Comme nombre d’autres observateurs, il avait noté le rôle croissant des femmes dans l’activité économique urbaine et avait espéré pouvoir mesurer le phénomène, considéré, théorie du genre aidant, comme un des leviers les plus efficaces pour un « développement » en Afrique. Mais il s’est immédiatement heurté à une difficulté de l’enquête. Selon la norme islamique, systématiquement invoquée par ses interlocuteurs des deux sexes, l’époux est censé subvenir aux besoins du ménage. Déclarer la part des femmes dans l’économie domestique serait reconnaître que les hommes n’assurent pas en réalité pleinement le rôle qui leur est dévolu. Ce secret de polichinelle bloquait l’enquête, mais il conduisait à une conclusion importante : en affectant aux hommes, et aux hommes seuls, la responsabilité de la reproduction économique du ménage, la norme islamique confère de fait une grande liberté économique aux femmes, puisque l’argent qu’elles gagnent (et qu’elles consacrent de fait en large partie à la vie domestique) leur appartient en propre et peut être utilisé à leur guise. Ismaël Moya montre le rôle qu’occupent dans ce contexte les tontines, principalement féminines, qui permettent de se défaire de son argent liquide, pour se prémunir contre soi et, surtout, contre la pression sociale qui s’exerce à l’égard de tout détenteur de liquidités [16].

100C’est à ce point que l’ouvrage, au bout de deux chapitres sur les neuf qu’il en compte, bascule dans l’anthropologie. Ismaël Moya quitte en effet alors l’espace sombre de l’économie substantive qui ne se raconte pas, pour décrire l’espace illuminé des cérémoniels féminins, étalés à loisir sur la place publique. Car, tout le paradoxe est là : dans cette société marquée par un manque permanent de liquidité, où chacun gère au jour le jour sa subsistance, les femmes sont capables de réunir des sommes considérables pour organiser des manifestations festives à l’occasion des mariages et des baptêmes. Au cours de ces fêtes s’échangent, principalement en monnaie et en pagnes, des montants très importants, eu égard au niveau de vie des populations concernées. Ismaël Moya ne nous épargne aucun détail dans sa description du jeu complexe de ces prestations réciproques, qui ne peut manquer d’évoquer la célèbre kula mélanésienne décrite par Malinowski, qui a inspiré à Marcel Mauss sa théorie du « don ». Il montre surtout avec précision que les règles de ces échanges obéissent à la grammaire de la parenté chez les Wolofs du Sénégal, à laquelle il consacre un chapitre détaillé.

101On pourrait penser que l’ouvrage a totalement basculé dans un discours anthropologique classique, celui de la parenté et des rites, oublieux dès lors de toute considération économique. Ce serait négliger deux points fondamentaux. Ces rituels sont structurés par des échanges monétaires ostensibles et, comme le souligne l’auteur, l’argent reçu dans le contexte cérémoniel n’est aucunement marqué socialement (il peut être utilisé pour payer le taxi de retour par exemple). Mais, surtout, il faut bien que cet argent vienne de quelque part. De fait, l’économie cérémonielle est étroitement liée à celle des tontines, évoquée précédemment. Tout l’art d’une femme qui organise une cérémonie est de parvenir à obtenir en même temps le produit de l’argent qu’elle a placé dans diverses tontines. La puissance de la cérémonie résultera aussi du nombre de femmes auxquelles l’organisatrice a été liée, par des cérémonies auxquelles elle a contribué antérieurement, lesquelles devront assurer la réciprocité avec un coefficient multiplicateur. On est, à cet égard, dans une authentique mobilisation financière du « capital social ».

102Ismaël Moya montre l’homologie entre les dispositifs cérémoniels et l’économie domestique, dans le jeu entre hommes et femmes, comme entre références à l’Islam et aux règles sociales sénégalaises de la teraanga, dont les sources sont préislamiques. En effet, pour le mariage, comme pour la dation du nom, des rites proprement islamiques existent. Ce sont les seuls ayant, pour les intéressés, « force de loi », mais ils sont discrets et principalement masculins. Les cérémonies féminines viennent se surajouter à ces rites ; elles sont décriées, y compris par les femmes mêmes qui les pratiquent, comme contraires, tant aux principes de l’Islam qu’à la « bonne gestion » préconisée par un troisième régime de valeur qui vient se surajouter aux deux précédents et qu’Ismaël Moya évoque incidemment : celui du « développement » [17]. Comme pour l’économie domestique, on a donc affaire à une dualité entre un monde des principes rigoureux, celui de l’Islam, marqué par une domination masculine affichée et dont l’importance symbolique est affirmée par tous les informateurs d’Ismaël Moya, et un second monde chatoyant et bruyant, où les femmes occupent au sens propre la place publique, par des cris, des chants, des danses et d’intenses échanges monétaires.

103Arrivé à ce stade de la description de l’ouvrage, on peut s’interroger sur la nature de la leçon qu’il est possible d’en tirer, comme on le ferait d’une fable de Nasr Eddin Hodja. On peut bien sûr considérer qu’Ismaël Moya s’est désintéressé de l’anneau perdu qu’il lui était impossible de trouver dans une telle ombre, et qu’il a trouvé d’autres trésors dans l’espace qui avait le bonheur d’être éclairé. Mais en dépit de cette référence par trop modeste au sublime crétin anatolien, il semble bien vouloir nous dire autre chose, comme en témoignent le titre de son ouvrage et sa conclusion où il revient à la question de l’économique : « Cette primauté des cérémonies familiales dans le système financier est un fait de valeur : dans la société dakaroise, les relations économiques sont moins valorisées que les cérémonies féminines des âges de la vie. Les cérémonies à Dakar s’opposent ainsi à l’économique et le limitent, tout comme, en Euro-Amérique, l’autonomie de l’économique s’oppose au politique et le limite » (p. 318).

104Voilà finalement une thèse bien classique, « polanyienne » si l’on peut dire (bien qu’Ismaël Moya cite assez peu cet auteur), qui fait de l’économie une sphère à laquelle pourraient s’opposer d’autres « sphères » : le « politique » en Occident ou, ici, le système cérémoniel féminin. J’ai développé ailleurs une critique de cette représentation de l’économie comme « sphère » qui me paraît constituer une impasse théorique [18]. Sans y revenir ici, je voudrais seulement montrer que, pris par son nouvel objet, Ismaël Moya éprouve des difficultés à ressaisir le premier, c’est-à-dire à donner un contour un peu net à ce qu’il nomme « l’économie ». Citons un long passage de son premier chapitre, qui a l’intérêt pour le lecteur de bien résumer son propos, mais qui permet aussi de montrer un flottement conceptuel dans l’emploi des mots « économie » ou « économique », que j’ai soulignés à cette fin :

105« Dans ce système financier et donc dans la socialité, l’économie est subordonnée aux cérémonies féminines. Cela ne signifie pas que les échanges d’argent entre femmes rassemblent plus d’argent que le reste : en termes absolus, bien plus de liquidités circulent dans l’économie que dans les cérémonies de mariage et de naissance. De même, je ne prétends pas que la totalité de l’économie à Dakar soit organisée autour des échanges cérémoniels entre femmes. Mon argument est que, du point de vue de la finance et de la capacité d’agir, les échanges cérémoniels féminins sont plus valorisés que l’économie. À l’occasion des mariages et des naissances, les femmes parviennent à activer (c’est-à-dire à synchroniser et à convertir en cash), toutes les relations dans lesquelles elles sont impliquées, ce qui est impossible [dans l’activité économique ? F.V.] pour des raisons économiques ou autres. À l’inverse la vie économique souffre de la désynchronisation des relations financières et la préférence pour l’illiquidité génère une insolvabilité structurelle et perturbe les temporalités financières. Il ne s’agit donc pas, en parlant de hiérarchie financière, de prétendre que la vie cérémonielle déterminerait “en dernière instance” les autres activités de la vie économique et sociale, mais de reconnaître que la circulation cérémonielle de l’argent n’est pas un fait secondaire ou résiduel. C’est un fait économique et social de premier ordre. »

106On se convaincra à la lecture de ce passage que l’activité cérémonielle est présentée, parfois comme opposée à l’activité économique et, d’autre fois, comme une dimension de la vie économique dakaroise. C’est que, si l’activité cérémonielle est précisément décrite par Ismaël Moya, ce n’est pas le cas de l’activité réputée « économique », dont on ne sait d’ailleurs pas bien ce qu’elle recouvre, si ce n’est qu’elle s’oppose à l’activité cérémonielle. Celle-ci est donc posée comme « non économique », ce qui n’a rien d’évident. En effet, la notion d’économie souffre d’une forte ambiguïté qui prend sa source dans la dualité de la catégorie (substantive versus formelle) qui est à l’origine de la pensée polanyienne. Rappelons que l’auteur était venu à Dakar pour étudier « l’économie domestique » des ménages populaires [19]. Celle-ci, assurément, n’est que partiellement monétarisée et son étude relèverait d’un point de vue substantif au sens de Polanyi, et nécessiterait la prise en compte croisée de ses dimensions monétaire et non monétaire [20]. Paradoxalement en revanche, l’économie cérémonielle à laquelle Ismaël Moya se consacre est, elle, totalement monétarisée et hypercalculatoire !

107Une autre façon d’aborder la question est d’interroger le caractère somptuaire de l’économie cérémonielle. Sous ce registre, la comparaison mérite d’être menée avec nos propres sociétés. Il est amusant de noter en effet que, dans les sociétés occidentales, on ne présentera jamais la dépense somptuaire comme opposée à l’économique. Songeons pourtant aux patrons qui exigent des salaires mirobolants par comparaison avec ceux de leurs collègues à la tête d’entreprises comparables, ou les rivalités agonistiques entre milliardaires pour savoir qui fera mouiller le plus gros yacht dans les ports de Cannes ou de Saint-Tropez ! La logique du « développement », c’est-à-dire l’esprit wébérien du capitalisme, pourrait pourtant tout à fait conduire à dénoncer, comme pour les cérémonies féminines dakaroises, ces détournements des flux financiers comme contraires à toute « rationalité économique ».

108Ces remarques ne visent pas à déconsidérer les riches observations et analyses d’Ismaël Moya, mais à revenir sur son propos liminaire et le statut de sa « conversion ». À la parabole de Nasr Edddin Hodja, je préfère celle des « déplacements d’ombre » d’Augustin Cournot : « On dirait qu’il y a dans certaines choses un fond d’obscurité que les combinaisons de l’intelligence humaine ne peuvent ni supprimer ni amoindrir, mais seulement répartir diversement [21]. » Ismaël Moya nous fait croire qu’il est allé, comme un papillon de nuit, là où il y avait de la lumière. Cela m’apparaît comme de la modestie feinte. Il a promené sa torche et orienté lui-même la lumière. Ce faisant, il a aussi, comme le souligne Cournot, produit de l’ombre. À la lecture de l’ouvrage, l’anthropologue, amateur fervent de structures de parenté et de dispositifs rituels, se satisfera sans retenue de ce qu’Ismaël Moya ait finalement orienté sa lampe vers ce qui « compte » vraiment pour lui. Le socio-économiste ne pourra, réciproquement, manquer de regretter de ne pas pouvoir suivre plus précisément ces femmes dakaroises sur les marchés où certaines vendent du poisson, comme, dans les autres espaces professionnels qu’elles peuvent fréquenter, mais, aussi, dans leurs cuisines où elles assurent, jour après jour, la survie matérielle de leurs familles. Pourquoi affirmer (cf. supra) que « l’économie est subordonnée aux cérémonies féminines » ? On pourrait tout à fait soutenir la thèse inverse, puisque ces cérémonies mobilisent de l’argent généré par ces activités « économiques ».

109In fine, pour rester dans la métaphore de l’ombre et de la lumière, la véritable question anthropologique ici posée me paraît être de savoir si la « vérité » d’une société réside dans ce qu’elle donne d’elle à voir de la façon la plus ostentatoire. Dans nos propres sociétés, la prégnance de la « rationalité économique » est peut-être à rapprocher de celle des valeurs islamiques dans la société sénégalaise. Cette affirmation de principe partagée cache une réalité bien plus complexe. C’est pourquoi aussi l’étude comparative d’autres sociétés sous ce registre conduit souvent à la conclusion triviale que la rationalité économique n’y régnerait pas pareillement. Ne vient-on pas simplement chercher chez l’autre ce que l’on a du mal à trouver chez soi ? Il y a sûrement une histoire de Nasr Eddin Hodja sur ce thème.

110François VATIN

111Idhes, Université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense

112francois.vatin@u-paris10.fr

Christèle DONDEYNE, Les cuisines du capitalisme : l’industrialisation des services de restauration collective, Vulaines-sur-Seine : Éditions du Croquant, coll. « Dynamiques socio-économiques », 2016, 265 p.

113Dans cet ouvrage de sociologie, Christèle Dondeyne propose une analyse de la fabrique du capitalisme. À l’aide d’une métaphore filée, c’est par l’analyse des cuisines qu’elle entend mettre en lumière les recettes du capitalisme. Ce travail de socio-économie a pour objectif, à travers l’étude d’un secteur spécifique, la restauration collective, de comprendre la manière dont se fabriquent des dynamiques de marché, des stratégies d’entreprises, et finalement, de la valeur économique. Si elle expose comment cette fabrique du capitalisme fonctionne, la sociologue explore également la question centrale du consentement et de l’adhésion à cette fabrique. Pour répondre à ces questions, C. Dondeyne s’appuie en particulier sur la recherche des régulations autonomes au sens de Jean-Daniel Reynaud.

114Ce qui frappe à la lecture des Cuisines du capitalisme, c’est la manière dont l’auteure a le souci d’immerger le lecteur dans ce secteur de la restauration collective. La sociologue a en effet construit un important terrain à partir d’entretiens et d’observation participante dans l’une des plus grandes entreprises du secteur, Restocol. De l’entreprise prestataire rebaptisée Electro, au collège privé Saint-François d’Assise jusqu’à la maison de retraite des Treilles, elle peint une fresque extrêmement précise : les métiers sont décortiqués, les relations interpersonnelles finement analysées, et l’aménagement des espaces est décrit avec soin pour permettre au lecteur de comprendre les enjeux liés à la répartition des tâches entre les différents lieux. L’intégration au fil du texte de longs passages de ses carnets de terrain, donne un relief aux analyses de C. Dondeyne ainsi que l’exposé d’une connaissance empirique des enjeux du secteur. Cet aspect ancré de l’analyse permet par ailleurs de lier ensemble les très nombreuses questions abordées dans l’ouvrage et d’articuler l’ensemble des questions.

115Organisé en trois chapitres, l’ouvrage avance trois conclusions principales sur cette fabrique du capitalisme. Tout d’abord, il met en lumière un double processus de rationalisation dans le secteur de la restauration collective. Amorcé dans les années 1990, celui-ci touche d’abord les travailleurs : l’injonction à produire des repas à moindres coûts, associée à la multiplication des outils de gestion, exercent un contrôle du travail et le discipline. Cette rationalisation concerne également les usagers de la restauration collective, les clients de l’entreprise Restocol. Afin de respecter les prévisions et les budgets associés qui se sont imposés comme les indicateurs phares de la gestion en restauration collective, des outils de typologie, tels que les « socio-types » développés par les services marketing, sont utilisés pour créer des profils types de clients et ainsi anticiper la consommation de ces clients. Les comportements des clients sont de la sorte catégorisés, classés et standardisés. Les nouveaux outils de gestion du secteur disciplinent ainsi également les clients et pas uniquement les travailleurs. Cet ensemble de procédures de gestion, qui vont de la fabrication à la conception, permet finalement une standardisation qui s’étend jusqu’aux utilisateurs du service.

116Ce double processus de rationalisation a de multiples effets, nous nous arrêterons sur deux d’entre eux. D’une part, il fait évoluer le cœur de l’activité de la restauration collective. En effet, ces processus de rationalisation de l’activité et de recherche des coûts de production les plus bas ont progressivement amené le secteur à délaisser les activités de fabrication des repas pour se concentrer sur l’activité commerciale. Une partie importante des repas est désormais reléguée dans le champ de l’industrie agroalimentaire, interrogeant la nature de l’activité des cuisiniers de la restauration collective. D’autre part, ce double processus de rationalisation transforme les relations entre travailleurs et clients. Ces nouveaux outils de gestion laissent peu de place aux ajustements entre salariés et clients qui sont généralement à l’œuvre dans les activités de service. L’industrialisation de la restauration collective a pour effet de rendre plus minces les marges d’ajustement du service. Pour autant, quelques situations particulières pointées par la sociologue, par exemple le recours par des clients à leur syndicat pour protéger des salariés de l’entreprise prestataire Restocol, témoignent d’effets de résistance communs entre salariés et clients face à ces processus de rationalisation.

117Enfin, C. Dondeyne décortique l’activité des cadres. Dépassant une vision qui considérerait leurs activités comme relevant uniquement de la division du travail et de la prescription, la sociologue les suit – au sens propre – dans leurs activités quotidiennes afin de comprendre finalement les raisons qui font que cela tient. Cette activité des cadres de Restocol est double, elle concerne la gestion de la relation avec les gérants des restaurants, mais également la gestion des relations avec les clients. Avec les gérants des restaurants, il s’agit d’imposer les outils de gestion, les objectifs de résultats et de contrôler l’activité. Leur but étant de rendre les restaurants conformes aux objectifs stratégiques de Restocol. Les limites de leur travail sur ce front sont liées à leur éloignement géographique des restaurants et le peu de temps qu’ils passent dans chacun d’eux, les tenant finalement à distance des enjeux du terrain et de la réalité de l’activité. Mais l’enjeu du travail des cadres n’est pas seulement d’imposer les outils de gestion de Restocol aux gérants de restaurant, mais également aux clients. Les cadres ont des objectifs à remplir et des nouvelles formes de restauration à vendre aux clients : là encore, les cadres négocient dans le but d’imposer aux clients la vision de l’entreprise.

118Dans cet ouvrage visant à retracer les recettes du capitalisme, C. Dondeyne donne aux cadres le rôle de l’ingrédient liant, celui qui permet à la fois de justifier le système, de le négocier et in fine de l’imposer.

119Clémence CLOS

120CREG, Université de Grenoble

121clemence.clos@univ-grenoble-alpes.fr

Luc Boltanski, Arnaud Esquerre, Enrichissement : une critique de la marchandise, Paris : Gallimard, coll. « NRF Essais », 2017, 663 p.

122Qu’y a-t-il de commun entre un couteau Laguiole, le musée de l’Arles antique et les montres de la boutique Jaeger-LeCoultre sur la place Vendôme ? Tous ces objets exceptionnels constituent ce que Luc Boltanski et Arnaud Esquerre appellent l’économie de l’enrichissement. Cette économie représente à leurs yeux le plus récent avatar de l’extension du cosmos de la marchandise, la dernière réorientation d’un capitalisme affronté à la diminution des chances de profit tirées de l’exploitation du travail industriel. L’enrichissement renvoie à deux réalités distinctes qui contribuent chacune à spécifier l’économie dont il est question. D’une part, celle-ci ne cherche pas tant à produire des choses nouvelles qu’à en enrichir qui sont déjà là, en leur associant des récits qui accroissent leur valeur aux yeux des observateurs. En ce sens, elle tire sa substance du passé. D’autre part, elle porte sur des choses prioritairement destinées aux plus aisés, qu’elle contribue ainsi à enrichir davantage.

123Les auteurs entendent rendre compte de l’histoire sociale du développement de cette économie, tant du point de vue de ses déterminants structurels, que des structures cognitives que mobilisent les personnes, acheteurs ou vendeurs, sitôt qu’ils ont à justifier ou critiquer le prix des choses. Pour ce faire, ils centrent leur propos essentiellement sur la France, où se manifeste clairement l’ampleur prise par la sphère de l’enrichissement. Ils s’appuient sur un matériau varié (statistiques du ministère de la Culture, manuels de marketing et management du luxe, presses spécialisées, entretiens et observations sur des terrains dans les domaines de l’art contemporain, du luxe, etc.), comme l’illustrent les études de cas de la patrimonialisation à Arles, de l’industrie du couteau à Laguioles ou des groupes LVMH et Kering.

124Leur démonstration s’organise en quatre parties. Intitulée « Destruction et création de richesses », la première souligne la part prise par la désindustrialisation des pays d’Europe de l’Ouest dans le développement d’une sphère de l’enrichissement, en favorisant le développement de nouveaux gisements de valeurs, en particulier dans les domaines du luxe, du patrimoine, du tourisme et des activités culturelles, qui, point important, sont interconnectées. En témoignent les rapprochements de l’industrie du luxe, du marché de l’art contemporain et du cinéma. Au sein de cette économie, la mise en valeur passe principalement par la logique de la collection. Les choses sont échangées moins pour leur utilité que pour leur « préciosité intrinsèque, ou simplement leur différence et, indissociablement, leur prix » et sont associées à « des marqueurs nationaux ou régionaux d’identité qui sont censés en garantir l’authenticité » (p. 31). On se méprendrait toutefois selon les auteurs à ne voir dans l’accumulation de ces biens qu’une recherche de distinction, comme l’affirme classiquement la littérature sociologique. Ils sont surtout accumulés pour être conservés (comme une cave de vins d’exception), dans une logique consistant avant tout à « combler des manques au sein de totalités en cours de constitution » (p. 69, souligné par les auteurs). Partant, plutôt que de se focaliser sur l’étude des personnes, et en l’espèce des plus riches, les auteurs partent des objets et des façons dont ils sont investis d’une valeur propre, « c’est-à-dire des processus par lesquels ils acquièrent le statut de richesses » (p. 102).

125De ce point de vue, l’extension du cosmos de la marchandise à un nombre toujours plus important d’objets, dont certains pouvaient auparavant être considérés comme de simples déchets, signale l’apparition d’un capitalisme intégral, « au sens où différentes façons de créer de la valeur s’y trouvent articulées » (p. 26). Pour l’appréhender, Luc Boltanski et Arnaud Esquerre consacrent la deuxième partie de leur ouvrage, « Prix et formes de mise en valeur », au développement d’un modèle théorique original de formation de la valeur marchande. Dans celui-ci, le prix qui échoit aux choses dans l’échange est distingué de leur valeur, laquelle « n’est pertinente qu’en tant qu’elle permet de critiquer ou de justifier le prix des choses » (p. 111, les auteurs soulignent). Cette valeur est réputée, à la différence des prix, inhérente aux choses elles-mêmes et peut être exprimée sous forme monétaire, à travers un métaprix qui, lui, n’est pas issu de l’échange. Loin d’être fixée une fois pour toutes, la valeur est le produit d’un processus de valorisation. À ce titre, elle est tributaire de formes conventionnelles de mise en valeur, qui sont autant de ressources mobilisées par les acteurs sitôt qu’« ils doivent s’orienter dans le monde des objets, c’est-à-dire opérer des distinctions ou rapprocher des choses, les hiérarchiser, les vendre et les acheter » (p. 155).

126Les auteurs distinguent quatre formes de mise en valeur, dans la troisième partie, « Les structures de la marchandise ». La forme standard, caractéristique de l’économie industrielle, renvoie à des objets destinés à l’usage, fortement standardisés et promis, au terme d’une carrière voyant leur prix décroître, à devenir des déchets. En ce sens, elle exploite le présent. Cette forme standard est affectée d’une contradiction. En effet, la demande pour des spécimens correspondant à un même prototype diminue avec le temps, ce qui pose un problème de retour sur investissements. Pour y parer, de nouveaux prototypes sont développés, mais cela oblige à se départir d’un horizon de standardisation absolue, pourtant central dans cette forme. Cette limite aide à comprendre le développement de la deuxième forme, dite tendance. Celle-ci repose sur l’exploitation marchande des hiérarchies sociales (fortune, classe, âge, beauté physique, etc.). En effet, les objets qui la constituent sont réputés exceptionnels parce qu’associés narrativement à des personnes elles-mêmes considérées comme attractives (productrices ou utilisatrices). Ces personnes étant le plus souvent vivantes, la forme tendance est essentiellement tournée vers le présent. Surtout, cette forme est affectée d’une forte cyclicité : ses objets, par le jeu du mimétisme, perdent leur exceptionnalité en atteignant le « grand public », puis ringardisés, avant d’être parfois remobilisés par certains créateurs. Cette limite contribue à expliquer l’importance accrue de la forme collection, détaillée plus haut en vertu de ses propriétés stabilisatrices. Celle-ci s’opère notamment par l’association d’objet tendance à des objets valorisés pour leur caractère ancestral et leur grandeur patrimoniale. Enfin, la forme actif, liée à l’essor des ventes aux enchères, renvoie à des choses achetées uniquement dans le but d’être revendues, dans une logique de placement à court terme ou d’investissement patrimonial. Étant donné que les objets standard voient leur prix décroître à la revente et que celle des objets tendance est très incertaine, la forme actif s’articule de manière privilégiée avec les choses de la forme collection, dont la valeur croît avec le temps et est garantie par des institutions (muséales et universitaires notamment).

127Dans la quatrième partie de l’ouvrage, intitulée « A qui profite le passé », Luc Boltanski et Arnaud Esquerre tirent les conséquences de cette extension du cosmos de la marchandise, du point de vue de la dynamique du capitalisme et des groupes sociaux qui s’y trouvent engagés. Ils partent du fait que, dans le cadre d’une économie tournée vers l’enrichissement, la production de profits ne repose plus tant sur la possibilité d’une plus-value générée par l’exploitation d’un travail non payé, mais sur celle d’une plus-value marchande, comprise comme le produit du déplacement des marchandises. Ceux-ci peuvent être géographiques, comme dans l’industrie du luxe, dont les marques et labels mettent de l’avant l’enracinement national ou régional, ou celle du tourisme, bien que dans ce cas ce soient les acheteurs et non plus les objets qui se trouvent déplacés pour générer du profit. Mais le profit peut aussi ressortir du déplacement d’objets entre différentes formes de mise en valeur, lorsque, par exemple, un objet d’abord valorisé dans la forme standard se trouve, après être devenu un déchet, revalorisé dans la forme collection. De ce point de vue, on comprend que le capitalisme s’est de plus en plus orienté vers les biens « rares » et de luxe parce qu’ils ouvrent la possibilité des plus-values marchandes les plus importantes.

128Une autre caractéristique de l’économie de l’enrichissement tient au fait que les marges ne résultent plus essentiellement de la vente d’un grand nombre d’unités à bas prix (par le jeu des économies d’échelle) mais de celle de chaque unité au prix le plus élevé possible. En conséquence, les objets considérés, mis en valeur dans les formes tendance, collection et actif, sont en priorité destinés aux riches. Cela permet au capitalisme d’être moins tributaire d’une « masse de travailleurs facilement enclins à la protestation » (p. 397) et de tirer davantage parti de l’argent des plus fortunés. On attend donc davantage de retours sur investissement, du point de vue de l’ensemble de la classe de ceux qui « ont des intérêts dans les centres de profit qui sont au cœur de l’économie de l’enrichissement » (p. 398). En ce sens, les pauvres figurent moins centralement « parmi les sources potentielles d’enrichissement des riches » (p. 398).

129Dans cette perspective, les auteurs se demandent qui peut tirer parti d’une économie de l’enrichissement. En redonnant une importance au patrimoine dans la formation des revenus, l’économie de l’enrichissement a d’abord favorisé « la formation d’une large strate de petits et moyens rentiers » (p. 454). C’est notamment le cas de ces propriétaires de logements à proximité de « lieux de mémoire » qui les louent aux touristes à des prix souvent très élevés. Corollairement, les laissés-pour-compte sont ceux qui ne détiennent aucun patrimoine et, plus généralement, « dont l’ancrage dans le passé n’a pas fait l’objet d’un travail collectif de mise en valeur, ni même de mise en forme » (p. 447). Au mieux, ils peuvent recevoir un salaire en allant occuper les emplois précaires des bassins d’enrichissement (nettoyage, entretien, gardiennage, activités administratives ou d’accueil et d’animation, etc.). Il s’agit là d’un nouveau prolétariat qui, à la différence de son homologue industriel, se trouve dispersé, transitoire, dépourvu d’organisations et, par le fait même, difficile à mobiliser.

130Considérant ensuite que les biens rentables dans cette économie sont ceux qui exploitent le passé, les auteurs se tournent vers le « personnel chargé de l’invention et de l’entretien de la mémoire des choses » (p. 445), dont le nombre s’est accru depuis les années 1980. Il s’agit d’historiens, de journalistes, de critiques, de publicitaires et, plus généralement, de tous ceux que l’on peut qualifier de « créateurs ». Ils se singularisent d’abord par leur capital culturel mais doivent aussi, pour se mettre en valeur, faire montre de compétences indissociablement marchandes et relationnelles, alliant connaissances de l’administration (pour obtenir des financements) et de l’entreprise (pour les gérer). Les auteurs insistent sur la grande hétérogénéité des conditions de vie, des sources de revenu et des statuts d’emploi de ces travailleurs de la culture, tout en soulignant que, contrairement à ce qu’on lit souvent, ils parviennent majoritairement à « atteindre un niveau de vie qui n’est pas très différent de celui qui aurait été le leur s’ils avaient opté pour des carrières classiques » (p. 465). Néanmoins, pèse sur eux une double incertitude, relative à l’avenir de leur réputation (sur laquelle ils sont constamment jugés) et sur leur activité future, « c’est-à-dire sur leur survie même en tant que détenteurs d’une compétence dont l’exercice doit être rétribué » (p. 469). Dans cet espace, chacun tend à s’auto-exploiter, « puisqu’il est lui-même l’entreprise dont dépend sa survie » (p. 474). Mais tous peinent à limiter collectivement leur niveau d’exploitation, compte tenu de leur dispersion spatiale et temporelle, du fait que chacun voit sa condition comme temporaire mais aussi car il est difficile de discerner clairement les responsables de leurs situations.

131En conclusion, Enrichissement représente une contribution décisive pour mieux comprendre les développements récents du capitalisme, en prenant davantage en compte les manières dont il parvient à tirer profit de « l’exploitation des différences, à condition que ces différences soient réparties de façon asymétrique » (p. 493). En ce sens, il prolonge le Nouvel esprit du capitalisme[22], en se centrant sur les marchandises. Il partage en outre avec ce dernier un souci de rendre compte des difficultés de la critique du capitalisme au début du XXIe siècle. Centrée sur la dénonciation du néolibéralisme, de la marchandisation à outrance et de la financiarisation de l’économie, la critique persiste en effet à considérer « la créativité artistique comme étant le dehors du capitalisme d’où une résistance [peut] être menée contre l’aliénation illimitée par le Capital » (p. 484). Ce faisant, elle contribue à reconduire l’idée d’une frontière entre les biens de culture et les biens marchands. Or cela fait le jeu des centres de profit au cœur de la sphère de l’enrichissement qui ont tout intérêt au maintien de la représentation d’une telle séparation, parce que les choses relevant de cette sphère ne peuvent être vendues à des prix aussi élevés qu’en étant mises en valeur par référence à leur dimension non marchande. En ce sens, cet ouvrage représente également une avancée non négligeable sur le plan de l’armature sociologique de la critique. On peut néanmoins regretter, pour ne mentionner là qu’une piste de discussion, que les auteurs n’étayent pas davantage leur diagnostic des difficultés actuelles de la critique en mettant en rapport la place croissante de luttes dites culturelles, centrées sur la valorisation des différences et des identités, lesquelles font un recours massif au passé (celui du colonialisme, des structures patriarcales, etc.), et cette impérieuse nécessité consistant, pour le capitalisme, à encourager la production de différences afin de les intégrer et de s’en nourrir. C’eût été là une occasion de problématiser à nouveaux frais la question de l’articulation des représentations collectives (égalité ou diversité, redistribution ou reconnaissance) qui entretiennent la conflictualité sociale de nos sociétés, celle-là même qui empêche encore la réalité du capitalisme de se confondre avec notre monde.

132Johan GIRY

133SAGE, Université de Strasbourg et CIRST, Université du Québec à Montréal

134giry.johan@gmail.com

Ali Douai, Gaël Plumecocq, L’économie écologique, Paris : La Découverte, coll. « Repères », 2017, 126 p.

135La parution d’un « Repères » sur l’économie écologique est une bonne nouvelle : il n’existait pas à ce jour d’ouvrage en français portant intégralement sur l’économie écologique (EE ci-après) et présentant ce champ de recherches de manière aussi complète et synthétique. L’EE n’est certes pas complètement absente du paysage éditorial français : on peut citer Économie de l’environnement et économie écologique d’Éloi Laurent et Jacques Le Cacheux, les « Repères » de Franck-Dominique Vivien, Le développement soutenable et Économie et écologie, ou encore le manuel de Sylvie Faucheux et Jean-François Noël Économie des ressources naturelles et de l’environnement (ouvrage assez complet mais daté et épuisé). Mais tous ces ouvrages abordent l’EE sans en faire leur sujet central et unique et sans en restituer tout le foisonnement ainsi que les débats qui la traversent. En outre, si des savoirs sont produits en français relevant de l’EE, ils sont jusqu’à présent dispersés. On peut aussi se réjouir que plusieurs classiques de l’EE aient récemment été traduits (L’écologisme des pauvres de Joan Martínez-Alier, Les coûts sociaux de l’entreprise privée de Karl William Kapp, Les limites sociales de la croissance de Fred Hirsch aux éditions Les Petits Matins) et qu’un numéro de la revue L’Économie politique ait été dédié en 2016 à cette thématique. Reste que ce sous-champ de l’économie ne disposait d’aucune bonne introduction en langue française, ce qui témoigne probablement de la difficulté de l’économie écologique à percer en France [23]. Voilà donc un déficit éditorial en partie effacé.

136Avant de relater le contenu du livre dans ses grandes lignes, il est utile de préciser que l’économie écologique est depuis ses débuts, et aujourd’hui peut-être plus que jamais, un champ disciplinaire traversé par de multiples tensions et lignes de fracture et caractérisé par une très grande hétérogénéité [24], ce qui rend toute entreprise de synthèse de ses travaux particulièrement compliquée. Discipline indisciplinée, à la fois interdisciplinaire et volontiers transdisciplinaire, l’économie écologique oscille entre ouverture à une pluralité d’épistémologies et de méthodes, quitte à importer (en trop grande quantité et au risque de se renier selon certains) des travaux mainstream[25], et resserrement sur un cœur plus critique accompagné d’une alliance plus franche avec les courants hétérodoxes contemporains en économie (marxisme, post-keynésianisme, institutionnalisme). Il s’avère qu’actuellement la communauté « mondiale » (à dominante nord-américaine) des économistes écologiques, à travers sa société internationale (l’ISEE) ou sa revue internationale (Ecological Economics) est plutôt pluraliste et ouverte aux travaux d’inspiration néoclassique, alors que la communauté européenne, à travers sa société européenne (l’ESEE), penche davantage vers l’approche hétérodoxe. Ce courant hétérodoxe en économie écologique tend d’ailleurs à être désigné sous le vocable « social ecological economics » [26].

137Ali Douai et Gaël Plumecocq revendiquent clairement dès l’introduction (et c’est tout à leur honneur) d’appartenir à la social ecological economics. En outre, les auteurs plaident pour une version spécifique de cette social ecological economics qui serait clairement ancrée dans l’économie politique, se démarquant ainsi des approches traitant les conflits socio-environnementaux davantage du point de vue du consensus et de la légitimité que de celui des rapports de force [27]. Cette sensibilité revendiquée transparaît à travers l’ouvrage et détermine jusqu’à sa structure, avec un chapitre entier consacré à la social ecological economics. Cette transparence sur les options idéologiques des auteurs est originale pour un « Repères », collection à vocation encyclopédique. L’est aussi la proposition d’une thèse, selon laquelle l’économie écologique « est devenue le “centre de gravité” des débats essentiels autour des questions d’environnement et de développement soutenable » (p. 104-105). Ainsi l’économie écologique ne serait pas un champ de recherches hétérodoxe, mais un champ au sein duquel se sont reconfigurés les rapports entre approches mainstream et hétérodoxes de l’environnement en économie.

138Voilà donc un petit ouvrage qui fait œuvre de revue et synthèse de littérature, comme les autres opus de la collection « Repères », tout en adoptant un style nerveux qui problématise les travaux présentés et prend position dans les débats théoriques. Le tour d’horizon de l’économie écologique proposé par Douai et Plumecocq est assez complet [28] : il restitue bien les principaux apports du champ et les débats qui le traversent, ce qui représente un tour de force. L’ouvrage est d’ailleurs plutôt orienté vers la mise en lumière des débats, des tensions, des conflits entre approches potentiellement divergentes au sein de l’EE que vers la présentation des apports scientifiques du champ. En effet, Douai et Plumecocq sont très attentifs à restituer la pluralité des options théoriques et méthodologiques, parfois à les faire dialoguer ou s’affronter, voire à jouer une approche contre une (ou des) autre(s). Ainsi, l’ouvrage n’est pas « plat » dans le sens où il ne se contente pas de restituer ou de juxtaposer les éléments constitutifs de l’EE dans leur diversité, mais il fournit des clés de lecture et des « problématiques » pour comprendre les débats contemporains au sein de l’EE. Quitte à prendre position, ce qui est explicitement revendiqué et mis en œuvre notamment dans la dernière partie sur la socio-économie écologique. Un tel choix de présentation du champ se justifie tout à fait au regard de la diversité et de l’hétérogénéité du champ : faire tenir ensemble des contributions aussi diverses sans tomber dans le catalogue nécessitait probablement de prendre ce parti.

139On retrouve donc présentés de manière synthétique et efficace les grands éléments de l’EE, après une première partie retraçant les origines et le développement du courant « économie écologique ». Sont abordées les approches qui se proposent de décrire et quantifier les soubassements matériels et énergétiques de nos économies et les débats qui l’accompagnent : les pressions environnementales se « découplent » – celles naturellement de la croissance (débat autour de la « courbe de Kuznets environnementale ») ? Comment modéliser la macroéconomie « comme si l’environnement comptait » (les difficultés d’une macroéconomie écologique) ? Sont abordées également les approches qui questionnent la place des humains dans les dynamiques socio-écologiques, comme la décroissance, l’écologisme des pauvres, la coévolution ou le métabolisme social. Puis une partie est réservée à l’approche économique standard de la valeur et aux débats particulièrement vifs en EE autour de la mise en valeur monétaire de l’environnement. Cette question ne cesse de diviser les économistes écologiques, entre « pragmatiques », revendiquant l’utilité politique de parler le langage monétaire pour peser sur les choix économiques, et « radicaux », qui considèrent que donner un prix (fictif) aux écosystèmes est une aberration théorique et scientifique et fait courir le risque d’une marchandisation de la nature incompatible avec sa préservation [29]. Les éléments du débat sont restitués de manière claire et complète, et le parti pris théorique des auteurs (qui sont sceptiques vis-à-vis de la pertinence de l’évaluation monétaire) ne nuit en aucune manière à la clarté et à l’équilibre du propos. Enfin est abordée la socio-économie écologique, avec des approches plus institutionnalistes qui mettent au cœur de leur démarche les arrangements institutionnels qui président à l’évaluation et à la prise de décision relatives à l’environnement.

140On pourra alors peut-être regretter que dans la dernière partie la mise en scène de débats théoriques et l’argumentation pour justifier la supériorité d’une socio-économie écologique marxienne par rapport à une socio-économie écologique plus « morale » occupe autant de place, au détriment d’un approfondissement des apports de l’EE. Ce que l’ouvrage gagne en nervosité par son caractère engagé est en partie perdu en caractère informatif et illustratif à propos des connaissances nouvelles et originales et des méthodes spécifiques développées par l’EE. Ce qui pose la question de la nature d’un ouvrage court prenant place dans une collection à vocation encyclopédique ; en l’occurrence, il semble balancer entre la synthèse scientifique et l’essai à vocation de débat. Cela pose également la question de la nature de l’EE : discipline à part entière, sous-champ de l’économie de l’environnement et des ressources naturelles comme certains le voudraient, lieu de convergence de tous les travaux sur le développement soutenable… il y a en effet de quoi s’y perdre, tant l’identité de ce champ, qui dispose pourtant de revues spécialisées, d’une société savante internationale et de nombreuses sociétés nationales et régionales, est incertaine. L’EE est un repère d’insatisfaits de la manière dont l’économie standard (n’)aborde (pas) la question écologique, mais aussi d’insatisfaits de la manière dont l’écologie scientifique tient compte de l’humain et de l’économie. Certaines thématiques se sont certes affirmées « économie écologique », comme l’analyse des flux de matière et d’énergie ou les analyses en termes de coévolution, mais les économistes écologiques sont (presque) toujours assis entre plusieurs disciplines. Ceux qui travaillent sur les conflits socio-environnementaux sont à cheval sur l’écologie politique et la géographie critique, ceux qui analysent les flux de matière se rattachent à l’écologie industrielle, ceux qui construisent des modèles macroéconomiques « verts » sont aussi souvent insérés dans le champ postkeynésien, etc. Ainsi, l’appartenance à l’EE est très souvent, peut-être plus souvent que dans la plupart des autres disciplines, une appartenance non exclusive, largement partagée. Cela peut expliquer la labilité du champ, et peut-être aussi son manque de colonne vertébrale théorique et épistémologique (ce que les auteurs mettent bien en évidence et regrettent), et partant son manque de reconnaissance et de visibilité. Et donc aussi l’absence d’ouvrages, et notamment de manuels, en français qui pourraient être le support d’enseignements spécifiques à l’université. Se pose alors la question de la viabilité d’un champ aussi disparate au sein duquel (comme le rappellent très bien les auteurs) peuvent se croiser des économistes néoclassiques croissantistes et des anthropologues ou politistes proches du mouvement de la décroissance.

141Mais alors pourquoi, bien qu’il soit difficile (impossible ?) de définir un économiste écologique, est-on presque à coup sûr capable de le reconnaître lorsqu’on en voit un ? Revenons un instant sur le plan de l’ouvrage de Douai et Plumecocq. Les auteurs adoptent une partition de la littérature en EE entre travaux sur les réalités matérielles et énergétiques (ce que Daly nomme l’« échelle » de l’économie), travaux sur la dynamique sociale couplée à la dynamique écologique, et enfin travaux qui traitent la question de la valeur de la nature et de l’environnement. Ce découpage couvre efficacement une grande partie des travaux produits en EE et des débats fondamentaux qui l’animent. Toutefois, certains traits spécifiques de l’économie écologique échappent dans une certaine mesure à la division et aux oppositions théoriques. Il ne s’agit pas de travaux forcément théoriquement ou méthodologiquement innovants, mais qui reflètent une certaine sensibilité, ou une grille d’analyse du réel spécifique. L’EE regorge par exemple de travaux mettant en lumière les inégalités relatives à l’environnement (en matière d’empreinte écologique, d’émissions de gaz à effet de serre, d’accès aux ressources naturelles, etc.) et l’on pourrait soutenir qu’elle se distingue nettement de l’économie de l’environnement et des ressources naturelles par son intérêt poussé, toutes problématiques écologiques confondues, pour les questions de répartition et de justice. Ainsi l’EE apporte-t-elle sur la question des flux de matière, sur celle de l’origine des impacts environnementaux ou encore sur celle des services écosystémiques, une lecture en termes de justice qui n’est souvent qu’effleurée ou laissée de côté par l’économie standard. La manière d’aborder la dimension des inégalités et de la justice est variable, elle peut renvoyer à des référentiels théoriques très divers, mais toujours est-il que la dimension est traitée, et on pourrait soutenir qu’elle est constitutive de l’approche « économie écologique ». L’EE fait ainsi office de « refuge » pour des hérétiques osant croiser la question de la soutenabilité écologique avec celle des inégalités sous toutes leurs formes.

142Pour conclure, on ne peut qu’espérer que d’autres ouvrages de synthèse en français sur l’EE voient le jour, en particulier des manuels, afin d’alimenter les cursus universitaires (en économie notamment), et que ce champ de recherches foisonnant et fondamental pour l’avenir trouve toute sa place dans le paysage académique.

143Philippe ROMAN

144Professeur de sciences économiques et sociales et docteur en économie

145philipperoman13@gmail.com

Philippe Lavigne Delville, Aide internationale et sociétés civiles au Niger, Paris-Montpellier : Karthala-APAD-IRD, coll. « Hommes et sociétés », 2015, 348 p.

146D’une grande richesse empirique, l’ouvrage de Philippe Lavigne Delville s’attaque à deux questions primordiales dans le champ du développement : celle de ce que l’on appelle la « société civile », et celle de la différence entre les discours et les pratiques. Pour cela, il se concentre sur un terrain particulier, le Niger, et un objet d’étude spécifique, le « projet d’appui à la société civile » (PASOC) qui suit les Accords de Cotonou signés en 2000, conçu par la Délégation de l’Union européenne (UE) au Niger et dont la première phase s’est déroulée entre 2008 et 2011. Les États africains étant taxés de « mauvaise gouvernance », les bailleurs de fonds internationaux s’appuient de plus en plus depuis les années 1990 sur la « société civile », pensée comme neutre, apolitique, plus flexible et moins coûteuse. Cette fiction de la société civile, construite par les institutions de la coopération internationale, structure le champ de l’aide au développement et a des impacts sur les organisations de la société civile elles-mêmes dans les pays aidés. Tout en se concentrant sur le Niger, ce livre traite tour à tour de problématiques cruciales pour penser et repenser l’aide au développement.

147Autour de ce questionnement sur la société civile au Niger et sur la formulation du PASOC, l’auteur ouvre « la boîte noire des processus de formulation des politiques et des projets », depuis leur conception, entraînant des conflits et compromis au sein même des institutions d’aide, jusqu’à leur mise en pratique, qui implique une réinterprétation constante de ces politiques en étant confrontées à des cultures institutionnelles et des contextes variés. Si beaucoup de détracteurs des institutions d’aide se focalisent sur les discours et les documents de stratégies, Philippe Lavigne Delville montre, à travers le cas du PASOC, que non seulement lesdits documents de stratégie ne coulent pas de source, mais également que leur application n’est pas mécanique. Le choix de cet objet d’étude est judicieux en ce sens. Les Accords de Cotonou ont en effet marqué un changement dans la stratégie de coopération de l’UE, en reconnaissant la place des « Acteurs Non Étatiques ». Tout en se plaçant comme le principal bailleur de fonds du Niger sur ce thème, la situation est donc « nouvelle » pour l’UE et pour la Délégation chargée de concevoir et mettre en place le PASOC. À partir de ce cas, l’auteur peut ainsi appréhender les clivages au sein des institutions internationales, les incertitudes qui entourent les politiques et les dispositifs, et les capacités des acteurs locaux à ensuite négocier et réinterpréter ces politiques.

148Pour cela, l’ouvrage est divisé en deux grandes parties, dont chacune est composée de trois chapitres. Pour comprendre le processus de construction du PASOC et les nombreux questionnements que s’est posés la Délégation de l’UE concernant la société civile au Niger, il était d’abord nécessaire de la replacer dans son contexte, dans son histoire sociale et politique, allant à l’encontre de la fiction de la société civile comme pensée par les bailleurs de fonds. Si chacune des deux parties, prise séparément, aboutit à des résultats importants, les deux sont néanmoins étroitement liées. Il s’agit pour l’auteur de « confronter l’idée que se font les institutions d’aide de la société civile au Niger et une lecture socio-anthropologique des dynamiques associatives ». Philippe Lavigne Delville montre ainsi que, en amont de la construction du PASOC, les organisations de la société civile au Niger sont fortement hétérogènes et sont structurées d’une manière qui découle de leur contexte social et politique. La Délégation de l’UE va alors devoir chercher à comprendre cette structure afin de définir sa stratégie d’appui, tout en l’articulant avec la manière de fonctionner de l’aide internationale. Une fois cette stratégie définie, celle-ci va avoir des effets en retour sur la structuration de la société civile au Niger à travers les flux d’aide.

149La première partie consiste ainsi en une immersion dans la société civile au Niger. Loin de l’image de neutralité avancée par les bailleurs de fonds, Philippe Lavigne Delville montre et raconte, à travers de nombreux entretiens et l’étude des tentatives de régulation du secteur au Niger, que la société civile y est enchâssée à la fois dans les dynamiques sociétales et politiques du pays et dans les logiques d’aide internationale. Dans les dynamiques sociétales du pays d’abord, en tant que réponse à l’ajustement structurel, au sous-emploi, à l’absence de perspectives professionnelles et à la marginalisation des sociétés périphériques. « Le respect des principes associatifs ne va pas de soi dans une société où chacun se cherche, ou les modèles de réussite mettent en avant la richesse, où les inégalités sont fortes et où les rapports sociaux sont profondément clientélistes, où les big men doivent accumuler et redistribuer. » Dans les logiques d’aide internationale, ensuite, qui sont celles de l’appel à proposition et de la mise en concurrence, favorisant les Organisations non gouvernementales (ONG) déjà bien installées qui se transforment alors en sous-traitantes et doivent répondre à des objectifs précis. En plus d’une concurrence entre les organisations nationales se crée une concurrence avec les ONG internationales, qui proposent des conditions de travail bien supérieures. Le marché de l’aide ne va bénéficier qu’à un certain type d’organisation de la société civile qui a la capacité de répondre aux appels d’offres. L’auteur montre ainsi « les contradictions réelles entre l’idéal associatif et la réalité de la société nigérienne, entre l’ambition affichée des bailleurs en termes de renforcement de la société civile, et la réalité de pratiques accentuant la précarité institutionnelle et la course aux ressources ». Face à la précarité du marché de l’emploi d’un côté, et de l’accès aux financements internationaux de l’autre, les organisations de la société civile se retrouvent dans une situation d’instabilité permanente.

150À partir de cette analyse des « sociétés civiles réelles » au Niger, la seconde partie se concentre sur la façon dont la Délégation de l’UE a défini sa politique d’appui à la société civile dans le pays, révélant les conflits et compromis au sein de la Délégation, et sur la façon dont ce projet a ensuite été mis en application, mettant en avant les contradictions entre stratégies et pratiques effectives. « Choisir une façon de décrire la société civile, ses différents types d’organisations, leurs forces et leurs faiblesses ; mettre l’accent ou occulter certaines dimensions ; c’est en même temps légitimer certains types d’acteurs et en délégitimer d’autres ; mettre en avant certaines fonctions, certains rôles des organisations de la société civile et en occulter d’autres ». Ce qui implique des négociations complexes, des controverses et des luttes d’influence au sein même de l’institution qui définit la politique globale. Toutefois, la Délégation a fait le choix de passer par des appels à propositions et de postuler la nécessité d’un équilibre entre État, marché et associations, en déconnexion vis-à-vis de l’histoire sociale et politique du pays. La politique globale ne se traduit pas ensuite mécaniquement en dispositifs pratiques. De nouveaux acteurs entrent alors en jeu, impliquant de nouvelles négociations, traductions et réorientations. Les enjeux ne sont plus politiques mais touchent cette fois-ci à l’opérationnalité, à la capacité à mettre en œuvre la politique globale, compte tenu des normes bureaucratiques et des instruments à disposition. Les controverses non réglées durant la phase de définition compliquent également la tâche des acteurs chargés ensuite d’appliquer la politique. Ceci explique les décalages que l’on retrouve systématiquement entre les objectifs initiaux d’un projet d’aide au développement et ses résultats. Cette histoire poussée de la construction sociopolitique du projet puis de sa mise en œuvre éclaire les faiblesses et les manques du marché de l’aide basé sur une société civile apolitisée, sélectionnée, technicisée. Elle aborde un problème central : celui de la bureaucratisation des processus d’aide. « Rendant impossible le dialogue direct, la bureaucratisation des procédures de financement rend impossible pour une organisation locale de démontrer son engagement ou sa motivation, d’expliquer le sens de son projet. Elle empêche en même temps les décideurs de se fonder sur des critères autres que bureaucratiques dans la sélection des organisations à financer. L’éligibilité des demandeurs repose sur des critères exclusivement administratifs […] excluant dès lors automatiquement tout critère qualitatif quant à la réalité de l’association. » En se plaçant dans un contexte particulier, en étudiant dans son entièreté un processus de conception et de mise en œuvre d’une politique d’aide au développement, Philippe Lavigne Delville montre qu’il est nécessaire de repenser le fonctionnement de l’aide, ces résultats et ces enjeux dépassant largement les frontières du Niger.

151La bureaucratisation, la mise en concurrence et la quantification sont des applications de la « bonne gouvernance » promue par la Banque mondiale et les bailleurs de fonds. Devenue une conditionnalité dans les politiques d’aide, la « bonne gouvernance » postule que la participation de la société civile est l’une des conditions pour améliorer la gouvernance et l’efficacité de l’aide, sans prendre en compte les contraintes économiques, sociales et politiques dans les pays aidés, ni remettre en cause les inégalités et la répartition des ressources au sein de la structure internationale. L’ouvrage de Philippe Lavigne Delville s’avère ainsi très important dans ce contexte pour saisir ces enjeux. Il remet en question les fondamentaux du marché de l’aide tel qu’il se développe désormais à travers une étude poussée. Mais il va également plus loin que les approches critiquant la domination occidentale unilatérale sur les pays en développement, en montrant que, au sein des institutions qui définissent les politiques comme au sein des acteurs sur le terrain, les représentations, les intérêts, sont variés et que chaque étape d’une politique, de la conception à la mise en pratique, relève en réalité de nombreux conflits et compromis. Il expose ainsi la complexité du champ du développement et invite à une véritable réflexion des acteurs quant à leurs pratiques.

152Juliette ALENDA-DEMOUTIEZ

153AISSR, University of Amsterdam

154juliettealenda@hotmail.fr

Xabier Itçaina, Antoine Roger, Andy Smith, Varietals of Capitalism: A Political Economy of the Changing Wine Industry, Ithaca-London : Cornell University Press, 2016, 266 p., en ligne

155Le titre de l’ouvrage constitue évidemment un clin d’œil appuyé à l’ouvrage de David Hall et Peter Soskice qui a inauguré un courant de recherche institutionnaliste sur les « variétés de capitalisme » (VoC pour les intimes) [30], mais le jeu de mots est intraduisible en français. L’expression varietal wines désigne en effet les vins de cépage dans la langue de Shakespeare, car c’est bien de ce breuvage alcoolisé si singulier qu’il est question dans cet ouvrage rédigé à six mains par trois politistes logiquement basés à Bordeaux. C’est peu dire que le vin ne laisse pas de fasciner les socio-économistes [31] (et le public en général) en vertu de son caractère hybride, entre produit agricole, bien de luxe, élément de culture et actif financier, dont découle une variabilité des prix qui tendrait à faire passer le monde salarial pour égalitaire. Peu de produits ne semblent ainsi mieux illustrer le problème de la quantification des qualités et s’intégrer ainsi à l’« économie des singularités » [32]. Et pourtant, comme l’ont bien noté entre autres les auteurs précédemment évoqués, le vin a été largement happé par le processus qu’il est convenu de qualifier de « mondialisation », tant dans ses dimensions commerciale que financière. En témoigne la réforme adoptée par l’Union européenne en 2008 qui a sonné le glas des subventions directes pour la distillation des surplus et des législations interdisant aux vignerons européens de recourir à certaines techniques autorisées ailleurs dans le monde tandis que des catégories « simplifiées » pour classer les vins du continent étaient instituées, en même temps que des aides à la « modernisation », des campagnes de promotion et une campagne d’arrachage de 175 000 hectares jugés excédentaires. C’est précisément cette petite révolution du marché viticole européen qui constitue le point de départ et l’objet d’analyse principal des auteurs. Mais celui-ci n’est cependant que le support d’une entreprise de théorisation plus générale pour rendre compte du changement économique qu’ils développent tout au long de ce volume, baptisant leur cadre analytique alternatif de « contingence structurée » (structured contingency).

156Avant d’exposer celui-ci, ils commencent en une vingtaine de pages par mettre en évidence les limites des quatre approches théoriques majoritairement convoquées jusqu’à présent pour analyser les transformations, entre autres, de l’industrie viticole européenne, à savoir l’économie institutionnaliste, l’école de la régulation, l’institutionnalisme sociologique et la théorie de l’acteur-réseau. En substance, ils reprochent aux deux premières leur excessif matérialisme qui les conduit à considérer le cadre politique comme étant déterminé par des facteurs exogènes puisant leur source dans l’évolution de la distribution des ressources matérielles ; tandis que les deux autres accorderaient au contraire un poids trop important aux interactions entre individus ou entités collectives et sous-estimeraient ce faisant les structures historiques et l’autonomisation relative des espaces sociaux dans lesquels ces derniers évoluent. Sans rejeter tous les apports de ces différents courants, leur cadre d’analyse, qu’ils exposent ensuite, se veut une synthèse de l’institutionnalisme historique, de la sociologie wébérienne et de la théorie du champ de Pierre Bourdieu, en se focalisant sur « les efforts qu’un vaste ensemble d’acteurs socialement structurés déploient pour construire, maintenir, démanteler voire détruire les institutions qui leur procurent différents degrés d’ordre et de contraintes » (p. 32) [33]. Ils envisagent ainsi un secteur industriel à la fois comme un ordre institutionnel et un ensemble de champs dotés de leurs propres règles, hiérarchies et logiques de fonctionnement, qui sont donc à la fois structurés et contingents et se déploient sur plusieurs échelles simultanément. Lorsque les luttes qui ont lieu dans chacun de ces champs entrent en résonance, elles agissent sur les quatre principales relations industrielles (financières, d’emploi, d’approvisionnement et commerciales) qui structurent ce secteur et dont l’articulation produit un ordre institutionnel propre à ce secteur, mais qui est toujours précaire. Outre le repérage des ressources et des positions des différents acteurs des champs envisagés, cette approche de la « contingence structurée » implique aussi de prêter attention au processus d’institutionnalisation-désinstitutionnalisation-réinstitutionnalisation, que les auteurs qualifient de « travail politique » (political work), c’est-à-dire la manière dont les luttes se déroulent dans chaque champ et se traduisent par trois opérations principales : la problématisation des enjeux, la conversion de réponses collectives en instruments politiques et la légitimation de ces « problèmes » et instruments. C’est là que la « patte » de la science politique est la plus visible, via la convocation des travaux et grammaires portant sur la construction des problèmes publics [34], le processus de politisation [35] et le rôle des instruments dans la gouvernementalité [36], accordant une attention importante à la dimension symbolique. Une fois ce cadre exposé, les auteurs proposent de le tester sur la réforme du marché viticole européen précédemment évoquée dans la suite de l’ouvrage en revenant sur sa genèse et en faisant varier les échelles d’analyse. Pour ce faire, ils se concentrent en particulier sur quatre régions viticoles contrastées (les vignobles bordelais, du Chianti, du Rioja et de Roumanie), en s’appuyant sur un matériau constitué de sources documentaires émanant des organisations professionnelles, des institutions politiques et de la littérature scientifique, complété par plus d’une centaine d’entretiens semi-directifs.

157La deuxième partie de l’ouvrage est ainsi consacrée à la « préparation » de la réforme de 2008 et plus particulièrement la manière dont se sont articulées les reconfigurations des champs scientifique, bureaucratique et économique. Xabier Itçaina, Antoine Roger et Andy Smith montrent ce faisant dans un premier temps le rôle déterminant des évolutions des connaissances et rapports de force parmi les chercheurs de différentes disciplines (agronomie, biochimie, droit, gestion, géographie, etc.) dans la construction et la légitimation d’une nouvelle approche en termes d’appellations convergente avec les intérêts économiques des producteurs. Ils montrent ensuite comment s’est imposé dans le champ économique un récit sur la transformation des marchés et modes de consommation du vin, correspondant à l’intégration verticale et horizontale du négoce viticole et soutenu par une nébuleuse de vignerons insatisfaits et « déviants ». Enfin, dans le sixième chapitre, les auteurs reconstituent le processus d’adoption de la réforme au sein du champ bureaucratique, non sans négociations et compromis, en soulignant tout particulièrement le rôle d’impulsion décisif joué par les membres de l’Unité Vin relativement marginale au sein de la Direction générale de l’agriculture de la Commission européenne, véritables « scribes du changement » qui œuvrent à partir de 2005 à « traduire les appels au changement dans le langage et le format de la législation communautaire » (p. 116).

158La troisième partie de l’ouvrage est enfin consacrée à la mise en œuvre de la réforme. Les auteurs s’appliquent à caractériser l’institutionnalisation de cette dernière, et en particulier à mesurer jusqu’à quel point les transformations annoncées se sont effectivement réalisées. Les aides communautaires, drastiquement réduites dans l’ensemble, se sont effectivement concentrées sur les vins jugés répondre à la demande supposée des « nouveaux consommateurs », à travers la restructuration des gammes proposées et une présentation simplifiée en vue de faire face à la concurrence des vins émanant des terroirs regroupés sous le qualificatif du « Nouveau Monde », tandis que les rapports de pouvoir se sont rééquilibrés en faveur des négociants et au détriment des cultivateurs. Néanmoins, ces effets, notent encore les auteurs, sont loin d’être homogènes et se caractérisent en fait non pas par une mais par des institutionnalisations différenciées. Conformément aux nombreux travaux qui ont réfuté l’idée courante d’un retrait de l’État, la réforme de 2008 montre en effet qu’il s’est moins agi d’un arrêt de l’intervention publique dans le marché viticole qu’à une reconfiguration en profondeur de cette dernière en même temps que dudit marché dans une optique microéconomique visant à rendre ses intervenants, cultivateurs, négociants mais aussi régions viticoles, les plus compétitifs possibles dans un jeu concurrentiel dont la seule échelle envisagée est désormais mondiale.

159Fourmillant de données sur le cas étudié et rigoureux dans ses démonstrations, cet ouvrage se veut néanmoins bien plus qu’une étude monographique sur une réforme récente aussi majeure que méconnue du secteur viticole en Europe. À travers le cadre analytique de la « contingence structurée » qu’ils justifient, présentent et mettent à l’épreuve, Xabier Itçaina, Antoine Roger et Andy Smith entendent en effet proposer un modèle qu’ils veulent compétitif « sur le marché des théories » (p. 227) prétendant rendre compte du changement socio-économique. Ce faisant, on peut leur savoir gré de rappeler l’hétérogénéité, mais aussi l’incompatibilité, entre les courants qui composent ce qu’il est convenu de regrouper sous le label d’institutionnalisme en socio-économie [37]. D’aucuns pourront sans doute leur reprocher d’avoir réifié et discrédité un peu trop rapidement les théories qu’ils entendent dépasser sans rendre justice à leur complexité respective, mais il faut se réjouir des discussions auxquelles cela pourrait donner lieu. À trop s’employer à réfuter le paradigme néoclassique dominant, les chercheurs hétérodoxes semblent en effet trop souvent hésiter à ouvrir des controverses entre eux, alors même que ces dernières jouent un rôle indispensable pour affûter ses outils conceptuels et analytiques. Par ailleurs, outre qu’ils rappellent aussi utilement que les idées, néolibéralisme en tête, ou les structures matérielles, ne sont pas à elles seules des facteurs de changement sans le truchement des rapports sociaux et des institutions, et apportent au passage une vision plus nuancée de la construction européenne, les politistes bordelais apportent aussi la confirmation réjouissante de ce que la science politique ne se désintéresse pas de l’économie et que leurs noces peuvent être décidément fructueuses. Ce n’est pas pour rien après tout qu’avant la « révolution marginaliste » et sa transformation en science, les « classiques » qualifiaient leur discipline d’économie politique.

160Igor MARTINACHE

161Clersé et Ceraps, Université de Lille

162igor.martinache@univ-lille1.fr

Notes

  • [1]
    Je reprends ici la notion développée dans Callon M. (2009), « Postface. La formulation marchande des biens », in F. Vatin (dir), Évaluer et valoriser. Une sociologie économique de la mesure, Toulouse : Presses universitaires du Mirail. Michel Callon parle de valuation « pour désigner l’ensemble des récits, mécanismes, dispositifs, outils qui constituent les valeurs, et, simultanément, mettent en place leur mesure » (p. 5).
  • [2]
    Muniesa F. (2011), « A flank movement in the understanding of valuation », Sociological Review, vol. 59, n° 2, p. 24-38.
  • [3]
    On peut traduire cette notion par le terme de « capacité d’agir », ou de « puissance d’agir ». Associée aux choses, la notion d’agency permet de redistribuer l’action, au-delà des seuls êtres humains.
  • [4]
    La matrice BCG est un outil d’analyse stratégique permettant de situer graphiquement les activités d’une firme selon leur part de marché et leur taux de croissance. Elle permet de motiver les choix d’investissement que l’entreprise peut réaliser.
  • [5]
    En ce sens, le terme anglais valuation confond ce que les termes français évaluer et valoriser distinguent (François Vatin (2013), « Valuation as Evaluating and Valorizing », Valuation Studies, vol. 1, n° 1, p. 31-50). L’intérêt du concept pour la sociologie économique a déjà été souligné (François Vatin (dir.) (2009, 2013), Évaluer et valoriser. Une sociologie économique de la mesure, Toulouse : Presses universitaires du Mirail). Parce que ce résumé ne saurait rendre compte de la richesse du concept de valuation et de la théorie de la formation des valeurs chez Dewey, on consultera Alexandra Bidet, Louis Quéré, Gérôme Truc (2011), « Ce à quoi nous tenons. Dewey et la formation des valeurs », in John Dewey, La formation des valeurs, Paris : La Découverte, p. 5-64.
  • [6]
    John Dewey (2008), « La théorie de la valuation », Tracés. Revue de sciences humaines, vol. 15, n° 2, p. 217-228, p. 218.
  • [7]
    Le concept, déjà développé dans des livraisons précédentes (David Stark (2009), Sense of Dissonance. Accounts of Worth in Economic Life, Princeton : Princeton University Press), ne connaît pas ici d’évolution substantielle.
  • [8]
    Dans les contributions, le lexique de D. Stark est largement articulé avec les outils analytiques développés par Luc Boltanski, Laurent Thévenot (1991), De la justification. Les économies de la grandeur, Paris : Gallimard, qui fournissent une grammaire qui permet aux auteurs de saisir les moments de dissonance comme l’affrontement de cités morales.
  • [9]
    Le concept de valuation a cette grande vertu de ne pas diluer l’esthétique, l’économique, le technique, etc., dans la sociologie. Il autorise ainsi une forme d’intégration des points de vue qui offre un terreau privilégié pour l’interdisciplinarité.
  • [10]
    Développeur des synthétiseurs Theremin et Minimoog.
  • [11]
    Pinch rejoint ici la tradition de l’économie classique : le critère de reproductibilité a été initialement proposé par David Ricardo pour circonscrire la portée de la théorie de la valeur.
  • [12]
    « The approach involving dissonant translations recognizes the structural differences between fields of action, and yet introduces processes between and within agents that transcend these differences » (p. 86).
  • [13]
    On songe par exemple au coup de poing reçu par le critique Gore Vidal de la part de Norman Mailer après une mauvaise critique (p. 133).
  • [14]
    Hilary Putnam (2002), The Collapse of the Fact/Value Dichotomy and Other Essays, Cambridge : Harvard University Press, p. 9.
  • [15]
    Alexandra Bidet, Louis Quéré, Gérôme Truc (2011), op. cit.
  • [16]
    Il souligne notamment le fait que les boutiquiers de quartier, qui pratiquent systématiquement le crédit, sont toujours des étrangers, autrefois principalement maures, maintenant souvent guinéens. Cette extériorité leur permet de résister à la pression sociale, ce que ne peuvent les natifs du quartier.
  • [17]
    Sa discrétion à cet égard est suggestive, car on imagine que c’est bien sous ce registre qu’il est primitivement intervenu dans l’espace social de son enquête.
  • [18]
    François Vatin, « L’économie comme acte de gestion. Critique de la définition substantive de l’économie », Sciences de la société, n° 73, 2008, p. 164-184.
  • [19]
    Citons, témoignage éloquent du flottement conceptuel que j’entends mettre en évidence, cet étrange titre : « Quelques éléments de flou : l’économie de l’économie domestique » (p. 62).
  • [20]
    Voir, pour une étude fouillée de ce type, qui n’a pas rencontré les mêmes obstacles que celle projetée par Ismaël Moya : Alain Cottereau et Moktar Mohatar Marzok, Une famille andalouse. Ethnocomptabilité d’une économie invisible, Paris : Bouchene, 2012.
  • [21]
    Augustin Cournot, Traité de l’enchaînement des idées fondamentales dans les sciences et dans l’histoire (1861), Paris : Vrin, 1982, p. 64.
  • [22]
    Boltanski Luc, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris : Gallimard, 1999.
  • [23]
    En dépit du fait que la première conférence internationale de la Société européenne d’économie écologique (ESEE) ait eu lieu en France (à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines) il y a plus de vingt ans déjà (en 1996).
  • [24]
    Ce qui peut expliquer que très peu d’ouvrages lui soient consacrés en français à ce jour, tant il est malaisé de définir ses contours et d’identifier ce qui lui appartient en propre et la distingue d’autres champs de l’économie.
  • [25]
    Issus en l’occurrence de l’économie standard de l’environnement et des ressources naturelles.
  • [26]
    Selon Clive Spash, l’économie écologique comporterait aujourd’hui trois principaux courants : la « nouvelle économie des ressources naturelles », le « nouveau pragmatisme environnemental » et la « socio-économie écologique » (C. Spash (2013), « The shallow or the deep ecological economics movement ? », Ecological Economics, n° 93, p. 351-362).En ligne
  • [27]
    Ce sont ici les travaux de Jouni Paavola et Arild Vatn qui sont visés.
  • [28]
    Il ne s’agit évidemment pas de reprocher un manque d’exhaustivité à un ouvrage qui se propose de couvrir en une centaine de pages un champ de recherches aussi foisonnant que l’économie écologique.
  • [29]
    Sur cette question, on pourra se référer au petit ouvrage efficace de Jean Gadrey et Aurore Lalucq, Faut-il donner un prix à la nature ? (Paris : Les Petits Matins, 2015).
  • [30]
    David Hall, Peter Soskice, Varieties of Capitalism. The Institutional Foundations of Comparative Advantage, Oxford : Oxford University Press, 2001. Pour une synthèse des débats suscités par cette approche, voir le dossier « Les variétés du capitalisme revisitées : débats actuels et avenues possibles » paru en 2015 dans le n° 70-4 de la revue québécoise Relations industrielles/Industrial Relations et dirigé par Anthony Gould, Michael Barry et Adrian Wilkinson, et notamment leur introduction à ce dernier.
  • [31]
    Voir entre autres parmi bien d’autres travaux Marie-France Garcia-Parpet, Le marché de l’excellence, Paris : Seuil, 2009, Pierre-Marie Chauvin, Le marché des réputations, Bordeaux : Féret, sans oublier les travaux que Robert Boyer a consacrés aux vins de Bourgogne comme il le relate dans sa récente somme, Économie politique des capitalismes, Paris : La Découverte, 2015 qui résonne avec le présent ouvrage. Enfin, pour une synthèse des travaux économiques consacrés aux vins, on se permet de renvoyer dans la même collection « Repères » au récent ouvrage de Jean-Marie Cardebat, Économie du vin, Paris : La Découverte, 2017.
  • [32]
    Lucien Karpik, L’économie des singularités, Paris : Gallimard, 2007.
  • [33]
    Les traductions des citations sont de notre fait.
  • [34]
    À commencer par l’ouvrage séminal de Joseph Gusfield, La culture des problèmes publics, Paris : Economica, 2009 [1981].
  • [35]
    Voir entre autres Jacques Lagroye (dir.), La politisation, Paris : Belin, 2003.
  • [36]
    Voir Pierre Lascoumes, Patrick Le Galès (dir.), Gouverner par les instruments, Paris : Presses de Sciences Po, 2007.
  • [37]
    Pour une présentation générale de cette « famille », voir par exemple Bernard Chavance, L’économie institutionnelle, Paris : La Découverte, 2012 [2007].
  1. Martin Kornberger, Lise Justessen, Anders Koed Madsen, Jan Mouritsen (dir.), Making Things Valuable, Oxford : Oxford University Press, 2015, 292 p.
  2. Ariane Berthoin Antal, Michael Hutter, David Stark (dir.), Moments of Valuation. Exploring Sites of Dissonance, Oxford : Oxford University Press, 2015, 352 p.
    1. Étudier l’innovation
    2. Organiser l’activité de valuation
    3. Les pratiques de valuation
  3. Nicolas Auray, L’alerte ou l’enquête : une sociologie pragmatique du numérique, Paris, Presses de Mines, coll. « Sciences sociales », 2016, 158 p.
  4. Pierre-André Juven, Une santé qui compte ? Les coûts et les tarifs controversés de l’hôpital public, Paris : PUF, coll. « Partage du savoir », 2016, 256 p.
  5. Emmanuel Henry, Ignorance scientifique et inaction publique. Les politiques de santé au travail, Paris : Presses de Sciences Po, 2017, 256 p.
  6. Éloi Laurent, Nos mythologies économiques et Nouvelles mythologies économiques, Paris, Les Liens qui libèrent, 2016, 105 et 107 p.
  7. Ismaël Moya, De l’argent aux valeurs : femmes, économie et société à Dakar, Paris : Société d’ethnologie, coll. « Sociétés africaines », 2017, 351 p.
  8. Christèle DONDEYNE, Les cuisines du capitalisme : l’industrialisation des services de restauration collective, Vulaines-sur-Seine : Éditions du Croquant, coll. « Dynamiques socio-économiques », 2016, 265 p.
  9. Luc Boltanski, Arnaud Esquerre, Enrichissement : une critique de la marchandise, Paris : Gallimard, coll. « NRF Essais », 2017, 663 p.
  10. Ali Douai, Gaël Plumecocq, L’économie écologique, Paris : La Découverte, coll. « Repères », 2017, 126 p.
  11. Philippe Lavigne Delville, Aide internationale et sociétés civiles au Niger, Paris-Montpellier : Karthala-APAD-IRD, coll. « Hommes et sociétés », 2015, 348 p.
  12. Xabier Itçaina, Antoine Roger, Andy Smith, Varietals of Capitalism: A Political Economy of the Changing Wine Industry, Ithaca-London : Cornell University Press, 2016, 266 p., en ligne
Mis en ligne sur Cairn.info le 04/12/2017
https://doi.org/10.3917/rfse.019.0219
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