1 – Introduction
1La révolution agricole de l’après-guerre a entraîné, entre les décennies 1950 et 1980, une intensification importante de l’agriculture française, grâce à l’usage croissant d’intrants de synthèse. Cette intensification a conduit à une forte spécialisation des systèmes de grandes cultures, au profit des cultures industrielles telles que les céréales, la betterave, le colza, assurant la meilleure profitabilité à court terme au regard des produits développés par l’industrie agroalimentaire. Cette spécialisation des systèmes de grandes cultures est aussi une caractéristique majeure de la plupart des pays européens [Vanloqueren et Baret, 2009].
2Les céréales, tout particulièrement le blé, se sont fortement développées [2]. À l’opposé, d’autres cultures telles que les légumineuses, ont été reléguées avec les services écosystémiques qu’elles peuvent rendre. Les légumineuses à graines [3], grâce à leurs propriétés intrinsèques, ne nécessitent pas d’engrais azotés pour produire leurs protéines et permettent aussi de réduire les apports d’engrais azotés sur les cultures suivantes. Leur culture permettant de réduire la fertilisation azotée conduit de fait à diminuer l’usage d’énergie fossile et les émissions de gaz à effet de serre (GES) associés à la fabrication, aux transports et à l’épandage des engrais [Naudin et al., 2014 ; Dequiedt et Moran, 2015]. Près de la moitié des émissions de GES du secteur agricole sont dues à l’épandage des engrais qui émet du protoxyde d’azote [Pellerin et al., 2013]. De plus, plusieurs évaluations économiques en France mettent en avant des bénéfices réels à l’échelle d’une succession de cultures (rotation) incorporant des légumineuses à graines [Schneider et al., 2010 ; Carrouée et al., 2012 ; Pelzer et al., 2012 ; Naudin et al., 2014]. Malgré ces avantages, les légumineuses à graines représentent aujourd’hui moins de 2 % des grandes cultures ; et côté alimentation humaine, les Français en consomment moins de 2 kg/an/habitant, contre près de 100 kg de blé [4].
3Cette diversification cultivée se heurte à une organisation très structurée des filières et de la R&D du secteur agricole, et agroalimentaire plus largement. La sélection variétale, l’expérimentation pour la conduite des cultures, la R&D sur la transformation, l’organisation logistique des organismes de collecte-stockage des produits agricoles se concentrent sur un petit nombre d’espèces, qui sont déjà les plus cultivées et voient ainsi croître leur avantage compétitif par rapport aux autres espèces [Meynard et al., 2013]. La transition vers une agriculture favorisant une plus grande diversité cultivée, pour plus de durabilité environnementale [Stoate et al., 2009], ne s’enclenche pas facilement et ces auteurs avancent donc l’hypothèse d’un verrouillage technologique du secteur.
4L’objectif de cet article est de proposer une analyse critique de ce processus de verrouillage en s’appuyant sur une méthode narrative (historique) et interdisciplinaire pour croiser les connaissances de différents domaines. Nous chercherons à mettre en évidence la plausibilité de la théorie du verrouillage technologique dans le secteur agricole et agroalimentaire, tout en soulignant le manque de données empiriques pour conforter le propos.
5La section 2 revient sur les théories du verrouillage et leur application au secteur agricole. À partir des principaux facteurs d’autorenforcement mis en avant par la littérature évolutionniste, la section 3 propose de confronter cette hypothèse de verrouillage au cas des légumineuses à graines par une analyse historique de l’évolution de la compétition créée entre les céréales (espèces dominantes) et les légumineuses (espèces mineures). La section 4 discute des nouvelles connaissances et innovations pouvant favoriser un déverrouillage en faveur des légumineuses, en s’intéressant tout particulièrement à de nouveaux débouchés agroalimentaires.
2 – Dépendance du chemin et verrouillage dans la compétition technologique du secteur agro-industriel
6Une situation de verrouillage (lock-in) désincite les acteurs à s’orienter vers des systèmes de production alternatifs. Le système en place, construit au cours du temps, s’est stabilisé au travers de multiples relations techniques et sociales « verrouillant » les acteurs dans leurs choix [Elzen et al., 2004]. L’analyse du verrouillage technologique a été fortement investie dans les domaines de l’industrie, des transports [David, 1985 ; Arthur, 1988, 1994 ; Liebowitz et Margolis, 1995] et de l’énergie [Cowan, 1990] ; mais peu d’analyses ont été proposées pour le monde agricole. À partir d’une mise en perspective historique de l’évolution du secteur agricole et agroalimentaire, nous analysons comment les mécanismes d’autorenforcement identifiés par la littérature évolutionniste ont pu favoriser des rendements croissants d’adoption en faveur des cultures céréalières en France, essentiellement au regard du blé qui est l’espèce la plus cultivée.
2.1 – La spécialisation des grandes cultures et le paradigme dominant de l’agrochimie
7Le système de production agricole dominant apparaît verrouillé autour d’un paradigme technologique reposant sur un usage intensif des intrants chimiques (fertilisants, herbicides, pesticides, etc.) associé à une faible diversité des espèces végétales cultivées. Cette situation peut être analysée comme le résultat d’un processus historique lié au développement des pesticides et des engrais minéraux, devenus progressivement les pivots techniques de l’intensification des grandes cultures.
8Comme l’expliquent Meynard et Girardin [1991] ou encore Lamine et al. [2010], la disponibilité croissante des pesticides a favorisé un changement de la conduite des cultures en France. Par exemple, les semis de blé ont, dans les années 1980, été avancés de plusieurs semaines à l’automne, en vue d’augmenter la productivité de la culture ; mais cet avancement des semis, qui augmente les risques de bio-agresseurs, n’a été possible qu’avec un supplément d’herbicides, d’insecticides et de fongicides. De même, les rotations ont été simplifiées : en lien avec le recul des systèmes de polyculture élevage, la luzerne et d’autres cultures fourragères ont disparu de nombreuses fermes dès les années 1970. À partir des années 1990, les légumineuses à graines ont, à leur tour, disparu des rotations les plus fréquentes. La régression des légumineuses s’est accompagnée d’une augmentation des doses d’engrais et les rotations céréalières simplifiées ont conduit à un accroissement de la pression des bio-agresseurs sur les autres cultures, et donc le recours accru aux pesticides [Colbach et Saur, 1998 ; Munier-Jolain, 2002]. Le retour plus fréquent des céréales contribue également à favoriser des maladies racinaires qui réduisent l’efficacité de l’engrais [Schoeny et al., 2003] et par conséquent conduisent à augmenter les doses. Mignolet et al. [2012] observent ainsi que la dose totale d’azote apportée n’a cessé de s’accroître depuis les années 1970, à la fois sous l’effet de ces facteurs et de l’accroissement des rendements.
9En quelques décennies, cette intensification des pratiques agricoles, adossée à des politiques publiques et des dynamiques marchandes centrées sur la valorisation des céréales, a conduit à une spécialisation des grandes cultures [Schott et al, 2010 ; Fuzeau et al., 2012]. En 2015, sur les 15 millions d’hectares en grandes cultures, les céréales occupent 9 millions d’hectares (dont 5,5 millions de blé), contre moins de 250 000 hectares occupés par les légumineuses à graines. Le blé tendre, l’orge, le blé dur et le maïs occupent ainsi aujourd’hui 60 % des terres arables de l’Hexagone ; la France exporte 45 % de sa production céréalière.
10Mignolet et al. [2012] observent aussi, à partir de la combinaison de différentes sources de données, que l’augmentation de l’usage des intrants chimiques, engrais minéraux et pesticides, a provoqué, en trente ans, une contamination croissante des ressources en eaux souterraines et superficielles du bassin parisien (emblématique des grandes cultures en France) qui s’est aggravée dans la quasi-totalité des rivières et des masses d’eau, atteignant parfois des seuils critiques dans les régions spécialisées en grandes cultures. Une conséquence majeure de cette spécialisation croissante des grandes cultures est donc l’augmentation d’externalités environnementales négatives, liées aux pollutions agricoles et à la perte de biodiversité ; mais également une réduction de l’efficience économique de ce système face aux augmentations de charges induites par les intrants de synthèse, tout particulièrement l’augmentation du prix des engrais. Ce mode de production intensif en intrants est aujourd’hui de plus en plus remis en question. Plusieurs auteurs ont mis en avant un processus de verrouillage en faveur des produits de synthèse utilisés en agriculture dans la modernisation agricole [Cowan et Gunby, 1996 ; Wilson et Tisdell, 2001 ; Vanloqueren et Baret, 2009]. Nous proposons de revenir sur les principaux facteurs d’autorenforcement identifiés dans la littérature évolutionniste pour expliquer comment la trajectoire technologique agricole française s’est renforcée en faveur d’un faible nombre d’espèces cultivées adossées à une fertilisation minérale croissante.
2.2 – Rendements croissants d’adoption et mécanismes d’autorenforcement
11Le concept de « rendements croissants d’adoption » (RCA) constitue un concept clé de la théorie du verrouillage technologique développé par les théoriciens évolutionnistes [Dosi et Nelson, 2010]. Forgé par Arthur [1988], ce concept explique comment progressivement une technologie « domine » les autres technologies alternatives, en étant de plus en plus adoptée. L’hypothèse fondatrice de cette théorie est qu’une technologie n’est pas forcément choisie parce qu’elle est la meilleure, mais elle devient la meilleure parce qu’elle est choisie initialement et qu’elle se renforce au cours du temps. Ce renforcement s’explique principalement par cinq types de mécanismes (dits d’autorenforcement, [Arthur 1988, 1994 ; Foray, 1989]) qui mettent en avant le rôle de l’action sociale dans ce processus d’adoption :
- les économies d’apprentissage (learning by using) : les performances productives de la technologie augmentent avec l’expérience des utilisateurs ;
- les externalités de réseau (network externalities) : plus il y a d’adoptants, plus les utilisateurs ont intérêt à l’adopter pour bénéficier des autres produits ou services qui se développent en compatibilité avec la technologie dominante ;
- les économies d’échelle et d’expérience (scale economies and learning dy doing) : le coût unitaire de production se réduit au cours du temps par effet de volume et d’amélioration de la technologie, rendant la technologie plus attractive ;
- l’accroissement informationnel (informational increasing returns) : plus une technologie se développe, plus elle est connue et comprise, incitant d’autres utilisateurs à l’adopter ;
- les interdépendances technologiques (technological interrelatedness) : d’autres technologies et standards de production s’établissent en lien avec la technologie dominante.
12D’autres mécanismes d’autorenforcement sont aussi discutés par Arthur (1988) relativement aux attentes des acteurs (adaptive exceptations) : le « pari sur l’avenir » que la technologie en place va poursuivre son développement incite les acteurs à l’adopter. Les incertitudes sur les solutions alternatives qui ont bénéficié de moins d’investissements et d’apprentissage, et le coût inhérent du changement, renforcent d’autant plus le choix initial dans le temps, pouvant même conduire à des situations d’irréversibilité [Liebowitz et Margolis, 1995].
13Ces rendements d’adoption sont donc dits « croissants » : plus le nombre d’utilisateurs est important, plus l’utilité pour chacun d’entre eux est grande au détriment de solutions alternatives. Ou du moins, l’adoption de la technologie et de ce qui lui est relié est « croissante ». Précisons en effet que cette théorie du verrouillage repose sur une hypothèse générale difficile à quantifier. L’adoption technologique est dite croissante, mais il reste à apporter la preuve qu’économiquement les rendements (ou l’utilité retirée) de cette technologie sont eux aussi croissants. Or, si des démonstrations quantitatives théoriques existent, la vérification empirique d’évaluation dans le temps des différents facteurs de production aux différentes composantes de l’ensemble du système de production reste difficile à réaliser, au regard de la multiplicité des données nécessaires. Certains travaux ont même montré l’absence de tels rendements. Par exemple, dans le secteur de la viande, les travaux de Soufflet [1990] montrent qu’en vingt ans (1967-1987) les abattoirs bovins ne réalisent pas de profit, alors qu’ils se sont concentrés et ont augmenté en taille.
14Par ailleurs, d’autres travaux complémentaires à ceux d’Arthur proposent d’élargir l’analyse à d’autres mécanismes explicitant le rôle des régulations institutionnelles ou des rapports de pouvoir sur les marchés [North, 1990]. Des mécanismes de construction de communautés identitaires, au-delà de la construction d’un profit économique, peuvent aussi être considérés comme des mécanismes d’autorenforcement, comme le suggèrent Barthélemy et Nieddu [2002] dans la construction de la production céréalière au sein de la PAC.
15Ce constat de verrouillage des systèmes en place a largement été repris par la littérature contemporaine sur les transitions vers la durabilité [Geels, 2011]. Dans la lignée de ces travaux, notre approche d’un verrouillage pour le secteur agricole reste narrative, par une explicitation des mécanismes d’autorenforcement.
2.3 – Les principaux mécanismes d’autorenforcement dans le secteur agricole
16À l’aune de cette approche théorique du verrouillage, nous pouvons inférer que, dans le secteur agricole, plus les cultures majeures se sont développées dans les assolements et plus leur performance technico-économique s’est améliorée, tout particulièrement le blé qui est la culture majeure (tableau 1). L’adoption des cultures majeures s’est d’autant renforcée au détriment d’autres espèces, dont les rendements sont moins élevés et/ou plus variables, de par notamment des itinéraires techniques et une activité de sélection variétale moins avancés. Parmi ces mécanismes d’autorenforcement en faveur des espèces dominantes, la recherche d’économies d’échelle à l’amont et à l’aval du système agro-industriel apparaît comme un facteur majeur. À l’amont, la R&D étant généralement spécifique par espèce végétale en termes de variétés (sélection et distribution des semences) et de produits phytosanitaires (homologation, distribution), les investissements ont été entrepris sur des perspectives de volumes de production conséquents pour les rentabiliser. Du côté des exploitations agricoles, le processus de spécialisation s’explique par la plus grande facilité d’acquérir la maîtrise technique, d’amortir le matériel agricole et d’organiser le travail à partir de quelques productions dans lesquelles on se spécialise. À l’aval, les outils de stockage, de transformation et de commercialisation ont suivi la même logique : la spécialisation des activités sur quelques espèces dominantes conduit à la réalisation d’économies d’échelle réduisant le coût marginal d’usage d’une espèce donnée. La recherche d’économie d’échelle a ainsi contribué à une simplification des systèmes de culture qui se traduit par des rotations plus courtes pour augmenter les volumes des cultures majeures et réduire le coût unitaire de production, de collecte, de stockage et de transport. Cette simplification des systèmes s’est aussi renforcée dans le temps par son étroite dépendance à l’organisation de l’industrie agroalimentaire et des marchés interagissant avec le monde agricole, qui ont également privilégié la recherche d’économies d’échelle, offrant peu de débouchés aux cultures de diversification [Meynard et al., 2013].
Source de rendements croissants d’adoption en faveur du blé, culture majeure

Source de rendements croissants d’adoption en faveur du blé, culture majeure
17La complémentarité technologique et sectorielle entre l’agriculture et l’agroalimentaire est en effet particulièrement forte. L’industrialisation des filières agroalimentaires s’est accompagnée d’un nombre croissant de standards en production agricole qui contribue au verrouillage des pratiques [Busch, 2011]. Par exemple, les exigences technologiques pour des taux de protéines du blé élevés facilitant les procédés de transformation et de cuisson (tant pour le blé tendre en panification que pour le blé dur en pasterie) exigent en retour des doses d’azote élevées dans les cultures et freinent des systèmes agricoles innovants moins consommateurs d’engrais azotés [Butault et al., 2010]. L’organisation logistique des organismes de collecte et stockage ciblée sur les espèces majeures pour fournir l’industrie agroalimentaire n’est pas adaptée à des systèmes innovants réduisant les intrants, comme les cultures associées céréales-légumineuses [Magrini et al., 2013].
18La section suivante met en perspective ces mécanismes d’autorenforcement (synthétisés dans le tableau 1) qui ont soutenu le développement des céréales et marginalisé les légumineuses dans le système, malgré les avantages agroenvironnementaux et les aides publiques dont les légumineuses ont pu bénéficier.
3 – La marginalisation des légumineuses à graines dans le système agroalimentaire
19Comme l’expliquent Nieddu et al. [2014], une méthode par étude de cas peut nourrir des fins théoriques en sciences économiques. Malgré des limites de l’approche narrative mobilisée, telle que l’absence de données sur temps long pour quantifier, par exemple, l’accroissement de la marge économique des agricultures ou les investissements réalisés par différents opérateurs sur les céréales ; nous mettons en évidence au travers de ce récit « économico-historique », en nous appuyant sur différents travaux et dires d’experts, que les économies d’échelles, les effets d’apprentissage et les complémentarités technologiques sectorielles ont constitué des ressorts importants de la trajectoire technologique du secteur agricole et agroalimentaire en défaveur des légumineuses à graines.
3.1 – Dépendance du chemin : la préférence historique donnée aux céréales
20Comme le rappellent Thomas et al. [2013] dans leur analyse historique de l’évolution des surfaces en grandes cultures, pour répondre à l’objectif d’autosuffisance en céréales [5], la Communauté économique européenne a mis en place, dans les années 1960, une protection des prix céréaliers, s’engageant en contrepartie dans les accords commerciaux avec les États-Unis à l’entrée en quantité illimitée d’oléoprotéagineux sans prélèvements douaniers. Ces accords internationaux ont favorisé des importations massives de soja [6], et plus précisément de tourteaux, riches en protéines et peu chers pour les élevages, au détriment des oléoprotéagineux ou protéagineux qui auraient pu être produits sur le territoire (voir Magrini et al. 2016 pour plus de détails). En 1973, l’embargo sur le soja américain (suite à des conditions météorologiques désastreuses) a entraîné une prise de conscience des autorités publiques européennes de la très forte dépendance alimentaire des systèmes d’élevage au soja importé. Différents « plans protéines » ont été lancés pour créer une nouvelle offre de protéagineux [Magrini et al., 2015]. La production de protéagineux a alors augmenté régulièrement jusqu’à la fin des années 1980 (figure 1). Mais le changement des aides communautaires à partir du début des années 1990 (réforme du soutien des prix à la production en 1992) a amorcé une baisse des surfaces dédiées à ces cultures. Les aides, devenues plus faibles et plus ponctuelles, ne suffisent pas à compenser les différences de compétitivité des légumineuses vis-à-vis d’autres espèces comme le soja importé pour les fabricants d’aliments, ou les céréales pour les agriculteurs [7]. Les politiques publiques ne parviennent pas à corriger le rapport de force qui s’est progressivement construit entre les espèces. En effet, bien que le développement des céréales ait permis d’atteindre l’autosuffisance de l’UE dès le début des années 1980, la progression du blé dans les assolements s’est poursuivie, renforcée par le recours aux produits phytosanitaires comme expliqué précédemment. Cette période d’excédents céréaliers soutenus par les prix, qualifiée d’« exportations subventionnées », peut être assimilée, au vu des facteurs précisés en section 1, à une période de consolidation des RCA en faveur des céréales.
Évolution des surfaces cultivées en pois protéagineux (ha), principale culture de légumineuses à graines en France (Agreste)

Évolution des surfaces cultivées en pois protéagineux (ha), principale culture de légumineuses à graines en France (Agreste)
21Pour la profession agricole [e.g. Choquet et al., 2014], la chute des surfaces en protéagineux à partir du début des années 1990 s’explique alors par le creusement du différentiel de marge annuelle pour l’agriculteur vis-à-vis des cultures céréalières. La marge brute annuelle des légumineuses est estimée comme étant aujourd’hui de deux à six fois moins importante que celle des cultures non légumineuses [Dequiedt et Moran, 2015]. Ainsi, suite au choix initial instauré au travers des accords commerciaux céréales-protéagineux entre l’Europe et les États-Unis dans les années 1960, les facteurs d’autorenforcement ont conforté les investissements en faveur des céréales dont les rendements n’ont cessé de progresser. Tandis que les aides aux légumineuses à graines mises en place dans les années 1980 n’auront pas permis d’enclencher des RCA en leur faveur.
3.2 – Le renforcement de la préférence céréalière
22Les apprentissages sur la fertilisation minérale de synthèse ont réduit progressivement l’intérêt des légumineuses, et d’autant plus que les rendements des céréales ont augmenté.
23Au Moyen Âge, les légumineuses n’étaient cultivées que dans les potagers proches des maisons. Il faut attendre la révolution agricole des xviiie-xixe siècles avec le développement des enclosures pour que les légumineuses (principalement fourragères) se développent au sein des rotations, en substitution des jachères. Les légumineuses sont alors régulièrement cultivées en rotation avec des céréales, dans des exploitations agricoles associant cultures et élevage. La source d’azote pour les cultures de céréales provenait ainsi à la fois des quantités d’azote disponibles dans le sol suite aux cultures de légumineuses, et des rejets organiques des animaux. Dans les systèmes de culture actuels où production animale et production végétale sont découplées, le recours à la fertilisation minérale pour satisfaire les besoins azotés des cultures s’est imposé comme une technique plus fiable que le développement de légumineuses dans la rotation. Le progrès des connaissances en ce domaine et le développement de la production d’engrais minéraux ont permis d’accroître les rendements céréaliers. De 30 millions d’engrais minéraux utilisés au début des années 1960, le volume s’est stabilisé autour de 70 millions, pour une moyenne de 80 kg/ha de grandes cultures (INSEE).
24Aujourd’hui, face à l’augmentation du coût de l’énergie et à la nécessité de réduire les pollutions agricoles qui imposent une réduction de recours aux engrais minéraux, on assiste au développement d’innovations incrémentales de la technologie initiale qui visent à « optimiser » les apports d’engrais. La recherche d’ajustements plus précis des apports d’azote aux besoins des cultures a conduit, par exemple, à fractionner les doses d’engrais tout au long du cycle de la culture et à développer des dispositifs de fertilisation de précision guidée par images satellitaires (tel le dispositif Farmstar, voir Labarthe [2010] pour une analyse de la diffusion de ce dispositif). Le verrouillage du système de production tend en revanche à écarter des innovations plus radicales qui viseraient une re-conception des systèmes de culture pour insérer plus de légumineuses, telles que les associations de cultures [Pelzer et al., 2012]. Mais également pour développer de nouveaux usages des légumineuses, notamment pour leur développement en alimentation humaine (voir infra).
25Rappelons que les légumineuses permettent de réduire l’usage des engrais en agriculture, car leur culture ne nécessite pas d’engrais azotés, et parce que plus d’azote reste disponible pour la culture suivante (ou associée). Les bénéfices de ces cultures de légumineuses s’expriment à l’échelle du système de culture. Mais la performance des cultures de légumineuses dans les exploitations agricoles reste évaluée essentiellement au travers des indicateurs de rendement et de marge brute annuels. Ce problème d’évaluation renvoie à une absence de comptabilité analytique à une échelle pluriannuelle de la plupart des exploitations. Peu d’exploitations agricoles disposent d’un conseil technique adapté à une évaluation de la rotation pour déterminer la marge nette interannuelle du bénéfice réel de cette diversification [Meynard et al., 2013].
26De plus, du fait du rôle clé des pesticides dans la logique des systèmes de culture dominants, les entreprises qui commercialisent ces intrants sont devenues la principale source de conseil aux agriculteurs [Lamine et al., 2010]. Pour lutter contre les bio-agresseurs, ce conseil privilégie le plus souvent les solutions chimiques, simples et d’efficacité « spectaculaire », plutôt que les méthodes agronomiques préventives, telles que l’allongement de la rotation, plus complexes à mettre en œuvre et d’efficacité moins directe, et nécessitant un conseil technique plus complexe. Ainsi, le sous-système informationnel qui soutient la production agricole s’est organisé dans une logique défavorable à la prise en compte des bénéfices liés à la diversification des cultures, dont les bénéfices agronomiques permis par les légumineuses. En témoigne une analyse bibliométrique réalisée sur la presse agricole professionnelle française sur la fin des années 2000 qui montre la très faible fréquence d’articles offrant aux agriculteurs des références et des conseils sur les cultures de diversification [Meynard et al., 2013]. De plus, les instituts techniques de conseil restent centrés sur les cultures majeures (blé, maïs, colza, tournesol). Un prélèvement obligatoire sur la production finance en partie leur activité : ainsi, plus la production amont est importante et plus les instituts techniques disposent de financements pour la R&D de ces cultures majeures, n’incitant pas en retour à investir sur des cultures de diversification.
27Également, les écarts de rendement se sont accentués entre les espèces majeures et mineures. Le différentiel blé/pois est révélateur de cette évolution. Entre les années 1960 et 1980, le rendement du blé et celui du pois protéagineux ont plus que doublé. Mais le différentiel de rendement avec le blé s’accentue à partir de la fin des années 1980 ; différentiel que le maintien d’un effort de la recherche publique sur le pois protéagineux (retenu comme espèce modèle par l’INRA pour la recherche génétique sur les protéagineux) ne permet pas de combler. Les rendements des légumineuses plafonnent à un niveau nettement inférieur à celui des céréales et la courbe d’évolution du rendement moyen national dans les dix dernières années montre même une nette tendance à la baisse. Le rendement du pois était égal à 80 % de celui du blé en 1990, avant de chuter à 50 % à la fin des années 2000. L’effort de sélection variétale sur le pois reste plus récent et l’investissement des entreprises de sélection est très nettement inférieur à celui des espèces dominantes. Côté légumes secs, les rendements n’ont que très peu progressé depuis les années 1960, confirmant un écart de rendement encore plus marqué avec les céréales.
28Le développement de la fertilisation azotée sur les cultures céréalières est d’autant plus important que la spectaculaire progression des rendements du blé (qui accompagne cette pratique) a contribué à focaliser l’attention des acteurs pour le développement de produits alimentaires à base de céréales [Hesser, 2006]. Disposant d’un volume de production agricole et de qualité croissant, les industriels ont vu au travers de cette commodité des possibilités de commercialisation importantes. La consommation de blé tendre (sous ses différentes transformations) a en effet doublé, en France, entre les années 1970 et 1980, et s’est poursuivie : de 65 kg/an/hab. au milieu des années 1990, elle a progressé à 90 kg/an/hab. à la fin des années 2000 (Agreste). À l’inverse, dans le secteur des légumes secs, la consommation a fortement chuté : passant de 7,3 kg/an/hab. en 1920 à moins de 1,4 depuis les années 1980 [8]. Les surfaces ont été également réduites, passant de près de 200 000 hectares dans les années 1960 à moins de 70 000 hectares au début du xxie siècle. Cette évolution différentiée des légumineuses est donc aussi en lien avec d’autres choix historiques relevant des préférences alimentaires.
3.3 – Complémentarités sectorielles entre l’amont et l’aval des filières : le poids des céréales et du soja d’importation
29Ce différentiel croissant de compétitivité entre les espèces céréalières et légumineuses à graines s’est d’autant plus creusé qu’une autre « préférence historique » a été donnée aux légumineuses à graines : celle d’être destinées quasi exclusivement à l’alimentation animale [Gueguen et Duc, 2008]. Cette orientation les a placées directement en concurrence avec les tourteaux de soja, qui fournissent des protéines peu chères en grande quantité, et a délaissé les voies de progrès d’une meilleure valorisation dans des débouchés à plus forte valeur ajoutée de l’alimentation humaine. Or aujourd’hui, face à la concurrence des autres matières premières, notamment par le développement d’autres co-produits (tourteaux de colza, drêches de blé éthanol en particulier), l’usage des légumineuses en alimentation animale s’est fortement réduit. De 3 millions de tonnes de graines de pois utilisées à la fin des années 1980 (au plus haut des aides communautaires), moins de 500 000 tonnes sont encore destinées aux élevages aujourd’hui. Très concurrencées sur le marché des aliments concentrés, et par un système d’alimentation animale construit sur la valorisation des céréales, les graines de légumineuses représentent moins de 2 % des matières premières utilisées dans les aliments concentrés pour animaux en France (et plus largement en Europe [9]). Ces graines sont considérées comme une simple variable d’ajustement en fonction du cours des autres matières premières [Charrier et al., 2013]. Leur insertion dans la formulation a particulièrement chuté ces dernières années.
30Que ce soit pour les producteurs ou pour les utilisateurs, les rendements croissants d’adoption en faveur des espèces majeures ont créé un écart de compétitivité avec les légumineuses à graines que les aides de soutien aux prix et à la production ne comblent plus. Comme le suggèrent Thomas et al. [2013], ces aides, instables dans le temps, n’ont pas contribué à une incitation durable pour leur production, au contraire des dynamiques marchandes qui ont structuré des débouchés importants pour les céréales, et plus récemment pour les oléagineux (production d’agrocarburants et d’huile alimentaire). De plus, la réduction de leur production renvoie le signal d’une offre décroissante, incitant d’autant moins les formulateurs à les incorporer dans les aliments pour animaux, par crainte d’un défaut d’offre. Elles deviennent une matière d’opportunité donnant à l’agriculteur une vision risquée de leur mise en culture par rapport aux autres espèces.
31Côté alimentation humaine, le faible investissement de la R&D sur ces espèces n’a pas créé d’opportunités de marché à plus forte valeur ajoutée qui auraient pu contribuer à leur plus large production. En France, la chute de la consommation de légumes secs – traditionnellement dénommée « la viande du pauvre » – a accompagné la progression de la consommation de masse pour la viande au cours du xxe siècle [Combris et Soler, 2011]. Quelques marchés de niche se sont cependant constitués sur le marché des ingrédients fonctionnels, tels que celui de l’amidon et des protéines de pois [Gueguen et Duc, 2008], ou sur le marché des légumes secs avec les productions sous label (AOP) [10], voire également des marchés exports de graines entières telles que les féveroles pour le marché égyptien ou les pois verts pour le marché indien. Mais à ce jour, ces espèces restent peu présentes dans la consommation courante française. Les études du Groupe d’étude sur les protéines végétales montrent ainsi que la majorité des protéines végétales dans les biens agroalimentaires sont issues du blé en France [11] et du soja dans le reste du monde.
32Enfin, rappelons aussi que l’organisation de la recherche publique et privée en France a contribué elle-même à spécialiser les travaux et à renforcer les recherches en faveur des espèces sur lesquelles les industries agroalimentaires souhaitaient développer des débouchés, telles que les céréales, et particulièrement le blé. Les activités de la recherche sur la sélection variétale l’illustrent bien. Bonneuil et Thomas [2009] rappellent que l’INRA s’est désengagé progressivement de la création variétale (de plus de 100 espèces sélectionnées en 1975 à moins de 10 en 2005), avec un point d’orgue en 2003, où a été prise la décision de centrer la sélection sur un petit nombre d’innovations variétales. Parmi celles-ci, une seule légumineuse à graine est conservée : le pois d’hiver. En réduisant fortement le travail de sélection sur les espèces mineures, l’INRA cesse de contrebalancer la concentration de la sélection privée sur les espèces dominantes, liée aux logiques de marché. En 2015, il existe en France environ 300 variétés de blé tendre inscrites au catalogue officiel des semences, contre 60 variétés de pois et 20 variétés de haricots-grains.
33Ce système agro-industriel a conduit notre agriculture dans une impasse environnementale au regard de l’usage des intrants de synthèse. Parallèlement, nos habitudes alimentaires ont évolué et certaines sont aujourd’hui remises en question, avec la prise de conscience d’un excès de calories animales dans notre régime alimentaire. L’adjonction d’une considération nutritionnelle peut-elle contribuer à construire une nouvelle trajectoire vers une technologie supérieure qui reposerait sur une agriculture plus diversifiée en faveur des légumineuses à graines ? Quelles nouvelles connaissances et innovations peuvent offrir des perspectives de déverrouillage ?
4 – Quelle nouvelle place et qualification pour les légumineuses dans nos régimes alimentaires ?
34Si les légumineuses peuvent contribuer à une agriculture plus durable, elles ne constituent pas à ce jour une culture recherchée par l’agriculteur, à défaut notamment de débouchés commerciaux à plus forte valeur ajoutée que le débouché de l’alimentation animale. Mais de nouvelles connaissances scientifiques et des innovations de rupture dans les industries agroalimentaires sont susceptibles d’offrir aujourd’hui de nouvelles opportunités de marché. Quelles sont les nouvelles orientations nutritionnelles susceptibles de mieux qualifier les apports de ces espèces dans nos régimes alimentaires (4.1.) ? Quels procédés technologiques peuvent contribuer à la mise sur le marché de produits agroalimentaires innovants à base de légumineuses à graines (4.2.) ? En d’autres termes, comment des changements à l’aval des filières peuvent-ils contribuer à un nouveau cadre de construction de rendements croissants d’adoption relatif à un nouveau paradigme fondé sur une plus forte diversité agricole cultivée ?
4.1 – Vers une nouvelle qualification nutritionnelle des légumineuses à graines dans notre alimentation ?
35Face aux déséquilibres alimentaires observés, tels qu’un excès de calories animales (viandes et produits laitiers) dans notre alimentation [Combris et al., 2011], s’accompagnant d’un excès en acides gras saturés et d’une déficience en fibres, la question du rééquilibrage entre protéines animales et végétales fait l’objet de nouvelles attentions. De par leur richesse en protéines et face aux enjeux de la transition démographique, les légumineuses à graines sont actuellement mises à l’honneur par l’année internationale de la FAO [12]. D’abord, l’augmentation prédite du prix de la viande face à la croissance démographique mondiale [OECD-FAO, 2013] peut conduire à une plus forte consommation de protéines végétales par une substitution partielle des protéines animales. D’autant que la production d’une protéine animale nécessite en moyenne la mobilisation de cinq protéines végétales [13], justifiant un coût de production, et in fine d’achat pour le consommateur, plus élevé que des protéines végétales. La recherche d’une réduction du coût d’achat alimentaire par les ménages peut donc renforcer l’intérêt d’une substitution partielle de notre alimentation en faveur des légumineuses.
36Néanmoins, les protéines animales restent à ce jour les protéines de meilleure qualité nutritionnelle et les mieux assimilées par le corps humain pour répondre aux besoins de croissance des enfants, puis au maintien des masses protéiques corporelles, en particulier au niveau du muscle squelettique, chez le sujet adulte [Tomé, 2012]. L’efficacité nutritionnelle de cette substitution nécessite une combinaison spécifique des sources de protéines végétales, afin d’assurer la complémentarité des acides aminés nécessaires au métabolisme protéique corporel [Chardigny et Walrand, 2016]. Aussi, la consommation simultanée des protéines issues des légumineuses et des céréales permet de retrouver la matrice des acides aminés essentiels contenus dans les produits animaux. Si différentes études [e.g. Petitot et al., 2010] ont montré certaines combinaisons comme efficaces, des travaux de recherche sont encore nécessaires pour explorer les combinaisons possibles entre protéines végétales, et les conditions de leur assimilation et efficacité métabolique, comparativement à celles issues des protéines animales. Un enjeu majeur est donc la construction de nouveaux apprentissages et connaissances (learning effect) pour mieux construire l’identité de ces produits et leur usage.
37Le développement de ce type de produits agroalimentaires interpelle aussi la capacité des acteurs publics et privés à réviser les qualifications nutritionnelles et environnementales de notre alimentation, c’est-à-dire à créer de nouveaux produits et standards de consommation dans l’offre agroalimentaire (technological interrelatedness). En effet, la consommation en France de légumes secs souffre d’une image désuète. La chute de leur consommation peut s’expliquer par le défaut de praticité face à une réduction des temps de préparation culinaire des foyers. Par exemple, le temps de cuisson des lentilles, qui est le légume sec le plus rapide à préparer, reste deux à trois fois supérieur à celui du blé et du riz. Ces espèces dominantes dans l’offre alimentaire ont en revanche bénéficié d’une recherche variétale pour réduire leur temps de cuisson, en proposant aussi de nouveaux produits type « blé ebly » ou riz précuit. La qualification nutritionnelle de ces espèces reste également confuse dans l’esprit du consommateur. Classées comme « féculents » aux côtés des céréales dans la pyramide alimentaire française, elles sont peu citées par les consommateurs comme source de protéines [14], malgré le vieil adage de « viande du pauvre ».
38En revanche, dans d’autres pays occidentaux, les pyramides alimentaires positionnent ces graines comme source de protéines et substituts de la viande [15]. Ainsi, l’USDA affiche en tête de ses recommandations alimentaires: « With protein foods, variety is key. Protein foods include both animal (meat, poultry, seafood, and eggs) and plant (beans, peas, soy products, nuts, and seeds) sources [16]. » En 2016, la Grande-Bretagne a également changé sa pyramide alimentaire, en positionnant les graines de légumineuses comme sources de protéines [17]. En France, quelques produits innovants sont entrés sur le marché de la grande distribution tels que des préparations précuites mélangeant des graines de légumineuses et de blé. Pour autant, elles restent positionnées commercialement comme une alternative aux féculents traditionnels (pâtes, riz). Leur positionnement commercial reste fidèle aux classements du PNNS (Programme national Nutrition et Santé), instance publique créée au début des années 2000 pour définir et promouvoir les recommandations nutritionnelles nationales. Seule une communication forte sur ces espèces est susceptible de changer le comportement du consommateur (informational increasing). C’est en ce sens que des discussions sont en cours dans les instances de l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) et que le dernier rapport de l’ANSES recommande une augmentation de la consommation régulière de légumineuses [18].
39Au-delà de leur atout protéique, les progrès de connaissance sur ces espèces glissent progressivement vers une logique « nutritionnelle » liée à la reconnaissance de multiples propriétés. Dans une récente synthèse de leurs propriétés nutritionnelles, Champ et al. [2015] avancent des effets préventifs dans certaines maladies de civilisation (diabète de type II, cholestérol, cancer du côlon, etc.). Pour autant, la reconnaissance d’allégations nutritionnelles spécifiques, au regard de la réglementation européenne, nécessite des études complémentaires, alors que dans d’autres pays ces allégations sont déjà utilisées par l’offre agroalimentaire. Par exemple au Canada, les légumineuses sont reconnues comme des produits très riches en fibres, expliquant une partie de leurs effets bénéfiques, alors que cette mention n’est pas présente sur les produits français. Les règles institutionnelles influencent ainsi fortement la stratégie commerciale des industries agroalimentaires. Différents travaux en cours cherchent également à mieux apprécier les atouts des légumineuses pour contribuer à une alimentation équilibrée en termes de macronutriments (apports en fibres…) et micronutriments (potassium…) afin de donner une réponse nutritionnelle adaptée aux déficiences alimentaires en fonction des âges de la vie. Par exemple, l’alimentation des seniors se caractérise par une forte réduction de la consommation de viande, liée à des difficultés de mastication, mais aussi à des considérations économiques. La conséquence est une carence protéique, ce qui amène à proposer des aliments appréciés par cette population plus riche en protéines végétales, tels que par exemple du pain enrichi en farine de légumineuses. Cette discussion montre ainsi que l’incitation des industries de l’agroalimentaire à développer de nouveaux aliments à partir de légumineuses dépend en partie des bénéfices attendus par les acteurs (adaptive expectations) en termes de santé et de nutrition [19].
40Les progrès des connaissances nutritionnelles sur ces espèces combinés aux enjeux de la transition démographique laissent donc envisager une nouvelle transition alimentaire, qui reste soumise à l’évolution des règles institutionnelles et aux anticipations des acteurs sur ces changements à venir, dont l’évolution des technologies.
4.2 – Innovations technologiques et nouveaux débouchés agroalimentaires
41Les technologies de transformation des graines de légumineuses ont particulièrement évolué ces dernières années, même si les applications sont encore majoritairement orientées vers l’alimentation animale. Un fort potentiel d’innovation reste à exploiter grâce aux transferts technologiques possibles entre sous-secteurs de l’industrie agroalimentaire [Guéguen et al., 2016]. Ces dernières années, le marché des graines de légumineuses utilisées comme ingrédients par l’industrie agroalimentaire a fortement progressé. Il est évalué à plus 120 000 t/an de graines produites en France [20] ; dont une part importante reste liée à la trituration des graines de pois protéagineux (plus de 80 000 t/an). Comparativement, le marché français de la consommation alimentaire directe des graines entières (essentiellement lentilles, haricots, pois chiche) est estimé à 100 000 t/an, dont la moitié est importée. Ainsi, le débouché des ingrédients industriels représente un débouché deux fois plus important pour la production nationale de légumineuses.
42Ces ingrédients sont en développement, tout particulièrement dans les filières de la boulangerie-viennoiserie-pâtisserie, de la diététique, de la viande et du lait. Ces protéines végétales possèdent des fonctionnalités qui permettent d’optimiser la texture et/ou la stabilité physique des produits en contrôlant les propriétés rhéologiques, émulsifiantes, moussantes et de rétention d’eau. La plupart de ces utilisations restent confinées aujourd’hui à des marchés de niche (voir Magrini et al. [2015], pour un inventaire de ces marchés). Leur utilisation reste aussi freinée par des performances fonctionnelles moindres, comparées à celles de certaines protéines animales (protéines laitières, ovoproduits, gélatine…), et par une acceptabilité par le consommateur plus limitée à cause du goût « végétal » encore souvent prononcé. Mais des recherches technologiques sont en cours pour dépasser ces verrous. Notamment des approches très innovantes ayant pour stratégie la conception d’assemblages contrôlés entre protéines végétales (légumineuses/céréales) ou des mixtes protéines animales/protéines végétales, pour une meilleure fonctionnalité, sont actuellement développées dans plusieurs laboratoires en France. Les progrès réalisés avancent ainsi vers des MPV de « seconde génération » plus performantes. L’accumulation de ces innovations progresse vers de nouveaux débouchés et renforce les perspectives de déverrouillage en faveur des légumineuses à graines.
43Pour autant, ces progrès technologiques restent eux-mêmes soumis à une évolution conjointe des règles institutionnelles. À titre illustratif, les pâtes alimentaires associant farine de blé dur et farine de légumineuses ont récemment fait l’objet d’un brevet par l’INRA (projet ANR Pastaleg) montrant la faisabilité technologique et avançant des qualités nutritionnelles spécifiques pour leur richesse en protéines, en fibres et vitamines/minéraux [Petitot et al., 2010]. Ce type de pâtes est déjà commercialisé aux États-Unis, mais pas en Europe. La réglementation européenne définit les pâtes alimentaires comme exclusivement à base de blé dur et freine le développement de ces produits. Ce dernier exemple montre aussi comment les institutions conditionnent fortement la stratégie des opérateurs sur le marché et révèle l’importance des effets de coordination entre acteurs dans la construction d’un régime d’adoption croissante d’une technologique. Ceci conforte aussi l’idée que, dans une analyse systémique de la capacité d’évolution conjointe de l’agriculture et de l’agroalimentaire, les facteurs institutionnels restent fondamentaux.
5 – Conclusion
44Cette analyse visait à mieux comprendre la situation de verrouillage technologique qui s’est installée en France en faveur des céréales et au détriment des légumineuses. Cette rétrospective historique montre aussi la difficulté à renverser les choix historiques initiaux, même pour les institutions au travers des aides publiques, lorsque des mécanismes économiques de rendements croissants d’adoption sont enclenchés. Cette analyse conforte ainsi le consensus majeur des théoriciens évolutionnistes traitant des trajectoires technologiques : l’histoire compte.
45Au travers de ce récit technico-économique, nous avons cherché à expliciter comment des choix initiaux agricoles et de l’industrie agroalimentaire s’autorenforcent dans le temps. La technologie (i.e., « façon de produire ») initialement choisie fonde le régime conventionnel autour duquel l’ensemble des maillons du système socio-technique se sont structurés. Ainsi, bien que ces légumineuses à graines présentent un intérêt agroécologique (tout particulièrement pour réduire les engrais azotés de synthèse et les émissions de GES associés), elles sont peu présentes dans les systèmes de grandes cultures conventionnels. Parce qu’initialement, ayant été défavorisées au profit d’investissements plus importants pour d’autres cultures (tant à l’amont qu’à l’aval des filières), les difficultés auxquelles les agriculteurs pouvaient être confrontés dans leur culture (telles que l’irrégularité des rendements et les problèmes sanitaires) sont perçues comme d’autant plus importantes que des améliorations spectaculaires ont été réalisées pour les autres espèces. Le système agricole conventionnel a progressivement instauré une dichotomie entre les espèces « majeures » et les espèces « mineures », ces dernières souffrant aujourd’hui d’un problème de compétitivité accru, face auquel les aides publiques de soutien à la production ne représentent plus une incitation suffisante.
46Les légumineuses présentent actuellement une trop faible rentabilité pour l’agriculteur, renforcée par le fait que leur non-évaluation à l’échelle de la rotation fait perdre de vue leur intérêt. Ce manque d’évaluation pluriannuelle des bénéfices permis par la rotation contribue lui-même au maintien du verrouillage en défaveur de ces espèces. Un des enjeux de la transition agroécologique pourrait être de leur donner une place plus significative en jouant sur une meilleure évaluation des bénéfices technico-économiques et environnementaux (externalités positives) de ces espèces. Ceci interpelle tout particulièrement les dispositifs de conseil et d’organisation de la diffusion des connaissances.
47Notre analyse met aussi en avant les enjeux de se tourner vers de nouvelles voies de valorisation marchandes pour ces espèces, tout particulièrement en alimentation humaine. L’émergence de nouvelles fonctionnalités technologiques et nutritionnelles données à ces espèces renforce les arguments en faveur d’un déverrouillage technologique du système agroalimentaire, mais qui reste à consolider par un ensemble d’innovations institutionnelles visant à requalifier ces espèces à l’aval des filières.
48Cet article a aussi ouvert des pistes de réflexion pour une meilleure intégration des mécanismes institutionnels dans la compréhension de la construction des rendements croissants d’adoption, ce qui pourrait conduire à proposer un autre mécanisme d’autorenforcement de type « institutional interrelatedness ». Des développements supplémentaires restent à conduire pour expliciter comment historiquement une régulation de cette concurrence entre espèces s’est institutionnellement instaurée.
49Également, nous avons rappelé les limites de cette démonstration narrative, fondée sur une compréhension mécaniste des phénomènes économiques pour expliquer le verrouillage, à partir de l’hypothèse de rendements croissants d’adoption. Une limite vient de la difficulté de rassembler des données sur temps long des différentes fonctions de production du secteur. Un tel travail reste donc à construire, ce qui permettrait de mieux objectiver l’importance relative des différents mécanismes d’autorenforcement, y compris au regard des mécanismes plus institutionnels qui restent à approfondir. Par exemple, les économies d’échelle (i.e., coûts marginaux de production décroissants) sont-elles quantitativement observées dans tous les domaines du secteur ? Ou le processus de spécialisation est-il plus réalisé par un processus d’exclusion des alternatives, opérée par les acteurs dominants pour asseoir leurs gains ?
50Quelles que soient les réponses qui restent à apporter, cette recherche montre l’intérêt d’un travail interdisciplinaire pour mieux comprendre comment se sont combinées les innovations techniques, sociales et institutionnelles qui ont structuré notre système agricole et agroalimentaire. Cette recherche questionne aussi plus largement les enjeux de transition d’une économie de production spécialisée vers une économie de variété pour soutenir une plus grande durabilité.
Notes
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[1]
La réalisation de cet article a bénéficié du support de l’Agence nationale de la recherche française au travers du projet ANR-13-AGRO-0004 « LEGITIMES » (LEGume Insertion in Territories to Induce Main Ecosystem Services) et de l’INRA pour conduire cette réflexion interdisciplinaire. Les auteurs remercient les deux rapporteurs pour leurs remarques constructives.
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[2]
Voir Mignolet et al. [2014] pour une évolution comparée des surfaces agricoles en France depuis 1970.
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[3]
Les légumineuses à graines recouvrent une large variété d’espèces (pois, féverole, lupin, soja, lentilles, haricots…). Leurs caractéristiques communes sont de fixer l’azote de l’air, d’avoir des graines riches en protéines (taux moyen entre 22 et 40 %) récoltées en sec pour l’alimentation (animale ou humaine). La nomenclature statistique européenne distingue les protéagineux (pois protéagineux, lupin et féverole) historiquement orientés au cours des années 1970 pour l’alimentation animale, et les légumes secs utilisés majoritairement pour l’alimentation humaine (lentilles, pois, haricots, pois chiches…). Le soja, classé dans les oléoprotéagineux, constitue une catégorie spécifique de par sa double richesse en huile et en protéines.
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[4]
Agreste.
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[5]
D’autres objectifs relèvent aussi de ce mouvement, tels que la modernisation des exploitations agricoles et la construction d’une nouvelle identité agricole comme participant aux marchés mondiaux [Barthelemy et Nieddu, 2002].
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[6]
Contribuant au développement de rendements croissants d’adoption pour le soja sur le continent américain.
-
[7]
Voir les travaux conduits par le Céréopa.
-
[8]
D’après les données statistiques d’Agreste, on consomme, ces dernières années, en moyenne 0,6 kg/hab/an de lentilles, 0,6 kg/hab/an de haricots secs et entre 0,1 et 0,2 kg/hab/an de chacun des autres légumes secs (pois cassés, pois chiches, fèves).
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[9]
D’après les données de l’EFIP (European Feed Ingredients Platform).
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[10]
Voir Voisin et al. [2014] pour une cartographie des productions de légumes secs en France et leurs labels.
-
[11]
Tous les deux ans, le GEPV (Groupement d’étude et de promotion des protéines végétales, rassemblant les industriels du secteur) réalise un référencement des biens alimentaires contenant des matières protéiques végétales en France : la majorité sont issues du blé (62 % des produits en 2011), contre 19 % pour le soja, 10 % pour la fève, 6 % pour le pois et moins de 2 % pour le lupin.
- [12]
-
[13]
D’après les données de la FAO, en 2013, sur les 555 millions de tonnes de protéines végétales produites, 440 millions ont été utilisées pour l’alimentation animale ; cette même année, la production animale a fourni 89 millions de tonnes de protéines, soit un taux de conversion moyen de 4,9 (d’après Improve), qui cache néanmoins des disparités entre types d’animaux et d’élevages.
-
[14]
D’après l’étude conjointe ONIDOL-GEPV sur la perception des protéines végétales réalisée en 2011, étude n° 1100886.
-
[15]
http://www.hsph.harvard.edu/nutritionsource/pyramid-full-story/#healthy-eating-pyramid : pyramide alimentaire proposée par l’École de médecine de Harvard aux États-Unis ; http://www.hc-sc.gc.ca/fn-an/alt_formats/hpfb-dgpsa/pdf/food-guide-aliment/view_eatwell_vue_bienmang-eng.pdf : guide alimentaire du gouvernement canadien.
-
[16]
http://www.choosemyplate.gov, site officiel de l’USDA, Center for Nutrition Policy and Promotion, l’équivalent du PNNS français.
- [17]
- [18]
-
[19]
Au sens de Nieddu et al. [2014] nous pouvons avancer que nous sommes dans une phase de construction d’une « économie des promesses », du fait que la construction d’un discours d’anticipation des bénéfices attendus d’un plus grand usage des légumineuses à graines peut devenir « autoréalisateur ». En reliant ce propos à celui du rôle des attentes [Arthur, 1988], nous pourrions inférer que la construction d’une économie des promesses est une étape préliminaire à la construction d’un nouveau cadre de construction des RCA.
-
[20]
Moyenne sur les campagnes de production 2008 à 2013, données UNIP.