1Orienter l’activité publique, organisationnelle ou individuelle, passe de plus en plus par une mise en chiffres et en mesures. Qualité des produits, qualité du travail, qualité du territoire, qualité des processus, qualité de vie au travail, qualité de vie sur les territoires, qualité de vie en prison, qualité sociale des entreprises, qualité de l’environnement, qualité de la recherche, qualité des soins, qualité de la régulation : l’exigence croissante de qualité se manifeste d’abord par la multiplication des dispositifs visant à la mesurer et à la garantir. Ceux-ci vont des indicateurs [Salais, 2004 ; Gadrey, Jany-Catrice, 2005 ; Jany-Catrice, Méda, 2010] aux procédures d’audit [Shore, Wright, 2000 ; Morley, 2003], en passant par des classements, des scores, des notations, des benchmarks, des palmarès [Bruno, Didier, 2013], etc.
2Comment comprendre cet omniprésent souci de quantifier les qualités ? Est-ce la contrepartie de leur évanescence, qui inciterait à multiplier les dispositifs pour les donner à voir, soit pour les rendre plus largement partageables et discutables, soit pour tenter de les imposer de façon plus unilatérale ? La multitude d’initiatives pour quantifier des qualités pourrait aussi traduire la difficulté classique à s’accorder sur ce qui fait qualité, de telle sorte que les dispositifs se multiplient en cherchant à se répondre les uns aux autres, se compléter ou s’opposer. La profusion des dispositifs pourrait également résulter de qualités trop diverses, plurielles ou multifaces pour qu’une quantification suffise à les traduire. Enfin, cette dynamique pourrait renvoyer à celle des activités quotidiennes : dans un effort pour s’orienter, faire face au doute, au trouble, à l’ambiguïté, à la contradiction, etc., les individus, mais aussi les publics, les collectifs et les organisations s’engageraient sans cesse dans la recherche et l’invention de nouvelles qualités.
3« Quantifier au nom de la qualité » ne signifie donc pas que la qualité n’est qu’un prétexte à la quantification, qui serait la vraie fin, avec ses propres ressorts, souvent pensés en termes de pouvoir, de mise en compétition ou de contrôle des travailleurs. Une partie de la littérature analyse en ce sens l’essor d’un gouvernement par les indicateurs de performance [Bezès et al., 2016 ; Jany-Catrice, 2012]. Quantifier peut être aussi une façon, délibérée ou non, d’inventer, de discuter et d’instituer de nouvelles qualités – au lieu de hiérarchiser, signaler ou évaluer des qualités déjà là. La capacité à instituer des qualités plus solides ou plus assurées, car mises à l’épreuve d’une exploration collective – des effets passés et présents de la valorisation de ces qualités, renvoie à ce qui fait l’expérience humaine : « L’expérience n’est humaine et consciente que quand ce qui est donné ici et maintenant s’enrichit des significations et valeurs tirées de ce qui est en fait absent et présent seulement par l’imagination – en particulier tiré des expériences antérieures, c’est-à-dire du résultat consolidé des interactions antérieures avec l’environnement » [Bidet et al., 2011]. C’est alors moins une seule logique d’économicisation ou de mise en marché qui semble engagée qu’une logique de création d’effets utiles ou de démocratisation : en mesurant les qualités, ce qui peut être jugé utile ou bon est exploré et éprouvé ; d’autres possibles sont dessinés et promus ; la critique et la réflexivité sont nourries ; de nouveaux publics ou collectifs sont suscités, etc. [Kurunmäki et al., 2016]. Mais dans quelles circonstances et comment ces quantifications permettent-elles aux citoyens de réfléchir à ce qui mérite vraiment d’être soutenu et développé, et d’établir, par l’examen public de situations empiriques concrètes, les qualités valant d’être recherchées ? Il faut là se pencher sur les enquêtes menées par les personnes pour passer de qualités immédiatement perçues dans des lieux, des situations, des objets, des façons d’agir, à leur appréciation plus réflexive, argumentée et partagée.
4L’apparent oxymore – quantifier les qualités – invite ainsi à ne pas, ou plus, opposer qualités et quantités. Le lien entre qualité et quantité apparaît d’autant mieux qu’on ne tient pas les qualités pour données, déjà là, mais qu’on les saisit en dynamique, à travers leur formation, leur mise en valeur, leur négociation. « La négation de la qualité ou l’indifférence à l’égard de la qualité que l’on attribue quelquefois à la quantité et au nombre (et une raison de leur dénigrement) n’est pas finale, mais est au contraire un moyen positif de la construction contrôlée de nouveaux objets et de l’institution de nouvelles qualités » [Dewey, 1993, p. 292]. À défaut d’une telle approche de la « qualité métrologique », attentive au « travail de construction collectif considérable » qui la sous-tend, « il semble que la “qualité mesurable” soit l’autre de la “qualité qualitative” » [Mallard, 2003, p. 93]. Pourtant, le lien entre qualité et quantité est d’emblée présent dans l’acte même de quantifier, qui suppose la création ou le choix d’un principe de valeur : il faut convenir avant de mesurer [Desrosières, 2006 ; Vatin et al., 2011]. Ce constat suppose de relier l’étude des dispositifs à celle des activités de quantification [Barraud et al., 2013] : pas d’effort de quantification sans parti pris sur ce qui mérite d’être quantifié, c’est-à-dire, selon les cas, économisé, épargné, surveillé, préservé, distribué, etc. Les enquêtes d’ethnocomptabilité, attachées à (re)faire les comptes avec les acteurs, « pour comprendre ce qui importe à chacun et en commun » [Le Méner, 2017], le montrent également : les propositions de mesure « mettent en relation des collections définies qualitativement et, éventuellement, accompagnées d’éléments quantitatifs, mais jamais le quantitatif seul ne peut soutenir les opérations de mesure » [Cottereau, 2017, p. 16]. Critiquer en tant que telle la multiplication des quantifications, ou inversement en faire une fin en soi, aurait donc peu de sens, comme le suggérait déjà J. Dewey : « Ceux qui déplorent que le savant réduise les matériaux à des termes numériques ou ceux qui l’exigent […] ne saisissent pas la signification logique de la mesure : ils prennent les propositions comme étant ultimes et complètes, alors qu’en fait elles sont intermédiaires et instrumentales » [Dewey, 1993, p. 282]. Ces deux postures s’alimentent le plus souvent l’une l’autre : « Les critiques intransigeants de la mesure ont tendance à renforcer les idéologues de la mesure qui la présentent comme un parfait reflet du réel, car ils en négligent le caractère provisoire, incertain, inconséquent » [Vatin, 2010].
5Être attentif à cette dimension exploratoire et contingente des quantifications, qui ne cessent d’ouvrir de nouveaux horizons d’action et de représentation [Hacking, 1983 ; Kula, 1984 ; Dagognet, 1993], permet de comprendre qu’elles prennent de plus en plus souvent la forme de listes, déclinant à l’infini des qualités, puis les dimensions et sous-dimensions de celles-ci. J. Goody l’a très tôt souligné : la quantification commence par la taxinomie et la liste, et ne s’en émancipe jamais [Goody, 1979 ; Bowker, Star, 1999]. Quand il s’agit de lister les multiples aspects pouvant faire la « qualité de vie » d’une ville ou d’un lieu de travail, afin d’élaborer des scores, des classements ou des palmarès, la notion de qualité se trouve construite comme une somme de dimensions diverses, aux évaluations et aux pondérations infiniment fluctuantes et souvent opaques. Quantifier la qualité de vie semble alors nourrir une mise en liste indéfinie de l’expérience humaine aux effets souvent incontrôlés [Doria, 2013 ; Espeland, Sauder, 2007].
6Pourtant, l’omniprésence de l’idée de qualité, lovée au creux d’une multitude de pratiques et d’espaces sociaux, sans cesse davantage « mise en forme » [Thévenot, 1986] ou en mesure, semble bien la marque d’un désir accru de s’assurer de ce qui vaut. Consommateurs, travailleurs et citoyens font valoir une exigence croissante de certification mesurable de la qualité des biens et des services fournis par les acteurs publics et privés, mais aussi de la qualité de leurs espaces de vie et de travail. Ils apparaissent ainsi de plus en plus férus de données, et même parfois initiateurs d’indicateurs, pour s’orienter entre différents produits, services, espaces professionnels et/ou territoires de vie. Les employeurs s’efforcent de leur côté de développer des dispositifs toujours plus sophistiqués pour rendre compte de la qualité du travail ou de la qualité au travail. Les initiatives de mesure de la qualité de vie, qu’elles soient d’origine privée ou publique, se développent quant à elles afin de promouvoir ce nouvel objet de gestion auprès des managers publics ou privés, et de les équiper, en conséquence, d’outils, de dispositifs et d’étalons de mesure.
7Faut-il voir là seulement le signe d’une attente de plus en plus forte et prégnante de contrôle, comme si le contrôle de la qualité portait la promesse d’une réalité sociale parfaitement transparente et maîtrisée ? La prolifération de discours et de technologies de mesures de la qualité hors de l’univers de l’entreprise marquerait un mouvement de « managérialisation » sous la houlette des impératifs de contrôle, de transparence et de responsabilité [Miller, 2001 ; Porter, 1995 ; Power, 2004] ou l’extension de la sphère marchande à un nombre croissant d’activités [Aspers, Beckert, 2011]. Mais l’attention peut aussi se porter sur la diversification des espaces de mesure et des dispositifs, et les « dissonances » [Stark, 2009 ; Berthoin et al., 2015], remettant continuellement en cause la fatalité de toute hégémonie. Menées au nom de la qualité, ces entreprises de quantification recouvrent des logiques en tension qui vont du contrôle de la performance, du pilotage et de l’accountability, à la production de visions renouvelées de ce qui vaut et de ce qui mérite d’être poursuivi et défendu dans les vies individuelles et collectives : durabilité, soutenabilité, progrès, bien commun, etc.
8La vocation de ce dossier n’est pas d’explorer toutes les facettes de cet objet « qualité » [1], complexe à appréhender pour les sciences sociales du fait de son caractère a priori normatif ou évaluatif. Il se centre sur l’une des facettes de sa prise en compte : celle qui relève des pratiques de quantification, du travail ou des activités de mesure et de calcul de cette qualité, et de sa production, son éventuelle transformation ou ses métamorphoses.
9Ce numéro « quantifier les qualités » de la Revue française de socio-économie a sélectionné six articles dont la première des caractéristiques est la grande diversité des objets traversés par la quantification de la qualité. Il peut s’agir en effet de la qualité de la justice européenne (Bartolomeo Cappellina), de la qualité dans les établissements de santé (Hugo Bertillot) ou de celle de la médecine libérale (Nicolas Da Silva), du bien-être établi par une organisation internationale (Michel Renault, Pascale Mériot, Annie Gouzien), de la qualité de l’accompagnement à l’emploi (Céline Rémy, Lynda Lavitry), de la qualité des bonbons de chocolat (Thomas Collas).
10Cette diversité d’objets témoigne d’un intérêt renouvelé des sciences sociales pour la question de la qualité, de la valuation ou de l’évaluation, que marquent notamment les initiatives de Valuation Studies [Kjellberg et al., 2013], d’enquêtes ethnocomptables [Le Méner et al., 2017] et de sociologie de la valuation ou de l’évaluation [Vatin, 2013 ; Cefaï et al., 2015]. Une variété qui peut aussi refléter un mouvement de « quantophrénie » dans les pratiques sociales et économiques, où tout semble de facto de plus en plus soumis à la mesure. L’ensemble des articles de ce dossier est en tout cas traversé par une socio-économie de la quantification – entendue comme une analyse des pratiques de mesure ou d’évaluation, de leur élaboration et de leur usage. Ils prolongent ainsi une tradition initiée par le numéro 5 de la RFSE en 2010 sur « Les politiques de quantification » [2].
11La diversité des objets étudiés s’accompagne d’une pluralité de perspectives pour en rendre compte. Les auteurs revendiquent le recours à la sociologie économique, à la sociologie de l’action publique, à l’économie des conventions ou encore à la philosophie pragmatiste pour appréhender les dispositifs de quantification de la qualité, les modalités de leurs élaborations et de leurs usages. Ils prolongent ainsi des traditions qui ont abordé la qualité comme une convention [Bayart, 2000], et la qualification du produit comme un processus socialement construit et controversé [Eymard-Duvernay, 1989], tout en interrogeant le lien entre la qualification des produits et leur calculabilité comme marchandises [Callon et al., 2002 ; Callon, Muniesa, 2005 ; Cochoy, 2008]. Ils font toutefois un pas de côté, en n’interrogeant plus la quantification des qualités depuis la seule scène marchande, qui est souvent restée le point focal des travaux sur les dispositifs ou les chaînes métrologiques.
12La quantification de la ou des qualités est appréhendée sous l’angle de ce que font ces processus : en termes d’émergence de qualités, de dimensions qui valent (méthode Spirale du Conseil de l’Europe) ou, au contraire, de réduction de leur spectre (qualité de la médecine libérale). Ils insistent surtout, dans le prolongement de la sociologie et de l’économie des conventions, sur la nécessaire multiplicité des représentations de la qualité et sur les conventions et accords partagés que nécessite leur quantification. Mais il est intéressant de noter que ces conventions partagées ne présagent pas de leur degré de fragilité ou de leur caractère temporaire, ni au contraire de leur stabilité ou de leur solidité (les guides sur les marchés des bonbons au chocolat). L’analyse de la quantification de la qualité renvoie aussi inévitablement à des processus de négociation discrets (les indicateurs de qualité à l’hôpital), marqués par des tensions et des dominations (qualité de l’accompagnement à l’emploi), voire par des injonctions à la qualité établies par des organisations « indépendantes » (qualité de la médecine libérale).
13Les tensions inhérentes à cet objet conventionnel et normatif sont parfois contournées, comme quand on se limite, pour éviter de vives réactions, à une mesure des dimensions de la qualité a priori la moins conflictuelle (qualité des établissements de santé). Mais ces tensions peuvent être aussi parfois appréhendées plus frontalement, en prenant au sérieux la formation sociale de la « valeur » (méthode Spirale du Conseil de l’Europe) ; la bonne mesure est quelquefois tout simplement imposée par des experts, qui se déclarent compétents pour énoncer ce qu’est la qualité, en imposant ce faisant, sur un objet hautement politique, leur épistémè des valeurs (médecine libérale).
14Les usages de la quantification des qualités sont divers, tantôt marqués par une certaine malléabilité, tantôt dominés par des pratiques clandestines de mise en conformité avec les processus institués de quantification, tantôt encore traversés par des méthodes « douces », qui produisent néanmoins de l’auditabilité. Cette quantification de la qualité donne alors à voir des processus de rationalisation, autant privée que publique, passant par une « instrumentation de l’action publique ».
15Ce numéro de la Revue française de socio-économie est une invitation à ouvrir plus encore les sciences sociales de l’économie à l’analyse des dispositifs et des activités de saisie et d’appréciation de la qualité. Cela déstabilise parfois les technologies plus ordinairement orientées autour de la quantification des quantités, pour le meilleur : la prise en compte du bien-être multidimensionnel des populations, ou des prises décuplées offertes à l’engagement citoyen et à la vie démocratique ; mais aussi pour le pire : une homogénéisation factice et opaque des manières d’apprécier ce qui vaut dans le monde et dans nos expériences.