1 – Introduction
1Les modalités de renouvellement de la profession agricole n’en finissent pas d’être en crise. Ce constat était déjà effectué dans les années 1980-1990 [Jacques-Jouvenot, 1997 ; Champagne, 2001 ; Études rurales, 1988 ; Sociologie du travail, 1987] ; il peut largement être renouvelé aujourd’hui, et cela pour deux principales raisons [1]. En premier lieu, le secteur agricole connaît actuellement un mouvement de concentration des terres par exploitation et par agriculteur, qui entre directement en contradiction avec les velléités politiques de repeuplement des campagnes et de reconstruction d’un lien de proximité entre les producteurs et les consommateurs. Dans la région Nord-Pas-de-Calais, cadre géographique de cet article, le nombre d’exploitations agricoles a baissé de 25 % entre 2000 et 2010, pour approcher la moyenne nationale de 26 %. La surface moyenne par exploitation a, elle, augmenté de 61 à 76 hectares (ha) sur la même période (65 à 69 ha pour la France), et le nombre d’unités de travail [2] annuel est en baisse constante depuis 2000. En conséquence, le taux de renouvellement des exploitations agricoles (nombre d’installations/nombre de cessions d’activité) est de seulement un tiers. En second lieu, les modalités de transmission des fermes évoluent également fortement. Si la transmission familiale des exploitations est encore le modèle dominant de reproduction de la profession, les reprises dites « Hors cadre familial » (HCF [3]) représentent une part de plus en plus importante des installations : 10 % en 1970, 15 % en 1993, elles s’élèvent aujourd’hui à un tiers des installations en France comme dans le Nord-Pas-de-Calais [CNASEA, 2004 ; JA/MRJC, 2013]. Ce sont principalement ces projets HCF, et parmi ceux-ci ceux des personnes non issues du monde agricole, dits « Hors cadre agricole » (HCA), qui sont porteurs de modes de production et de distribution innovants et environnementalement soutenable [CNASEA, 2004 ; JA/MRJC, 2013] [4], et qui répondent à l’évolution du mandat que la société semble aujourd’hui attribuer à la profession agricole [5] [Hugues, 1996].
2La terre agricole constitue la principale ressource pour s’installer en agriculture, à côté de la reconnaissance des compétences professionnelles et des capitaux financiers indispensables aux premiers investissements. Trois modes d’accès à la terre comme facteur de production coexistent : la propriété foncière, le bail à ferme dit bail de fermage (location), et la détention de parts sociales d’une entreprise agricole dans lesquelles sont intégrés les droits d’exploiter la terre. En France comme dans le Nord-Pas-de-Calais, le fermage est aujourd’hui le mode de faire-valoir dominant : il représente 62 % des surfaces agricoles au niveau national et 79 % pour la seule région du Nord-Pas-de-Calais [6]. La tendance est à l’augmentation de cette part à ces deux échelles, et plus encore au niveau national où elle croît rapidement depuis la Seconde Guerre mondiale après avoir été minoritaire jusqu’en 1985 [7]. Le cas du Nord-Pas-de-Calais reste toutefois particulièrement intéressant parce que ce mode de faire-valoir y est historiquement dominant [Lefebvre, 1924 ; Hubscher, 1980] et fait l’objet d’une pratique illégale de pas-de-porte systématique (cf. infra) qui semble s’étendre à d’autres régions françaises à mesure de l’extension du fermage et d’une dérégulation croissante de l’accès à la terre.
3L’objectif de cet article est de comprendre dans quelle mesure l’organisation des échanges fonciers participe à la reproduction de la profession agricole dans le Nord-Pas-de-Calais et limite l’accès au droit d’exploiter, et donc à la profession agricole, pour des personnes non issues du milieu. En d’autres termes, il s’agit, comme cela a pu être fait par ailleurs [Paradeise, 1988], de mener une analyse de la sociologie des échanges (fonciers) au profit d’une sociologie de la profession (agricole). Nous privilégions l’analyse de cette modalité d’accès à la terre dans le cas des transmissions d’exploitation au moment d’un départ à la retraite. En effet, environ 70 % des surfaces cédées par un agriculteur le sont au moment d’une cession d’activité correspondant généralement à un départ à la retraite [8]. Pour ce faire, nous nous appuyons sur un corpus de 90 entretiens [9] effectués dans le Nord-Pas-de-Calais. Quarante-trois entretiens ont été menés auprès de représentants des institutions intervenants dans la régulation de l’accès au foncier ou de l’installation [10]. De plus, quarante-sept entretiens ont été menés auprès d’agriculteurs issus ou non du monde agricole, en agriculture biologique (34) ou non (13), cédant (37) ou cherchant du foncier agricole (10). Cela correspond à l’étude de vingt-neuf cas de transmissions, neuf dans le cadre familial, huit hors cadre familial et douze hors cadre agricole. Dix-neuf entretiens semi-directifs ou biographiques ont été menés plus particulièrement dans une seule sous-région agricole, la Flandre intérieure, caractérisée par un taux important de terres en fermage (82 %), une agriculture de faire-valoir indirect dominée par des exploitations de grande culture ou de polyculture et polyélevage globalement en bonne santé économique [11]. La centralité accordée à cette petite région agricole permet de mettre en valeur le système localisé d’acteurs dont l’article cherche à comprendre l’influence sur les logiques de reproduction de la profession agricole, comme le suggère une partie de la littérature.
4Les nombreux travaux scientifiques qu’a suscités l’étude du foncier agricole peuvent être catégorisés selon deux grands modèles interprétatifs. D’une part, des travaux d’économie classique considèrent que les échanges de foncier en agriculture sont déterminés par la capacité à payer des agriculteurs, et donc in fine par la rentabilité de leur exploitation. Les travaux économiques sont longtemps restés dans les plis de l’analyse ricardienne de la rente foncière [Cavailhès et al., 2011 ; Taverdet et al., 1996]. Les mécanismes marchands jouent à plein selon cette modélisation qui fait donc des prix le pivot de l’analyse de la distribution des terres. D’autre part, les travaux d’histoire et d’anthropologie, qui se penchent sur la transmission des exploitations agricoles et sur l’accès au foncier, renvoient à la compréhension de règles d’héritage [Barthez et al., 1988], aux stratégies de choix du repreneur, aux formes de socialisation au métier d’agriculteur qui les sous-tendent [Jacques-Jouvenot, 1997] et aux stratégies économiques et matrimoniales qui peuvent y être associées [Bessière, 2004]. Ici, l’accent est mis sur la sélection du repreneur selon son identité sociale (l’enfant en l’occurrence) en délaissant largement l’analyse de la construction de la valeur des terres. Nous proposons de dépasser cette opposition en opérant un triple déplacement. Premièrement, nous resituons les cas de transmission d’exploitation étudiés dans le cadre plus large des politiques publiques agricoles encadrant le renouvellement des exploitations. Il s’agit ainsi de montrer que le rôle historique dévolu au marché et à la famille est historiquement mouvant au sein même des politiques publiques, autrement dit que le marché comme la famille sont des produits des politiques agricoles qui font historiquement peu de cas des porteurs de projet HCF. Deuxièmement, nous proposons une typologie de circuits d’échange de terre selon trois critères : les supports sociaux de la confiance indispensable à la réalisation de la transaction ; les modalités de construction de la valeur monétaire des terres ainsi transmises ; et le rapport que le cédant entretient à son exploitation. Ainsi, ce qui importe ici, ce n’est pas de statuer sur la prépondérance du marché ou de la famille, mais plutôt d’appréhender la diversité des modalités d’accès aux baux de fermage pour montrer comment chacun de ces circuits fonctionne comme un dispositif de sélection des prétendants au métier d’agriculteur favorisant les candidats issus du milieu agricole. Troisièmement, nous symétrisons l’analyse en portant le regard sur l’accès aux baux de fermage des porteurs de projets HCA souhaitant développer des pratiques agricoles innovantes. Il s’agira ici de préciser les modalités spécifiques d’accès à la terre de ces acteurs, ce qui nous permettra de conforter l’analyse précédente des formes de clôture de la profession agricole. Nous insisterons sur les difficultés spécifiquement rencontrées par ces acteurs à l’installation, pour finalement souligner le fait qu’ils ne participent qu’à la marge au renouvellement de la profession, dans le sens où ils ne reprennent pas la suite d’un exploitant en place, mais s’installent sur des « espaces agricoles marginaux ».
2 – Construction historique de la politique agricole en France : objectifs, contradictions et contournements par les acteurs
5Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la modernisation de l’économie agricole est l’un des objectifs prioritaires des gouvernements de la Communauté européenne. La politique agricole commune imaginée dans les années 1950 et mise en œuvre dès 1962 prévoit un soutien à la production – par une régulation des volumes et des prix – et à l’investissement productif. En parallèle de cette politique européenne, la France, comme d’autres gouvernements nationaux de la Communauté, met en œuvre à la même période une politique foncière, ayant pour objectif de réguler la démographie agricole par un contrôle des prix des terres et de la taille des exploitations [12]. L’institution familiale est mise au cœur de cette politique de modernisation administrée de l’agriculture. La volonté est de maintenir des outils de production de taille moyenne gérés par les familles : c’est la fameuse « exploitation agricole à deux Unités de travail humain » (2 UTH, sous-entendu le couple) renforcée par les lois agricoles des années 1960.
6Dès leurs premiers pas, les politiques agricoles déployées en France dessinent un équilibre précaire entre deux impératifs partiellement contradictoires : la modernisation des unités de production agricole, qui demande un certain agrandissement des surfaces cultivées par unité pour rentabiliser les investissements productifs, et la volonté de maintenir un grand nombre d’exploitations de taille moyenne. Pour atteindre le double objectif de limitation de la concentration foncière et de valorisation de la famille comme support social de la production agricole, le gouvernement instaure trois grands instruments de régulation de l’accès au foncier qui constituent encore aujourd’hui une spécificité française : le statut du fermage, les commissions des cumuls (qui deviennent les Commissions départementales d’orientation agricole (CDOA) en 1995) et les Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER) [13].
7Bien que l’une soit une commission départementale et l’autre une société privée, CDOA et SAFER ont des missions complémentaires : elles sont chargées de réguler la répartition des terres agricoles, en contrôlant la taille des exploitations (CDOA) ou la destination des terres agricoles lors d’une vente (SAFER). Avec pour organes décisionnels des commissions composées majoritairement de représentants locaux de la profession agricole, ces instances autorisent de fait un contournement potentiel (et souvent effectif) des prescriptions publiques sur la base d’une évaluation personnelle des situations et non des critères impersonnels édictés par la puissance publique.
8Le statut du fermage est une politique qui encadre les relations contractuelles entre propriétaires et locataires de terres agricoles. Voté en 1946, il a pour objectif de renforcer la liberté d’entreprendre des agriculteurs non propriétaires des terres qu’ils exploitent en consolidant leur maîtrise foncière. Liberté de culture, reconduction automatique des baux, droit de préemption lorsque le propriétaire souhaite vendre les terres, permettent au fermier en place d’envisager la gestion de son exploitation sur le long terme et donc d’y effectuer des investissements productifs. Les baux à ferme sont toutefois conclus intuitu personae, c’est-à-dire que la personne du locataire est substantielle au contrat, et qu’il ne peut le transmettre librement qu’à un membre de sa famille, et ce sans contrepartie financière. Le bail à ferme n’est en effet transmissible qu’à un membre de la famille éloigné au maximum du 3e degré de parenté. L’institution familiale est ainsi reconnue comme support privilégié de la transmission des exploitations et de la modernisation de l’agriculture : c’est seulement en son sein que la continuité économique de l’exploitation est assurée, dans l’objectif de faciliter la modernisation des exploitations.
9Depuis la Seconde Guerre mondiale, les exploitants agricoles ont donc été largement incités à investir dans des outils de production de plus en plus importants, alors même que les surfaces sur lesquelles peuvent être amortis les investissements sont encadrées. Avec la mécanisation dans certaines exploitations, notamment celles spécialisées dans la production de grandes cultures (céréales et oléagineux principalement, mais aussi pommes de terre et betteraves), une personne seule peut exploiter des surfaces bien plus grandes que ce que n’autorise la politique foncière. Celle-ci entre donc en contradiction avec les mesures de soutien au développement de l’entreprise agricole, et cette tension se trouve renforcée depuis les années 1980 avec le désengagement progressif de l’Union européenne des soutiens directs aux prix (quotas laitiers en 1984, réforme de la PAC de 1992), et l’arrêt progressif du contrôle des volumes dès 2006. En effet, ce désengagement fragilise les exploitations agricoles qui se trouvent plus directement insérées sur les marchés internationaux, et donc davantage sensibles aux fluctuations des matières premières. Dans ce contexte, la concurrence croissante sur les marchés de produits agricoles se répercute directement sur l’accès aux facteurs de production et notamment sur l’accès à la terre. Ce facteur de production a ceci de particulier qu’il n’est pas reproductible, ce qui exacerbe d’autant la concurrence.
10Cette tension croissante entre marchés de produits et accès au facteur de production se traduit par des formes de contournements de plus en plus massifs des outils publics de régulation de la taille des exploitations, mais aussi par une évolution des cadres politiques qui tentent d’enrayer ou d’accompagner ces contournements [Barral et Pinaud, 2015].
11Les formes de contournement sont principalement le non-respect des règles d’allocation des terres dans les commissions SAFER et CDOA, la transformation des exploitations individuelles en sociétés anonymes pour faciliter la transmission du droit d’exploiter les terres via la cession de parts sociales, ou encore le développement de la pratique de la sous-location [Anzalone et Purseigle, 2014]. La pratique de contournement étudiée dans cet article concerne la marchandisation croissante des baux de fermage. Malgré son illégalité, on observe une monétarisation croissante des cessions des baux de fermage (monétarisation appelée communément « pas-de-porte », cf. encadré ci-dessous), signe d’une concurrence accrue sur les terres agricoles. Cette pratique est généralisée dans le Nord-Pas-de-Calais ; toutes les personnes rencontrées pendant l’enquête affirment que ces transactions illégales concernent la totalité des échanges de baux de la région, et que les montants connaissent une inflation nette depuis une dizaine d’années [14]. Notre enquête se focalise sur l’organisation sociale qu’elle sous-tend, la construction de la valeur monétaire et les formes de clôture de l’accès à la terre qu’elle institue.
Dans le cas de l’installation d’un fermier HCF, le changement de fermier sur une terre passe donc par une double procédure orchestrée par le propriétaire : la rupture de bail avec l’ancien fermier et la réécriture d’un nouveau bail avec le fermier arrivant. En effet, le propriétaire a peu de pouvoir dans la négociation en raison du morcellement de la propriété foncière (15 propriétaires en moyenne par exploitation dans le département du Nord) (données Scafr, ASP, Safer). Dans les faits, cette rupture/réécriture est donc généralement anticipée par le fermier cédant et un repreneur. Cet accord informel en amont de la rupture/réécriture du bail est dans le Nord-Pas-de-Calais, comme dans d’autres régions de fermage majoritaire où la pression foncière est importante, monnayé pour permettre à l’agriculteur intéressé par la reprise des terres de s’assurer qu’elles lui seront bien destinées. Cette pratique est illégale du point de vue du droit rural, mais largement tolérée dans les faits. On parle ainsi indistinctement de « pas-de-porte », « reprise », « fumure », « arrière-fumure », etc., pour désigner ce montant payé par le repreneur au cédant.
Il existe deux frontières juridiques à cette pratique : l’action en répétition de l’indu, recours en justice que peut réaliser un repreneur de bail pour contester le versement abusif d’une soulte au cédant ou au propriétaire lors de la signature du bail, et le contrôle fiscal des entreprises agricoles qui régule la surévaluation du capital d’exploitation au moment d’une vente.
12Les réponses politiques apportées à l’augmentation progressive de la taille des exploitations agricoles et au contournement des politiques publiques sont de deux types. Premièrement, la loi d’orientation agricole de 2006 marque une rupture nette dans l’histoire politique de l’agriculture française en érigeant l’« entreprise agricole » comme nouveau support de la politique, effaçant de ce fait le terme « exploitation familiale » des textes de loi. Cette substitution n’est pas uniquement discursive, puisque les deux premiers articles de cette loi instituent le fonds agricole (sur le modèle du fonds de commerce) et le bail cessible (hors du cadre familial) comme outils de gestion de l’entreprise agricole, marquant ainsi un rapprochement avec le droit du commerce [Rémy, 2011]. Deuxièmement, les réformes successives de la politique des structures ont marqué alternativement des avancées et des reculs dans l’organisation du contrôle de la taille des exploitations. La dernière loi en vigueur, la Loi d’avenir agricole de 2014, témoigne d’un mouvement en faveur du renforcement : elle confère aux SAFER un droit de préemption sur les parts sociales des sociétés agricoles, elle réaffirme l’obligation d’obtenir une autorisation d’exploiter pour ces exploitations sociétaires, et elle impose le partage de données entre les SAFER et les CDOA. Plus généralement, elle stipule que l’objectif prioritaire de cette politique doit être l’installation de jeunes agriculteurs, alors même que les nouveaux outils de gestion créés en 2006 traduisent quant à eux un mouvement de libéralisation de la transmission des exploitations. Les contradictions portées par les différents textes de loi successifs montrent bien les difficultés persistantes du législateur à construire un cadrage politique cohérent.
3 – Circuits d’échanges de baux et clôture de la profession agricole dans le Nord-Pas-de-Calais
13Pour appréhender les conséquences de ces contradictions sur l’accès à la terre, et notamment sur les possibilités d’installation de porteurs de projet HCF, voire plus précisément HCA, l’enquête menée en Nord-Pas-de-Calais se penche sur l’organisation de la transaction entre un agriculteur partant à la retraite cherchant à céder son exploitation (dit le « cédant ») et la ou les personnes, déjà en activité agricole ou non, cherchant à acquérir l’exploitation (soit le ou les « repreneurs »).
14Dans cette section, nous distinguons différents circuits d’échange de baux de fermage selon trois critères : le rapport que le cédant entretient à son exploitation, les supports sociaux de la confiance entre échangistes indispensable à la réalisation de la transaction, et les modalités de construction de la valeur monétaire de ces baux (i.e., le montant du pas-de-porte).
3.1 – Les caractéristiques des circuits d’échange
15Dans un contexte de forte concurrence pour l’accès à la terre, le cédant a la main sur le choix du repreneur de son exploitation et, de ce fait, l’échange est largement déterminé par la manière dont il conçoit l’avenir de son exploitation. Il est possible de distinguer trois manières de concevoir cet avenir : un rapport patrimonial, un rapport professionnel et un rapport capitaliste à son exploitation décrivant une dépersonnalisation du bien et une distance sociale croissante entre le cédant et le potentiel repreneur.
16Dans le premier cas, l’exploitation est un patrimoine à transmettre selon la filiation, le support social de cette transmission étant la famille. Dans le second cas, l’exploitation est conçue comme un outil de production à faire perdurer. Ce n’est pas tant ici la reproduction du capital familial qui est recherchée que la reproduction de la profession. Ces deux manières d’appréhender l’exploitation sont superposables, notamment lorsque c’est un enfant qui reprend la ferme familiale. Cette superposition entre en cohérence avec l’objectif politique d’organiser l’économie agricole et sa reproduction sur des bases familiales. Le troisième cas renvoie à une représentation de l’exploitation comme un capital économique dont les fruits doivent être maximisés. Dans ce dernier cas, il faut distinguer : la cession de la ferme par son démantèlement, c’est-à-dire par une vente en lots (de chaque bail, mais également des équipements, des bâtiments et des bêtes) ; la cession à une personne étrangère aux espaces de sociabilité du cédant (voir infra).
17Ce rapport à l’exploitation conditionne l’identité sociale des potentiels repreneurs et les espaces d’échange légitimes. Selon ces espaces d’échange, on peut distinguer plusieurs modalités de régulation de l’illégalité de la pratique du pas-de-porte, fondées sur différents supports sociaux de la confiance. L’objectif du cédant est de se prémunir d’une action en justice (action en « répétition de l’indu ») de la part du repreneur, mais également de la pression sociale (qu’elle soit familiale, villageoise, ou économique). Ces supports sociaux permettent également au cédant d’évaluer la « compétence professionnelle » du repreneur indispensable pour envisager la continuité de l’outil de production dans le cadre d’une transmission, qu’elle soit familiale ou non.
18Ces différents circuits d’échange influent directement sur la contrepartie monétaire attendue. Nous avons observé trois modalités distinctes de fixation de la valeur des pas-de-porte lors de la cession d’une ferme. Premièrement, celle-ci peut être minime si les pas-de-porte sont jugés illégitimes. Deuxièmement, il peut être fait référence à la « valeur de reprenabilité » qui renvoie à la capacité du repreneur à rembourser [15]. Elle est souvent mise en avant par les professionnels agricoles qui souhaitent privilégier l’installation, et donc le repreneur. Troisièmement, la « valeur marchande » de l’exploitation peut être prise comme référence. Celle-ci se distingue des autres logiques par le fait qu’elle suppose la recherche d’une maximisation du prix de vente de la cession de la ferme. Dans ce cadre, les pas-de-porte sont fixés selon des références informelles entendues dans les espaces locaux de sociabilité (« bruits qui courent », « radio village », selon les termes consacrés) ou des références plus formelles comme des montants d’expropriation pratiqués suite à la mise en œuvre de projets publics d’infrastructures [16].
3.2 – Entre patrimoine et marché. Le circuit familial d’échange
19Lorsque l’endettement professionnel des exploitants en fin de carrière est faible, la priorité peut être donnée à l’identité sociale du repreneur sur la maximisation du montant de cession de la ferme et des baux de fermage. Dans le Nord-Pas-de-Calais comme à l’échelle nationale, les transmissions d’exploitations agricoles s’effectuent alors largement dans le cadre familial et cette reprise familiale est une priorité de l’ensemble des cédants rencontrés, ce que confirme ici Robert, aujourd’hui à la retraite :
« Et vous avez déjà eu des personnes qui sont venues vous voir [pour racheter la ferme].
Oui.
Comment ça se passe ?
Toute façon ce n’est pas à céder, les enfants ils vont continuer. C’est vite classé ! »
21Dans le circuit familial d’échange, le cédant conçoit généralement la ferme comme un patrimoine familial qu’il s’agit de faire perdurer. Cette perpétuation n’est possible que si le cédant considère l’outil de production viable et si un enfant souhaite le reprendre. En effet, le niveau d’endettement du cédant peut pousser celui-ci à démembrer sa ferme, ce qui permet généralement de maximiser sa valorisation monétaire (valorisation marchande). Le niveau de retraite attendu peut aussi orienter le cédant vers cette modalité particulière de valorisation. C’est également le cas lorsque le cédant considère que le modèle économique de sa ferme n’est plus rentable et que celle-ci n’est donc pas « reprenable » par un jeune [17]. La bonne rentabilité des exploitations de la région et le faible endettement des exploitants en fin de carrière, notamment en Flandre intérieure où les terres sont d’une excellente qualité agronomique (Draaf Nord-Pas-de-Calais), permettent à cette conception de la ferme de se déployer [18].
22Les compétences professionnelles du futur agriculteur ont pu être évaluées de visu et d’expérience tout au long de sa jeunesse, durant laquelle il a généralement participé aux diverses activités de la ferme parentale. Le cédant ne cherche pas ici à maximiser la vente de sa ferme. Il souhaite offrir un outil de production viable sans trop endetter son enfant, et cela d’autant plus qu’il sera certainement caution pour les prêts engagés à l’installation. Le montant du pas-de-porte n’est toutefois jamais nul. Il est en effet négocié entre les parents et le repreneur, voire avec les autres frères et sœurs qui ont un intéressement sur la valeur de cession fixée puisque celle-ci conditionne leur propre héritage. Un agriculteur nous précise ainsi : « Bah, si. Il fallait bien que je reprenne [i.e., que je paie un pas-de-porte]. J’avais six frères et sœurs. Ils avaient droit aussi à quelque chose. » (Robert, 66 ans, au sujet du pas-de-porte payé à son installation). La définition de la valeur du pas-de-porte apparaît comme un moment de tension lors duquel se dénouent plusieurs transactions aux statuts distincts (vente d’un outil de production et héritage) et se perpétuent tant l’outil de production que l’équilibre social au sein de la famille.
23Les montants des pas-de-porte payés dans le cadre familial ne sont pas évalués selon le pas-de-porte payé par le cédant lors de sa propre installation, mais plutôt à partir d’une volonté du cédant de limiter l’endettement de départ du repreneur. D’où une proximité forte avec la « valeur de reprenabilité » promue par les professionnels de l’installation agricole, ce que confirme cette discussion :
« C’est sûr que si on les cède [les terres] aux enfants, on ne va pas les céder au prix comme si on les cédait à un “étranger” [quelqu’un qui n’est ni de la famille ni du milieu professionnel proche].
– Comment vous allez faire pour évaluer [la valeur des pas-de-porte]. Vous avez une idée ?
Il faut faire de façon à ce qu’ils puissent en vivre. Parce que s’ils doivent faire des crédits. Et qui doit signer caution ? Ça sera nous. S’il se plante, ce sera nous. Donc, ce n’est pas la peine. Il faut voir les choses comme cela aussi.
– Vous n’avez pas a priori d’idée.
Bah, parce que ce n’est pas vraiment un souci.
– Parce que vous pouvez ajuster…
Oui. On céderait à un étranger, ça ne serait pas pareil. C’est toujours à négocier [même en famille], mais bon. Ce n’est pas pareil. Les enfants, on ne va pas les étrangler. Ça ne sert à rien parce qu’on sera toujours derrière et il faudra payer. Si on les fait reprendre cher, il faudra les aider. Donc… si nous on a assez pour vivre, pour nous c’est bien. »
25Deux modalités de fixation du montant des pas-de-porte peuvent être distinguées dans le cas de transmissions familiales pour lesquelles les montants observés sont compris entre 3 000 et 6 000 euros/ha. Dans le premier cas, majoritaire dans la zone étudiée, la valeur de la ferme est fixée en-deçà de la valeur de marché au détriment des cohéritiers. Le prix de marché sert toutefois ici de point de repère dans la négociation. Si le Code civil oblige formellement à concevoir l’héritage comme égalitaire, les acteurs jouent ici sur la sous-évaluation de la ferme pour privilégier l’enfant qui reprend l’exploitation. Les soultes payées sont, de ce fait, largement sous-évaluées par rapport à celles auxquelles les cohéritiers auraient pu prétendre si la ferme avait été cédée, sur le marché, à une personne extérieure à la famille. Un autre type de calcul est possible lorsque le cédant dispose d’une importante trésorerie. Dans ce cas, la valeur de marché intervient plus directement dans le partage de l’héritage. Denis explique ainsi la cession de sa ferme : en famille, les parties prenantes de l’héritage se sont mises d’accord sur un montant de pas-de-porte inférieur à la valeur de marché qu’ils ont utilisée comme référence dans la négociation. En revanche, le prix de marché [19] devait servir de repère dans le calcul des héritages. À l’époque de la cession, la valeur de marché des pas-de-porte était de 12 000 €/ha. Le père, cédant, a décidé de monnayer ses baux à son fils, repreneur, à 3 000 €/ha pour limiter son endettement. Toutefois, il versera en contrepartie (12 000 – 3 000) 9 000 €/ha cédés à ses autres enfants à partir de sa propre trésorerie. Si le prix de marché n’influence donc pas ici le prix de la cession des baux, il sert toutefois de référence pour régler l’héritage général. Dans ce cas, limiter l’endettement et définir un héritage acceptable pour chacun apparaissent comme des objectifs dont la contradiction relative se dénoue par la définition de la valeur du pas-de-porte. La solidarité familiale régule ici l’illégalité de la pratique – c’est-à-dire elle protège le cédant contre une attaque en justice des enfants pour répétition de l’indu – tout autant qu’elle se trouve renforcée par la réussite de la négociation. Pour autant, les difficultés économiques des exploitations peuvent conduire à quelques cas d’action en répétition de l’indu des enfants envers les parents, qui ont été rapportés par des conseillers de gestion lors de l’enquête.
3.3 – Entre profession, famille et marché. Le circuit professionnel d’échange
26Lorsqu’aucun membre de la famille ne souhaite reprendre la ferme, le cédant doit chercher à la céder à une personne située à une distance sociale plus importante. La stratégie de cession de l’exploitant en place dépend de la santé financière de son exploitation et de la manière dont il évalue la rentabilité économique de celle-ci.
27La bonne rentabilité générale des exploitations du Nord-Pas-de-Calais, plus particulièrement des exploitations situées en Flandre intérieure, limite en grande partie les stratégies de démembrement des fermes. Ainsi, les cédants ont généralement une représentation positive de la rentabilité de leur exploitation et cherchent principalement un repreneur susceptible de prolonger l’usage de l’outil de production, si ce n’est dans la famille, dans l’espace professionnel de proximité. Les enquêtes montrent que la recherche du repreneur s’effectue généralement au niveau local, sur la base de relations de voisinage, villageoises ou professionnelles (la coopérative, le centre de gestion comptable…), comme cela a déjà été largement souligné dans la littérature sur les sociabilités de proximité en milieu rural [Bourdieu, 1989 ; Champagne 2002, entre autres]. Cette organisation localisée des échanges de terre HCF n’est donc pas propre au Nord-Pas-de-Calais. Toutefois, cette région est marquée par un rapport de force entre l’offre et la demande de terre, à l’avantage de l’offre. Ainsi, tous les cédants rencontrés nous ont affirmé ne jamais avoir dû chercher par eux-mêmes de repreneur, les candidats venant spontanément à leur rencontre, et cela déjà plusieurs années avant leur date de départ en retraite. La concurrence entre les repreneurs s’organise ainsi sur la base des réseaux interpersonnels ou professionnels en place localement par lesquels circulent, entre autres, les informations sur les agriculteurs qui vont prochainement céder leur ferme. Cette modalité d’organisation de la concurrence élimine, de fait, les porteurs de projet extérieurs à ces espaces de sociabilité.
28Pierre explique comment il a rencontré le repreneur de sa ferme :
« Je vais à un mariage sur E. et je rencontre un ancien copain qui était agriculteur et on parle de choses et d’autres et il dit “je suis avec un fils qui est sur la ferme. On est trois sur la ferme et puis… un jour ou l’autre il faudra que je prenne des positions” qu’il me dit à moi. Je dis “écoute, tu sais que je vais bientôt arrêter, que je suis même en point de mettre en place la cession.” Et il a dit “tout de suite”. Je dis “oui, il n’y a pas de souci”. Donc on s’est vus dans les jours qui ont suivi ce fameux mariage auquel on avait discuté. Et puis il est venu. »
30Les entretiens effectués auprès d’agriculteurs ayant cédé récemment leur ferme montrent que leur choix s’effectue à partir d’une évaluation personnelle de la compétence professionnelle du repreneur, c’est-à-dire de sa capacité à faire perdurer l’unité de production. Ainsi, René a choisi Thomas, le fils de son voisin Bernard, parce qu’il avait vu durant de nombreuses années Thomas comme aide familial chez son père. D’autres repreneurs ont été écartés sur ce critère de « bonne/mauvaise tenue des bêtes » ou « bonne/mauvaise tenue de la ferme », comme René l’explique lui-même. C’est ainsi pendant la visite de deux fermes de repreneur potentiel – visite effectuée avec sa principale propriétaire qui a un droit de regard sur le repreneur dans ce cas précis, puisque René ne cédait pas dans le cadre familial – que s’exprime ce jugement sur la professionnalité des prétendants :
« Nous voilà partis voir la ferme de l’amateur. On n’est pas rentrés, on a fait le tour, et il y avait des bottes de paille partout, c’était un peu délabré tout ça ; et elle [la propriétaire] m’a dit “est-ce que vous voyez vos vaches arriver ici ?” J’ai dit “non, je ne suis pas pour. C’est pas possible : tout traîne, c’est le bordel, pas possible”. J’ai dit, “je ne suis pas d’accord”. Et elle dit “moi non plus, je ne suis pas d’accord”. Après, elle a été voir chez Thomas. On n’est pas rentrés. On a fait le tour, elle a vu comment c’était entretenu et tout ça. Elle a dit “d’accord, d’accord, je donne mon accord.” »
32Ces critères de jugement fondés sur une appréhension personnelle des compétences professionnelles du cédant sont particulièrement prégnants dans le cas des cessions HCF [Jacques-Jouvenot, 1997 ; Gillet, 1999 ; Lataste et Chizel, 2013, 2014]. Malgré une technicisation croissante du métier et une augmentation de la qualification professionnelle des jeunes [Champagne, 2002], l’enquête a montré que les critères impersonnels de qualification professionnelle tels que des diplômes agricoles jouent un rôle limité dans le jugement que les agriculteurs portent sur leurs pairs, contrairement à l’importance qui peut leur être conférée dans le cadre familial [Alarcon, 2008]. Le jugement relatif à la professionnalité des candidats à la reprise se fonde sur des pratiques largement partagées dans l’espace professionnel localisé [Lucas et al., 2014], dans lequel s’organisent les transactions. Le rapprochement progressif entre le cédant et le repreneur aboutit à une relation quasi familiale qui passe par un « processus d’adoption » [Barthez, 1999], s’effectuant souvent au cours d’une période durant laquelle le futur repreneur vient travailler avec le cédant sur la ferme de ce dernier. Le jugement que le cédant a du projet du repreneur et de ses compétences professionnelles est ici fondamental dans la compréhension de la réussite de l’échange, si bien que la proximité du mode de production envisagé par le repreneur et celui du cédant peut largement faciliter la réussite de la transaction [Lataste et Chizel, 2013, p. 34]. L’anticipation du fait que les parents sont garants des prêts du repreneur permet également de s’assurer le financement de la transaction par les banques.
33Dans ces conditions, la valorisation monétaire de la cession ne s’effectue pas au prix de marché, mais à un prix que le cédant considère comme soutenable pour le projet professionnel du repreneur. Comme nous le dira Denis (64 ans, à la retraite) : « C’est sûr qu’au niveau du prix il faut pas être trop gourmand. » Pierre (66 ans, retraité depuis 5 ans) précise :
« Il en a qui reprenaient des terres à cette époque-là à 10 000 euros. Moi j’ai descendu à 7 000 parce que je trouvais que si c’était dans un ensemble comme ça, pour tenir compte de notre volonté que l’exploitation soit reprise dans des bonnes conditions, il ne fallait pas exagérer. Ce n’était pas la peine.
– Oui, parce que vous vous y retrouviez de toute façon.
Nous, on s’y retrouvait. »
35La valorisation monétaire des baux s’effectue ainsi selon une norme professionnelle de l’endettement soutenable. L’identité sociale du repreneur prime sur la valeur qu’il est possible d’obtenir de la cession et, comme dans le cas d’une transmission familiale, se met en place une « économie de la modération » [Karpik, 1989, p. 199]. Celle-ci prend ici une forme différente, fondée sur une norme professionnelle et sur la considération qu’une vente trop onéreuse peut engendrer des difficultés économiques et de ce fait une action en justice du cédant. On comprend ainsi pourquoi, malgré un rapport d’échange en leur faveur, les cédants poussent rarement les prétendants à surenchérir sur les prix proposés.
3.4 – Des « étrangers » cantonnés au circuit d’échange impersonnel
36Dans certains cas, marginaux [20], les cédants vendent leur ferme à des personnes extérieures aux deux circuits d’échange précédemment décrits, dans l’objectif de tirer la meilleure valorisation économique, sans se soucier de l’intégrité de l’outil de production et de l’identité sociale du repreneur.
37Deux modalités peuvent alors être distinguées. La première renvoie au cas de cédants qui ne considèrent plus que leur ferme est un outil de production rentable et cherchent donc à maximiser la valeur de la cession, en démantelant l’outil de production. Le circuit d’échange reste celui du réseau professionnel sans pour autant que la modération de la valeur de cession ne s’applique [21]. Il peut également s’étendre, via l’action d’intermédiaires du monde agricole (agents immobiliers, conseillers de gestion, notaires) à des agriculteurs plus éloignés de la zone de culture, prêts à débourser des montants importants pour acquérir. C’est notamment le cas d’agriculteurs belges confrontés à des prix de la terre deux voire trois fois plus élevés en Belgique. Dans ces cas, la compétence professionnelle du repreneur semble peu évaluée directement, le pouvoir d’achat en représentant un signe indirect [22]. Ce type de cession pose des difficultés d’analyse en raison du faible nombre de personnes concernées ayant accepté d’en discuter (2). Les cas rencontrés concernent des exploitations en difficulté financière. Vendre à un étranger permet ainsi de rembourser des prêts en cours. Selon d’autres agriculteurs, d’autres cas moins dramatiques existent, mais ils sont rares, puisque de telles cessions aboutissent souvent à une marginalisation du cédant au sein de ses cercles de sociabilité habituels. Elles peuvent toutefois s’envisager dans le cas d’un déménagement anticipé.
38Le second cas renvoie à des comportements opportunistes de la part de cédants qui considèrent que leur outil de production n’est plus rentable, mais cherchent à le vendre comme tel pour valoriser des bêtes et des bâtiments en mauvais état. Nous avons ainsi rencontré deux cas de repreneurs HCF qui avaient la capacité de payer des montants de pas-de-porte élevés, mais qui ont, par contre, subi les conséquences d’une mauvaise évaluation du potentiel de l’outil de production acquis. Si ces cas sont ponctuels, ils mettent en évidence le fait que, dans un contexte où les réseaux agricoles par lesquels s’effectuent les cessions fonctionnent largement en vase clos, l’ouverture vers l’extérieur constitue pour certains cédants un moyen de survaloriser leur ferme. Cela passe généralement par des intermédiaires (avocats, notaires, agents immobiliers) qui servent de relais vers des personnes extérieures aux sociabilités personnelles et professionnelles locales. Cette recherche de maximisation de la cession est alors d’autant plus envisageable qu’elle ne remet pas en cause la réputation du cédant dans son milieu social d’origine. En d’autres termes, le non-respect de l’économie de la modération ne sera pas socialement réprimé si le profit s’effectue au détriment d’un « étranger [23] ». La confiance impersonnelle qui relie le cédant et le repreneur est moins importante que dans les cas de cessions familiales ou à un voisin : les deux agriculteurs ne se connaissent pas auparavant, ils se rencontrent et négocient via un intermédiaire et l’évaluation de la capacité à payer est le principal critère prévalant dans la décision de transmettre. Parce que le lien de confiance est ténu, le risque de recours juridique est plus grand, pour des sommes en jeu plus importantes.
39Ainsi, les trois idéaux types proposés ici montrent que l’inscription des logiques de transmission dans des espaces sociaux à l’étendue croissante (de la famille au voisin, puis à l’étranger) est associée à une prise de risque et à un gain économique eux aussi croissants.
4 – Difficultés d’accès à la terre pour les agriculteurs non issus du milieu agricole
40L’organisation des échanges fonciers décrite précédemment fonctionne comme un dispositif de sélection à plusieurs niveaux : au niveau de l’entrée dans la prise d’information sur les terres à céder d’abord, c’est-à-dire au moment où s’organise la mise en concurrence des demandeurs ; dans le processus de sélection ensuite où joue à plein la représentation que les cédants se font de la qualification professionnelle des prétendants, qualification qui se donne à voir dans des espaces de sociabilité bien spécifiques (le voisinage et son économie des coups de main, les concours agricoles…) ; dans la capacité de paiement des repreneurs et les montants, pour finir.
41Dans cette section, nous souhaitons interroger les circuits d’accès au foncier agricole des porteurs de projets non issus du monde agricole. Nous mettons en évidence que si, dans certains cas, l’accès à la profession agricole se fait pour eux selon des mécanismes d’adoption tels que ceux décrits par A. Barthez [1999], et donc par la transmission intégrale d’une exploitation, pour d’autres l’installation agricole est marquée par la difficulté d’intégrer le groupe professionnel. Dans ces cas, l’accès à la terre s’effectue sur des espaces agricoles marginaux (petites surfaces, terres publiques). Ce type d’installation s’appuie sur des organisations tierces, souvent distinctes des intermédiaires structurant le circuit d’échange marchand. Ces éléments permettent de confirmer les éléments de verrouillage de l’accès à la terre tout en en précisant les contours.
4.1 – Les hors-cadre agricoles, révélateurs des frontières du groupe professionnel
42Les premiers contacts que les porteurs de projets HCA ont avec les agriculteurs de la région renvoient l’image d’une installation verrouillée et difficile. Parce qu’ils ne sont pas issus du milieu agricole, les candidats à l’installation sont stigmatisés par l’ensemble de la profession. Leur origine sociale interprétée comme un frein à l’obtention des ressources indispensables à l’entrée dans la profession, notamment l’acquisition des compétences professionnelle par la longue socialisation au travail agricole dans le cadre familial ainsi que l’appui économique des parents (caution et héritage).
« Il y a loin de la coupe aux lèvres, c’est-à-dire qu’en maraîchage il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus. Ils ne savent pas travailler, ils n’ont pas la musculature adaptée, ils n’ont pas la volonté forte, les ongles arrachés, la fatigue, la sueur, le froid l’hiver, les reproches des clients, les machins, l’argent… Ils ne sont pas endurcis comme nous, on l’a été dès notre enfance. »
44Une étude menée sur la transmission des exploitations en agriculture biologique dans le NPDC (Stella, 2015) montre aussi que, parmi les exploitants enquêtés, un tiers évoquent la peur qu’ils ont de transmettre à un citadin (et plus encore à une citadine), doutant des capacités de ces candidats à l’installation à relever l’ensemble des défis inhérents au métier d’agriculteur. De plus, le difficile accès aux moyens de production est aussi considéré par les agriculteurs en place comme un élément de verrouillage de l’accès à la profession.
« Ils [les agriculteurs du coin] me disaient “ouais, mais nan, mais c’est trop dur, t’as personne dans ta famille qui est agriculteur alors lâche l’affaire. C’est trop dur, y’a trop de choses à apprendre, c’est trop d’argent à investir”, c’est trop dur quoi. “Et puis tu ne trouveras pas de terre, c’est trop dur d’avoir des terres.” […] Tout le monde m’avait dit pendant la formation “euh, c’est impossible de trouver des terres quand on n’est pas issu d’une famille d’agriculteur.” »
46L’origine sociale souvent extra-agricole et extrarégionale des porteurs de projets agricoles non conventionnels entre directement en contradiction avec le fait que les agriculteurs en place s’appuient majoritairement sur les réseaux locaux pour transmettre leur exploitation. La force de l’entre-soi structure les mécanismes de choix des repreneurs et les difficultés à accepter l’existence d’un autre modèle agricole, en concurrence sur les terres régionales, se traduit dans les discours par une représentation duale de la profession : celle-ci montre que les membres de la profession distinguent d’une part les membres légitimes issus du milieu agricole et porteurs des qualités nécessaires à l’exercice du métier d’agriculteur, et d’autre part les candidats à l’installation extérieurs à ce groupe, pour lesquels l’absence de filiation directe est associée à l’incapacité d’exercer.
4.2 – Aux marges des espaces d’échanges localisés, les réseaux alternatifs
47Face au constat de la concentration foncière croissante et à celui de la difficulté des parcours de transmission, plusieurs associations régionales se mobilisent pour développer des réflexions, des actions de sensibilisation, et des outils d’accompagnement à la transmission et à l’installation agricole. Certains groupes d’agriculteurs sont plus enclins à céder leur exploitation à des candidats extérieurs au milieu agricole et œuvrent pour la diffusion de cette représentation du métier. C’est le cas des agriculteurs membres de l’association CEDAPAS [24] qui organisent des « Cafés transmission », pour mettre en débat les questions de transmission des exploitations. C’est aussi le cas de l’association citoyenne Terre de Liens, fondée en 2003, dont l’une des activités principales est d’acheter du foncier agricole pour faciliter l’installation d’exploitations centrées sur les productions biologiques. La question de la transmission est plus généralement un sujet de réflexion de l’ensemble des organisations associatives ou professionnelles positionnées sur la défense de modèles plus économes en intrants (notamment l’agriculture biologique), qui se développent depuis les années 1990 et traduisent le renforcement d’une certaine dualité de l’agriculture en France, marquée par l’existence de réseaux syndicaux distincts. Le réseau InPPACT (Initiatives paysannes pour une agriculture citoyenne et territoriale [25]) créé en 2012 en Nord-Pas-de-Calais, qui regroupe douze organisations (dont le Cedapas et Terre de Liens) est la traduction régionale de cette dualisation croissante du monde agricole.
48L’existence de mécanismes de clôture pousse souvent les candidats à l’installation non issus du milieu agricole à se rapprocher de ces intermédiaires associatifs et professionnels, connaissant bien le contexte agricole régional. Thomas s’est ainsi installé dans un premier temps en répondant à une annonce, trouvée sur le site Internet de l’association Terre de Liens, sur 2,5 ha de terres mises à disposition par un éleveur de porc. Il cherche aujourd’hui à s’installer sur une plus grande surface en répondant à une annonce de la SAFER. Pour conforter sa candidature, il a demandé le soutien de ses partenaires syndicaux, associatifs ou économiques :
« Terre de Liens a fait une lettre pour dire qu’il soutenait l’installation. On était plus de 28 sur le dossier. Donc ça fait beaucoup. La réponse, elle n’est pas tombée comme ça. On a demandé aux restaurateurs [qu’il fournit] de mettre la main à la pâte et d’envoyer un courrier… J’ai demandé à mes fournisseurs aussi, à la coopérative et au cabinet de conseillers [en agriculture biologique, le Gabnor [26]]. Il en a qui ont bien joué le jeu et ça a bien marché en fait. Mais ça n’a pas été facile. »
50Après la signature d’une convention d’occupation précaire ainsi octroyée par la SAFER, Thomas espère pouvoir faire racheter le foncier par Terre de Liens, qui devrait à terme le mettre en bail sur ces terres achetées à la SAFER. Antony, lui, s’est également rapproché de Terre de Liens ainsi que d’autres intermédiaires professionnels du territoire [27]. Il n’a pas hésité à passer également par des petites annonces ou essayer de contacter des agences immobilières.
51La multiplication des dispositifs et des structures d’appui à l’installation en agriculture permettent difficilement de remettre en cause les formes de clôture localisées de l’accès à la terre, puisqu’ils n’ont aucun pouvoir contraignant sur l’orientation du choix du repreneur, comme l’ont les SAFER ou les CDOA. Ainsi, on observe souvent des montages fonciers singuliers : alors que la location de terres agricoles est la modalité la plus largement répandue d’accès à la terre dans la région, l’étude des projets d’installation HCA montre que ces mécanismes d’accès au bail de fermage y sont peu répandus. Les acteurs régionaux tels que la SAFER ou Terre de Liens agissent ainsi plus sur l’achat/vente des terres que sur l’accès aux baux de fermage, qui constitue pourtant le mode de faire-valoir dominant dans la région. Le cas de Sabine renforce cette lecture d’une agriculture non conventionnelle qui ne réussit à exister qu’en trouvant des terres par des canaux détournés. Sabine ne s’est en effet pas installée à la suite d’un agriculteur comme il est de coutume, mais en achetant quelques hectares détenus par des particuliers qui les utilisaient comme pâtures pour un poney. Ici l’insertion professionnelle s’effectue en contournant la modalité classique de renouvellement de la profession agricole qu’est la reprise d’une ferme suite à un départ à la retraite.
52Les entretiens menés montrent aussi que les porteurs de projets d’installation HCA ont des trajectoires spécifiques et mobilisent des ressources inhabituelles, ce qui est confirmé à la lecture du recueil de témoignages de D’Allens et Leclair (2016). Ces personnes, pour lesquelles l’engagement dans l’agriculture marque une rupture par rapport à une vie professionnelle antérieure, mobilisent du capital social extérieur au groupe professionnel local (accueil de stagiaires, de Woofeurs [28], financement des activités par du crowd-funding, expérience professionnelle antérieure à l’étranger…).
4.3 – Financement des projets et valeur économique du pas-de-porte
53Ces trajectoires d’installation dessinent ainsi des modèles d’accès à la terre difficilement reproductibles à une échelle plus importante dans une région dominée par le fermage. Les difficultés à obtenir le soutien des organisations professionnelles « classiques » et d’accéder à la location de terres se doublent de difficultés de financement, qui découlent du caractère atypique des projets développés et des conditions de garanties requises par les banques.
4.3.1 – L’évaluation bancaire des projets atypiques
54Les difficultés commencent lors de la prise de contact avec de potentiels financeurs. Pour évaluer les dossiers, les banquiers s’appuient généralement sur la comptabilité du cédant et, à défaut, sur les dossiers d’autres clients dont le modèle productif se rapproche de celui imaginé par leur nouveau client. Cette modalité d’évaluation des projets pose toutefois des difficultés sur les projets les plus atypiques comme celui de Sabine :
Stella (2015) montre que le refus de financement des banques est un critère récurrent de l’impossibilité de transmettre une ferme à un HCA, et ce d’autant plus que la conversion au bio est récente ou envisagée. Les cadrages opérés par les banques montrent leur inadéquation avec les objectifs de porteurs de projet extérieurs au monde agricole, souvent en rupture avec les modèles économiques de l’agriculture conventionnelle et fondés sur des propositions d’innovations techniques, agronomiques et organisationnelles non prises en compte par les outils de calcul du risque utilisé par les banques. De la même façon, les cadrages opérés par les dispositifs publics de soutien à l’installation montrent aussi de profondes inadéquations avec les projets de création d’exploitation des HCA (Le Blanc, 2011). Pourtant, suite à son installation réussie, cette agricultrice affirme que les ventes sont aujourd’hui bien meilleures que celles prévues dans son plan de financement, ce qui illustre bien le décalage qui peut exister entre les projections économiques des financeurs et la réalisation effective de projets recevant peu de soutien.« Le problème, c’est que si on reprend une ferme existante ils [les banquiers] ont les bases des chiffres des années précédentes, ils savent que ça va aller. Quand c’est une création, ils n’ont aucun recul sur le fromage de chèvre. Ce qu’ils font, c’est qu’ils prennent leurs clients en fromage de chèvre, ils en avaient deux, ils font une moyenne. Le problème, c’est que le prix de vente de mes fromages était beaucoup plus élevé. Du coup ils m’ont dit « c’est pas possible, nous, on croit pas à vos chiffres. On met nos chiffres à la place de ce que vous vous avez calculé pour vos recettes, et bah c’est pas viable. » Sauf que je leur ai dit « on peut pas faire une moyenne avec deux clients ». Si y en a un proche de la retraite il a plus de remboursement à faire donc il peut très bien baisser le prix des fromages. »
4.3.2 – Le poids des pas-de-porte
55Les enquêtes ont également montré que les montants de pas-de-porte payés à l’installation par des agriculteurs non issus du monde agricole sont supérieurs à ceux payés dans le cadre familial, ou ceux payés par un jeune agriculteur connu personnellement du cédant. La distance sociale entre le cédant et le repreneur a ici un effet sur le contrôle familial ou professionnel de la valeur du pas-de-porte. La logique marchande joue, dans ce cas, à plein. Les porteurs de projets agricoles « étrangers » subissent ainsi une double peine : des difficultés particulièrement fortes à trouver des terres, mais également un besoin de financement pour accéder au capital foncier supérieur, qui peut avoir des répercussions fortes sur la viabilité de l’exploitation [29].
56À cette double peine s’ajoutent des difficultés liées aux besoins de cautions pour assurer les prêts bancaires contractés au lancement de l’activité. L’importance du fermage et l’existence des pas-de-porte dans la région Nord-Pas-de-Calais entraînent, sur ce point précis, un désavantage flagrant pour les porteurs de projet non issus du monde agricole. En effet, dans les régions où l’accès à la terre s’effectue principalement par l’achat, les terres achetées servent de caution aux prêts bancaires. Ce ne peut évidemment pas être le cas dans les zones de fermages majoritaires en raison de l’illicéité de la pratique des pas-de-porte qu’il faut tout de même, pour le repreneur, réussir à faire financer. Dans cette situation, l’existence de caution familiale prend une importance toute particulière ce qui avantage sensiblement les enfants d’agriculteurs [30].
4.4 – Frein à l’installation non conventionnelle et transformation des modèles productifs
4.4.1 – Difficulté d’accès à la terre et changement des modèles productifs
57Les difficultés rencontrées pour accéder à la terre agricole peuvent entraîner des reconfigurations des projets d’installation. C’est notamment le cas dans l’élevage où la production biologique est davantage consommatrice de terre que des modes de production conventionnels. Dans ces conditions, les difficultés d’accès aux surfaces souhaitées peuvent obliger les agriculteurs à s’installer sur de plus petites surfaces et développer un élevage davantage hors sol :
« Et vous êtes pas en bio ici ?
Nan ! Euh, éthiquement j’aurais bien aimé, mais en fait j’ai fait le calcul et en fait, comme je n’ai pas assez de surface, faut tout acheter à l’extérieur et acheter le foin et toute l’alimentation, tous les granulés, tout ça en bio. Je ne me tirerais pas de salaire quoi. J’avais des charges deux fois plus élevées qu’actuellement. Au niveau de l’alimentation et même en vendant les fromages un peu plus cher, ce n’était pas viable. […] Mon objectif c’était quand même de vivre du projet. Je ne fais pas 70 heures par semaine… parce que j’aime ça, mais l’objectif c’est quand même d’en vivre. Du coup on a dit tant pis, on part en conventionnel. »
4.4.2 – Socialisation villageoise et modèle productif
59Le développement de pratiques agricoles non conventionnelles peut également engendrer des conflits avec le voisinage. Le risque de marginalisation sociale pousse à réorienter le modèle productif envisagé à l’installation. Ainsi, Sabine ne fait plus aujourd’hui de la production biologique un objectif professionnel afin de faciliter son insertion dans les réseaux professionnels locaux :
Face aux difficultés d’accéder à du foncier dans la région, d’autres porteurs de projets (2), ont fait le choix de migrer et de s’installer dans des régions où la concurrence sur l’accès à la terre est moindre.« Déjà qu’on est nouveau, qu’on fait des chèvres [une production marginale]. Si, en plus, on affiche le logo bio, les agriculteurs du coin, ils vont… Moi, j’aime mieux qu’on s’intègre dans le territoire en étant en conventionnel. […] Comme l’idée c’est de s’intégrer dans le tissu rural assez discrètement, on ne parle pas de bio et on ne dit pas qu’on cherche des terres pour faire pâturer nos chèvres [condition de l’obtention du label]. […] Dès qu’une terre se libère, tout le monde la veut. Même ceux qui ont déjà 50 ou 70 hectares. Donc si on veut se mettre des gens à dos on dit ça. […] Parce que ça ne sert à rien d’être là avec nos 10 hectares et que personne ne nous parle parce qu’on a piqué 10 hectares à un voisin. Stratégiquement, je pense que c’est beaucoup plus intéressant de bien s’entendre avec ses voisins parce qu’on est 700 habitants, donc tout se sait dans le village. »
5 – Conclusion
60Le droit d’usage de terres agricoles est une ressource indispensable pour accéder à la profession d’agriculteur. L’analyse proposée des circuits d’échange des baux de fermage montre en quoi l’accès à la profession agricole n’est pas ouvert à tous dans les mêmes conditions, notamment dans une région agricole où la concurrence sur les terres est forte et le fermage dominant.
61L’article montre que ce différentiel d’accès aux baux de fermage est d’abord une construction politique privilégiant les transmissions familiales malgré la baisse des vocations agricoles des enfants d’agriculteurs et l’existence de porteurs de projet HCA. Dans un contexte de dérégulation croissante des marchés de produits agricoles, la concurrence sur les facteurs de production s’effectue par de multiples formes de contournement des outils de régulation publique de l’accès à la terre, illégalité qui renforce le besoin de confiance entre les contractants pour éviter les actions en justice. L’importance des sociabilités de proximité dans la reproduction de la profession agricole se trouve de fait renforcée pour réguler la dimension illégale de ces pratiques. « Le recours […] à la fraude est toujours plus efficace au sein d’équipes, dans lesquelles le niveau de confiance – “le code de l’honneur des voleurs” – est important, cette dernière, en général, s’établissant à partir de relations déjà anciennes » [Granovetter, 2008, p. 91]. « Il faut donc savoir avec qui on le fait. […] Quand c’est quelqu’un qu’on côtoie depuis 30 ans, on arrive à le cerner » (Giselle, 60 ans, maraîchère à la retraite dans deux ans).
62Dans ce contexte, les agriculteurs extérieurs à ces sociabilités de proximité se trouvent largement exclus de l’accès aux baux de fermage. Ils n’ont accès aux terres agricoles que par des mécanismes marginaux dans la région Nord-Pas-de-Calais comme l’achat-vente. Cela peut expliquer, pour partie, le faible développement de l’agriculture biologique qui représente une surface agricole utile (SAU) quatre fois inférieure (0,9 %) à la moyenne française (4,14 %) [31].
Notes
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[1]
Cette recherche a été possible grâce au soutien financier du Conseil régional du Nord-Pas-de-Calais et du ministère de l’Agriculture. Nous tenons également à remercier l’association Terre de liens, et notamment William Loveluck, ainsi que Terre d’Europe Scafr et plus particulièrement Robert Levesque et Dimitri Liorit, pour le travail collectif accompli lors de ce projet.
-
[2]
L’UTA est l’unité de compte permettant de mesurer le travail agricole sous toutes ses formes (travail du chef d’exploitation, de salariés, d’aidants familiaux…).
-
[3]
La catégorie de « cadre familial » est une catégorie administrative qui caractérise les agriculteurs ou les porteurs de projets dont l’installation se réalise à une distance sociale maximale du 3e degré de parenté avec le cédant (parents, grands-parents, oncles et cousins donc).
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[4]
Les porteurs de projet HCF sont 63 % à vouloir en effet s’installer en agriculture biologique [JA/MRJC, 2013]. Si l’on s’intéresse seulement aux porteurs de projet souhaitant un appui de la Fédération nationale de l’agriculture biologique, seulement 10 % reprennent une ferme familiale et 18 % sont issus d’une famille agricole [FNAB, 2013].
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[5]
Ce mandat ne consiste plus seulement à produire au maximum, il s’agit également de produire mieux, de protéger l’environnement, d’entretenir le paysage… [Joly et Paradeise, 2003].
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[6]
Les mises à disposition de terres dans le cadre de sociétés agricoles sont considérées ici comme du faire-valoir direct.
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[7]
Il est habituel de distinguer les régions agricoles selon le faire-valoir dominant [Barthez et al., 1988]. La tendance générale est toutefois aujourd’hui à l’augmentation du fermage dans l’ensemble des régions françaises.
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[8]
Cette donnée est issue d’un traitement statistique des informations mises à disposition par la Mutuelle sociale agricole (MSA) dans le cadre d’une étude financée par le conseil régional du Nord-Pas-de-Calais et le ministère de l’Agriculture. Elle se fonde sur le traitement systématique des données relatives aux chefs d’exploitation et d’entreprise cotisant à la MSA pour une année donnée, sur la période 2002 à 2014. Il est ainsi possible de suivre les volumes de surface cédés par an par cette population en distinguant les terres cédées pendant la carrière et les terres cédées au moment où l’agriculteur cesse son activité. Ainsi, sur la période 2007-2011, 38 800 ha ont été cédés par un agriculteur de la population, dont 27 600 dans le cadre d’une cession d’activité.
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[9]
57 entretiens directifs ont été menés par Axelle Gautier et Mathilde Stella dans le cadre de stages d’agronomie menés au sein de l’association Terre de liens Nord-Pas-de-Calais. Nous en profitons ici pour les remercier pour ce travail. Pour notre part, nous avons mené 37 entretiens semi-directifs ou biographiques.
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[10]
Membres des instances départementales de régulation telles que les commissions départementales d’orientation agricole, les chambres d’agriculture, les « Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural » (SAFER) ou encore les associations membres du réseau INPACT (Initiatives pour une agriculture citoyenne et territoriale).
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[11]
Si les données économiques manquent à l’échelle de la Petite région agricole (PRA), les données régionales montrent toutefois que les exploitations de la région dégagent un revenu par exploitation supérieur à la moyenne nationale. Les entretiens menés avec les experts de la région, notamment avec les représentants de l’association Arcade s’occupant de suivre les agriculteurs en difficultés, soulignent, eux, que s’il y a bien des agriculteurs en difficulté dans la région, ils ne se situent que très rarement en Flandre intérieure.
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[12]
À la différence de l’agriculture anglaise historiquement fondée sur de grandes exploitations capitalistes, l’objectif français est de garder un tissu social dense dans les campagnes françaises.
-
[13]
Pour une analyse plus détaillée de la construction historique de ces politiques agricoles et des tensions qu’elles entretiennent, voir Barral et Pinaud [2015].
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[14]
Si tous les acteurs rencontrés affirment que les montants augmentent régulièrement, nous n’avons pu le démontrer empiriquement, notamment parce que, les versements étant illégaux, il nous a rarement été possible d’en observer des traces écrites, et il est impossible d’en approcher la valeur par le calcul d’indicateurs locaux. L’augmentation des montants peut cependant être approchée en analysant l’évolution du différentiel de prix (terres libres – terres occupées) [Cavailhes, 1971]. En ce qui concerne le Nord-Pas-de-Calais, on observe depuis 2007 un net décrochement du prix des terres libres par rapport aux terres louées, ce qui confirme les dires d’acteurs.
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[15]
Cette valeur est fondée sur le calcul du montant remboursable par an multiplié par le nombre d’années d’endettement. Elle est basée sur la capacité de remboursement de l’exploitation, calculée à partir de la trésorerie dégagée. Elle prend en compte la rentabilité passée de l’exploitation et le revenu souhaité par l’exploitant.
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[16]
En d’autres termes, dans la pratique, les exploitants expropriés bénéficient d’un dédommagement qui leur permet de racheter, par la suite, des baux de fermage (« pas-de-porte »).
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[17]
Nous avons bien conscience que la notion de « rentabilité » est toute relative. Elle ne dépend pas seulement de la qualité de la terre et des compétences de l’agriculteur, mais également de l’inscription de l’exploitation dans son environnement économique, qui influence fortement la valorisation de la production. De fait, une même ferme peut être rentable ou pas selon les relations tissées en amont et en aval (pensons à la distinction entre une exploitation intégrée dans une filière structurée en amont et en aval et une exploitation vendant l’ensemble de sa production en circuit court). Nous portons ici notre attention sur la représentation que se font les cédants de la rentabilité de leur exploitation et qui oriente leur conception de son devenir économique.
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Un faisceau d’indicateurs statistiques permet d’affirmer que les exploitations du Nord-Pas-de-Calais sont dans une situation économique meilleure que la moyenne nationale. L’excédent brut d’exploitation y est supérieur de 30 %, le résultat courant avant impôt d’un quart, et cela dans un contexte où le taux d’endettement (rapport de l’ensemble des dettes) est à peine supérieur à la moyenne nationale (43 % contre 41 % en 2010) (données Agreste, Réseau d’information comptable agricole, RICA). Voir également la note n° 12.
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Nous appelons « prix de marché » les références locales véhiculées par le bouche à oreille entre acteurs locaux qui font référence à des valeurs marchandes supérieures à la moyenne observée dans les transactions familiales ou entre collègues.
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Au dire d’experts et selon les statistiques professionnelles, les cessions à des « étrangers » représentent 10 % des transmissions. (Données Chambre d’agriculture du Nord-Pas-de-Calais issues d’un questionnaire sur les installations ayant reçu des aides publiques et confirmées par une enquête plus récente de la même institution en cours de publication.)
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Dans ce cas, la vente ne s’effectue pas à un jeune qui s’installe mais à un voisin, ce qui rend légitime une valorisation marchande des baux de fermage.
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Notons ici que la rentabilité passée de la ferme ne compte pas puisqu’elle sera directement incorporée dans l’économie générale de la ferme de l’acheteur, qui cherche seulement à réaliser des économies d’échelle.
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On retrouve ici les commentaires classiques de M. Weber sur les comportements opportunistes vis-à-vis des personnes non issues de la communauté d’appartenance [1991 (1923), pp. 373-374].
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Le CEDAPAS, ou Centre d’études pour le développement d’une agriculture plus autonome et solidaire du Nord-Pas-de-Calais a été créé en 1987 par un groupe d’agriculteurs de la région souhaitant mener une réflexion sur les conditions d’un développement agricole « responsable » et « solidaire ». Aujourd’hui, l’association compte une cinquantaine de membres.
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Groupement des agriculteurs biologiques du Nord-Pas-de-Calais.
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La Chambre d’agriculture évidemment mais également la SAFER, les associations du réseau INPPACT.
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Membres du réseau WWOOF, World Wide Opportunities on Organic Farms, qui organise la circulation de volontaires travaillant dans les fermes bio en échange du gîte et du couvert.
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Sur ce point, voir notamment la thèse en cours d’E. Saint-Guily qui étudie le lien entre prix de la terre – endettement – difficulté économique dans le Nord-Pas-de-Calais.
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En, effet, les agriculteurs constituent la catégorie professionnelle qui dispose du patrimoine le plus important. Le patrimoine des ménages dépendant largement de l’âge, comparons le patrimoine brut moyen des agriculteurs à celui des ménages dont le chef a entre 50 et 59 ans : si le patrimoine des premiers est, en 2010, en moyenne, de 845 900 euros, celui des seconds est lui de 334 600 euros, soit 2,5 fois inférieur (enquête patrimoine INSEE 2010). Ce chiffre se trouve ici sous-évalué puisque nous prenons ici, par manque de précisions statistiques, l’ensemble des agriculteurs et non les agriculteurs entre 50 et 59 ans.
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Source : Agence Bio.