1 – Introduction
1L’article 1134 du Code civil dispose que « les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites ». Selon ce principe du droit civil français, l’État intervient uniquement pour faire appliquer des accords passés entre personnes privées. Cette intervention repose sur le postulat de l’égalité entre les co-contractants. Parce qu’ils disposent des mêmes droits, l’article 1134 présume que le contrat reflète bien la volonté des deux parties. Malgré ce principe, qui continue à être appliqué dans de nombreuses décisions judiciaires [voir Aynès, 2005], les contrats entre la grande distribution et ses fournisseurs sont gouvernés selon une logique inverse où l’État intervient pour compenser la faiblesse commerciale de ces derniers. Cette faiblesse est liée à la structure du marché en oligopsone, avec un grand nombre d’offreurs et peu d’acheteurs. Sept centrales d’achats maîtrisent la quasi-totalité de l’écoulement des produits de grande consommation et font face à un nombre bien plus élevé de fournisseurs de produits de grande consommation.
Les parts de marché des principaux groupes de la grande distribution française
E.Leclerc | 21,0 % |
Carrefour | 20,9 % |
Intermarché | 14,1 % |
Casino | 11,4 % |
Auchan | 11,0 % |
Système U | 10,3 % |
Lidl | 5,3 % |
Autres | 6,0 % |
TOTAL | 100,0 % |
Les parts de marché des principaux groupes de la grande distribution française
2L’attitude de l’État envers les fournisseurs a évolué au cours du temps. Dans les années 1950, l’État voyait dans la grande distribution, capable de faire pression sur les industriels, un moyen d’enrayer l’inflation des biens de consommation [Dumez, Jeunemaître, 1989, ch. 5]. Mais à partir du début des années 1980, et alors que la grande distribution a connu un mouvement de concentration sans précédent, des protections en faveur des fournisseurs ont commencé à être mises en place. Votée en 1996, la loi Galland entérine une législation très protectrice des fournisseurs. Ce dispositif réglementaire a été complété par la loi NRE en 2001, la loi Dutreil en 2005, les lois Chatel et LME de 2008, ainsi que la loi Hamon de 2014. Ces dispositions sont réunies au sein du titre IV du livre IV du Code de commerce, que nous appellerons ci-après le « Titre IV », suivant en cela l’usage des acteurs du secteur.
3L’intervention de l’État dans les relations entre la grande distribution et ses fournisseurs est particulièrement lourde, puisqu’elle régit le mode de calcul des prix des biens vendus par les fournisseurs aux distributeurs. Le Code de commerce dispose que le fournisseur est maître de son tarif et que celui-ci doit être appliqué à tous ses clients. Le fait pour un distributeur d’obtenir de meilleures conditions commerciales que son concurrent requiert une contractualisation spécifique et des contreparties, comme le fait de mieux valoriser les produits du fournisseur dans les rayons. La réglementation régit même le mode de calcul du prix de revente des produits du fournisseur en magasin. Pour éviter des prix prédateurs [2], qui risqueraient de générer une mise en concurrence trop grande des fournisseurs, la loi interdit depuis 1963 la revente à perte. En d’autres termes, les distributeurs n’ont pas le droit de revendre un produit au consommateur à un prix inférieur à celui où ils l’ont acheté.
4Il reste à déterminer si ces dispositions, qui régissent les contrats annuels conclus entre les distributeurs et les fournisseurs, constituent une protection réellement efficace pour ces derniers. La littérature sociologique existante sur les contrats se partage entre les recherches qui décrivent uniquement les aspects formels du contrat [voir Bessy, 2008] ou celles, au contraire, qui décrivent la relation entre les parties contractantes en négligeant le dispositif formel que constitue le contrat [Neuville, 1998 ; Reverdy, 2009]. Dans cet article, nous analysons les usages du contrat au cours des différentes étapes de la négociation commerciale entre la grande distribution et ses fournisseurs. En cela, notre perspective est proche de celle de Stuart Macaulay, qui s’intéressait à l’articulation entre le contrat en tant que dispositif juridique et les relations d’échange dans lesquelles s’engagent les partenaires commerciaux [1963]. Dans cet article, nous traiterons exclusivement des produits dits de « marque nationale », excluant ainsi les « marques de distributeur [3] ».
5Les données mobilisées dans cet article sont issues d’une thèse de doctorat portant sur l’encadrement juridique des relations entre la grande distribution et ses fournisseurs [Billows, 2017]. Nous utilisons des extraits d’entretiens réalisés avec des commerciaux, juristes, dirigeants et représentants d’intérêts travaillant pour la grande distribution et ses fournisseurs. Nous mobilisons également des informations obtenues au cours d’une observation participante de trois mois au sein de la direction juridique d’une des grandes enseignes françaises de la grande distribution, que nous appellerons Maxistore [4]. Ces données qualitatives sont complétées par des données chiffrées sur le marché français de la grande consommation.
6Sans surprise dans le cas d’un dispositif contractuel destiné à protéger les fournisseurs, ce sont eux et non les distributeurs qui cherchent le plus à mobiliser cet outil dans la négociation commerciale. Les fournisseurs voient dans le contrat une ressource pour encastrer la relation commerciale et éviter que les distributeurs ne remettent en cause les accords passés en début d’année. L’évolution des relations entre la grande distribution et ses fournisseurs depuis 2008 permet de saisir encore mieux le rôle joué par ces protections contractuelles. L’affaiblissement de ces dispositifs juridiques constaté depuis 2008 a en effet précipité le marché dans une guerre des prix dont les fournisseurs font les frais.
2 – Des contrats pour réencastrer la relation commerciale
7Suite à la loi Galland votée en 1996 et aux autres textes qui ont suivi, le droit est devenu une composante majeure de la négociation commerciale entre les fournisseurs et les distributeurs. Chaque enseigne de distribution propose à ses fournisseurs un contrat-type annuel [5]. Reflétant les règles issues du Titre IV, ceux-ci constituent surtout une ressource pour les fournisseurs. Ils leur permettent de réencastrer leurs relations commerciales avec les distributeurs, en créant des engagements dans la durée. Le réencastrement peut être défini comme la création d’une relation durable entre des acteurs marchands, qui se mettent à l’abri d’une mise en concurrence trop poussée, uniquement fondée sur le prix [Uzzi, 1997]. Comme dans la situation décrite par Thomas Reverdy dans le cas des fournisseurs de l’industrie [2009], les acheteurs (ici, les distributeurs) cherchent au contraire à éviter de s’investir dans des relations durables et préfèrent une mise en concurrence de leurs fournisseurs sur la base du prix. Pour reprendre l’expression de Brian Uzzi, ils préfèrent aux relations encastrées des relations où le partenaire demeure à distance (« at arm’s length ») [Uzzi, 1997, p. 36].
2.1 – Ce qui se négocie au-delà des conditions tarifaires
8Bien que les distributeurs souhaitent une mise en concurrence par les prix, la négociation commerciale va au-delà de la question du tarif et des avantages commerciaux acquis par le distributeur, que ce soit sous forme de remise, ristourne ou de marge arrière. Ce qui est en jeu, c’est la relation que vont construire le fournisseur et son distributeur dans l’année à venir. La mise en place des supermarchés, ces « usines à vendre » [Daumas, 2006], a bouleversé la relation entre le distributeur et le consommateur. Le déclin du petit commerce a signifié la fin d’une relation personnalisée avec le client. Alors que la grande distribution se développe, le client cesse d’être servi par l’épicier. La livraison à domicile tombe en désuétude. En somme, les distributeurs sont condamnés à « vendre sans vendeurs » [Grandclément, 2008]. Dans ce contexte, pour parvenir à « capter » le consommateur, les produits doivent être présentés de manière cohérente. Par exemple, on les organise en « familles » placées à des endroits stratégiques dans le supermarché. Comme l’a montré Sandrine Barrey [2006a], la réussite de cette opération suppose une coopération très poussée entre les commerciaux des fournisseurs et des distributeurs. Les données que nous avons obtenues sur la négociation commerciale corroborent ce constat. Mais nous avons également observé une grande méfiance de la part des négociateurs. Le degré de collaboration dépend en réalité des engagements consentis par l’autre partie, qui sont eux-mêmes liés à l’horizon de chiffre d’affaires réalisable sur l’année à venir. Cet entrelacement entre coopération et considérations budgétaires n’est pas sans rappeler la « coopétition » conceptualisée par Franck Cochoy [Cochoy, 2016].
9D’un côté, les distributeurs, qui souhaitent comprimer leurs coûts au maximum, veulent s’assurer que leurs fournisseurs participent à la valorisation de leurs produits en magasin :
« Donc voilà, y a des choses qu’on peut proposer au niveau national [au distributeur], on peut payer une société de maintenance pour aller les aider à gérer leurs rayons. On peut leur acheter du mobilier, on peut leur payer des animations commerciales en rayon, on peut leur envoyer des sociétés qui font de la mise en rayon. On peut investir dans l’affichage. On peut former leurs équipes pour les sensibiliser à telle ou telle catégorie de produits. »
11Ces tâches sont très diverses et peuvent aller jusqu’à envoyer en magasin des manutentionnaires, permettant ainsi de réduire les coûts de main-d’œuvre supportés par les distributeurs. Comme le suggère cette citation, cette offre de services de la part du fournisseur est intégrée à la négociation annuelle. Plutôt que d’offrir un avantage tarifaire, le fournisseur peut offrir des animations commerciales.
12De l’autre côté, les fournisseurs doivent s’assurer que leurs produits soient convenablement « mis en scène ». D’abord, le fournisseur attend du distributeur qu’il lui accorde un espace en rayon suffisant. L’allocation de cet espace, que les acteurs appellent le « linéaire », est un enjeu essentiel de la négociation. En effet, le chiffre d’affaires réalisé par un fournisseur dépend directement de la surface qu’occupe son produit. Mais la mise en valeur du produit dépend également de sa position relative d’autres. Si le produit n’est pas « à sa place », ses ventes peuvent en pâtir :
« Par exemple si vous voulez punir Canigou Ronron, ben vous mettez le Canigou Ronron dans le bazar près des nonos en plastique ou des laisses pour chien. Parce que le chien ou le chat il fait partie de la famille, donc on met sa bouffe au même endroit que la bouffe de la famille. Et si vous voulez tuer ce produit vous le mettez dans le bazar. »
14Les baisses de tarif ou les avantages commerciaux (sous forme de marge arrière) concédés par le fournisseur sont ainsi octroyés en échange de la promesse d’une meilleure valorisation du produit, susceptible de conduire à un chiffre d’affaires plus élevé. Ainsi, les conditions tarifaires ne sont jamais négociées seules. Du point de vue du fournisseur, la négociation sur les prix est rapportée aux perspectives de chiffre d’affaires sur l’année à venir. Le fournisseur s’attend à ce que ses efforts financiers conduisent à une augmentation des commandes de son produit par le distributeur.
« [L’enjeu] c’est où est-ce qu’on met le curseur, en termes d’activité et en termes de prix d’achat. […] Est-ce que je vais faire 150 millions avec lui cette année ou est-ce que je vais en faire 80 ? Est-ce que je vais acheter plus cher que l’année dernière ou moins cher, et sur quel niveau ? »
16Cet enjeu est à rapporter au jeu concurrentiel entre distributeurs. Au cours de la négociation commerciale, le fournisseur met en concurrence les distributeurs pour trouver celui qui lui assurera le plus grand chiffre d’affaires. Les négociations annuelles conduisent le fournisseur à choisir un ou deux distributeurs avec qui il bâtit une relation privilégiée sur l’année à venir, même s’il continue de livrer ses produits aux autres distributeurs. Il estime que ces partenaires privilégiés méritent des réductions tarifaires plus importantes, car ils lui procureront une augmentation de son chiffre d’affaires.
« En fait, ce qu’il faut faire en début de négociation, c’est essayer de comprendre très vite quel est leur plan de croissance pour ta marque. Si le mec il est à moins 5 [en pourcentage de chiffre d’affaires] et que tu te rends compte que son rayon hygiène c’est pas sa priorité, et qu’il va limite fermer d’ici deux ou trois ans, ça ne va pas le faire, tu vas pas essayer de baisser ton tarif. En revanche, si le mec s’engage sur un plan de croissance et qu’il va continuer dans les années qui suivent, on va être plus réceptif. »
18Comme l’illustre cette citation, la capacité du distributeur à faire fructifier le chiffre d’affaires est évaluée de plusieurs manières. Il faut prendre en compte la croissance des parts de marché du distributeur. Il faut essayer d’évaluer dans quelle mesure la catégorie de produits sera une priorité dans l’année à venir. Et enfin, au sein de cette catégorie, il faut déterminer le fournisseur qui sera privilégié. Car la relation doit être réciproque : pour « investir » sur un distributeur, le fournisseur doit être sûr qu’il est bien le seul à qui le distributeur va procurer davantage de linéaire et dont il valorisera les produits.
19En somme, à l’échelle d’un type de produits comparables, la négociation doit se comprendre comme un jeu concurrentiel où les fournisseurs sont en compétition pour accéder aux meilleurs distributeurs et les distributeurs sont en compétition pour accéder aux meilleurs fournisseurs. Pour chaque type de produits, des accords préférentiels sont noués entre un fournisseur et un distributeur. Dans ce cas, le fournisseur consent davantage de réductions tarifaires et fera l’objet d’une meilleure mise en avant dans le rayon. En revanche, d’autres fournisseurs et distributeurs ne parviennent pas à un accord préférentiel. Les quantités livrées sont alors moins importantes et le coût d’achat unitaire pour le distributeur est plus élevé. Cette configuration rappelle le modèle wébérien du marché tel que lu par Pierre François. Dans ce modèle, il existe une concurrence au sein de deux groupes pour accéder aux meilleures opportunités d’échange avec des membres de l’autre groupe [voir François, 2008, p. 38]. Sur une catégorie de produits donnée, le distributeur ne dispose que d’un rayonnage limité par rapport au nombre de fournisseurs potentiels, ce qui l’oblige à opérer des choix sur les produits à mettre en avant. De la même manière, le fournisseur ne peut consentir des conditions tarifaires favorables à toutes les enseignes. Il sélectionne les distributeurs lui semblant être en mesure de créer les conditions d’une croissance du chiffre d’affaires. Selon l’un des fournisseurs rencontrés, une des stratégies envisageables est celle de la captation [Trompette, 2008]. Il s’agit pour le fournisseur de passer un accord le plus tôt possible de manière à court-circuiter les autres fournisseurs, qui se verront attribuer un linéaire plus restreint.
« Plus tu arrives à un accord tôt, plus t’arrives à court-circuiter tes concurrents et c’est toi qui vas occuper le linéaire à la place de tes concurrents. Le rayon est limité dans sa taille, le distributeur il peut pas faire rentrer tout. Donc si t’es le premier, il va te privilégier toi et pas les autres. En revanche, plus tu signes tard, plus ton accord est pourri en général. »
21Cette citation illustre bien la structure à deux niveaux de la négociation. En négociant avec les distributeurs, les fournisseurs, gardent à l’esprit qu’ils sont en concurrence avec d’autres fournisseurs sur leur segment de produit. De même, les distributeurs se doivent d’accorder aux fournisseurs des conditions plus favorables que celles des autres distributeurs.
22Conformément au modèle élaboré par Harrison White, les agents sur ce marché ne cessent de s’observer [Eloire, 2010, p. 494 ; White, 1981]. Aucun agent n’est compétitif dans l’absolu : par exemple, le distributeur souhaite être en mesure de vendre les produits d’un fournisseur le moins cher possible. Son but est de répercuter les avantages tarifaires procurés par le fournisseur dans le prix de revente au consommateur, pour mieux attirer ce dernier. Comme nous le montrons plus bas, cette observation est constante et conduit parfois à des sanctions à l’encontre de son partenaire commercial.
2.2 – Faire respecter les engagements de son partenaire : des moyens inégaux
23Une fois l’accord négocié et signé, il s’agit pour les fournisseurs et les distributeurs de faire respecter les engagements de leurs partenaires. Si le Titre IV impose la signature des accords annuels avant le premier mars, les termes de l’accord font parfois l’objet d’une remise en cause ultérieure. Comment éviter que son partenaire remette en cause un accord favorable ? Ici, les stratégies divergent : les distributeurs s’appuient principalement sur leur pouvoir de marché et la menace du déréférencement. Or les fournisseurs ne peuvent pas utiliser cette arme de manière aussi efficace que les distributeurs. Ils se tournent donc vers les ressources du contrat.
24Les distributeurs usent principalement de la menace de déréférencement, qui consiste à retirer partiellement ou entièrement les produits du fournisseur du rayon. Le distributeur met en œuvre cette menace lorsqu’il estime que l’augmentation du tarif du fournisseur est trop élevée. Même s’il s’agit d’un point que contestent les distributeurs, le Code de commerce autorise les fournisseurs à augmenter leur tarif à n’importe quel moment de l’année. Cette augmentation ne remet pas en cause le contrat signé avant le 1er mars : elle augmente seulement le tarif de base du fournisseur, et non le taux des réductions accordées au distributeur. Une telle augmentation du tarif conduit à des représailles immédiates :
« Quand tu proposes la hausse [tarifaire], tu peux être sûr que direct le mec il va t’exploser la gueule. Il va te couper des lignes et il va t’exploser tes promotions et il va fermer la porte aux gens que t’envoies en magasin pour valoriser tes produits. »
26Les représailles consistent ici à substituer aux produits du fournisseur en rayon des produits d’une autre marque, de manière à faire diminuer le chiffre d’affaires qu’il réalise chez cette enseigne. Ce moyen de coercition est aussi utilisé si le distributeur apprend que l’un de ses concurrents bénéficie de réductions plus importantes. Cela vaut pour tous les canaux de distribution. Dans le cas exposé ci-dessous, un fournisseur a choisi d’ouvrir un site Internet lui permettant de vendre directement ses produits au consommateur, sans passer par un distributeur. Les prix pratiqués sur cette plate-forme allaient être moins élevés que ceux pratiqués par le distributeur. Cela a conduit le distributeur à répliquer en déréférençant le fournisseur.
« Là on commence […] un shop en ligne. L’ouverture de ce site a vraiment fâché les distributeurs. […] On arrive à vendre des trucs sur notre site moins cher que chez les distributeurs. Ce qui les énerve vraiment, c’est les offres où tu lotes des produits, genre un soin pour cheveux et un shampooing, ou du mascara et du fard à paupières ensemble. Ça rend les accords en négo compliqués. C’est même allé jusqu’à un déréférencement avec [enseigne X], avec un arrêt des commandes sur les shampooings [marque Y]. »
28Cette citation permet de comprendre pourquoi les frontières du marché de la grande consommation se maintiennent, malgré le développement de nouveaux acteurs comme les vendeurs en ligne et le déploiement de réseaux de boutiques en propre par certains industriels (comme Nestlé a pu le faire avec Nespresso). Les distributeurs souhaitent rester le débouché majeur des produits destinés au grand public. Pour éviter la concurrence d’autres débouchés commerciaux, ils n’hésitent pas à exercer des pressions intenses sur leurs fournisseurs. D’ailleurs, les représailles des distributeurs contre les fournisseurs ne prennent pas toujours la forme de déréférencement. Parfois, il suffit de changer la disposition des produits en rayon pour obtenir le même effet : une baisse des ventes du fournisseur.
29Du côté des fournisseurs, les moyens de coercition sont moins importants. Les fournisseurs redoutent que les distributeurs ne mettent pas en œuvre les mesures qui permettraient d’augmenter leur chiffre d’affaires (promotions, linéaire plus important, etc.) et qui ont été promises en échange de réductions tarifaires. Une grande partie de l’énergie des commerciaux des fournisseurs est consacrée à vérifier l’application de ces engagements. Des sociétés telles que Nielsen proposent ainsi des relevés hebdomadaires de ventes et de prix de revente en magasin [6]. Au-delà de ces indicateurs accessibles à tous (moyennant paiement), les commerciaux font remonter des informations par leurs subordonnés basés en région et qui visitent régulièrement les rayons :
« J’ai des chiffres toutes les semaines par un cabinet type Nielsen. Mais c’est que des gros indicateurs. Sur des trucs plus détaillés, je peux avoir six semaines sans visibilité. Et du coup, là, je sollicite des gens de mon ancien réseau. »
31Le réseau dont il est question ici est constitué des anciens collègues du chef de produits lorsqu’il travaillait en région, à son arrivée dans l’entreprise. Si des moyens importants sont dévolus à la collecte d’informations, les fournisseurs ne sont pas en mesure de présenter une menace crédible. Il peut arriver qu’un fournisseur arrête de livrer un distributeur si celui-ci rompt l’accord passé en début d’année. Cela survient notamment lorsque la marque du produit est très connue. Se priver d’un tel produit en rayon signifierait donc se priver d’un grand nombre de consommateurs.
« Le fournisseur il peut […] arrêter de livrer. Quand t’es Nestlé par exemple et que tu sais que [le distributeur] veut de la Perrier et que si tu n’as pas de Perrier en magasin tu passes quand même pour un con, ben t’arrêtes de livrer des Perrier pendant deux semaines quoi. Ce qui en négo donne généralement, vous savez en ce moment il y a un problème de verglas sur les routes, et y a plus de Perrier qui arrive dans tes magasins pendant deux semaines. »
33Mais l’arrêt des livraisons par le fournisseur est beaucoup moins fréquent que le déréférencement par un distributeur. Cela s’explique par la structure en oligopsone du marché. Un fournisseur ne représente qu’une fraction du chiffre d’affaires d’un distributeur. Selon des chiffres récoltés au cours de ma thèse auprès d’une des enseignes françaises, les 10 plus gros fournisseurs ne représentent que 20 % du chiffre d’affaires annuel. Quant aux 100 plus gros fournisseurs, ils représentent 67 % de ce chiffre d’affaires. À l’inverse, les plus gros distributeurs comme Leclerc ou Carrefour peuvent représenter jusqu’à un tiers du chiffre d’affaires du fournisseur. Le caractère peu coûteux du déréférencement pour le distributeur et son caractère désastreux pour le fournisseur sont bien illustrés par la citation suivante :
« Imagine Leclerc : ils peuvent te virer 40 % de ton assortiment d’un coup. Tu perds 10 millions d’euros par mois. Tu rentres pas ton année. Tu te retrouves avec une usine et la logistique avec un tas de produits pas livrés. Tu sais pas quoi en faire. Et le pire, c’est que tes concurrents prennent ta place. Et Leclerc ils sont très malins pour ça. Ils arrivent à gagner deux fois. Par exemple, un jour ils sont venus me voir et ils m’ont dit : “Je viens de me fâcher avec Unilever.” Si tu paies, tu peux prendre la place d’Unilever, et après Unilever cède et finit par payer, et comme ça Leclerc se fait payer deux fois. »
35Selon ce négociateur, la perte de chiffre d’affaires subie par un fournisseur suite à un déréférencement est impossible à compenser. Il n’est pas en mesure de se rattraper en vendant davantage de produits à d’autres distributeurs. Le distributeur peut, lui, en revanche proposer l’espace laissé libre dans ses linéaires à d’autres fournisseurs. Les fournisseurs concurrents du fournisseur déréférencé seront prêts à un gros effort en termes de réductions pour cela : tant que l’autre fournisseur n’a pas cédé aux exigences du distributeur, ils jouissent d’un monopole dans les rayons du distributeur.
36Dès lors, on comprend l’importance des ressources apportées par le Titre IV pour le fournisseur, qui s’appuie sur le formalisme juridique du contrat pour faire respecter les engagements pris par les distributeurs. Au cours de la négociation commerciale en début d’année, le fournisseur et le distributeur s’accordent sur des « budgets » (des réductions tarifaires octroyées par le fournisseur) qui font l’objet de contreparties. Jusqu’en 2008, le principal type de budget était la « coopération commerciale ». Cet intitulé recoupe des services destinés à promouvoir les ventes du fournisseur en magasin. Cela comprend par exemple les « têtes de gondole ». Elles consistent à placer les produits du fournisseur en bout de rayon, afin que le produit soit visible auprès de tous les consommateurs qui circulent dans les travées centrales ou latérales du magasin, et non seulement de ceux qui se rendent à ce rayon en particulier. Un autre service consiste à faire figurer les produits du fournisseur dans les prospectus distribués par les distributeurs à leurs consommateurs. Chaque service fait l’objet d’une tarification négociée avec le fournisseur.
37Pourquoi les fournisseurs réclament-ils ce type de services en échange de leurs réductions tarifaires ? Comme le suggère cet extrait d’un rapport officiel, l’intérêt, pour eux, n’est pas tant le contenu du service que son habillage juridique.
« Pour le fournisseur, cette négociation “arrière” a au moins un intérêt : le distributeur est obligé de donner un habillage juridique aux services rendus et d’en prendre la responsabilité ; et si la coopération commerciale demeure pour partie soit fictive, soit rémunérée bien au-delà de son coût, il n’en reste pas moins que certains services sont réels [7]. »
39En effet, une politique commerciale privilégiant le fournisseur va bien au-delà des services relevant formellement de la coopération commerciale : il s’agit de bien mettre en avant les produits du fournisseur dans l’assortiment, en leur accordant plus de place dans le linéaire. Ces services de coopération commerciale jouent plutôt un rôle de caution. Parce qu’ils engagent des coûts, ils obligent le distributeur à continuer de soutenir un fournisseur tout au long de l’année. Pour ce type de services, la loi impose en effet un formalisme strict. Elle oblige les distributeurs à préciser la date à laquelle ce service est rendu, mais aussi à collecter les preuves matérielles de la bonne exécution de celui-ci. L’administration chargée de faire appliquer ces textes est la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). Ses fonctionnaires ont lancé de nombreuses poursuites contre des distributeurs, qui ont mené à des condamnations très lourdes [8]. Les fournisseurs sont conscients de l’exposition au risque juridique que crée ce type de contreparties et s’en servent pour faire respecter les engagements des distributeurs.
3 – Un désencastrement progressif de la négociation commerciale
40Le rôle protecteur des dispositions contractuelles issues du Titre IV pour les fournisseurs s’apprécie d’autant mieux lorsqu’on observe à l’évolution du marché de la grande consommation depuis le début des années 2010. Contrairement aux années 2000, où la concurrence par les prix entre distributeurs était faible, le début des années 2010 voit les principales enseignes de la distribution française s’engager dans une guerre des prix d’une grande intensité. Or cette guerre des prix est permise par une mise en concurrence accrue des fournisseurs. Cette mise en concurrence n’a pu être réalisée qu’en modifiant les dispositions contractuelles et en profitant de changements législatifs intervenus en 2008.
3.1 – Une concurrence exacerbée : la guerre des prix de 2013-2017
41Une guerre des prix a affecté le secteur de la grande distribution à partir de 2013. Elle intervient dans un contexte où le marché de la grande distribution est entré dans une phase de recul, notamment à cause de la stagnation du pouvoir d’achat depuis la crise économique de 2008.
Évolution de l’indice de chiffre d’affaires des grandes surfaces alimentaires

Évolution de l’indice de chiffre d’affaires des grandes surfaces alimentaires
42D’autres facteurs de déclin de la grande distribution sont mis en avant dans la littérature. Philippe Moati note la concurrence croissante des acteurs de la vente sur Internet et la perte d’attrait de l’hypermarché, un modèle qui réunit toutes les catégories de produits sous le même toit [2016]. P. Moati évoque par ailleurs une « démassification » des besoins des consommateurs, ce qui incite les distributeurs à procurer à concevoir des offres plus ciblées, notamment au travers de magasins de proximité. Au cours de cette période, certains distributeurs ont ainsi connu de graves difficultés, comme Carrefour à la fin des années 2000 [9].
43S’engager dans la guerre des prix constitue une issue pour certaines enseignes dont les parts de marché et les résultats stagnent. La guerre des prix n’a été véritablement déclenchée qu’en 2013 par le groupe Casino, propriétaire des supérettes Franprix, des supermarchés Casino et des hypermarchés Géant. À la fin de l’année 2012, les enseignes appartenant à Casino totalisent une part de marché de 12,3 % de la distribution alimentaire [10]. Le groupe connaît alors des difficultés. Géant, son enseigne d’hypermarchés, est perçue comme chère et souffre particulièrement de la stagnation de la consommation depuis la crise économique de 2008. Cette enseigne tente alors ce qu’un observateur a qualifié de « casse du siècle [11] » : elle baisse son indice de prix de 5 points en quelques mois, et passe ainsi du statut d’enseigne relativement chère à celle de concurrente de E.Leclerc, l’enseigne réputée « la moins chère ». Le graphique ci-dessous permet de saisir l’ampleur du « coup » tenté par le groupe Casino.
Évolution de l’indice des prix des principales enseignes (janvier 2013-novembre 2014) [12]

Évolution de l’indice des prix des principales enseignes (janvier 2013-novembre 2014) [12]
44Face à l’agressivité commerciale de Géant-Casino, les autres enseignes d’hypermarché (seules les 4 plus grandes sont représentées ici) sont obligées de réagir. Par exemple, Carrefour, le premier distributeur français, doit lui aussi casser ses prix. Mais les premiers à payer le prix de la guerre des prix sont les fournisseurs. Plus que l’indice des prix, les distributeurs ciblent en réalité les produits dont la notoriété est la plus élevée, et qui, du moins le présume-t-on, servent de point de repère pour les consommateurs lorsqu’ils comparent les enseignes entre elles. Tel est le sens de l’opération « Garantie prix les plus bas » lancée par Carrefour en 2012 [13]. Sur 500 produits de grande notoriété, elle garantit au consommateur qu’elle est l’enseigne la moins chère et rembourse deux fois la différence si le consommateur trouve moins cher ailleurs. Cette focalisation sur les produits les plus connus conduit les enseignes à être particulièrement agressives dans leurs négociations annuelles avec les plus gros fournisseurs. Lors des négociations commerciales du début de l’année 2014, Casino décide de faire pression sur ses plus gros fournisseurs en déréférençant Coca-Cola, un géant de l’agroalimentaire. Pour médiatiser ce déréférencement, et ainsi montrer qu’elle irait jusqu’au bout pour obtenir des conditions plus favorables Casino fait fuiter l’information auprès d’un journaliste spécialisé :
« Je vais vous raconter quelque chose qui s’est passé fin février [2013] à la fin des négos avec Coca-Cola. Casino, pour mettre la pression sur Coca-Cola, a décidé de les virer de Leader Price et de les remplacer par la gamme Pepsi. Chez Casino, c’est quelque chose qui a été décidé au niveau de Naouri [le PDG]. Mais ça a été fait avant tout pour que ce soit connu. Ils m’ont instrumentalisé. Ils m’ont appelé et ils m’ont dit « on va foutre dehors Coca ». […] Finalement je l’ai publié. Mais ça montre qu’ils l’ont fait pour que ça serve d’exemple à tout le monde […]. »
46À première vue, on pourrait penser que ces stratégies agressives nuisent de manière durable aux relations entre les distributeurs et leurs fournisseurs. À l’échelle du marché, la tension est montée d’un cran. Pendant la période, les fournisseurs et leurs représentants n’ont cessé de se plaindre de la guerre des prix [14]. Mais à court terme, une stratégie telle que celle de Casino ne suscite pas forcément l’hostilité de ses fournisseurs. En s’alliant avec le distributeur réputé le moins cher (ou censé le devenir), ils s’assurent de meilleures ventes. Dans la citation suivante, un négociateur travaillant pour un grand fabricant français de cosmétiques explique comment, malgré une politique hyperagressive sur les prix de la part d’E. Leclerc, ses relations avec cette enseigne demeurent correctes.
« Leclerc c’est beaucoup plus passionnel [qu’avec d’autres enseignes]. Ça se passe plutôt bien, mais en fait t’as une alternance d’années où tu vas boire du champagne dans leur bureau et d’années où ils t’explosent la gueule et ils te mettent en T4 [qui correspond à un déréférencement]. Mais bon, ça se passe bien. Eux, ils marchent bien. Ils ont toujours de la croissance à nous vendre. Eux quand ils nous disent on va faire +15 % on les croit. Même si ça te coûte cher. Et bon, on a de bonnes relations avec eux. Ils nous charrient. Ils nous disent : “Vous êtes une boîte où il y a plein de pognon” et nous, on les charrie parce qu’ils viennent avec les Ferrari sur le parking. »
48Dans les négociations, il se succède ainsi des phases de mise en concurrence des fournisseurs et des phases où les deux parties cherchent à recréer des liens plus durables. La phase de mise en tension, qui s’accompagne éventuellement d’un déréférencement, sert à renégocier les termes de la relation future.
3.2 – Affaiblir les contrats pour mettre en concurrence ses fournisseurs
49Le principal mécanisme de la guerre des prix a consisté pour les distributeurs à mettre davantage en concurrence leurs fournisseurs. Cette mise en concurrence n’a pu être réalisée qu’en modifiant les contrats-types censés protéger les fournisseurs et en profitant ainsi des nouvelles dispositions de la loi LME, votée en 2008. En d’autres termes, les distributeurs ont cherché à désencastrer [Uzzi, 1997] la relation commerciale.
50Votée en 2008, la loi LME répond à la volonté de Nicolas Sarkozy, nouvellement élu président de la République, de renforcer la concurrence entre distributeurs pour redonner du pouvoir d’achat aux consommateurs. La loi entérine une nouvelle catégorie juridique qui a permis de changer les contreparties accordées aux fournisseurs [15]. Ses exigences sont plus souples que celles relatives à la coopération commerciale. L’appellation de cette « nouvelle » catégorie juridique n’a jamais été stabilisée. La loi Dutreil, votée en 2005, y fait référence sous l’appellation de « services distincts ». La loi LME les appelle les « autres services ».
« C’était les services facturés par les industriels qui étaient distincts de ceux de la coopération commerciale, qui en gros regroupaient, là encore je vous la fais schématiquement, deux grandes catégories : tout ce qu’est vente de statistiques et tout ce qu’est études marketing qui pouvaient être vendues aux industriels. »
52Ces services sont dits « distincts » parce qu’ils ne relèvent pas de la coopération commerciale. La coopération commerciale consiste à rendre un service destiné à augmenter les ventes du fournisseur en magasin. À l’inverse, les services « distincts » portent sur des aspects plus accessoires de la relation commerciale, comme les statistiques et les études marketing. On voit d’ores et déjà qu’il s’agit de services moins directement utiles au fournisseur. Les exécuter relève davantage d’une démarche formelle que d’une aide substantielle pour le fournisseur. Un juriste d’un fournisseur parle ainsi de « statistiques bidon » à propos de certains « services distincts » vendus par une enseigne. À l’inverse, les fournisseurs reconnaissent à la coopération commerciale une certaine valeur substantielle.
« Un front de vente, quand vous allez dans un super ou dans un hyper, vous pouvez avoir l’impression que tout vous est offert et que c’est neutre. C’est juste totalement faux. Il y a de puissants moyens d’action sur les consommateurs dans un magasin. C’est ça la coopération commerciale. »
54Alors que les services distincts sont désormais très utilisés dans les relations fournisseurs-distributeurs, la loi LME demeure peu loquace à leur sujet. Les juristes et lobbies des deux camps se sont affrontés auprès de la DGCCRF pour influencer l’interprétation du régulateur sur cette question. D’un côté, les fournisseurs étaient partisans de calquer les services distincts sur la coopération commerciale. Les lobbies qui représentent les fournisseurs ont ainsi défendu le principe d’une négociation « ligne à ligne ». Cela signifie que chaque service relevant des services distincts fait l’objet d’une tarification et doit être exécuté à une date précise. Toute réduction accordée par le fournisseur au distributeur doit donc être justifiée par une contrepartie tangible.
« L’esprit de la LME, c’était quand même que le tarif soit opposable et que chacun négocie au mieux le prix de revente unitaire en rayon, mais bon selon les promotions les volumes et tout ça. C’est le point d’achoppement majeur. »
56De l’autre côté, les distributeurs défendent au contraire une négociation globale des services distincts en début d’année. L’ensemble des services consentis fait l’objet d’une négociation unique. Il n’y a donc plus lieu de vérifier la bonne exécution de ces services à un temps t. Sans attendre de savoir si la DGCCRF validerait le principe d’une négociation globale et non « ligne à ligne » des « services distincts », les distributeurs ont commencé en 2009 à modifier leurs contrats-types pour tenter d’imposer cette interprétation [16].
3.3 – Des stratégies juridiques articulées à la stratégie commerciale
57Les stratégies juridiques des distributeurs ont toutefois varié. Ces stratégies sont intrinsèquement liées aux stratégies commerciales, mais aussi à des choix plus larges que nous éclairons ici. Maxistore est l’un des distributeurs qui a maintenu une attitude commerciale prudente pendant la guerre des prix. Parallèlement à cette prudence commerciale, Maxistore est aussi le distributeur qui a changé son contrat-type de la manière la plus conservatrice. L’enseigne a introduit dans son contrat-type un « plan d’affaires » qui se substitue à l’ancienne coopération commerciale. Ce « plan d’affaires » comprend plusieurs « items » qui suggèrent que l’enseigne rend encore des services (même minimaux) aux fournisseurs en échange des réductions tarifaires que ceux-ci lui concèdent.
58Cette stratégie prudente est liée au rôle joué par l’enseigne dans la représentation du secteur. Maxistore est l’une des enseignes actives au sein de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD), l’association patronale qui représente les distributeurs « intégrés [17] ». En 2012, un ancien dirigeant de la FCD est d’ailleurs devenu secrétaire général du groupe, puis directeur général délégué en 2015. Cette personne avait joué un rôle d’envergure dans les discussions qui ont mené à la loi LME. Au total, l’enseigne Maxistore estime qu’elle est garante de la réputation du secteur. Selon un membre du comité exécutif du groupe Maxistore, des changements trop radicaux apportés au contrat-type pourraient remettre en cause un accord tacite passé avec le gouvernement en 2008, au moment de la rédaction de la loi LME, qui assouplit la réglementation régissant les relations entre la grande distribution et ses fournisseurs.
« Pour l’instant on a évité [le ligne à ligne]. Mais le lobby est fort. La DGCCRF a plutôt été dans l’idée de l’éviter. […] Mais dans les débats qu’on a eus au Parlement [avant la loi Hamon], on a vu le ligne à ligne revenir. […] Parce que le lobby des industriels continue. Ils essaient de mettre en avant une détresse réelle ou feinte pour obtenir cette réglementation-là. […] Le deal qu’a été passé c’est que pour éviter la formalisation et ce que j’appelais moi la barémisation, c’était que la loi dise pas trop de choses sur le plan d’affaires, mais qu’on se donne une obligation de moyens de faire des plans d’affaires corrects […] d’une manière qui soit souple et libre et contractuelle. Pas d’une manière qui soit réglementaire. »
60Si nous ne disposons pas de sources complètes à ce sujet, d’autres enseignes « intégrées » ont suivi le modèle de Maxistore. Elles aussi sont membres de la FCD et se sont montrées peu agressives au cours de la guerre des prix amorcée en 2013. Toutefois, Casino, l’enseigne la plus active au cours de cette guerre des prix, fait elle aussi partie de la FCD. Malheureusement, nous ne disposons pas d’informations sur les contrats que cette enseigne a utilisés avec ses fournisseurs.
61Au contraire de la plupart des enseignes intégrées, les enseignes dites « associées » proposent des contrats-types aux contreparties minimales. Tel est le cas de l’enseigne E.Leclerc, qui, depuis 2009, a totalement éliminé les contreparties de ses contrats. Au lieu de proposer des services aux fournisseurs, sa stratégie juridique repose sur le principe selon lequel l’avantage tarifaire qu’elle reçoit de ses derniers doit simplement rémunérer le fait de collaborer avec l’enseigne. Cette stratégie juridique consistant à rédiger un contrat minimaliste va de pair avec une grande agressivité commerciale. Comme le montre la figure 2, E.Leclerc a toujours eu l’indice de prix le moins élevé. La flexibilité dans la relation avec le fournisseur n’est pas la seule considération qui a amené cette enseigne à ne pas proposer de « plans d’affaires ». Il s’agit aussi de se prémunir d’éventuelles poursuites de la DGCCRF. En effet, l’absence de contrat est sanctionnée par des poursuites pénales, avec des amendes ne dépassant pas plusieurs centaines de milliers d’euros. En revanche, si l’enseigne propose au fournisseur des contreparties, mais que l’administration les considère comme étant déséquilibrées, elle risque des poursuites civiles, avec éventuellement plusieurs millions d’euros d’amende.
« Leclerc j’ai entendu dire devant Homobono [directrice générale de la DGCCRF] ou devant le ministre : le plan d’affaires je veux pas en entendre parler. […] Pourquoi ? Pour une raison extrêmement simple. S’il n’a pas signé son contrat unique, ou s’il a signé un torchon dans lequel il n’y a rien, il encourt une amende pénale de 375 000 € au plus. Maintenant s’il signe un contrat avec du contenu et que ce contenu il ne le rend pas à ce moment-là c’est toute la batterie des sanctions ancienne manière qui tombe, dont la restitution de l’indu. Il a été condamné une fois à 90 millions, donc entre 90 millions d’euros ou rien, donc Leclerc a des contrats vides, complètement vides, et l’administration a toujours laissé passer. »
63Sans surprise, cette attitude cavalière de la part d’E.Leclerc suscite l’ire des représentants des fournisseurs. Mais ils ne sont pas les seuls à se plaindre de cette attitude. Les dirigeants de Maxistore sont également très critiques :
« [Michel-Edouard Leclerc] n’est pas là pour faire du lobbying, il n’en a rien à faire, sauf pour sa boîte. […] La loi l’idée c’est qu’il y ait un plan d’affaires avec des engagements, qui ne soient pas du ligne à ligne, mais des vrais engagements, qu’ils soient bien écrits, etc. Il y en a qui ne le font pas. Ils font des trucs très sommaires […]. Vous avez des gens qui vont au bout de leurs possibilités dès qu’ils en ont. C’est tout. Et du coup ça produit des réactions qui sont négatives, mais ils s’en foutent parce qu’ils sont passés avant tout le monde. […] Il y a une loi et on veut l’appliquer. On veut l’appliquer, mais on veut que nos concurrents l’appliquent aussi. »
65Ce membre du comité exécutif de Maxistore juge l’attitude de Leclerc déloyale à double titre. D’abord, il considère que Leclerc exerce une concurrence déloyale en ayant recours à des pratiques dont la légalité est douteuse. Ensuite, il considère que ces pratiques mettent en danger le secteur. Elles l’exposent en effet à des critiques de la part des fournisseurs, qui pourraient aboutir à un durcissement de la réglementation.
66Ainsi, la mise en place de telle ou telle clause dans les contrats-types ne peut être comprise qu’en la resituant dans le jeu concurrentiel entre les enseignes. C’est ce qu’illustre le cas d’une petite enseigne associée. Rarement dans le viseur des critiques de la grande distribution, elle jouit d’une bonne réputation. Jusqu’en 2014, ses contrats étaient parmi les plus généreux envers les fournisseurs, puisqu’ils proposaient encore de la coopération commerciale, le type de « service » le plus avantageux pour ces derniers. En 2014, l’enseigne fait un virage à 180° et introduit des contrats en tous points similaires à ceux de l’enseigne E.Leclerc.
« Ben voilà, on se dédouane de cette contrainte [de la coopération commerciale]. Les fournisseurs qui ont des produits très performants et très innovants, ben on va les pousser. Et ceux qui seront beaucoup moins innovants et qui ne répondront pas du tout aux attentes du marché, à quoi bon s’obliger à leur donner de la lisibilité juste pour respecter le contrat qu’on a signé ? »
68Cette adhésion à ce modèle minimaliste de contrats-types est liée selon elle à l’évolution du marché. La directrice juridique de l’enseigne note que celui-ci a évolué vers une plus grande concurrence par les prix et rend nécessaire le fait de s’armer juridiquement pour obtenir davantage de remises de la part des fournisseurs. Jouer les « bons élèves » ne permet plus d’être compétitif alors que des enseignes comme E.Leclerc ont abandonné la coopération commerciale ou le « plan d’affaires » depuis longtemps.
« On a toujours été le bon élève nous, et on a toujours eu un souci de respecter la réglementation. Et puis on s’aperçoit que, peut-être, être bon élève à un moment c’est pas efficace. Donc à un moment on peut se poser la question et se demander [si] notre stratégie de négociation de l’année dernière, qui était très respectueuse de la réglementation [était la bonne]. »
70Les stratégies juridiques des entreprises sont décidées en haut lieu et sont étroitement coordonnées à leur stratégie commerciale. Comme on le voit dans la lutte entre Maxistore et E.Leclerc, ces stratégies sont aussi liées à des enjeux de représentation du secteur auprès des pouvoirs publics. Maxistore souhaiterait limiter la concurrence en imposant auprès de ses concurrents sa propre interprétation de la loi LME, votée en 2008, alors que d’autres enseignes se montrent plus agressives et tentent d’obtenir un avantage concurrentiel significatif sur leurs rivales.
4 – Conclusion
71Le rôle du contrat-type dans la négociation commerciale doit être évalué à l’aune des attentes respectives des fournisseurs et des distributeurs. Si le contrat est habituellement présenté comme un moyen de réduire les coûts de coordination et de créer des conventions d’échange profitables aux deux parties [voir Neuville 1998], les préférences relatives au contrat des fournisseurs et distributeurs sont asymétriques. Les fournisseurs s’appuient sur le contrat pour encastrer la relation commerciale [Uzzi, 1996] et ainsi éviter une mise en concurrence trop importante. Quant aux distributeurs, ils ont tenté de tirer profit de la réforme introduite en 2008 par la loi LME pour mettre davantage en concurrence leurs fournisseurs et faire baisser le coût de leurs approvisionnements. Le changement de législation intervenu à la fin des années 2000 illustre l’enjeu que représente le contrat dans l’équilibre économique de la relation commerciale.
72Ce cas montre l’intérêt d’appréhender les relations entre les fournisseurs et les distributeurs dans un cadre plus large que cela n’a été fait jusqu’alors [Barrey, 2006a, 2006b]. Comme le suggère la littérature, les négociations annuelles reposent sur une coopération poussée entre fournisseurs et distributeurs, nécessaire à une bonne mise en valeur des produits en magasin. Toutefois, cette négociation s’inscrit dans un contexte social plus large qui est à l’origine de tensions entre les parties. Le premier de ces contextes est la concurrence féroce à laquelle se livrent les distributeurs, qui cherchent à proposer les prix les plus bas possible aux consommateurs. Cette concurrence les pousse à mettre à leur tour leurs fournisseurs en concurrence, cherchant à obtenir auprès d’eux les meilleures conditions tarifaires possible, même si cette faculté a été limitée pendant un temps par la loi.
Notes
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[1]
L’auteur remercie Alina Surubaru, Étienne Nouguez et Claire Lemercier qui ont relu des versions antérieures de cet article.
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[2]
Aussi appelés « îlots de pertes dans un océan de profits » [voir Daumas, 2006, p. 66].
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[3]
La négociation des produits que les distributeurs vendent sous leur propre marque obéit à des logiques très différentes. La négociation est initiée par un appel d’offres du distributeur et se conclut le plus souvent par un contrat pluriannuel. La plupart des dispositions du Titre IV ne s’appliquent pas à ces contrats.
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[4]
Cette observation a pris la forme d’un stage réalisé entre le 1er septembre et le 30 novembre 2013. Le stage consistait à traiter les courriers des fournisseurs qui réclamaient des modifications au contrat-type qu’ils avaient signé avec l’enseigne. Les juristes et directeurs juridiques avec lesquels nous avons travaillé connaissaient notre sujet de thèse et savaient que nous prenions des notes. Ils voyaient dans ce stage l’occasion de mettre en valeur la qualité de leur travail et le respect des textes en vigueur par l’enseigne.
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[5]
L’observation chez Maxistore a permis de montrer que le contrat faisait l’objet d’une actualisation annuelle. Pour ce faire, le directeur juridique commercial constitue un comité où siègent les principaux dirigeants de la centrale d’achat ainsi que les responsables de la trésorerie et de l’informatique. Contrairement aux fournisseurs, qui ne disposent en général que d’un seul juriste spécialisé dans les relations entre fournisseurs et distributeurs, les services juridiques des distributeurs sont structurés autour du Titre IV. Chez Maxistore, le directeur juridique commercial y avait par exemple consacré son mémoire de fin d’études, dès le milieu des années 1990. Les fournisseurs ne contribuent pas à la rédaction du contrat : les demandes de modifications demandées par les fournisseurs (les « avenants ») sont généralement refusées, surtout si elles portent sur des clauses relatives à l’équilibre économique de la relation.
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[6]
Pour une description précise de ces indicateurs utilisés par les acteurs de la grande distribution, voir le chapitre 5 de la thèse de Catherine Grandclément [2008].
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[7]
« La négociabilité des tarifs et des conditions générales de vente », rapport de Marie-Dominique Hagelsteen, 2008, p. 26. Ce rapport a inspiré en grande partie les dispositions de la loi LME de 2008 qui ont trait aux relations entre la grande distribution et ses fournisseurs.
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[8]
Par exemple, l’enseigne Système U a été condamnée le 24 octobre 2006 par le tribunal de commerce de Créteil à rembourser 76,9 millions d’euros à quatre de ses fournisseurs. Cette décision a ensuite été confirmée par la cour d’appel de Paris dans un arrêt du 29 juin 2016.
-
[9]
En 2012, Lars Olofsson, le PDG du groupe, est remplacé par Georges Plassat à cause des mauvais résultats de l’enseigne [Benquet et Durand, 2016].
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[10]
« Les parts de marché de Casino et Auchan en 2012 », Les Échos, 24 janvier 2013.
-
[11]
Olivier Dauvers, « Le pari fou du casse du siècle ! », Tribune grande conso, n° 132, avril 2014.
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[12]
Ces données m’ont été gracieusement fournies par Olivier Dauvers, journaliste indépendant spécialisé dans la grande distribution. C’est lui qui assure la collecte de données, en partenariat avec l’entreprise a3distrib. Voici ce qu’il indique quant au calcul de cet indice : « Cet indice “exhaustif” est calculé sur la totalité des produits comparables présentés sur les sites drives […]. L’indice publié correspond à la moyenne des indices des 30 jours (ou 31) du mois précédent. »
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[13]
Olivier Dauvers, « Sur le papier, Carrefour a tout compris », Tribune grande conso, n °106, janvier 2012.
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[14]
Voir par exemple : Marina Torre, « Guerre des prix : Intermarché assigné, les fournisseurs remontent au créneau », La Tribune, 27 avril 2015.
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[15]
Loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l’économie.
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[16]
Pour une description précise de cet épisode, voir Billows [2017, ch. 5].
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[17]
On distingue traditionnellement les enseignes intégrées, qui possèdent elles-mêmes leurs magasins, des enseignes dites « associés » qui rassemblent des propriétaires de magasins individuels.