Philippe Askenazy, Tous rentiers ! Pour une autre répartition des richesses, Odile Jacob, Paris, 2016, 224 p.
1Voici un ouvrage consacré aux spécificités du capitalisme contemporain, un système économique qui, sous ses nouveaux atours, demeure fondamentalement capitaliste, c’est-à-dire fondé sur l’exploitation du travail par la propriété du capital sous toutes ses formes (productif, matériel et immatériel, ainsi que foncier et immobilier). La première caractéristique du nouveau capitalisme est d’ailleurs constituée par ce que l’auteur appelle le « propriétarisme ». Celui-ci revêt deux formes résumées par les formules: « Tout propriété » et « Tous propriétaires ». La première correspond à l’extension de l’empire de la propriété privée à de nouvelles formes de richesse immatérielle (information et connaissances). La seconde à l’extension de la propriété privée foncière et immobilière. La deuxième caractéristique majeure du nouveau capitalisme correspond au renouvellement des modalités de ce qu’on appellerait en termes marxistes « l’extorsion du surtravail » par le capital dans la sphère de la production, sous forme de complexification et d’intensification du travail, sans accroissement des rémunérations.
Contre Piketty
2Tous rentiers ! se présente d’une certaine manière comme une réponse au Capital au xxie siècle de Thomas Piketty. A la fin du xxe siècle, « le capitalisme n’avait plus de visage ». On était passé d’une économie d’exploiteurs identifiés à une économie d’exploitation anonyme. T. Piketty a rendu un visage au capitalisme sous la figure des 1 % les plus riches exploitant les 99 autres pourcents, version modernisée et mondialisée des « 200 familles ». Cette focalisation sur les super-riches a l’inconvénient selon P. Askenazy de déplacer la contestation du capitalisme comme système d’exploitation vers la condamnation morale d’une petite minorité d’individus. Pire encore, elle incline vers une naturalisation de la répartition primaire des revenus et de la richesse. La « première loi fondamentale du capitalisme » de Piketty illustre bien cette tendance à la naturalisation des lois économiques en général et des lois de la répartition en particulier. Face au caractère inéluctable de la répartition primaire des revenus et des patrimoines, la lutte contre l’inégalité ne pourrait plus passer que par la redistribution (secondaire). Pour P. Askenazy à l’inverse, non seulement la redistribution semble bien avoir atteint ses limites, mais surtout l’accentuation de l’inégalité de la répartition primaire n’a rien de naturel et donc d’inéluctable. Redistribuer c’est bien, mais le temps est venu de « reconsidérer la mécanique de la répartition primaire des richesses », ce qui implique de « déconstruire la formation des rentes ». Une telle démarche permet en outre de tenir compte des transformations des conditions de travail (complexification et intensification) qui, avec la rémunération, constituent les deux aspects inséparables du « sort des classes laborieuses ». Redéfinir le partage primaire des revenus n’est pas uniquement une question de justice, mais aussi un impératif pour sortir de la déflation salariale qui enferme le capitalisme dans la récession. Le repli sur la seule redistribution s’accompagne du reste d’une problématique substitution de l’égalité des chances à l’égalisation des conditions, comme si l’une et l’autre étaient déliées.
Un élargissement de la notion de rente
3Partant des analyses de la rente foncière chez Ricardo et Marx, P. Askenazy propose une extension de la notion de rente à toute situation où « un acteur obtient un gain au détriment des autres, à niveau inchangé de richesse totale » ou « peut s’affranchir de la concurrence pour imposer des prix “indus” ». On peut se demander si les deux définitions sont équivalentes et si cette extension, allant jusqu’à inclure toute forme de profit, n’est pas excessive. Toujours est-il que tout l’ouvrage est organisé autour de cette définition élargie. Le dernier avatar du capitalisme se caractériserait en effet avant tout par l’extension du domaine de la rente dans trois directions : absorption des gains d’agglomération par la croissance de la rente foncière et immobilière, extension de la propriété de l’intangible, intensification et complexification du travail sans augmentation de la rémunération.
Le retour de la rente foncière
4Le foncier est par nature une ressource rare et indispensable au logement et aux activités économiques. Dans des économies de plus en plus urbanisées, la rareté du foncier s’approfondit avec la densification. Ce sont les propriétaires des zones les plus agglomérées (bénéficiant soit dit en passant d’aménités financées sur fonds publics) qui captent l’essentiel de ces effets d’agglomération sous forme d’augmentation des loyers et des prix immobiliers. En un mot, « les rentes d’agglomération se transfèrent en rentes foncières ». Les gains productifs de l’agglomération peuvent provenir de la réunion de chercheurs, d’innovateurs et d’entrepreneurs dans des clusters ou de la mutualisation de ressources par des entreprises effectuant la même activité ou des activités complémentaires. Les forces d’agglomération finissent cependant par se heurter à la montée des coûts de congestion (coûts de transport et contraintes environnementales) et font face à des forces centrifuges de déconcentration (mondialisation et TIC). Au total les forces d’agglomération semblent cependant l’emporter et l’on peut finalement repérer un lien positif entre densité en emploi et productivité d’une zone. Les gains liés sont cependant absorbés par la montée de la rente immobilière au lieu d’être socialisés, du fait notamment de la levée progressive de divers freins à la montée de la rente immobilière: encadrement des loyers, développement des transports et désindustrialisation des centres-ville.
5P. Askenazy ne cache pas qu’il est délicat de retrouver dans les données la trace de l’augmentation de la rente foncière. Les approches par le prix de l’immobilier ou par le poids des dépenses de logement présentent chacune des difficultés méthodologiques (plus grandes encore pour le foncier industriel et commercial que résidentiel). Une comparaison par aire et restreinte à une période récente fait cependant assez nettement apparaître « l’accaparement par le foncier et l’immobilier d’une partie des rentes générées par l’agglomération ». L’augmentation de la rente foncière bénéficie en grande partie à la sphère financière via divers canaux et est favorisée par divers dispositifs fiscaux. Mais elle bénéficie surtout d’une espèce de sanctuarisation de la propriété, comme sous l’Ancien Régime lorsque, à chaque velléité de réforme d’un système fiscal particulièrement injuste, la petite minorité des gros privilégiés se trouvait protégée par les protestations de la masse des petits, ce que P. Askenazy appelle une « protection démocratique des hauts patrimoines ». Il existe cependant bien un désir d’accession à la propriété, renforcé par l’allongement de l’espérance de vie, l’immobilier étant considéré comme une forme d’assurance retraite et dépendance. Reste que si l’on tient compte des caractéristiques du logement et de la multipropriété, « la démocratisation de la propriété immobilière est largement une apparence ». P. Askenazy parle des « vaporeux bienfaits de la propriété » pour exprimer le fait qu’avant même la Grande Récession, l’assurance que la propriété était censée offrir s’était révélée largement illusoire (dans le cas du Right-to-buy introduit par Thatcher dans les années 1980 par exemple), sans compter les problèmes que celle-ci occasionne (plus faible mobilité de la main-d’œuvre, allongement des temps de trajet domicile travail, découragement à entreprendre). C’est donc sans trop de craintes que l’on peut « renoncer au propriétarisme occupant ». P. Askenazy reprend ici la principale préconisation de nombreux spécialistes : la suppression de l’ensemble des dispositifs d’aide à la pierre, qui dégagerait des moyens importants pour une politique ambitieuse de développement du locatif social permettant à la fois d’augmenter l’offre de logements moins chers pour les bas revenus et d’évincer les propriétaires bailleurs rentiers.
L’extension de l’emprise de la propriété
6Le « tout propriété » recouvre donc deux domaines assez différents : la connaissance et l’information. Dans les années 1980, la combinaison du développement de l’économie de la connaissance et de la mondialisation s’est traduite par une « globalisation du droit de propriété » renouvelant le dilemme des brevets. Renforcer la propriété intellectuelle favorise la rentabilité des investissements des créateurs mais entrave la diffusion de l’innovation. Avec l’introduction de règles de plus en plus détaillées sur la propriété intellectuelle dans les accords commerciaux internationaux, il semble bien que l’équilibre entre concurrence et propriété ait été rompu en faveur de cette dernière. La course aux brevets a fini par brider l’innovation et accentuer l’incertitude. Les rentes qui en résultent sont d’autant plus importantes que la demande est mondiale, et elles bénéficient pour l’essentiel aux entreprises et in fine à leurs propriétaires (comme dans le cas de la pharmacie et des biotechnologies).Toutefois, « un changement de rapport de force peut permettre de casser des rentes », comme dans le cas des « systèmes de santé face aux géants de la pharmacie et des biotechnologies » ou celui de la taxation des entreprises du numérique.
7L’essor des plateformes mettant en relation internautes et entreprises constitue une forme relativement nouvelle de propriétarisme. Le but ultime est toujours de maximiser le nombre d’internautes et de leur soutirer un maximum d’informations pour mieux cibler les publicités. Les effets réseaux jouent à plein en faveur de la constitution de monopoles d’un nouveau type dont le démantèlement se révèle beaucoup plus délicat que celui des monopoles classiques. En dehors des problèmes de concurrence et de fiscalité, la question fondamentale posée par ces nouveaux monopoles est celle de « la constitution de sources privatisées de connaissances qui touchent quasiment l’ensemble des connaissances et cela pour toute la population ». Un système de licence apparaît dans le cas des géants du numérique comme le moyen le plus approprié d’obtenir « une modulation des rentes des propriétaires voire la disparition de certaines ». En la matière tout est affaire d’imagination et de volonté politique, comme dans le cas des rapports entre capital et travail.
Les rentes extraites des « improductifs »
8À la base du défaitisme social-démocrate se trouve la thèse selon laquelle les revenus primaires seraient le reflet de la productivité de chacun, et la montée des inégalités le produit inéluctable de la combinaison de la mondialisation et de la révolution des TIC. Du côté des perdants nécessaires se trouveraient les travailleurs « routinisés » et improductifs condamnés à disparaître ou à voir stagner leur rémunération. Les classes intermédiaires se verraient remplacées par les technologies dans les tâches routinières et les « peu qualifiés » qui bénéficieraient d’une demande accrue verraient en contrepartie leur rémunération stagner faute de gains de productivité.
9À l’encontre de la thèse de la détermination de la rémunération du travail par sa productivité marginale (dont l’auteur souligne par ailleurs la « pauvreté des mesures »), P. Askenazy fait apparaître qu’il existe des « corporations gagnantes » dont la rémunération et les conditions de travail sont le produit d’une « construction sociale et institutionnelle », de la même manière que « les rentes capitalistiques ne sont pas une rémunération naturelle ou technologique du capital, mais la résultante du propriétarisme ». Pour rendre compte des gains de certaines professions, l’auteur emprunte la notion de « criticité » au domaine de la sécurité informatique, définie comme le produit de la probabilité d’un incident par la gravité de ses conséquences. Appliquée à la rémunération et aux conditions du travail, la notion de criticité se décline sous diverses formes : fonctionnelle (sécurité informatique, fonctions de marketing et d’optimisation des tarifs dans le transport ferroviaire), institutionnelle (illustrée par la différence de rémunération des avocats en France et en Angleterre), corporations classiques (cas des pharmaciens et des infirmières dans ces mêmes pays), corporations poujadistes (cas des transporteurs routiers), corporations autoréférentielles (grands dirigeants, lobbies financiers, fiscalistes).
10Autre mythe battu en brèche, celui de la déqualification des « improductifs ». La dégradation des conditions de travail (liée notamment à la progression des horaires atypiques pour assurer le back et le front office d’économies fonctionnant de plus en plus en continu), la multiplication des tâches et des compétences mobilisées permise par les nouvelles technologies (« productivisme renouvelé ») et la montée du niveau éducatif dans de nombreuses professions (qui ne résulte pas d’un excès de qualifiés, mais d’un réel besoin des entreprises). Autant d’évolutions qui remettent en cause l’explication de la stagnation des rémunérations des « improductifs » par la faiblesse de leurs gains de productivité. De deux choses l’une en effet. Ou bien la productivité des « improductifs » est effectivement stagnante, et cela signifie qu’un « système socio-économique, qui détériore la vie de millions de travailleurs pour rien, est tout simplement absurde ». Ou bien l’argument est faux, et cela signifie que « le surtravail des perdants […] génère des rentes accaparées par les groupes sociaux gagnants ».
11Troisième mythe remis en cause, celui de la fin du salariat. Le projet « néo-blairiste » qui combine égalité des chances (plutôt que des conditions), individualisation des droits, utilisation du salaire minimum comme instrument privilégié de la politique des revenus, ce projet procède de la double conviction que les inégalités sont naturelles (et efficaces) et que le salariat se meurt. P. Askenazy établit, chiffres à l’appui, que « le salariat dans les grandes organisations […] n’est pas en voie de disparition, bien au contraire ». Plutôt que la mort du salariat, les vrais enjeux sont plutôt celui de sa déstructuration par multiplication des statuts (CDI, contrats courts, intérim, sous-traitance, franchise) à l’initiative des DRH des entreprises et des pouvoirs publics d’une part, et de l’éclatement du lien de subordination (« Who’s the boss? ») d’autre part, questions bien réelles auxquelles il existe des réponses appropriées pour peu qu’on ait la volonté de les traiter.
12L’auteur ne se contente pas d’identifier les véritables causes de l’accentuation de l’inégalité des rémunérations et de la dégradation des conditions de travail du plus grand nombre, il identifie aussi des moyens de « réarmer le travail ». Il subsiste d’abord des bastions syndiqués toujours capables de démontrer leur « criticité » par la grève. En dehors de ce syndicalisme historique qui paie encore, un nouveau « syndicalisme d’opinion » combine actions traditionnelles et mobilisation de l’opinion (exemple des infirmières américaines). Par ailleurs, l’agglomération des activités sur des espaces restreints et la croissance de la part des rentes qui dépendent du travail du plus grand nombre, notamment des « fonctions de support » (gardiennage, nettoyage…), ont fini par constituer les bases du succès de certaines mobilisations des « invisibles sous-traités » (femmes de chambre du triangle d’or à Paris, chauffeurs de cars dans la Silicon Valley).
13Au total, redéfinir le partage primaire des revenus en remobilisant le monde du travail et en faisant reculer le propriétarisme sous ses deux formes du « tous propriétaires » et du « tout propriété » est non seulement possible mais urgent, parce qu’il ne s’agit pas uniquement d’une « question de justice sociale ou de santé publique », mais aussi d’un « impératif pour sortir de la déflation salariale qui enferme le capitalisme dans la stagnation ». Les analyses toujours rigoureusement argumentées et précisément documentées de P. Askenazy rejoignent ainsi le thème réactualisé de la « stagnation séculaire ». De plus en plus de possibilités sont aujourd’hui offertes au capital de faire du profit sans accroissement concomitant de la demande globale, qu’il s’agisse d’investissement productif ou de consommation à partir des salaires, qui constituent les deux piliers de la « croissance social-démocrate autocentrée » (Pierre-Noël Giraud). L’accaparement des gains d’agglomération par la rente foncière, la complexification et l’intensification des tâches sans augmentation des rémunérations de travailleurs réputés « improductifs », l’appropriation croissante de l’intangible contribueraient, chacun à sa manière, à entretenir la déflation salariale qui condamne nos économies à la stagnation. Le développement des implications macroéconomiques des dérives du capitalisme contemporain et l’analyse de leurs relations à la financiarisation, deux thèmes à peine effleurés ici, permettraient d’inscrire la réflexion de P. Askenazy dans le cadre analytique de la macroéconomie post-keynésienne.
14Franck VAN DE VELDE
15Clersé, Université de Lille 1
Claude Didry, L’institution du travail. Droit et salariat dans l’histoire, La Dispute, coll. « Travail et salariat », Paris, 2016, 248 p.
17Dans cet ouvrage de sociologue du travail, Claude Didry propose une réflexion sur la notion même de travail à l’occasion d’une reprise de l’histoire de cette activité depuis la Révolution française jusqu’à nos jours. Cette reprise le conduit à remettre en cause les enseignements de « l’histoire sociale la plus classique », celle que le rapport Boissonnat (Le Travail dans vingt ans) publié en 1995 et Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat de Robert Castel, paru la même année, ont contribué à réactualiser : « En effet, tout commence, dans cette histoire, avec l’abolition des corporations que le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier transforment en une véritable prohibition de la grève. La Révolution française aurait ainsi ouvert la voie à la “régulation marchande” d’un “rapport salarial”, dont résulterait une “révolution industrielle” tirant sa substance de l’exploitation ouvrière par des patrons impitoyables. Puis serait venu le “fordisme” renforçant l’efficacité de cette exploitation, tout en favorisant une réponse syndicale de grande ampleur qui, par sa capacité à imposer une redistribution des gains de productivité, aurait surmonté les déséquilibres révélés par la crise des années 1930. La crise des années 1970 correspondrait alors, par une globalisation croissante des échanges commerciaux et le développement de nouvelles technologies, au basculement vers ce que l’on nomme – faute de mieux – “postfordisme”, “société postindustrielle”, voire “postmoderne”. Survivance d’un dynamisme industriel qui se serait irréversiblement déplacé vers les pays émergents, l’État social, conçu comme l’addition de la protection sociale et du droit du travail, est sommé de trouver son improbable salut par une adaptation à cette nouvelle donne » (pp. 10-11) Un tel découpage historique entretient l’image naïve, heureusement déjà plusieurs fois retouchée, d’une révolution industrielle surgissant à l’occasion d’un décollage foudroyant et se poursuivant mécaniquement sur sa lancée ; elle méconnaît la pratique d’un marchandage généralisé, à savoir « une forme de sous-traitance en cascade dans laquelle des ouvriers engagent d’autres ouvriers, en associant également des membres de leur famille à la réalisation d’un ouvrage ou de pièces commandés par un négociant ou un directeur d’usine » (p. 11) qui complique la représentation d’une césure entre ouvriers et patrons ; elle caricature, en outre, l’élan révolutionnaire en portant à son crédit la seule destruction des corporations alors que nombre d’actions ouvrières ont contribué à faire également œuvre juridique en pesant sur la rédaction du Code civil, notamment sous la rubrique du « louage d’ouvrage » contenant les articles 1779 à 1799.
18Ces révisions obligent à nuancer la représentation d’un xixe siècle exclusivement occupé à soumettre les ouvriers à une exploitation patronale par la mise en lumière d’une exploitation des ouvriers par des ouvriers, qui accompagne inévitablement le marchandage auquel conduit le louage d’ouvrage. L’enjeu problématique consiste alors à s’attacher à comprendre ce que signifient l’élaboration et l’adoption progressive d’un Code du travail si vivement critiqué aujourd’hui. Si la distinction originaire entre patrons et ouvriers mérite d’être troublée, la signification du Code du travail ne peut dès lors plus être interprétée comme une compilation de garanties, ainsi de l’interdiction du travail des enfants en 1841, de la réglementation du travail des femmes en 1892, de l’obligation d’une assurance contre les accidents du travail en 1898, entre autres, car ce qui est décisif c’est l’entrée du « contrat de travail » dans la langue du droit, c’est-à-dire la reconnaissance de la valeur (au sens saussurien du terme) juridique d’un tel contrat. Reconnaissance qui marque la rupture avec la logique du louage d’ouvrage. « En ce sens, le contrat de travail institue le travail comme activité spécifique d’un individu – le salarié lié à un employeur – qui entre ainsi dans la collectivité de ceux qui sont liés au même employeur. Le point saillant est moins ici celui de la subordination du travailleur au patron que celui de la responsabilité du chef d’entreprise à l’égard de ses salariés découvrant, par le travail, leur entreprise » (p. 12, souligné par l’auteur). C. Didry ne déroule pas une autre histoire du salariat en se contentant de solliciter quelques nouveaux faits, il opte pour un mode historique différent, concurrent, non plus le mode évolutionniste (une « révolution industrielle » déroulant la nécessité de ses effets jusqu’à épuisement de ses potentialités) – qui revient en fait à dévitaliser l’histoire en la privant de son historicité –, mais le mode capable de faire la part belle à la contingence grâce à un parti pris antinaturaliste.
19« Évolution » est ici à entendre comme la chaîne des conséquences déduite depuis une nature, ou une essence, selon un ordre de nécessité dont le principe est fourni par cette nature ou essence : tout est déjà là, il s’agit seulement – c’est là ce que l’on appelle en termes évolutionnistes « histoire » – d’assurer l’actualisation de ce qui est potentiel, en puissance. Ainsi, la « révolution industrielle » joue-t-elle ce rôle de nature, point d’appui de la déduction que l’on présente comme l’histoire de la question sociale.
20C. Didry revendique en plusieurs occasions son anti-naturalisme, je ne retiendrai que cette occurrence, dans la présentation du chapitre V : « Ainsi, ce chapitre vise d’abord à critiquer la naturalisation de l’idée de marché du travail, tant par un retour sur les dynamiques historiques des cinquante dernières années que par une attention à la mobilisation par les acteurs eux-mêmes de ce cadre institutionnel que constitue le contrat de travail » (p. 139). Le « marché du travail » est une autre de ces essences, ou natures, présidant à une déduction.
21Or le marchandage, auquel encourage le louage d’ouvrage, vient enrayer cette belle assurance déductive en mettant en scène une réalité historique inassimilable par cette construction purement logique (et au bout du compte idéologique), et oblige à poser la question du droit, concentrée sur celle du Code du travail : « […] le monde ouvrier ne se trouve pas, loin de là, mis au ban de la société par la Révolution. Bien au contraire, il fait son entrée dans le droit commun des citoyens » (p. 39) Alors peut être construite une véritable histoire du travail, objet même du livre de C. Didry.
22Cette histoire est développée sur sept chapitres qui sont tous organisés selon un même schéma, qui rend la lecture de l’ouvrage très profitable : une introduction qui annonce les différents moments du chapitre, le corps du chapitre lui-même, une conclusion qui reprend de façon fort claire celui-ci en insistant sur son enjeu, et l’annonce, articulée rationnellement, du chapitre suivant. Ainsi la continuité de la lecture est-elle méthodiquement et pédagogiquement accompagnée.
23Le premier chapitre met en scène la dualité entre les « ouvriers à la pièce » et les « ouvriers engagés par ces derniers » qui va être de plus en plus remise en cause du fait des abus facilités par la sous-traitance en cascade qu’autorise cette organisation institutionnalisée par le Code civil. La liberté d’organiser la production d’ouvrages laissée aux ouvriers se retourne en une exploitation des ouvriers par eux-mêmes, dénoncée sous la dénomination de « marchandage ».
24Le deuxième chapitre fait le récit de la critique du marchandage, laquelle débouche sur l’élaboration d’un droit du travail. Ces deux séquences appartiennent bien davantage à un processus de constitution du salariat, qui ne peut donc plus être assimilé à un donné que les capitalistes trouveraient à leur disposition (autre contestation antinaturaliste hautement significative), qu’à la levée d’un bouclier protecteur contre les excès de l’exploitation capitaliste.
25Le troisième chapitre scrute ce qu’il faut identifier comme la révolution du contrat de travail. « Ce moment historique majeur que constitue l’élaboration d’un droit du travail dans la France de la Belle Époque implique de sortir d’une conception du travail comme une réalité humaine soumise aux déterminismes de la technologie et de l’économie. Il oblige à abandonner une vision essentialiste du salariat comme condition subordonnée d’un travailleur dont la domination passerait de la tutelle royale à la dictature patronale » (pp. 103-104). Le Code du travail et son corollaire, le contrat de travail, ne sauraient être seulement compris comme les fruits d’une adaptation contrainte du droit à une réalité économique nouvelle, ils aident à marquer la spécificité de cette activité sociale parmi d’autres auxquelles participent les individus. En ce sens, ils contribuent à individualiser heureusement l’activité productive en l’extrayant de la communauté familiale et professionnelle, dominée par la figure du marchandeur, dans laquelle la retenait le louage d’ouvrage.
26Le quatrième chapitre montre comment l’institution du travail à laquelle procède le droit du travail est confortée et entérinée par l’action syndicale, qui s’installe dans une dimension confédérale ; en premier lieu, la CGT, au congrès d’Amiens en 1906. L’action syndicale fait alors référence à la collectivité que forment les travailleurs liés à un même employeur, à l’établissement, sans égard à la différence de métier, et au-delà à la branche comme regroupement d’établissements mettant en œuvre des procédés industriels semblables. Les grèves de mai-juin 1936 débouchent sur des conventions collectives dites « de branche » qui commandent la classification des salariés d’un même établissement, qu’ils soient ouvriers, employés, techniciens ou ingénieurs.
27Le cinquième chapitre, intitulé « Des champions nationaux au marché du travail », a pour vocation première de critiquer la naturalisation de l’idée de marché de travail, à laquelle cette recension a déjà fait allusion, en étant attentif, à la fois, aux dynamiques historiques des 50 dernières années comme à la mobilisation par les acteurs eux-mêmes du cadre institutionnel offert par le contrat de travail. Ce chapitre fournit des éléments décisifs qui devraient permettre de dénoncer les termes du débat public actuel sur la question sociale. Outre le fait que le marché du travail autorégulé n’est pas une donnée de la nature économique sur laquelle le droit s’ajusterait, la crise des années 1970 ne peut être renvoyée à un choc purement exogène dans la mesure où, dès la décennie précédente, des réformes majeures sont enclenchées sous l’impulsion de l’État qui imposent des champions nationaux (le rachat par exemple par Péchiney du pôle chimie de Saint-Gobin avant de fusionner avec Ugine Kuhlmann, en 1971, ou encore, la construction d’une usine de laminage à froid par la Sollac à Florange en 1962). Cette politique de modernisation, faite de restructurations, se donne les outils institutionnels de l’indemnisation du chômage, du financement des pré-retraites et du placement avec la création de l’ANPE en 1967. S’impose la partition entre CDI (dont la loi de 1973, qui encadre sa rupture, définit le statut), intérim (loi de 1972) et CDD (loi de1978), étant précisé que la mensualisation homogénéise cette transaction travail-rémunération établie par le contrat de travail. Les idéologues du marché autorégulé sont parvenus à faire de ces différents développements institutionnels autant d’obstacles à l’emploi. Le coût du travail devenant le ressort de telles politiques, qui dénoncent le droit du travail comme un facteur de rigidité qui concentrerait le chômage sur les plus précaires. Or, en prenant le chômage comme l’indice d’une raréfaction de l’emploi, les théories du marché du travail occultent la réalité du développement du travail du fait de l’accroissement de la population active, dû en particulier à sa féminisation à partir des années 1960. De même, en opposant le CDI aux contrats précaires, elles méconnaissent le fait majeur de la recherche d’un emploi stable qui se traduit par la prépondérance du CDI dans la population active. « La précarité concerne en premier lieu les plus jeunes, dans un parcours menant massivement vers un travail en CDI où l’ancienneté tend à s’accroître. Ce constat met en évidence le décalage entre des politiques obnubilées par la quête d’une mobilité générale, où la perte du travail serait atténuée par des formes d’indemnisation suffisamment généreuses pour éviter la misère, et cet engagement dans le travail dont témoignent les trajectoires des salariés » (p. 176).
28Le sixième chapitre écrit l’histoire du couple restructurations-mobilisations des salariés des années 1960 à nos jours. Au début des années 1970, le conflit Lip va frapper l’opinion publique par le recours à de nouvelles formes de lutte qui culminent dans la reprise de l’entreprise par les salariés sous la forme d’une coopérative. L’autorisation administrative de licenciement en 1975 contrarie assurément ce mode d’action, mais sa suppression en 1986 ouvre un nouveau cycle de mobilisation : la loi du 27 janvier 1993 dite « loi Aubry » amène les syndicats, les comités d’entreprise et les salariés à faire appel aux tribunaux pour obtenir l’annulation du licenciement collectif. Cependant, la crise des années 2008-2009, intensifiant les licenciements collectifs et leur rythme, encourage les salariés et leurs représentants à se focaliser sur le montant des indemnités de départ, confrontés qu’ils sont à des directions insaisissables, dans le cas des multinationales. « Or loin de contrecarrer cet effet de la crise, l’accent mis sur la mobilité des salariés et la compétitivité des entreprises, dans l’accord interprofessionnel du 11 janvier 2013, conforte cette orientation et s’accompagne d’une destruction continue de l’emploi. La signature d’accords de compétitivité, comme chez Renault et PSA, ne permet pas en effet d’encourager une réflexion et bute sur un chantage constant sur l’emploi » (p. 209).
29D’où l’accentuation d’une contradiction entre l’investissement renouvelé des salariés dans leur travail et cette destruction continue d’emplois aboutissant à une désindustrialisation qui instaure une situation intenable. Laquelle impose de réfléchir à la place du travail dans l’entreprise sans se limiter à l’emploi et au coût du travail. À quoi se consacre le chapitre 7, qui concrétise l’ambition affichée d’offrir une analyse de la notion même de travail dont devrait profiter le débat public. Car l’emprise croissante des marchés financiers sur l’activité de production, qui exerce une pression accrue sur l’efficacité du travail et procède contre l’emploi par l’élimination des « sureffectifs », n’a cependant pas remis en cause le travail tel que l’institue le droit du travail. Les mobilisations salariales ne sauraient se priver de la force du droit.
30Michel KAIL
31Professeur agrégé de philosophie, ancien codirecteur de la revue L’Homme et la société
Gérard Duménil (dir.), « Une classe dominante mondiale ? », Actuel Marx, n° 60, PUF, Paris, 2016, 224 p.
33Le dossier thématique de ce numéro de la revue Actuel Marx coordonné par Gérard Duménil autour de l’hypothèse de l’existence d’une classe dominante mondiale réunit sept contributions dont cinq traductions et donne un aperçu de la vivacité du débat sur cette question dans le monde anglophone depuis au moins le début du siècle. Outre cet intérêt immédiat, deux autres peuvent, sur le fond, être mis en relief.
Une question ouverte
34Le premier est que le dossier ne formule pas une question rhétorique. Il donne en effet autant d’éléments, sinon davantage, pour répondre négativement à la question plutôt que par l’affirmative. Certaines contributions ou certains passages soutiennent certes la thèse de l’existence d’une telle classe, en particulier l’article aux allures de plaidoyer de William Robinson qui, d’emblée, fait sienne l’abréviation CCT pour « classe capitaliste transnationale », tout en prenant soin de préciser que même pourvue d’une conscience de soi, cette classe est « hétérogène et sans unité interne » et « n’agit pas constamment comme un acteur politique cohérent » (p. 51). Mais d’autres, au contraire, nuancent voire récusent cette idée, en mettant l’accent sur la prégnance des ancrages nationaux ou la dimension avant tout transatlantique de la mondialisation des élites. Après avoir précisé qu’ils n’utilisaient pas pour leur part le concept de classe dominante mondiale, Dominique Lévy et Gérard Duménil déplacent même la question en substituant aux « interrogations concernant la formation d’une classe dominante mondiale […] la question plus sophistiquée de la mondialisation des classes supérieures dans leurs diverses composantes » (p. 104). On leur sait gré de mentionner au passage les travaux de Eric Olin Wright et Michael Hartmann, jusque-là absents de la bibliographie, ce dernier contestant l’idée d’une « international business elite » ou d’une « classe globale ».
35De ce fait, le dossier met à plat les termes du débat sur la question, entre le marxisme et d’autres courants théoriques comme au sein du marxisme lui-même. Le fait que les auteurs se citent les uns les autres à plusieurs reprises – Jacques Bidet passe même en revue les positions de plusieurs des auteurs qui le précèdent – y contribue avantageusement. Ce débat se manifeste de deux façons complémentaires. D’une part, comme on l’a suggéré, le dossier réunit des auteurs – tous masculins, peut-on relever au passage – qui ne sont pas toujours d’accord entre eux. Les textes successifs de W. Robinson d’un côté et de Leo Panitch et Sam Gindin de l’autre ont même tout du duel. Le premier, après avoir signalé un désaccord avec un autre contributeur du dossier, le Néerlandais Kees van der Pilj, critique les seconds, coupables à ses yeux du péché de réification. Ces derniers le lui rendent bien : plaçant leur texte sous l’autorité de Nicos Poulantzas, l’un des auteurs clés de la revitalisation actuelle du marxisme théorique, ils font ensuite de Robinson leur cible principale. D’autre part, certaines contributions mettent en scène des disputes intellectuelles passées ou présentes. Stefano Petrucciani revient ainsi sur la confrontation entre le marxisme (incarné par Ralph Miliband) et les théories pluralistes et élitistes (respectivement représentées par Robert Dahl et Charles Wright Mills), tandis que Giulio Azzolini place Leslie Sklair – dont le livre The Transnational Capitalist Class, paru en 2001, a remis sur le tapis la question d’une classe capitaliste transnationale et son rôle dans l’imposition du néolibéralisme – devant ses critiques, notamment Saskia Sassen ou le sociologue italien Luciano Gallino.
36À mesure qu’on progresse dans la lecture, même lorsque les auteurs ne procèdent pas eux-mêmes à une distinction conceptuelle précise ou n’abordent cet aspect qu’au détour d’un propos plus général, chacun des trois termes du titre – classe, dominante et transnationale – se voit ainsi problématisé. Peut-on recourir au terme d’élite(s) (le choix du singulier ou du pluriel n’étant lui-même pas sans conséquence) sans renoncer à une analyse en termes de classe ? À quelles conditions recourir au terme d’oligarchie ? Qu’est-ce qui fonde la distinction entre une classe dominante, possédante ou dirigeante ? Pour qualifier cette classe, quels sont les apports et limites des épithètes mondiale, internationale, transnationale, globale ou cosmopolite ? Le dossier ne répond pas forcément toujours à ces questions et l’on regrette parfois qu’il n’approfondisse pas la réflexion sur le plan terminologique, par exemple quant à la pertinence du terme de bourgeoisie et ses déclinaisons possibles. Il donne cependant des éléments pour les poser et constitue à cet égard un bon tremplin vers des analyses plus circonstanciées.
Théorie, histoire, actualité
37L’autre intérêt majeur du dossier est qu’il couvre l’ensemble de la question, de l’émergence conceptuelle de l’idée d’une classe dominante internationale dans la pensée marxiste jusqu’à ses conditions d’application à la situation présente. Logiquement placée en premier, la contribution de Stefano Petrucciani (« Le concept de classe dominante dans la théorie politique marxiste »), la plus large de l’ensemble, couvre ainsi les trois aspects et en particulier le premier. L’auteur y revient d’abord sur la création de la notion à partir de L’Idéologie allemande, avec ses variations conjoncturelles et ses points fixes, avant de brosser les débats, d’A. Gramsci à R. Miliband en passant par N. Poulantzas, qui portent tant sur la composition de la classe dirigeante que sur les moyens de sa domination, à la suite de la crise que fait subir à cette grille de lecture « l’entrée de l’État démocratique-représentatif moderne » (p. 14), lequel prétend être l’expression du peuple. Placée en dernier, la contribution de J. Bidet (« Le concept de classe dominante, de l’État-nation à l’État-monde ») renoue avec la préoccupation théorique, tout en répondant plus concrètement que d’autres à la question posée par le titre de dossier, en arguant que si l’on peut parler d’une classe dominante universelle ou mondiale, celle-ci n’est pas pour autant une classe dirigeante.
38Le reste des contributions est orienté vers la situation contemporaine, quitte à opérer un vaste détour historique pour l’éclairer. W. Robinson plaide, sur un ton autopromotionnel un brin irritant (surtout dans la mesure où il vante outre mesure l’originalité de son propos), pour un changement de paradigme tournant la page de la prééminence du cadre stato-national. Contre celui-ci (et accessoirement contre L. Sklair), L. Panitch et S. Ginden insistent pour leur part sur le rôle proéminent des États-Unis et le caractère toujours décisif de l’État, notamment dans la formation des classes sociales ; un État qui dépend d’une rationalité de gouvernement propre, pour le dire en termes plus foucaldiens. Sur un plan plus directement politique, ils arguent par ailleurs que « [l]a tentative de répondre à l’internationalisation avancée du capital par une internationalisation parallèle de la solidarité de classe ouvrière relève, malgré ses bonnes intentions, d’un contresens total » (p. 74), réactivant une critique que Marx exposait dans sa Critique du programme de Gotha. Dans un vaste exercice de synthèse, K. Van der Pijl se focalise quant à lui sur les rapports entre les capitalistes et ce qu’il nomme la classe étatique, tandis que D. Lévy et G. Duménil attirent l’attention sur l’importance irréductible d’une classe au statut incertain, celle des cadres.
39En outre et plus généralement, différents aspects se trouvent traités ou abordés par les différentes contributions, allant du néolibéralisme à l’impérialisme, de la financiarisation de l’économie au poids des institutions supranationales – au risque d’ailleurs que la question centrale, parfois noyée dans des considérations plus générales, elles-mêmes tributaires d’un cadre spatio-temporel fort large, soit quelque peu perdue de vue. Les périodisations paraissent parfois grossières et les détours historiques cavaliers, à l’instar du panorama effectué par K. Van der Pijl qui nous conduit à grandes enjambées de John Locke jusqu’à nos jours en mentionnant allusivement aussi bien, et entre autres, lesdits « printemps arabes » que la surveillance de masse révélée par Edward Snowden. Par comparaison, en s’interrogeant sur l’existence d’une « hyperbourgeoisie globalisée », Bruno Cousin et Sébastien Chauvin ont récemment traité la question, en moins de pages que chacune des contributions ici réunies, mais à la fois plus frontalement et de manière plus compréhensive, au sens d’une prise en compte plus complète des éléments caractéristiques pertinents [1].
Portion congrue pour la sociologie
40Cette dernière remarque pointe la principale faiblesse du dossier à nos yeux : la portion congrue laissée à la sociologie au profit d’approches en termes d’économie politique et de relations internationales. La caractérisation sociologique de cette classe dominante mondiale, si l’on fait l’hypothèse qu’elle existe ou du moins émerge, est assez pauvre. En dépit des éléments bienvenus des contributions respectives de G. Duménil et D. Lévy puis de J. Bidet concernant notamment la situation de classe ambivalente des « cadres » ou des « compétents-dirigeants », on n’entre jamais vraiment dans le détail de cette composition, tandis que les notions qui traditionnellement l’appréhendent (fractions, couches ou catégories) ne sont guère mises à profit. Il est dommage, à cet égard, que l’entretien avec Frédéric Lebaron dans la partie hors-dossier de ce numéro n’aborde pas la question posée par le dossier, à laquelle il aurait pu se raccrocher puisque l’interviewé est notamment l’un des fondateurs du réseau thématique consacré aux élites au sein de l’Association française de sociologie.
41Certes, ainsi le dossier peut se lire comme un contrepoids à un empirisme sociologique à courte vue, qui s’épuiserait dans la description empirique en négligeant les questions théorico-politiques fondamentales sans lesquelles les sciences sociales perdent leur raison d’être. Mais les deux sont conciliables : l’analyse du champ du pouvoir effectuée par François Denord, Paul Lagneau-Ymonet et Sylvain Thine prouve que l’on peut réaliser une étude empirique précise sans renoncer à une conclusion forte, celle en l’occurrence de l’existence d’une classe dirigeante en France.
42Grégory SALLE
43CNRS, Clersé
Gaëtan Flocco, Des dominants très dominés. Pourquoi les cadres acceptent leur servitude, Éditions Raisons d’agir, Paris, 2015,170 p.
45La financiarisation de l’économie et le contrôle croissant des actionnaires sur la marche des entreprises sont au cœur de l’ouvrage de Gaëtan Flocco. Ainsi que le montre l’auteur, cette nouvelle donne rebat les cartes du pouvoir au sein de l’entreprise et y modifie les rapports de domination. Pour G. Flocco, loin d’être épargnés par ces évolutions, les cadres comptent parmi les premiers concernés. Ces salariés a priori privilégiés auraient en effet été objectivement et subjectivement déstabilisés par ces transformations ; transformations qui auraient assez largement miné leur confiance envers l’entreprise. Comment dans ces conditions expliquer et rendre compte de l’adhésion persistante des cadres d’entreprise aux projets et aux objectifs fixés par leur hiérarchie professionnelle ?
46Pour répondre à cette problématique, G. Flocco s’appuie sur une cinquantaine d’entretiens menés durant les années 2000 auprès de cadres évoluant au sein de quatre grandes entreprises privées ou semi-privées appartenant à des secteurs d’activité différents (transformation pétrolière, télécommunications, aérospatiale et industrie nucléaire). Partant, l’auteur pose une hypothèse théorique originale. À rebours de l’imaginaire collectif qui associe les cadres aux positions socio-économiques dominantes, l’auteur invite à les appréhender comme des « dominants très dominés [2] » au sein de l’entreprise. D’après lui, la domination exercée sur les cadres est alors tout à la fois le fait de multiples contraintes objectives que ces salariés rencontrent dans le cadre de leur activité et celui de leur consentement à la domination qu’ils subissent. Cette hypothèse amène de facto l’auteur à rompre avec deux préjugés relatifs au rapport dans lequel sont inscrits ces individus vis-à-vis de leur autorité hiérarchique. Face à l’idée préconçue selon laquelle les cadres se soumettraient à l’autorité « parce qu’ils n’ont pas le choix » (p. 151), G. Flocco fait valoir que cette soumission ne relève pas exclusivement du pouvoir de coercition auquel ils peuvent être confrontés. Et, contre l’idée selon laquelle les cadres se soumettent à l’autorité « parce qu’ils le veulent bien » (p. 151), il montre que ce consentement ne s’opère pas sur le mode d’une simple adhésion aux injonctions professionnelles qu’ils subissent.
47Pour mieux aborder l’analyse de la relation complexe qui s’établit entre les cadres et le pouvoir d’entreprise, l’auteur commence par revenir sur les caractéristiques de cette population et sur celles des organisations productives dans lesquelles elle évolue. Si l’encadrement est traditionnellement associé à la profession de « cadre », le travail de terrain réalisé par G. Flocco met en évidence l’irréductibilité de leurs fonctions à cette dimension. En effet, les cadres interrogés, qu’ils soient dirigeants, experts ou encadrants intermédiaires, font état d’un large panel d’activités (techniques, administratives, relationnelles…). Quant aux organisations dans lesquelles ils réalisent leurs missions, leurs structures et leurs logiques apparaissent bien différentes de celles qui prévalaient jusqu’à la fin des années 1980. « L’entreprise néocapitaliste » obéit en effet à une logique de profitabilité maximale qui instaure des contraintes objectives ainsi que des modalités de contrôle de l’activité professionnelle nouvelles.
48G. Flocco décrit en fait ce type d’entreprise comme le lieu d’un « pouvoir invisible » (p. 39) « s’exerçant de façon moins directe et plus diffuse » (p. 42) que par le passé. Le « management », véritable idéologie rendue visible autant par des pratiques de gestion de la main-d’œuvre spécifiques que par un langage particulier, s’est progressivement imposé et a redéfini la manière dont l’autorité est exercée dans l’entreprise. L’efficacité de cette idéologie reposerait sur la possibilité qu’elle offre d’associer les salariés aux objectifs de leur entreprise en s’appuyant sur un système de valeurs combinant travail collectif et accomplissement personnel. L’autorité y étant affirmée de manière moins explicite qu’auparavant, les rapports hiérarchiques au sein des entreprises néocapitalistes tendraient à devenir plus flous tout comme les tâches dévolues aux salariés. La situation au travail des cadres, qui sont à la fois « managés » et « managers », s’en ressentirait fortement : ils se trouveraient en effet confrontés à une prescription de tâches à accomplir moins forte, mais aussi à devoir encadrer des équipes en sollicitant davantage leur motivation que leur simple obéissance.
49Pour G. Flocco, l’avènement du capitalisme financier a en fait assez largement contribué au renouvellement des vecteurs de domination s’exerçant sur les cadres. Il se serait en effet traduit par un déplacement progressif de la pression et des contraintes pesant sur eux. Alors que l’autorité était auparavant centralisée et exercée par une structure de direction hiérarchisée, les « vecteurs de contraintes » (p. 49) seraient désormais plus diversifiés. Le développement de ces contraintes aurait été tout à la fois extérieur à l’organisation productive, au travers notamment des injonctions que les cadres peuvent recevoir des clients mais aussi intérieur à celle-ci du fait des modalités d’organisation du travail reposant sur le recours à l’informatique et aux TIC, à l’organisation « par projets » ou encore au travail par « objectifs ». Ce développement se serait aussi opéré par le biais des transformations associées aux modalités de rémunération. Ainsi, portée par la logique de la performance qui accompagne la recherche de rentabilité maximale, l’individualisation des rémunérations, sous la forme de primes et de bonus octroyés à l’aune des performances réalisées et des objectifs atteints, pousserait les cadres interrogés à participer à la bonne marche de l’entreprise.
50Loin de s’en tenir aux contraintes posées par leur nouvelle condition laborieuse, G. Flocco analyse assez largement la dimension subjective du rapport au travail de cette population et les jugements que portent les cadres sur leur activité et le monde économique. G. Flocco peut ainsi pointer le fait que les cadres ne sont pas insensibles aux problèmes de leur monde : ils ont bien une certaine capacité critique mais, pour lui, celle-ci est neutralisée par de multiples phénomènes. Tout d’abord, l’individualisme qui imprègne leur engagement syndical affecte assez largement leur capacité à lutter collectivement et donc efficacement. De ce fait, même si leur engagement syndical est supérieur à la moyenne des salariés français, celui-ci se solde par une faible propension à l’action collective. Ensuite, l’auteur montre que les cadres sont confrontés à la force de représentations sociales particulièrement aptes à désamorcer les critiques qu’ils peuvent formuler à l’égard du travail et de l’entreprise, ce qui limite fortement leurs actes de contestation et de désobéissance. Ce faisant, la plupart des cadres en viendraient à accepter de jouer le jeu de leur propre domination.
51Comme le montre alors G. Flocco, ce consentement ambivalent relève d’une construction sociale qui s’opère sur le long terme. « La fabrique de l’adhésion » se nourrit ainsi d’abord d’une socialisation familiale et scolaire au cours desquelles s’élaborent un certain nombre de dispositions comme « la disposition […] à l’obéissance » (p. 19), « le goût et l’envie de travailler sérieusement » ou encore l’« acceptation des hiérarchies » (p. 99). La réalisation d’études longues et diplômantes au sein de grandes écoles, quant à elle, forge notamment une propension à l’accomplissement de soi par le travail et à la discipline qui contribue à faire passer nombre de contraintes liées à l’activité professionnelle pour des « profits symboliques ». Les significations positives que les cadres accordent au travail (passion, engagement, responsabilité, polyvalence, discipline, etc.), et qui justifient selon eux leur consentement à l’autorité, révèlent au final l’efficacité d’un ensemble de mécanismes sociaux concourant à former des salariés durablement investis dans leur activité professionnelle et surtout convaincus du bien-fondé de leur investissement, malgré ses effets néfastes (stress, burn-out, voire suicides).
52Les discours managériaux par lesquels les cadres se voient encouragés – voire incités – à se conformer à certains impératifs professionnels participent aussi à cette construction sociale de l’engagement professionnel. Dans le dernier chapitre de son ouvrage, G. Flocco montre en effet que les profits symboliques que les cadres tirent de leur activité sont instrumentalisés par les entreprises et leurs dirigeants pour mieux verrouiller leur acceptation de la servitude. À ce titre, l’attrait pour le défi et la performance qui anime une grande partie des cadres apparaît savamment mobilisé pour servir des objectifs de compétitivité et de profitabilité. Même si les entretiens, par la position réflexive qu’ils exigent de la part des interrogés, mettent en lumière de profondes contradictions et laissent parfois transparaître chez eux des moments de doutes à l’égard de la « croyance managériale » (p. 122), la conformation aux logiques de l’entreprise néocapitaliste semble constituer une attitude généralisée chez les cadres.
53Au final, dans un contexte sociologique marqué par un débat autour de la position des cadres dans la stratification sociale française contemporaine [3], il nous semble que G. Flocco est parvenu à défendre une thèse originale construite autour de la complexité de la soumission professionnelle des cadres. Ni obéissance servile à la coercition, ni adhésion béate à l’autorité managériale, le consentement des cadres apparaît comme un produit social et historique dont l’auteur révèle progressivement les ressorts et les logiques. Reprenant à Bourdieu l’idée selon laquelle la croyance dans les règles du jeu est une condition essentielle au caractère opératoire et opérant de la domination, G. Flocco fait finalement des représentations le ressort central de l’assentiment donné par les cadres aux injonctions qui leur sont faites ; représentations sans lesquelles les réalités objectives du pouvoir et de la domination auraient assurément moins d’effet et de force sur les individus.
54Sans que cela ne soit réellement préjudiciable à la qualité de l’argumentation, on pourra tout de même regretter la faible dimension statistique de l’ouvrage. Des données constituées à partir d’un panel plus vaste de cadres auraient probablement pu permettre de mettre en relation les propriétés sociales des cadres avec leur rapport à l’autorité, et d’établir au passage une typologie de ce rapport. Développer cette dimension aurait ainsi permis d’appuyer le fait fort justement mis en évidence que les différences sociales entre les cadres peuvent avoir une influence sur les ressorts et l’intensité de leur consentement à l’autorité mais aussi de dégager les variables lourdes du phénomène.
55Mais, il est certain qu’en publiant aux éditions Raisons d’agir, l’auteur entendait donner à son propos une résonance plus politique que scientifique. Considérant que son ouvrage participe à « un travail de déconstruction critique des formes contemporaines de domination symbolique dans l’entreprise » (p. 152), G. Flocco formule en effet le souhait qu’il puisse contribuer « à la prise de conscience par les dominés des raisons de leur domination » (p. 152). S’il fait peu de doute que cet ouvrage y parvienne, on peut quand même se demander si les cadres n’en ont pas déjà assez largement conscience et si, en tant que dominants dominés, ils ne constituent pas simplement des serviteurs asservis à la poursuite de leurs propres intérêts.
56David DESCAMPS
57Clersé, Université de Lille 1
59Agathe FOUDI
60Clersé, Université de Lille 1
Christophe Charle, Charles Soulié (dir.), La dérégulation universitaire. La construction étatisée des « marchés » des études supérieures dans le monde, Syllepse/M Éditeur, coll. « La politique au scalpel », Paris/Saint-Joseph-du-Lac, 2015, 365 p.
62Cette publication est issue de deux journées d’études qui se sont tenues en 2012 et 2013 à l’initiative de l’ARESER (Association de réflexion sur les enseignements supérieurs et la recherche), sous l’égide de l’historien Christophe Charle et du sociologue Charles Soulié. L’ouvrage est constitué de quatorze contributions regroupées en trois parties, auxquelles s’adjoignent une introduction et une conclusion. Son objectif est de couvrir les transformations de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR) à l’échelle mondiale, lesquelles peuvent être résumées par un mouvement général de marchandisation, organisée par les puissances publiques. Avec quatre chapitres traitant de la situation japonaise, trois du contexte nord-américain, deux du continent sud-américain (Chili et Brésil essentiellement), deux du contexte africain (pays du Maghreb et Bénin) et trois de l’européen (France, Suisse et Suède), l’ambition de saisir le phénomène à l’échelle globale semble accomplie. Les contributeurs mobilisent des analyses documentées, à partir de données plurielles, pour saisir et restituer des évolutions appréhendées sur un temps relativement long. S’il rend la lecture parfois difficile, le caractère foisonnant de l’ouvrage apporte néanmoins des connaissances protéiformes sur des situations souvent méconnues – la présence quasi systématique de bibliographies conséquentes comme l’abondant système de notes de bas de page permettront d’approfondir des éléments, contextuels ou analytiques.
63Par ailleurs, si les contributions sont toutes le fait d’universitaires, elles s’inscrivent dans des disciplines variées. Aussi, certaines contributions ne sont pas le fruit d’une étude systématique de collègues [4] spécialistes de l’enseignement supérieur mais émanent d’enseignants-chercheurs (EC) acteurs d’un système dont ils éprouvent et réprouvent certains effets. Donnant à voir des points de vue situés, les quatorze chapitres démontrent avec plus ou moins de vigueur et de rigueur les effets délétères de l’économie de la connaissance et de son adaptation dans différents contextes sociohistoriques.
64Il ne s’agira pas ici de tenter de synthétiser un tel panorama mais plutôt d’en souligner les éléments centraux à notre sens. En dépit de singularités nationales liées à d’apparents détails, le caractère transnational des mécanismes conduisant aux réformes et aux schèmes organisationnels qui se déploient ensuite constituent l’objet de l’ouvrage. Au moins trois grandes arnaques organisées [5] commises par les parangons et les entrepreneurs de l’économie de la connaissance sont mises au jour : 1) la privatisation du savoir est effectuée avec le concours actif des États à l’encontre du libre marché affiché ; 2) l’autonomie universitaire amenée par les réformes, synonyme de managérialisation, constitue en fait un véritable hold-up sur l’indépendance académique, notamment scientifique ; 3) les discours justifiant lesdites réformes sont le plus souvent mensongers.
65Quelques grands repères : la managérialisation académique aurait été introduite d’abord aux États-Unis dès le début du xxe siècle [6], le modèle essaimant ensuite progressivement dans le reste du monde. Un second tournant s’accomplit sous la dictature militaire de Pinochet (1973-1989) : l’ensemble du système éducatif chilien fait l’objet de privatisations massives visant à ériger l’éducation en source de profits. C’est avec le Pacte de Bologne en 1999 que s’ouvre en Europe une autre étape majeure [7] : celle du LMD (Licence-Master-Doctorat) et des ECTS (European Credits Transfer System) [8]. Ce premier volet de réformes structurelles [9] révolutionne l’enseignement supérieur européen et africain par répliques postcoloniales [10], concrétisant l’avènement de l’économie de la connaissance mondialisée.
66La première contribution de l’ouvrage, rédigée par Annick Lempérière, est consacrée au « business de l’enseignement supérieur » chilien. Ce choix d’exposition est d’autant plus pertinent que cette société, précurseure dans le déploiement de politiques ultralibérales, constitue à la fois un idéal-type et un cas limite. L’État militaire a ainsi « confié au privé l’essentiel des missions éducatives » (p. 35), peu régulées au niveau central. Plus ou moins lucratives, accréditées et connectées à la recherche ou au milieu des affaires, parfois confessionnelles ou marquées politiquement (de l’extrême droite à la gauche), les formations supérieures, y compris techniques, y sont d’une qualité instable. En concurrence entre elles pour la captation d’une importante masse de jeunes, elles fonctionnent comme des entreprises. Il s’agit in fine d’un système coûteux et opaque, élitiste et inégalitaire, remis en question massivement depuis 2006 à travers de grandes manifestations étudiantes.
67La privatisation de l’enseignement supérieur touche de nombreux pays avec une intensité et une rapidité variables. Si l’enseignement supérieur privé est devenu majoritaire au Japon, il ne l’est pas aux États-Unis où 70 % des étudiants sont inscrits dans une institution publique. Si les frais d’inscription sont tendanciellement partout à la hausse selon les filières et les diplômes, voire les catégories d’étudiants (étrangers), ils sont très élevés au Japon. Aux États-Unis, ils augmentent de façon exponentielle depuis les années 1980. La charge de l’éducation supérieure revient de plus en plus aux familles qui s’endettent auprès des banques, principales bénéficiaires de la manne que constituent les intérêts des crédits alloués [11]. Pour autant, une partie des frais engagés serait reversée sous forme de bourses et d’aides publiques et parapubliques, qui correspondraient, selon Eli Thorkelson, à 37 % des frais de scolarité. Le cautionnement des prêts étudiants assurés par le pouvoir fédéral est une autre preuve de l’activisme public. Les fonds publics et les familles subventionnent donc un enseignement supérieur en voie de privatisation, source de profits pour quelques-uns : il s’agit d’une première entourloupe (voire d’une forme de détournement d’argent public), organisée par les États sciemment ou par défaut, comme en Afrique de l’Ouest et au Maghreb.
68La marchandisation, plus ou moins aboutie, du savoir et de son enseignement, est la plupart du temps effectuée au nom d’une rationalité économique libérale, si ce n’est néolibérale. Or, souligne Pierre Gervais, la « marchandise » que serait le savoir n’est pas, au sens économique du terme, si pure qu’il n’y paraît. En effet, le libre échange entre étudiants et instituts d’enseignement supérieur étasuniens serait faussé, en particulier par l’intervention conséquente de l’État. Ainsi, ce dernier resterait un important financeur de l’ESR, comparativement aux engagements privés. Toutes proportions gardées, hormis dans quelques grands laboratoires, les entreprises financeraient de façon marginale la recherche nord-américaine [12]. Toujours est-il que la puissance publique, en dépit de son retrait progressif, reste partout très présente dans le secteur de la recherche.
69La privatisation accompagnée par l’État accroît en revanche les inégalités sociales d’accès à l’enseignement supérieur. Au nom de la professionnalisation étudiante, on voit se développer un enseignement supérieur à deux vitesses au moins [13] au Chili, aux États-Unis comme en France : des cycles courts, de type college nord-américain, technologiques et des cycles plus longs, dans des universités de recherche, répartis sur le territoire entre des établissements prestigieux et ordinaires, les hiérarchies académiques recoupant les hiérarchies géographiques qui sont évidemment sociales. Au Chili par exemple, les enfants des classes supérieures accomplissent plus souvent leurs études primaires et secondaires dans des établissements privés, offrant un enseignement de bien meilleure qualité que dans le public, puis investissent massivement l’université publique très sélective, à la capitale. Le montant des frais d’inscription et de scolarité de cette dernière est extrêmement élevé (près de 8 000 euros l’année à l’université du Chili en 2012-2013 pour un cursus d’« ingénierie commerciale », le salaire moyen chilien étant de 937 euros en 2012).
70Les réformes menées, généralement dans les années 2000 dans les pays du Nord (en tout cas en Europe et au Japon [14]), sont faites au nom de l’« autonomie » des établissements. Il s’agit pourtant d’une véritable subordination des universitaires par les États, au profit de techniciens managers dans le meilleur des cas, de financiers et entrepreneurs dans le pire. L’ESR est profondément bouleversé par la remise en cause de l’indépendance universitaire, c’est-à-dire son auto-administration par ses membres. Ce mode de gouvernement démocratique interne garantissait l’indépendance du savoir et donc son caractère désintéressé, critique et autonome des sphères économiques et politiques [15]. Il ne s’agit évidemment pas du seul domaine transformé par l’« État-pilote », dérégulant et déstructurant l’ensemble du service public. Ici comme dans les secteurs de la santé et de la culture par exemple, les réformes sont conduites en important une partie des règles (la concurrence, l’objectif de rentabilité, l’évaluation quantitative [16], l’attribution de primes notamment), du langage (compétences, employabilité, professionnalisation, gouvernance par exemple) et des acteurs du secteur privé entrepreneurial. Pour ce faire, le new public management justifie la nécessité des réformes, n’hésitant pas à mettre en avant des discours infondés sinon fallacieux, que débusquent et déconstruisent Romuald Bodin et Sophie Orange.
71Ainsi en France, élus et journalistes dénoncent depuis soixante ans avec constance, en dépit des nombreuses réformes qui ont eu cours, l’incapacité de l’université à former « convenablement » ses étudiants, c’est-à-dire en adéquation avec les besoins supposés du marché du travail. En témoignerait l’abandon massif en 1er cycle, qui serait d’une part le signe que les jeunes entrants viendraient à la fac « par défaut » (i.e., après avoir été écartés de filières sélectives) et d’autre part qui serait révélateur d’un afflux d’étudiants de plus en plus faibles. Bodin et Orange opposent à ces arguments doxiques plusieurs séries de données, montrant : 1) que l’université constitue le premier choix de plus des trois quarts des étudiants ; 2) la relative similitude du taux d’abandon en classes préparatoires aux grandes écoles, et un taux d’abandon largement supérieur dans les « petites », « moyennes » et « grandes » écoles. Ils expliquent en outre combien les parcours étudiants ne sont pas tubulaires, contrairement à ceux de la plupart des détracteurs de l’université, EC y compris, qui ont plus souvent mené des études linéaires (et souvent non universitaires). Les EC seraient de plus en plus éloignés socialement [17] des étudiants que l’université accueille de plus en plus massivement – une tendance générale mais là encore variable selon les pays [18]. Tout se passerait comme si la « prolétarisation » des étudiants risquait de « contaminer » la noblesse que seraient censés conférer le savoir et une position dans l’institution, conquise au prix d’efforts mal reconnus. Pour se distinguer de ces étudiants dont la seule présence dégraderait leur travail et l’image d’eux-mêmes, certains EC reprendraient à leur compte les schèmes discursifs dominants plaidant en faveur des réformes, qui les fragilisent pourtant encore plus. Or les caractéristiques socio-économiques et le niveau culturel étudiants ne sont pas la seule source de déclassement des travailleurs intellectuels de l’université : à lire l’ensemble des contributions de l’ouvrage, nous avons été frappée par le caractère international des maux qui affectent les institutions académiques et leurs acteurs, en particulier les EC [19]. La mise en concurrence entre établissements, entre laboratoires, entre personnels pour capter des ressources financières notamment, la course incessante à l’appel à projets, l’évaluation récurrente et systématique, la précarisation des personnels, l’élévation de la charge de travail, la dévalorisation dans l’opinion dominante comme dans les financements des disciplines relevant des lettres et des sciences humaines et sociales (LSHS) [20] – sciences critiques s’il en est dans lesquelles les étudiants seraient les plus enclins à se mobiliser contre les transformations qui affectent leur univers, comme au Québec en 2012 [21] – produisent des effets négatifs sur l’image, si ce n’est le moral, voire la santé des EC [22] : Eli Thorkelson (op. cit.) parle de « blessures subjectives », plutôt refoulées des universitaires, particulièrement en LSHS.
72Cette course effrénée à une supposée excellence nécessairement excluante (il n’y aura toujours que cent premières places dans les grands classements internationaux, souligne Charle), ces modifications profondes de l’ESR au niveau mondial et leurs effets destructeurs sur la qualité des formations, des recherches menées, des conditions de travail et d’emploi des uns et financières des autres, s’accompliraient enfin, ultime mensonge révélé par l’ouvrage, au nom d’une mauvaise adéquation des formations au « monde de l’entreprise ». Pourtant, à en croire une enquête réalisée par et pour des DRH en 2008, les milieux patronaux étasuniens n’ont pas les expectatives que l’opinion dominante leur prêterait : la « compétence » qu’ils attendent le plus de leurs employés se décline « en pensée critique et résolution de problème », soit en un savoir universitaire justement mis à mal par les réformes (Gervais, p. 54).
73Ce qui a été fait peut se défaire, comme le montre le contre-exemple brésilien des gouvernements de Lula et Roussef qui ont régulé le secteur privé, restructuré et étendu les universités fédérales (publiques), développé les formations technologiques comme les masters et doctorats ainsi qu’un important système de bourses, permettant de doubler la capacité d’accueil des étudiants [23] du secteur public. Permettre au plus grand nombre l’accès à un enseignement supérieur de qualité, de même que constituer et faire circuler un savoir désintéressé et indépendant, seul véritable garant de scientificité, sont, s’il fallait encore s’en convaincre, affaires de choix politiques.
74Fanny JEDLICKI
75IDEES, Université du Havre
Marianne Blanchard, Les écoles supérieures de commerce. Sociohistoire d’une entreprise éducative en France, Classiques Garnier, coll. « Histoire des techniques », Paris, 2015, 412 p.
77Dans cet ouvrage, Marianne Blanchard retrace l’histoire des écoles supérieures de commerce (ESC) françaises depuis la fin du xixe siècle dans une perspective sociologique. Devant l’immensité du sujet, plusieurs réductions sont opérées : l’étude porte uniquement sur les écoles « supérieures », écartant donc les écoles privées à recrutement post-bac, seulement évoquées dans le dernier chapitre du fait qu’elles entrent désormais en concurrence avec les autres écoles. Au sein de ce groupe, l’auteure se centre sur les écoles dites consulaires, dépendantes des chambres de commerce et d’industrie, principalement celles situées en province. L’étude prend également le parti d’expliquer la dynamique de ces enseignements à partir de la logique de développement des écoles elles-mêmes, en laissant en périphérie les stratégies des étudiants et de leurs familles, ainsi que celles des employeurs.
78L’ouvrage suit un plan chronologique. La première partie mène de l’origine de ces écoles jusqu’à l’orée des années 1980. C’est le lent chemin de la reconnaissance institutionnelle pour les « épiciers », pour ces écoles de « fils à papa », qui passe par la création d’un cadre juridique garantissant le niveau académique des écoles et donnant plus de lisibilité à la dénomination d’école supérieure de commerce (ESC). Celle-ci est précisée par un décret de 1937, puis par un décret de 1947, qui fixent les conditions d’admission, les contenus et la durée de la formation. Malgré cette normalisation par l’État, les ESC demeurent un élément à part dans le paysage de l’enseignement supérieur français car l’État ne participe pas à leur financement, assuré par les chambres de commerce et d’industrie ainsi que les frais de scolarité acquittés par les élèves.
79Dans un second temps, les écoles tentent de se rapprocher du modèle très français des « grandes écoles », en particulier des écoles d’ingénieurs. C’est ainsi qu’elles poussent à la création dans les lycées de classes préparatoires spécifiques, à côté des « taupes » scientifiques et des « khâgnes » littéraires traditionnelles. Les prépas permettent aux écoles de commerce de se doter d’une image d’excellence académique, renforcée par le recours aux mathématiques comme discipline de sélection privilégiée. Il est intéressant de noter que le poids de ces dernières n’a rien à voir avec leur utilité professionnelle ni avec une éventuelle demande des employeurs. C’est uniquement la signification symbolique des maths qui est ici utile (on pourrait aussi s’appuyer sur la théorie du signal de l’économiste Michael Spence pour l’interpréter). Les écoles de commerce confortent également leur position institutionnelle au sein de la Conférence des grandes écoles, l’organe d’autorégulation collective de ces dernières.
80Cette volonté de devenir des écoles d’élite ne va pas sans tensions, relatives aux finalités de la formation (académique ou professionnelle ?) et au modèle économique des écoles (montée en gamme ou extension ?). Ces contradictions sont gérées de manière différente selon les écoles, visant des publics différents et implantées dans des bassins d’activité qui n’ont pas tous les mêmes besoins. Dans un premier temps, la coupure se fait entre les écoles « parisiennes », à recrutement national et de haut niveau académique, et les écoles supérieures de commerce et d’administration des entreprises (ESCAE) suivant la dénomination qu’elles adoptent en 1964, étroitement insérées dans le tissu économique local et qui forment des commerciaux plutôt que des stratèges. Il existe d’ailleurs deux types de classes préparatoires distinctes pour ces deux groupes d’écoles.
81Mais cette hiérarchie relativement claire est rapidement remise en cause par la volonté de certaines écoles de province d’améliorer leur image et de recruter des candidats d’un niveau académique plus élevé. Elles font alors basculer leur recrutement de classes préparatoires locales dédiées à une école vers les prépas organisées par l’État dans les lycées dans l’optique d’un recrutement national. L’ESC Lyon inaugure cette stratégie, suivie par d’autres. Ce basculement entraîne un doublement du nombre d’étudiants dans les classes préparatoires commerciales au cours des années 1970 et cet élargissement du vivier dans lequel recrutent les écoles permet une plus grande sélectivité.
82Cette évolution est chaotique, car le patronat local n’est pas forcément favorable à cette organisation de « ses » écoles par la puissance publique. Même si Marianne Blanchard ne développe pas ce point, on imagine que la transférabilité accrue des compétences et le niveau académique plus élevé des diplômés leur confèrent une capacité de négociation qui ne sied pas nécessairement aux employeurs. Par ailleurs, certaines écoles éprouvent des difficultés de recrutement accrues du fait de leur mise en concurrence avec d’autres écoles, alors qu’elles avaient jusque-là un quasi-monopole sur leur bassin d’emploi. Diverses stratégies de regroupement vont être menées pour résoudre ce problème : création de banques communes d’épreuves ou de concours communs, rapprochements entre écoles, création et restructuration de réseaux. Ces évolutions institutionnelles s’accélèrent, indiquant clairement une tension entre compétition et coopération entre les écoles.
83La seconde partie couvre les décennies 1980 et 1990. La concurrence entre écoles l’emporte alors sur la coopération, le recrutement des étudiants devient un enjeu scolaire mais aussi économique essentiel, car les frais de scolarité pèsent de plus en plus lourd dans le budget des écoles. Des intérêts communs existent néanmoins toujours autour de la promotion et de la défense du statut des ESC et de leur place dans l’enseignement supérieur. La création du réseau Ecricome et de la Banque commune d’épreuves, mutualisant les concours de sélection de certains établissements, ainsi que le passage des classes préparatoires à deux ans, permettant l’alignement sur les autres types de classes préparatoires, constituent des éléments importants du développement des écoles acquis au cours de cette période. Mais la référence aux classes préparatoires est ambiguë, car les exigences de développement du recrutement (et peut-être aussi de la diversification des profils, même si l’auteure n’en parle pas) poussent les écoles à multiplier les admissions parallèles s’adressant notamment aux étudiants venant de l’Université.
84Viennent enfin les années 2000, marquées par des transformations radicales. La commission Helfer, créée en 2001, détermine quelles écoles bénéficieront du visa de l’État et quelles formations pourront délivrer le grade de master. Se pose alors la question des relations entre formation professionnelle et formation académique, de la place de la recherche, du niveau de recrutement des enseignants. À l’heure où les écoles tentent de faire obtenir un « PhD » ou un doctorat à leurs élèves afin de les mettre à égalité avec les diplômés des grandes universités anglo-saxonnes, ce débat a des résonances importantes.
85Mais la régulation de la formation n’est pas l’apanage de l’État. La valeur des écoles est déterminée de manière croissante par des systèmes d’accréditation privés développés aux États-Unis ou à l’échelle européenne et par les palmarès publiés par la presse, au sein de laquelle le magazine spécialisé L’Étudiant joue un rôle important. Une conséquence inattendue du poids des palmarès est que les écoles, contraintes et forcées, se lancent dans une course à la publication (« publish or perish ») passant par le recrutement de docteurs et par l’allocation de budgets à la recherche, ce qui les éloigne considérablement de leur vocation première. Cela apparaît d’autant plus étrange qu’un cloisonnement total est maintenu entre les recherches menées par les enseignants et l’enseignement, voire les recherches menées par les étudiants.
86C’est également le temps de l’internationalisation : recrutement de professeurs étrangers, auquel l’auteure aurait pu donner un peu plus de place, recrutement d’étudiants étrangers, année de formation à l’étranger, accords d’échanges avec d’autres institutions, création de campus dans des pays étrangers. Cette inscription dans un marché mondial de l’enseignement supérieur implique d’aligner les diplômes délivrés sur les standards internationaux, principalement anglo-saxons, avec la création de BBA (Bachelor in business administration), de MS (mastère spécialisé, acclimatation des masters in science américains) et de MBA (Master in business administration).
87Néanmoins, conclut Marianne Blanchard, les étudiants demeurent principalement français et la pierre angulaire du succès des écoles est toujours leur reconnaissance comme grandes écoles, impliquant un concours sélectif sanctionnant deux années de classes préparatoires, suivi d’une scolarité en trois ans délivrant un diplôme de grande école.
88La lecture de ce livre devient d’autant plus passionnante que l’on avance dans le temps. La première partie s’avère en effet surtout de facture institutionnelle et contrainte par la rareté des sources. Même pour les années récentes, l’auteure est souvent obligée de se reposer sur des sources journalistiques imprécises concernant les données. Même le nombre de 133 800 étudiants, sur lequel s’ouvre le livre, inclut en réalité les écoles privées à recrutement post-bac, faute de précision dans les données publiées par le ministère de l’Enseignement supérieur.
89Bien entendu, de nombreuses questions restent sans réponse, l’auteure ayant eu la sagesse de limiter ses ambitions. Ainsi, on peut s’interroger sur ce qu’apprennent vraiment les étudiants dans les ESC. Il n’est en effet pas rare d’entendre des patrons, voire des étudiants, manifester leur scepticisme quant à l’utilité des cours de stratégie ou de leadership fournis dans ces écoles. Marianne Blanchard ayant fort bien montré que les orientations des écoles ne correspondaient pas nécessairement aux demandes des étudiants ni aux souhaits des entreprises, la question mériterait sans doute d’être explorée. Mais il est vrai qu’elle n’est quasiment jamais posée à propos de la physique théorique et des mathématiques enseignées à des élèves ingénieurs dont beaucoup deviendront technico-commerciaux ou négociateurs. Est également peu abordée la question des frais de scolarité. Certes, l’auteure souligne leur augmentation sensible au fil du temps, mais ses effets sur le recrutement méritent d’être examinés, ainsi que le rôle des bourses d’études et la diversité des politiques des écoles en ce domaine, que l’auteure ne traite pas.
90Au total, la problématique développée par Marianne Blanchard, posant que la dynamique des ESC doit se comprendre par l’articulation entre recherche de la légitimité académique et développement du recrutement, se révèle féconde. L’ouvrage fait incontestablement progresser la compréhension de la dynamique de ce segment de l’enseignement supérieur et montre magistralement la pertinence de son approche centrée sur les écoles.
91Arnaud PARIENTY
92Professeur de sciences économiques et sociales
Arnaud Parienty, School Business. Comment l’argent dynamite le système éducatif, La Découverte, Paris, 2015, 248 p.
94L’ouvrage d’Arnaud Parienty part d’un étonnement. Enseignant dans un prestigieux lycée parisien, il apprend un jour qu’un de ses élèves en Terminale ES envisage d’aller « faire dentaire » en Espagne. On ne sait pas combien d’étudiants sont concernés par ce « contournement sauvage » de la sélection organisée par les universités, mais pour l’auteur cela ne fait aucun doute : le dynamitage du numerus clausus dans les études de médecine semble en bonne voie (p. 11). A. Parienty découvre aussi, par la fille d’une amie, le poids des prépas privées aux concours de médecine. Est-ce l’indice d’une évolution plus générale du système éducatif ? Quelle place aujourd’hui joue l’argent (des parents) dans les parcours scolaires (de leurs enfants) ?
95L’ambition de l’ouvrage est d’aborder la question sur plusieurs niveaux d’enseignement (secondaire et supérieur) et de ne pas se limiter au seul cadre national. L’auteur s’appuie essentiellement sur des témoignages recueillis dans son entourage, complétés par des articles de presse, de la littérature grise et quelques travaux scientifiques, ce qui confère à cet essai un statut ambivalent, entre le retour d’expérience et l’enquête de sciences sociales.
96Le premier chapitre revient sur le problème de l’inégale « qualité » des établissements scolaires auxquels un enfant peut accéder, terme qui renvoie aux chances de réussite, aux ambitions des élèves et à la capacité de mobilisation des parents. Quel lien établir entre le constat, somme toute assez classique, d’une forte disparité entre les établissements et les moyens financiers des parents ? Dans le chapitre suivant, A. Parienty en donne la clé : la géographie des résultats des établissements reproduit celle des revenus, autrement dit lorsque l’on habite dans les beaux quartiers, les établissements sont bons. En outre, les stratégies autour de la carte scolaire contribuent à accroître les inégalités d’accès aux « bons » établissements, notamment en ayant recours à l’enseignement privé… et payant.
97Le troisième chapitre aborde la question du soutien scolaire et nuance l’idée d’un « soutien scolaire réservé aux riches ». Le revenu joue néanmoins un rôle important, notamment après le baccalauréat : de nombreux organismes privés proposent en effet des préparations à certains concours (médecine, Instituts d’études politiques, etc.). Évoquant également les cours et devoirs disponibles à l’achat sur Internet, A. Parienty conclut que « les possibilités d’acheter une aide pour réussir sa scolarité sont donc infinies […]. Leur prolifération révèle les lacunes de l’école publique, l’ingéniosité de l’initiative privée et l’exacerbation de la compétition scolaire » (p. 92). Apparaît ici la thèse centrale de l’ouvrage, à savoir que le privé (et donc le « payant ») se nourrit des failles de l’enseignement public.
98A. Parienty interroge ensuite ce que l’on pourrait nommer, à la suite d’Anne-Catherine Wagner [24], le « capital international » des élèves, à savoir la maîtrise des langues étrangères, mais aussi le fait d’avoir séjourné dans des pays étrangers. Premièrement, il rappelle à quel point « la maîtrise des langues vivantes, surtout l’anglais, est un facteur essentiel de discrimination par le milieu social et par l’argent » (p. 106). En effet, dans la mesure où ils peuvent bénéficier d’avantages, comme des cours complémentaires ou des stages linguistiques à l’étranger, les enfants de milieux favorisés ont, en moyenne, un meilleur niveau en anglais. Or ceci contribue à renforcer les inégalités, dans la mesure où l’Éducation nationale peine à former en langues, et où, dans le même temps, la maîtrise de l’anglais gagne en importance dans la sélection scolaire et l’accès à l’emploi. Deuxièmement, l’auteur insiste sur les bienfaits d’une expérience à l’étranger pour les étudiants, leur permettant de se perfectionner en langues, de se familiariser avec le milieu des étudiants cosmopolites et de se constituer un réseau international, mais aussi de gagner en maturité. Néanmoins, partir coûte cher, et, au niveau de l’enseignement supérieur, alors que certaines écoles favorisent les séjours à l’étranger, l’université est encore peu tournée vers l’extérieur.
99Ce premier point négatif de l’université n’est que le premier d’une longue liste à charge établi par l’auteur dans le chapitre suivant, intitulé : « Après le bac, TSF (tout sauf la fac) ! ». Partant du constat selon lequel la proportion de bacheliers inscrits à l’université a diminué entre 2000 (39 %) et 2013 (32 %), l’auteur interroge la mauvaise réputation de l’université, « un choix par défaut » (p. 131), dont les mauvais résultats seraient dus au manque d’encadrement et « surtout au public accueilli par les facs qui sont les seules formations non sélectives de l’enseignement supérieur ». La sous-dotation en moyens humains et financiers de l’institution universitaire n’est un secret pour personne. On peut pourtant s’interroger sur la pertinence du tableau misérabiliste qu’en dresse l’auteur. Tout d’abord, il faut rappeler, à la suite de Sophie Orange et Romuald Bodin, que l’université n’est pas un choix par défaut pour la majorité des étudiants qui s’y inscrivent, comme le montre l’étude des vœux post-bac [25]. Ensuite, on peut s’étonner du fait que l’examen critique réservé à l’université n’ait pas son pendant lorsqu’il s’agit des écoles. Ainsi, l’auteur explique qu’à la fac, « les travaux dirigés sont le plus souvent assurés par des étudiants avancés, inexpérimentés, concentrés sur l’achèvement de leur thèse plus que sur leurs cours et sans la moindre formation pédagogique ». Mais qui sont par exemple les enseignants en école de commerce ? Sont-ils mieux formés à la pédagogie ? Moins concentrés sur leurs recherches ? Certaines critiques apparaissent relativement gratuites (« L’université est souvent ennuyeuse. Les cours ne sont pas conçus pour intéresser les étudiants », p. 134), ou bien trop générales, comme lorsque l’auteur affirme que « les étudiants à l’université suivent beaucoup moins souvent de stages qu’ailleurs » (p. 135). Outre le fait qu’aucune donnée ne vient étayer cette affirmation, les stages sont aujourd’hui obligatoires aussi bien en licence professionnelle que dans de nombreux masters. Enfin, un cas particulier fait parfois office de preuve, comme lorsqu’il s’agit de montrer que « l’organisation des examens est souvent déficiente à l’université » (p. 136). La preuve : à l’Université Paris-Ouest, les examens en économie prennent « de manière ultra-dominante » la forme de QCM. Mais on pourrait tout aussi bien opposer à cet exemple celui du sociologue Nicolas Jounin, maître de conférences en sociologie à l’Université Paris 8 ayant initié avec succès ses étudiants de première année à l’enquête sociologique, sans QCM, ni cours « ennuyeux [26] ». A. Parienty reprend ensuite toute une série de poncifs, sur l’imprécision des débouchés de l’université, sur l’inadaptation des diplômes à l’emploi, etc. Autant d’affirmations qui mériteraient d’être précisées, discutées, nuancées [27]. Il est bien évident que les formations universitaires sont largement perfectibles, mais le portrait extrêmement négatif qui en est fait ici est d’autant plus discutable qu’à l’inverse, les écoles privées sont présentées sous un jour extrêmement favorable.
100Dans les quatre derniers chapitres, l’auteur se concentre sur l’essor de ces dernières, essentiellement au niveau de l’enseignement supérieur. Pas moins de 80 % de l’augmentation du nombre d’étudiants depuis 10 ans serait liée à celle des formations privées. Il s’agit d’une évolution importante et jusqu’ici relativement peu étudiée. Néanmoins, la qualification de « privé » regroupe une multitude de statuts juridiques, et si l’auteur les évoque, il témoigne aussi de quelques flottements, expliquant d’abord (p. 159) que les écoles de commerce sont de statuts juridiques divers « et donc souvent à but lucratif », avant d’avancer le contraire (p. 193) : « La grande majorité des écoles, bien que payantes, ne sont donc pas à but lucratif, il est important de le souligner. » Or savoir si un établissement est à but lucratif ou non est un prérequis essentiel pour pouvoir ensuite l’analyser [28]. En dépit de ces limites, A. Parienty apporte un éclairage utile sur les fonds d’investissements qui, se saisissant des manques perçus dans le domaine de la formation, y investissent de plus en plus. Le chapitre 7 est d’ailleurs consacré à ce « marché global du savoir » à l’échelle duquel œuvrent les grands groupes financiers. Sous leur impulsion, l’éducation tend dès lors à devenir une marchandise : « Il y a une demande (plus ou moins) solvable, une offre payante, un marché assez organisé, un financement, des entrepreneurs, des stratégies commerciales, des marques, une évaluation des produits, des magazines pour aider le consommateur dans ses choix, etc. » (p. 189)
101L’auteur aborde dans le chapitre suivant les enjeux liés à l’envolée des frais de scolarité dans certaines grandes écoles, en particulier les écoles de commerce. Pour lui, cet état de fait est problématique, dans la mesure où cette sélection par l’argent induit une injustice mais prive aussi les écoles de « talents » (p. 206). Face à ce constat d’une hausse des frais de scolarité d’écoles majoritairement privées, plutôt que de se demander, comme dans le chapitre suivant, « comment financer ses études ? », on pourrait aussi interroger le rôle qu’auraient à jouer les pouvoirs publics pour préserver et améliorer l’enseignement supérieur gratuit [29].
102Au final, l’ouvrage d’A. Parienty présente les défauts de ses qualités. Largement fondé sur l’expérience de l’auteur et sans recourir aux lourdeurs de la forme académique, il est extrêmement vivant et facile à lire. Il amène en outre à (re)penser une question centrale dans les débats relatifs à l’éducation, à savoir la place du capital économique dans la réussite scolaire. Néanmoins, le point d’observation socialement situé d’un enseignant dans un bon lycée parisien peut parfois biaiser le propos – comme lorsqu’il indique (p. 229) que « les cabinets de conseils, les fonds d’investissements et les agences de publicités sont les entreprises que tous les étudiants visent ». En outre, la volonté de défendre une thèse forte – à savoir que l’argent « dynamite » l’ensemble du système éducatif – se fait parfois au détriment de certaines nuances. À titre d’exemple, citant un article de F. Murat pour montrer qu’« à niveau de diplôme égal des parents, un revenu élevé est associé à des meilleures chances de réussite scolaire des enfants » (pp. 30-31), l’auteur omet de préciser que ce même article montre que, toutes choses égales par ailleurs, le poids du diplôme des parents sur la réussite des enfants est bien plus fort [30].
103Il n’en reste pas moins que la thèse générale de l’ouvrage, selon laquelle les défaillances (ou plutôt le désengagement) de l’État sont comblées par l’essor du marché, est convaincante, et appelle à des enquêtes de terrains plus ciblées sur cet ensemble extrêmement hétérogène que constituent les formations privées.
104Marianne BLANCHARD
105ESPE Midi-Pyrénées, CERTOP
Henri Guaino, En finir avec l’économie du sacrifice, Odile Jacob, Paris, 2016, 672 p.
107Voilà un livre remarquable, étoffé – le livre contient 670 pages –, qui fait preuve de beaucoup d’érudition et qui passe en revue de grands pans de la théorie économique, en se référant autant aux classiques qu’aux travaux les plus récents, ainsi qu’à l’histoire des faits et politiques économiques, passés comme présents. Régulièrement, Henri Guaino cite ainsi de longs extraits tirés d’Adam Smith, Turgot, Ricardo, Malthus, Jean-Baptiste Say, John Stuart Mill, Walras, Schumpeter, Irving Fisher, Jacques Rueff, Maurice Allais, Herbert Simon, Keynes, Joan Robinson, mais aussi Ben Bernanke, Joseph Stiglitz, Daniel Khaneman, Bernard Maris, Jean Gadrey, Jean-Luc Gaffard, et bien d’autres.
108C’est aussi un livre qui s’inscrit à contre-courant de ce que l’on peut lire chez les économistes néoclassiques, dont il prend souvent le contrepied comme le titre l’annonce. L’auteur s’inscrit ainsi clairement en opposition aux thèses des hayekiens, néo-Autrichiens ou de certains schumpétériens, partisans de la destruction créatrice, selon lesquels il faut se serrer la ceinture et faire preuve d’abstinence, accepter de souffrir maintenant pour connaître ensuite un monde meilleur. H. Guaino s’élève contre tout ceci, et, sur bien d’autres points, ce qu’il avance semble être inspiré par les écrits des économistes post-keynésiens ou institutionnalistes (ce qui n’est pas le cas !).
109Dans un passage vers la fin de son livre (p. 561), H. Guaino remarque d’ailleurs que l’on peut être keynésien, en faveur des politiques de la demande davantage que des politiques de l’offre, pour l’intervention de l’État, et contre l’austérité budgétaire, sans être nécessairement un socialiste ou un « gauchiste ». Dans le même passage, H. Guaino affirme que Keynes n’était pas un théoricien du socialisme ; c’est certain, mais j’ajouterais qu’il était tout de même pour la socialisation d’une grande partie des dépenses d’investissement et pour l’euthanasie des rentiers.
110Tout cela fait que cet ouvrage devrait être une lecture obligatoire pour tous les étudiants de licence, et plus largement pour tous les étudiants des grandes écoles qui fournissent le contingent des hauts fonctionnaires français, ceux que H. Guaino (p. 21) appelle les trop bons élèves, lesquels selon lui « restent obstinément fidèles aux doctrines apprises » et « occupent malheureusement les postes les plus élevés ». Évidemment, on pense ici plus particulièrement à ceux qui ont intégré l’ENA.
111H. Guaino (p. 427) se montre très clair sur l’apport des conseillers économiques, sans doute par expérience: « Il est une leçon qu’il faut garder à l’esprit : ne demandez jamais à un brillant théoricien néolibéral, profondément imprégné de la représentation néoclassique du marché, de jouer le rôle de conseiller pour la politique économique. Ce qu’il a à vous dire sur ce sujet est connu d’avance. »
112Comme les économistes hétérodoxes, H. Guaino reproche aux économistes orthodoxes de ne considérer que le temps logique et d’ignorer le temps historique. Il introduit les notions de dépendance par rapport au sentier emprunté, le fait que la traverse empruntée va avoir un impact sur le point d’arrivée ; le fait que certaines actions sont irréversibles. Il se réfère fréquemment aux phénomènes de persistance et d’hystérésis, le fait que le taux de chômage réalisé va avoir un impact sur le taux de chômage à inflation stable, autrement dit que ce dernier dépend davantage de la demande globale que de politiques de l’offre. C’est d’ailleurs un thème récurrent du livre, c’est-à-dire l’attention portée à l’insuffisance de la demande globale et le rejet de la loi de Say. Selon H. Guaino, vouloir augmenter les profits au détriment des salaires, c’est privilégier une politique de l’offre au détriment d’une politique de la demande.
113Il se livre également à une critique en règle des dogmes du « Consensus de Washington » et rappelle que des inégalités de revenus engendrent une réduction de la demande globale parce qu’elles augmentent l’épargne des riches au détriment de la consommation. Il s’oppose à la distribution de très hauts salaires qu’il associe à des rentes, lesquelles ont le même effet néfaste dans le monde contemporain que ceux qui étaient déjà dénoncés par Ricardo en 1817. H. Guaino rejette encore la théorie de la productivité marginale du travail, insistant sur le fait que personne ne sait comment la mesurer. Il note l’évolution de la pensée économique sur la relation entre inégalités et croissance, tantôt jugée être positive et plus récemment considérée comme négative.
114L’auteur remet également en cause la mondialisation et les présumés bénéfices du libre-échange, qui reposeraient sur la théorie des avantages comparés, suggérant plutôt, en s’appuyant sur Henri Bourguinat, que le commerce repose sur les avantages absolus. H. Guaino reprend aussi un article récent de Paul Samuelson, très critique à l’égard des partisans du libre-échange. Il souligne avec lui l’importance des rendements d’échelle croissants pour le commerce, et justifie ainsi des politiques d’intervention ou de protection fondées sur la notion d’industries naissantes.
115Le député LR des Yvelines se montre aussi très critique à l’égard de l’Union européenne, de sa politique agricole, de sa confiance aveugle dans l’autorégulation bénéfique des marchés. Un exemple concret, constaté lors de mon arrivée en France en mai 2016, est donné par la situation catastrophique des producteurs de lait, dont la vente, suite à la suppression des quotas de gestion de l’offre, leur rapporte désormais 27 centimes le litre tandis que le coût de production se monte à 37 centimes, autant dans les anciennes fermes que dans les nouvelles fermes hypermécanisées. Comme beaucoup de post-keynésiens, H. Guaino pense que l’excès de concurrence peut souvent être néfaste pour l’économie. Aussi, il trouve futile de vouloir supprimer les monopoles naturels, comme l’EDF ou la SNCF, s’appuyant sur les écrits d’un spécialiste de ces questions, l’ancien PDG de l’électricité, Marcel Boiteux. « La concurrence n’a pas que des vertus » s’intitule ainsi un des chapitres, se référant longuement à des écrits souvent ignorés de Walras. Pour revenir à mon expérience personnelle, je peux témoigner du caractère totalement incompréhensible du système différencié de fournisseur et de prestataire en matière de gaz et d’électricité lors de mon installation récente en France.
116Pour ce qui est du système financier et de la spéculation, H. Guaino développe un point de vue très hétérodoxe, se référant pas exemple à un travail de Michel Aglietta et à un rapport de Robert Boyer, Mario Dehove et Dominique Plihon pour le CAE. Les marchés financiers sont vus comme un casino, comme le pensait Keynes. Surtout, Guaino affirme haut et fort que les gouvernements doivent cesser de se laisser dicter leurs politiques par la « crainte révérencieuse » des marchés financiers. Les opinions de ceux-ci ne sont que des opinions; ils n’ont pas la science infuse.
117H. Guaino est essentiellement opposé à la flexibilité accrue du marché du travail. Il invoque le paradoxe des coûts, à savoir que la baisse généralisée des salaires pourrait avoir un impact négatif sur la demande globale. Il se réfère au chômage classique et keynésien distingué par Edmond Malinvaud pour expliquer que ceci dépend des circonstances, mais il aurait pu ajouter que celui-ci a fini par douter de l’existence du chômage classique lorsqu’il a dû passer à une analyse concrète du cas français, comme il a été rappelé lors du colloque en son honneur en décembre 2016 à l’Université Paris 1.
118H. Guaino se montre également assez sceptique quant à « la fin du travail » ou « la fin du salariat ». En conséquence, il n’est pas trop favorable à la proposition d’un revenu universel garanti. Il affirme que « mieux vaut en attendant relancer la machine à créer des emplois ». Il se fend également d’un bon mot s’agissant du secteur public, expliquant qu’il faut rationaliser la dépense publique au lieu de la rationner. Il s’oppose aux effets d’éviction de la dépense publique, au théorème de l’équivalence ricardienne de Barro, à la règle d’or de l’équilibre budgétaire, qu’il appelle un déstabilisateur automatique. Il cite les travaux de l’économiste canadien du FMI, Jonathan Ostry, qui concluait récemment à partir d’un modèle très orthodoxe que si la dette publique est un poids pour l’économie, une fois que cette dette existe, il est néanmoins préférable de vivre avec elle que de chercher à accumuler des excédents budgétaires pour la rembourser.
119Le Canada est souvent donné en exemple parmi les partisans de l’austérité budgétaire expansionniste qui croient, comme Jean-Claude Trichet l’affirmait en 2010, que la réduction des dépenses publiques entraînerait un accroissement de la confiance qui engendrerait une expansion de l’activité économique. H. Guaino, contrairement à bien d’autres n’est pas dupe (p. 376). Il identifie très bien les conditions particulières du Canada qui expliquent ce résultat paradoxal en 1996 : abaissement des taux d’intérêt décrété par la Banque du Canada, dépréciation du dollar canadien, et enfin le boom économique des années Clinton chez son principal client à l’exportation – les États-Unis. J’ajouterais que le gouvernement fédéral a réduit une partie de son déficit en puisant dans la cour des gouvernements provinciaux, en coupant dans les transferts aux provinces.
120J’en arrive à quelques critiques, après cette litanie d’éloges. Tout d’abord, H. Guaino consacre un chapitre entier à l’imposition des revenus. Il est persuadé qu’un taux d’imposition purement proportionnel (la flat tax) serait préférable au système actuel basé sur des taux progressifs. Son principal argument c’est que toutes sortes de niches fiscales font en sorte qu’en définitive le système n’est progressif qu’en apparence. H. Guaino pense qu’un taux unique permettrait d’engranger de plus grands revenus à moindre coût, ce qui est hautement discutable. D’autre part, si H. Guaino est clairement dans le camp hétérodoxe pour ce qui est de la politique budgétaire, il est plutôt orthodoxe pour ce qui est de la monnaie. Il y a encore des relents de monétarisme dans sa vision de la monnaie. Je vais donner quatre illustrations ou citations. Il croit qu’il existe une « liaison suffisamment stable… entre la quantité de monnaie banque centrale – la base monétaire – et l’ensemble des moyens de paiement – la masse monétaire au sens large » (p. 206). Les récents événements ont montré que ce n’était certes pas le cas. Et, de toute façon, il faudrait se demander dans quel sens s’exerce la causalité. Plus loin, il affirme sans l’étayer que « trop de monnaie crée de l’inflation » (p. 542). Dans son portrait d’une économie ouverte, il apparaît qu’il croit au modèle de Mundell-Fleming selon lequel en taux de change fixe, l’accroissement de la masse monétaire et donc l’inflation sont déterminés par le solde de la balance des paiements, ce qui était déjà nié par les chercheurs à la Banque de France dans les années 1970, Pierre Berger notamment.
121Finalement, quatrième illustration, H. Guaino, qui a cependant le mérite d’affirmer que la déflation est un plus grand problème que l’inflation, est assez favorable aux politiques d’assouplissement quantitatif prônées par B. Bernanke pour sortir le Japon de son marasme, croyant qu’une politique de quantitative easing va créer de l’inflation, donc éviter la trappe à liquidité redoutée par Paul Krugman, et engendrer des taux d’intérêt réels négatifs. Il me semble que l’expérience du Japon a clairement démontré que la seule inflation qui y a été créée depuis 25 ans doit être attribuée à la forte hausse du taux de la TVA.
122Ceci dit, le principal message de l’auteur réside dans l’affirmation que la théorie économique qui domine dans le monde universitaire, à la Commission européenne et chez les conseillers du Prince n’est pas fiable et ne correspond aucunement aux exigences du monde réel. Malgré bien des résistances, le pragmatisme a triomphé lors de la crise de l’automne 2008, mais seulement pour un temps en Europe, ce qui a donné lieu, en raison notamment des conventions restrictives issues du Traité de Maastricht, à la « crise de la zone euro ». Le livre démontre très bien de quel bord, entre austérité et relance, l’ancien conseiller spécial de Sarkozy s’est placé lors de la crise de 2008, et on ne peut que regretter que son point de vue ne soit pas plus prédominant dans les officines du pouvoir, qu’elles soient de gauche ou de droite.
123Marc LAVOIE
124CEPN, Université Paris 13
Sophie Béroud, Paul Bouffartigue, Henri Eckert, Denis Merklen, En quête des classes populaires. Un essai politique, La Dispute, Paris, 2016, 214 p.
126Alors que les commentateurs autorisés ne cessent de gloser sur la supposée montée du populisme, peu prennent le temps de définir plus avant le phénomène en question, et encore moins « le » peuple dont les acteurs et formations politiques ainsi étiquetés sont implicitement accusés de flatter, pour ne pas dire manipuler, les bas instincts. Particulièrement révélatrice s’avère la tendance actuelle à désigner ce dernier sous l’expression paradoxale de « classes populaires ». Paradoxal car elle emprunte à la fois au lexique marxiste et convoque ainsi la vision d’une société divisée en classes antagonistes et définies relationnellement, tout en substituant « laborieuses » ou « ouvrières » par le vague qualificatif de « populaires » qui tend à occulter la dimension des rapports de production et invite à substantialiser le groupe ainsi considéré. Dans le sillage d’un autre collectif de sociologues auteurs d’un récent et roboratif manuel sur cet objet [31] dont ils entendent cependant se démarquer, Sophie Béroud, Paul Bouffartigue, Henri Eckert et Denis Merklen proposent ici un essai politique plutôt qu’une synthèse des travaux existants sur la question. La « quête des classes populaires » dans laquelle ils invitent les lecteurs à les suivre vise moins à tenter d’apporter une clarification en bonne et due forme des contours et contenus de ce que cette catégorie serait censée recouvrir qu’à s’interroger sur les registres particuliers par lesquels ses ressortissants s’investissent dans la Cité – ce qu’ils qualifient de « politicité » – et leurs évolutions. L’ouvrage se compose de trois grandes parties, elles-mêmes subdivisées en trois chapitres, qui explorent chacune l’une des trois principales (hypo)thèses qui sous-tendent l’ouvrage, à savoir que « 1) le présent des classes populaires hérite d’une histoire, celle de la construction puis de l’étiolement de la classe ouvrière, dans sa double dimension de groupe sociologique fédérateur et de sujet politique central. 2) Les classes populaires sont prises dans des dynamiques de dispersion et de polarisation qui, pour autant, ne disqualifient pas l’usage descriptif de la notion. 3) Les classes populaires ne sont pas entièrement démobilisées et, sous des formes très diverses et souvent invisibles et inattendues, elles se construisent aussi comme telles au travers d’une conflictualité plurielle » (p. 20).
127Dans la première partie, les auteurs reviennent donc en détail sur la « lente émergence du groupe ouvrier » tout au long de la seconde moitié du xixe siècle, à la fois comme forme particulière de sujétion économique et comme sujet politique, sous l’effet conjoint de l’industrialisation et de la constitution du mouvement ouvrier sur la scène nationale et internationale. Non sans résonance avec la période actuelle, les auteurs reviennent sur la résurgence de ce que Michel Winock a qualifié de « national-populisme » au début de la décennie 1930 après une première poussée à la fin du siècle précédent cristallisée par l’affaire Dreyfus. Cette idéologie se voulant à la fois populaire, en exaltant la sagesse du peuple contre la corruption des élites politiques, sociale, en prétendant défendre les petits contre l’avidité des puissants et nationale, en entendant protéger les autochtones des étrangers, a mis en évidence les tensions traversant l’articulation entre sentiment national et appartenance de classe, qui va jouer également un rôle crucial dans la Résistance et l’après-guerre. Enfin, le troisième chapitre revient sur la consolidation de la société salariale dans la perspective de Robert Castel [32], tout en soulignant que si elle a atténué la lutte des classes, elle n’a « pas débouché sur une pacification des rapports sociaux. Elle s’est traduite par de nouvelles formes de conflictualité et de mobilisation qui ont affecté les deux dernières décennies du xxe siècle » (p. 66).
128La deuxième partie s’emploie à repérer les principales dynamiques de transformation des classes populaires depuis la fin des « Trente Glorieuses ». Les auteurs reviennent ainsi avec pédagogie sur un certain nombre de tendances lourdes : féminisation de la population active, désouvriérisation – relative – avec notamment la montée de l’« archipel » des employés [33] et de la scolarisation, l’ethnicisation de la question sociale [34], la « montée de l’insécurité professionnelle », que Robert Castel encore qualifiait de « déstabilisation des stables », et enfin la « panne de l’ascenseur social » dont les auteurs rappellent qu’elle se traduit surtout par une accentuation de la reproduction sociale ainsi qu’un accroissement du déclassement qui n’épargne pas les membres des catégories intermédiaires. Les auteurs interrogent ensuite la thèse largement répandue d’une dualisation des classes populaires en deux temps : dans le premier, auquel est consacré le cinquième chapitre, ils se penchent sur les conditions d’emploi et de travail ainsi que de perspectives d’évolutions pour montrer que les dynamiques de précarisation et d’atomisation passent en fait au sein des professions peu qualifiées elles-mêmes, comme le montrent l’exemple des caissières ou celui des aides à domicile, bien étudiés par ailleurs [35]. Il en va de même sur le plan du vécu, et les auteurs concluent finalement au maintien d’une certaine unité du point de vue « de la composition sociale des ménages, de la mobilité sociale intergénérationnelle et de la mobilité professionnelle » dans « l’espace des milieux populaires » qui le distingue nettement des classes moyennes, sans pour autant « sous-estimer la force des logiques de différenciation et de polarisation qui le traversent » (p. 126).
129Les auteurs se penchent enfin dans la troisième partie sur les recompositions qui affectent les formes de mobilisation des classes populaires, qu’elles produisent autant qu’elles sont produites par elles. Dans le septième chapitre, ils se concentrent sur la sphère laborieuse en montrant qu’il serait réducteur de parler simplement d’un éloignement réciproque des salariés d’exécution et des organisations syndicales. Sans nier totalement ce constat courant, celui-ci reste largement à affiner au vu des récents mouvements sociaux de grande ampleur ou des effectifs des principales fédérations de la CGT, sans compter que « même à une échelle bien plus réduite qu’à d’autres époques, le mouvement syndical demeure l’un des rares lieux de formation, d’éducation populaire et de promotion sociale » (p. 148) et peuvent servir de relais indispensables dans les mobilisations de salariés précaires, y compris jeunes, femmes et étrangers [36]. Finalement, c’est peut-être surtout dans la difficulté à proposer un projet de société en lien avec les partis politiques mais aussi et surtout en prise avec le vécu des classes populaires que réside la faible audience des organisations syndicales au regard des périodes antérieures. De ce fait, la mobilisation politique des classes populaires semble s’être déplacée sur le terrain de la ville, et en particulier dans les « banlieues », ainsi que le défend le chapitre 8. La « politicité » populaire est ainsi passée de la figure du travailleur à celle de l’habitant, qui ne se fonde plus sur sa participation à la division sociale du travail mais sur sa « citoyenneté ». Cette base est cependant minée par un double soupçon : celui de vouloir vivre « au crochet des autres », et d’être étranger à la communauté nationale. À l’encontre des analyses déniant la dimension politique des « émeutes » – qu’ils préfèrent qualifier de « révoltes » – des quartiers « sensibles » et des expressions artistiques (rap, etc.) qui en émanent, les auteurs y voient au contraire, exemples à l’appui, des formes essentielles de revendications et de protestation contre les violences exercées à leur encontre par les agents de l’État, policiers en tête. N’oublions pas, rappellent-ils, que « les frontières de ce qui est “politique” sont un enjeu permanent de lutte et non pas une simple affaire de définition politique » (p. 180). Dernière idée reçue battue en brèche à propos des membres des classes populaires : celle selon laquelle ils échapperaient à la dynamique d’individualisation qui traverse celle de la société. Là encore, enquêtes à l’appui, les auteurs montrent qu’il n’en est rien, encore qu’il faille pointer que cette injonction à l’autonomie et à la compétition interindividuelle s’accompagne dans leur cas d’un défaut des ressources pour y répondre, comme l’avait déjà bien relevé Robert Castel, parlant d’« individus par défaut », diamétralement opposés aux individus « par excès » qui imputent illusoirement leur propre « réussite » à leur seul mérite personnel [37]. Confrontés à l’insuffisance et l’instabilité des ressources nécessaires à leur existence, les membres des classes populaires doivent ainsi se conduire en « chasseurs urbains » ainsi que l’a développé déjà Denis Merklen par ailleurs : « Dans un cadre de précarité où le travail est déficitaire, […] où les prestations sociales n’arrivent pas à assurer le quotidien, les individus doivent parcourir le système institutionnel local (associations, mairie, institutions sociales, système de santé, office HLM, CAF, mission locale, boîtes d’intérim, etc.) à la recherche de ressources et de solutions aux problèmes qui traversent leur quotidien » (p. 194), sans parvenir à maîtriser ni la provenance ni la reproduction de ces dernières. Aussi inventives et actives qu’elles soient, à rebours d’une vision passive et démobilisée des classes populaires, notamment privées d’emploi, ces formes de mobilisation par la débrouille ne sont cependant en rien émancipatrices. Et si elles n’excluent pas pour autant des formes de solidarités locales, y compris formalisées par divers types d’associations, elles posent selon les auteurs la question cruciale de la « capacité des classes populaires à se constituer en force sociale, à se doter de collectifs stables, capables de s’organiser et de se mobiliser ensemble, susceptibles de produire des visions du monde ou une intelligibilité de leur présent qui leur appartienne » (p. 202). Autrement dit à produire des collectifs autonomes, en contrecarrant pour ce faire le mouvement de mise en concurrence porté tant par l’État que par les firmes que semble animer une commune aversion à la formation de collectifs.
130Au final, quoiqu’il ne propose pas le résultat d’une enquête originale, cet ouvrage l’est néanmoins en ce qu’il vient croiser les regards de quatre sociologues ayant chacun abordé la question des classes populaires par un angle différent. Si on parvient à identifier régulièrement les apports des uns et des autres, force est de reconnaître qu’ils ne se sont pas contentés de les juxtaposer, mais se sont efforcés d’en défaire les fils pour les tresser à nouveau autour d’un propos commun. Ce faisant, ils proposent une approche alternative des classes populaires qui parvient à éviter le double écueil du populisme et du misérabilisme [38], parvenant à tenir ensemble les dimensions économique, sociale et, surtout, politique. Si les atours de la « politicité » des classes populaires qu’ils esquissent méritent sans doute d’autres enquêtes et discussions, leur entreprise n’en confirme pas moins toute la fécondité qu’il y a à croiser les perspectives de recherche. Autrement dit, dans ce domaine aussi, à construire… du collectif !
131Igor MARTINACHE
132Clersé, Université de Lille 1
Notes
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[1]
B. Cousin, S. Chauvin (2015), « Vers une hyperbourgeoisie globalisée ? », in B. Badie, D. Vidal (dir.), Un monde d’inégalités. L’état du monde 2016 (pp. 148-154), La Découverte, Paris.
-
[2]
C’est vraiment sur cette facette de la position socioprofessionnelle de cadre que l’auteur insiste, même s’il rappelle évidemment que les caractéristiques de cette position (au regard de la rémunération, du niveau de diplôme ou du taux de chômage) « leur octroient une situation sociale plus favorable au regard des non-cadres » (p. 16) et les placent donc en position de « dominant » au sein de la hiérarchie socioprofessionnelle des salariés.
-
[3]
Un certain nombre de travaux sociologiques invitent en effet plutôt à penser la déstabilisation socioprofessionnelle des cadres, voire leur déclassement social. D’autres, en revanche, défendent l’idée que leur statut leur offre un certain ascendant social sur les autres groupes socioprofessionnels. Sans oublier l’ouvrage pionnier de Luc Boltanski sur la formation de ce groupe socioprofessionnel (Boltanski L. (1982), Les cadres. La formation d’un groupe social, Minuit, Paris), on peut se référer notamment à Paul Bouffartigue (2001), Les cadres. Fin d’une figure sociale, La Dispute, Paris, à Olivier Cousin (2004), Les cadres. Grandeur et incertitude, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », Paris, à François Dupuy (2005), La fatigue des élites. Le capitalisme et ses cadres, Seuil, Paris et, dernièrement, à Paul Bouffartigue, Charles Gadéa et Sophie Pochic (dir.) (2011), Cadres, classes moyennes : vers l’éclatement ?, Armand Colin, Paris.
-
[4]
Observateurs internes ou externes aux situations analysées.
-
[5]
Charles Soulié les qualifie de « faux-semblants ».
-
[6]
Selon Christophe Granger, c’est l’entrée dans les conseils d’administration universitaires nord-américains de milliardaires banquiers et industriels, légitimée par leurs donations, qui aurait permis qu’y soient insufflées les règles du jeu de l’entreprise. Voir son dernier ouvrage : La destruction de l’université française, La Fabrique, Paris, 2015.
-
[7]
Lui succède la déclaration de Lisbonne en 2000.
-
[8]
Entraînant les étudiants à adopter une démarche de plus en plus opportuniste vis-à-vis du savoir, présenté par tranches de modules d’enseignement. Contribution de Mickael Börjesson.
-
[9]
Isabelle Bruno, À vos marques®, prêts… cherchez ! La stratégie européenne de Lisbonne, vers un marché de la recherche, Éditions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2008.
-
[10]
Contributions de Pierre Vermeren et d’Elieth P. Eyebiyi.
-
[11]
Collectif ACIDES, Séverine Chauvel, Pierre Clément, David Flacher, Hugo Harari-Kermadec, Sabina Issehnane, Léonard Moulin, Ugo Palheta, Arrêtons les frais ! Pour un enseignement supérieur gratuit et émancipateur, Raisons d’agir, Paris, 2015.
-
[12]
Ce point de vue n’est pas nécessairement partagé par d’autres observateurs, tel Jean Jacques Courtine, interviewé par Christel Coton et Roman Pudal, « La gestion néo-libérale dans le système universitaire anglo-saxon », Bulletin de l’ASES, n° 42, mars 2015, pp. 34-45.
-
[13]
En réalité trois en France avec les Grandes Écoles.
-
[14]
Quatre contributions (Atsumi Omae ; Yoshihiko Shiratori ; Shiegru Okayama ; Christian Galan) traitent de la situation japonaise, comparée, sur le plan des réformes en cours, à la française, en dépit du volume important d’universités privées déjà existantes. La réforme universitaire japonaise de 2004 est en bien des points comparable aux réformes françaises de 2007 et 2013.
-
[15]
Christophe Granger, op. cit.
-
[16]
Yves Gingras, Les dérives de l’évaluation de la recherche. Du bon usage de la bibliométrie. Raisons d’agir, Paris, 2014.
-
[17]
Et l’élévation des exigences dans les procédures de recrutement, pour un nombre de postes de plus en plus réduit, creuse ces écarts sociaux.
-
[18]
Ainsi, seuls 35% d’une classe d’âge obtient le bac en Algérie et en Tunisie, 15 % au Maroc en 2012. Pierre Vermeren, op. cit., p. 314. En Suisse, pays au contraire hautement développé, seuls 20 % d’une classe d’âge étudie dans le supérieur « traditionnel » ; avec les nouvelles institutions concurrençant les universités, créées au début des années 2000 (Hautes Écoles spécialisées et pédagogiques), c’est 30 % d’une classe d’âge qui est étudiante. Contribution de Hans-Ulrich Jost.
-
[19]
Les personnels BIATSS sont les grands oubliés des rares enquêtes sur les réformes dans l’ESR, leurs conditions de travail et d’emploi se dégradant pourtant massivement.
-
[20]
À la mi-septembre 2015, des collègues et médias ont alerté sur la décision de vingt-six universités publiques japonaises de fermer leurs cursus de LSHS, ou du moins diminuer leur activité. Cette annonce faisait suite à une lettre que le ministre de l’Éducation avait adressée le 8 juin aux présidents des 86 universités du pays, leur demandant « d’abolir ou de convertir ces départements pour favoriser des disciplines qui servent mieux les besoins de la société ». Yoshihiko Shiratori rappelle, dans sa contribution, que « l’objectif ultime du ministère est d’arriver à classer dans les 10 ans qui viennent 10 universités japonaises dans le palmarès international des 100 meilleures universités » (op. cit., p. 113).
-
[21]
Jean-Philippe Warren.
-
[22]
Fanny Darbus, Fanny Jedlicki, « Folle rationalisation de l’enseignement supérieur et de la recherche. Universitaires en danger », Savoir/Agir, n° 29, septembre 2014.
-
[23]
Contribution d’Hélgio Trindade.
-
[24]
A.-C. Wagner (1997), « Les élites managériales de la mondialisation », Entreprises et histoire, n° 41, pp. 15-23.
-
[25]
S. Orange et R. Bodin (2013), L’université n’est pas en crise. Les transformations de l’enseignement supérieur : enjeux et idées reçues. Éditions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2013.
-
[26]
N. Jounin (2014), Voyage de classes. Des étudiants de Seine-Saint-Denis enquêtent dans les beaux quartiers, La Découverte, Paris.
-
[27]
Voir à nouveau S. Orange et R. Bodin, op. cit.
-
[28]
Aurélien Casta (2015), « L’enseignement à but lucratif en France à l’aune des porosités public/privé : un état des lieux », Formation emploi, n° 132, pp. 71-90.
-
[29]
Collectif Acides, (2015), Arrêtons les frais ! Pour un enseignement supérieur gratuit et émancipateur, Éditions Raisons d’agir, Paris.
-
[30]
Fabrice Murat (2009), « Le retard scolaire en fonction du milieu parental : l’influence des compétences des parents », Économie et statistique, n° 424-425, p. 117.
-
[31]
Yasmine Siblot, Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet et Nicolas Renahy, Sociologie des classes populaires contemporaines, Armand Colin, Paris, 2015. Voir Henri Eckert, « Classes populaires ou condition laborieuse ? », Revue française de socio-économie, n° 17, 2016, pp. 179-183.
-
[32]
Voir notamment Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, Paris, 1995.
-
[33]
Pour reprendre l’expression parlante d’Alain Chenu (voir notamment Alain Chenu, Les employés, La Découverte, Paris, 1994).
-
[34]
Voir Didier Fassin et Éric Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale ?, La Découverte, Paris, 2006.
-
[35]
Voir respectivement Marlène Benquet, Encaisser, La Découverte, Paris, 2013 et Christelle Avril, Les aides à domicile, La Dispute, Paris, 2014.
-
[36]
Voir par exemple sur le rôle de la CGT dans le récent mouvement des travailleurs sans-papiers, Pierre Barron, Anne Bory, Lucie Tourette, Sébastien Chauvin, Nicolas Jounin, On bosse ici, on reste ici !, La Découverte, Paris, 2011.
-
[37]
Voir Robert Castel et Claudine Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, Fayard, Paris, 2001.
-
[38]
Voir Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le Savant et le Populaire, Seuil, Paris, 1989.