1 – Introduction
1Depuis sa création au début du xxe siècle, le sac à dos de randonnée a connu des évolutions liées aux matériaux mobilisés, aux systèmes de portage privilégiés ou encore aux propriétés techniques intégrées. En France, dès les années 1930, le bois et le cuir sont peu à peu remplacés par la toile et le métal [1]. Divers lobbys industriels vont ensuite pousser à introduire l’aluminium [Cochoy, 2015], les matériaux composites et les tissus synthétiques, amorçant un mouvement global d’allégement du matériel sportif utilisé en montagne. Mais la qualité de ce dernier reste alors surtout appréciée à l’aune de la combinaison technicité/robustesse, généralement obtenue au prix d’une certaine lourdeur. Depuis les années 2000, la recherche d’allégement du matériel s’est accélérée et accompagne le développement de la plupart des pratiques récréatives outdoor (randonnée à pied, trail, ski de randonnée, ski nordique…). La légèreté et la sobriété sont devenues un horizon couplé à la facilitation des usages, après une période à l’inverse marquée par la profusion de l’accessoirisation.
2Pour les concepteurs, la combinaison légèreté/fonctionnalité/durabilité est loin d’aller de soi ; longtemps en effet, le light a été synonyme de concessions faites sur le plan de la solidité, de la technicité ou encore du confort. Une invention emblématique de cette équation réussie a retenu notre attention : il s’agit d’un sac à dos d’alpinisme précurseur, à la fois technique, très léger, remarquablement robuste et doté d’un confort de portage satisfaisant. Suscitant des commentaires élogieux dans la presse et sur les sites Internet spécialisés, cet objet a contribué au succès d’estime de la marque qui l’a commercialisé (CiLAO). Pour autant, sa diffusion est restreinte et cette petite entreprise française connaît un succès tout relatif. Cela rend le suivi de cette trajectoire particulièrement intéressant, avec une problématique axée sur le difficile passage de l’invention (idée de départ ou nouveauté inaugurale) à l’innovation (invention qui s’est diffusée via une adoption « au moins par et dans un milieu social ») [Alter, 2000]. L’étude de ce relatif échec (en termes de mise en marché) intègre, sans la considérer centrale a priori, l’explication par le prix de vente élevé (130 € en 2005 [2]). Elle est d’autant plus pertinente que la réussite, en matière d’innovation, constitue moins la règle que l’exception [Andréani, 2001].
3Tout au long de cette analyse, qui constituera le fil conducteur de l’article, un second exemple sera mobilisé, dans une perspective comparative. Il s’agit de la trajectoire d’un autre sac à dos léger, commercialisé huit ans plus tard par une entreprise différant en tout point de CiLAO : Lafuma. Cette illustration complémentaire permet de souligner les similitudes et divergences des deux projets, l’un pionnier, l’autre suiveur, sur un marché qui s’est transformé et élargi entre le lancement commercial des deux objets (2005 et 2013).
4L’approche sociologique proposée dans cet article présente la particularité d’intégrer non seulement les composantes sociales (intentions initiales, inflexions consenties, usages…), mais aussi les dimensions matérielles des objets. Cette combinaison des regards vise à cerner les formes successives prises par les sacs, au gré d’interventions et d’influences plurielles, provenant à la fois d’acteurs au sens classique du terme, mais aussi d’entités non humaines (porteuses de contraintes et de propriétés spécifiques). Ces évolutions ont été détaillées en respectant le principe de symétrie, cher à Callon [1986] et Latour [2003], qui postule que les techniques et le social doivent être considérés conjointement, voire articulés lors de l’analyse.
2 – Une lecture sociotechnique et une approche constructiviste des trajectoires d’innovation
5Très prégnante dans la littérature sur l’innovation matérielle dans le domaine sportif, l’empreinte gestionnaire conduit à appréhender l’innovation comme le fruit de séquences relativement linéaires, orchestrées par quelques têtes pensantes (l’inventeur, le responsable R&D, le directeur) [Desbordes, 1998 ; Richard, 2007]. Dans cette optique, le but est surtout d’inférer, à partir de quelques success-stories, les « bonnes pratiques » favorisant la diffusion d’inventions vers leur marché ; démarche qui tend parfois, aux yeux du sociologue, vers une forme d’idéalisation des trajectoires réelles d’innovation, occultant leur contingence et leur sinuosité [Gaglio, 2011 ; Boullier, 1989].
6Certaines approches récentes inspirées de von Hippel [2005] insistent à l’inverse sur le rôle des utilisateurs pionniers (pratiquants ordinaires ou lead users), renversant cette logique top down [Lüthje et al., 2005]. D’autres travaux réalisés dans le domaine du sport nuancent la conception planifiée des processus innovants, soulignant leur dimension turbulente et peu prévisible [Hillairet et al., 2010].
7Les échecs sont cependant rarement étudiés à propos d’innovations sportives. Le cas échéant, ils font l’objet d’explications monocausales assez rudimentaires : commercialisation insuffisante ; marché trop confidentiel ; projet excessivement coûteux [Desbordes, 1998]. Plus largement, peu de cas est fait des trajectoires inabouties ; or les discontinuités et bifurcations semblent jalonner le parcours de la plupart des produits innovants, sportifs ou non [Van de Ven et al., 2008].
8Souhaitant adopter un regard sociologique, nous prendrons appui sur un ensemble de courants inspirés par la nouvelle sociologie des sciences et des techniques, qui décrit et analyse minutieusement les processus d’innovation, les conditions concrètes d’élaboration et d’appropriation d’une invention [Akrich et al., 2006]. Le projet consiste aussi à embrasser la complexité des trajectoires étudiées en faisant le deuil d’une illusoire « symphonie harmonieuse » [Alter, 2000]. L’accent sera ainsi mis sur la pluralité des acteurs en présence, constitutifs d’un réseau dont la configuration évolue au gré des tentatives d’intéressement, de la levée successive de contraintes techniques et matérielles, elles-mêmes tributaires des transformations successives du projet initial, seules à même de permettre son appropriation élargie (laquelle donne sens, efficacité et légitimité à la nouveauté) [Alter, 2000].
9Les réseaux dont il est question dans cette perspective sociotechnique sont ouverts et évolutifs, susceptibles de s’étoffer sous l’effet de traductions, ces opérations consistant à poser un problème central en des termes facilitant l’intercompréhension d’acteurs hétérogènes [Callon, 1994]. Cette capacité à favoriser l’émergence de liens entre les protagonistes, à faire admettre une certaine interprétation et évolution de la situation, implique des déplacements et compromis (à propos des intérêts des parties prenantes, de l’idée de départ, du programme, de la composition du réseau…). La traduction vise l’enrôlement (destiné à élargir et solidifier le réseau), lequel se produit quand la traduction et l’intéressement ont été réussis [Gaglio, 2011].
10Par ailleurs, il est fréquent que des éléments matériels (matériaux, objets, systèmes productifs) jouent un rôle déterminant dans le devenir d’une invention. Les sociologues inscrits dans cette théorie ont montré que l’action sur l’environnement matériel s’accompagne généralement d’une action de l’environnement matériel sur les acteurs sociaux : est ainsi nommé actant tout élément (humain ou non) qui concourt à faire évoluer le cours de l’action [Gaglio, 2012]. Cette conception originale permet de « sortir les non-humains d’un statut oscillant entre la ressource docile, mobilisable sans effort par les acteurs sociaux, et la contrainte absolue, sur laquelle ils n’auraient aucune prise » [Grossetti, 2006].
11Cette « sociologie des associations » sensible à la matérialité de l’action postule que le succès des nouveautés tient moins à leurs caractéristiques intrinsèques initiales qu’à l’étendue et à la robustesse du réseau sociotechnique qui les soutient [Latour, 1994].
12Enfin, à propos d’objets pour lesquels l’allégement est un programme fort du projet, nous observerons comment le « retrait » fait aussi partie intégrante de l’agencement du réseau. Nous serons donc guidés par une approche sociotechnique fondée sur une triple symétrie : « Attention égale portée aux succès et aux échecs, aux humains et aux non-humains, mais également aux associations et aux dissociations » [Goulet et Vinck, 2012, p. 219]. En effet, alors que les sociologues abordant l’innovation technique postulent généralement que celle-ci « se structure autour de l’introduction d’un élément nouveau, un artefact, une fonctionnalité, un service » [Goulet et Vinck, 2012, p. 195], certaines innovations se structurent par détachement [Goulet et Le Velly, 2013].
13Afin de partir de l’amorce des trajectoires, puis d’en décrire les déploiements, retournements et adhésions, nous avons mené 15 entretiens semi-directifs auprès de parties prenantes de la trajectoire du sac CiLAO Izi 33 : gérant, prototypiste, couturières, logisticienne, responsable ordonnancement/commandes, commerciaux, distributeurs et clients. Chaque personne ayant influé sur les formes successives prises par l’objet a été consultée. D’une durée moyenne d’une heure, ces interviews ont pour la plupart été réalisées sur les lieux de confection : atelier, bureau d’étude, démonstrations concrètes à l’appui quand nécessaire (réglage des machines, fonctionnement du banc de traction, illustration de points caractéristiques de la couture technique).
14Un travail de terrain a parallèlement été mis en œuvre sur la récente gamme de sacs à dos Fastlite de Lafuma, en combinant l’analyse de déploiements de tests de terrain (intervenant en milieu de chaîne de production), quatre focus groups auprès de consommateurs sur l’image de la marque Lafuma en général et du modèle Fastlite 35 en particulier, deux entretiens semi-directifs (chef de projet, assistant communication), une observation au sein du bureau d’étude et l’analyse de données secondaires (internes et externes). Il semble en effet pertinent de mettre en parallèle, à propos de certains points cruciaux, les processus d’innovation ayant abouti à la commercialisation du CiLAO Izi 33 et du Lafuma Fastlite 35. Ces deux produits techniques possèdent des propriétés communes. Au moment de leur mise sur le marché, ils sont positionnés dans un espace de biens, qui constitue à un instant donné un « système de différences et de ressemblances, de classes disjointes, mais en même temps liées les unes aux autres » [Callon et al., 2000]. Ce sont des sacs à dos remarquablement légers (catégorie des moins d’un kilo), de contenance comparable (respectivement 33 et 35 litres) et intégrant chacun un brevet déposé et certifié. La démarche ne repose pas sur une comparaison systématique, point par point, des deux trajectoires d’innovation, mais sur la mise en évidence de convergences et différences dépassant le seul effet de taille des entreprises. Cela permet de souligner la singularité de chaque processus, et de mettre tout particulièrement en perspective, grâce à ce contrepoint, la trajectoire du sac CiLAO Izi 33.
Éléments de contexte relatifs aux deux entreprises
Lafuma, entreprise française historique du secteur outdoor, a construit son identité sur le sac à dos, puisque c’est en 1936 que les trois frères Lafuma, d’Anneyron (Drôme), font breveter le sac à dos à armature métallique. Si au départ ils équipent des alpinistes, l’offre s’élargit très vite pour équiper entièrement le randonneur, à un bon rapport qualité/prix. Depuis, la marque s’est distinguée dans la production de mobilier de plein air et de matériel de randonnée pour ensuite se diversifier en rachetant les entreprises Millet et Le Chameau en 1995. Après avoir possédé cinq marques différentes, Lafuma Group s’est recentré sur quatre domaines d’activité (outdoor, ski, montagne et surf) avec les marques Lafuma, Millet, Eider et Oxbow. Nous nous intéressons ici à Lafuma SA, entreprise d’environ 300 employés ayant réalisé en 2012 un CA avoisinant les 74 millions d’euros. La marque possède son propre bureau d’étude, R&D avec un directeur des collections et du marketing, dont l’axe de travail prioritaire est le développement de « nouveaux produits, basés sur les aspects techniques, ergonomiques et design ». La marque souffre d’une image surannée et cherche à conquérir de nouveaux consommateurs, plus jeunes et plus actifs.
3 – Compositions et recompositions du réseau sociotechnique
15En 2003, CiLAO a ouvert des perspectives en termes d’allégement du matériel de montagne en commercialisant un baudrier épuré, à la structure simplifiée, ultraléger et minimisant la perte de confort en suspension. Dans la foulée, un guide-conseiller impliqué dans la genèse du baudrier, spécialiste des expéditions à ski, « commanda » au gérant de MKM/CiLAO un sac de sommet [3] obéissant à ce principe de sobriété. Le premier prototype, en toile de parapente et résille, pèse 340 g. S’il est adapté aux contraintes techniques d’un usage sommital (grandes possibilités de compression, notamment), il s’avère cependant inconfortable et très fragile (s’apparentant de fait à un objet jetable). Émerge alors l’idée de concevoir un sac à dos ultraléger, mais aussi durable et confortable. Les restes des prototypes testés sur l’Aconcagua [4] font office de point de départ. Trois guides de montagne vont activement participer à cette entreprise en devenant conseillers techniques.
16L’expérience du gérant de CiLAO dans la fabrication de sacs à dos de montagne, combinée aux retours des guides-conseillers, permet l’identification des parties sensibles de l’objet : zones à forte abrasion (nécessitant ajout de matière ou mobilisation de matériaux particulièrement résistants) et sources d’inconfort (pour le bas du dos, les épaules, menant à des modifications de la structure de portage). Il s’agissait alors, sous contrainte de poids, de placer les bons matériaux aux endroits clés, voire de supprimer de la matière aux endroits les moins sollicités. Des choix fondateurs sont alors faits, comme l’absence de rabat sur le haut du sac [5]. Au terme de cette période, les caractéristiques du prototype 3 sont les suivantes :
- sac sans rabat supérieur (gain de poids et de stabilité) ;
- bretelle double-brin (brevet Air-Go concept) destinée à accroître le confort (répartition de la charge sur l’épaule), la liberté de mouvement, à atténuer les frottements et la sudation ;
- ceinture ventrale minimaliste en élasthanne (servant à éviter les balancements et favorisant le portage sur les épaules, jugé plus confortable pour les petites charges) ;
- solidité satisfaisante et confort de portage acceptable (absence de dos rigide) ;
- poids : un peu plus de 600 g.
17Au fur et à mesure des avancées, différentes personnes testent les prototypes : le gérant, le commercial, des membres de leurs familles, des proches et des employées. C’est l’occasion de recueillir des avis sur le confort de portage et les frottements, en prenant en considération différents gabarits car il est prévu de décliner Izi 33 en trois tailles. Des acteurs hétérogènes sont de fait mobilisés autour du projet.
18En termes de programme, les convergences entre Izi 33 et Fastlite 35 portent essentiellement sur la quête de légèreté, l’accessoirisation, la volonté de différenciation et le portage épaule, ce qui rend leurs trajectoires à certains égards assez proches. Si l’on affine, plusieurs divergences apparaissent néanmoins : pour CiLAO, le confort importe, mais n’est pas central ; bien réel, il découle en fait de la légèreté recherchée et du développement, dans une optique de différenciation, des bretelles double-brin (servant à rendre visible l’innovation). Chez Lafuma, le confort dans le cadre de pratiques actives, prioritaire, est surtout envisagé en termes de respirabilité, de ventilation et de légèreté ; ce qui explique que la plus grande surface en contact avec le pratiquant, c’est-à-dire le dos, soit au cœur du projet Lafuma, là où CiLAO se focalise sur le second point d’appui d’un sac à dos de ce volume, c’est-à-dire les épaules. Autre différence : la place et le rôle des brevets, puisque la technologie Airshell utilisée pour le dos chez Lafuma a été déposée bien avant le travail sur le sac, là où le brevet de la bretelle double-brin résulte du travail de prototypage réalisé pendant l’élaboration du sac CiLAO (la créativité pouvant surgir pendant l’intégralité du processus, et pas exclusivement à l’origine). Enfin, si se différencier apparaît comme un élément convergent pour les deux trajectoires, certaines nuances apparaissent : pour CiLAO, il s’agit de faire quelque chose de différent, d’épuré, jusqu’à rompre avec les fondamentaux des sacs à dos (rigidité du dos, rabat supérieur), sans concession toutefois sur les possibilités d’usage technique de l’objet en haute montagne ; alors que, pour Lafuma, l’objectif consiste avant tout à proposer un produit différent de ce que la marque fait par ailleurs (des produits outdoor grand public), afin de rompre avec sa propre image.
19Après trois prototypes, les grands principes de l’Izi 33 sont posés. Reste alors à peaufiner l’objet. Du fait de l’absence de rabat supérieur, une induction accrue du tissu a été nécessaire pour améliorer l’étanchéité de la partie haute du sac. Cet exemple montre que la suppression d’un élément nécessite souvent la réintroduction d’un autre. Très vite, les guides-conseillers ont suggéré l’ajout de porte-accessoires (pour leurs piolets et leurs skis). La présence de piolets et de carres de ski a cependant accéléré l’usure de la face avant du sac : cette nouvelle mise à l’épreuve par des entités non humaines (qu’il importait d’intégrer au réseau pour des usages experts) a entraîné la pose localisée d’une double couche de textile, moins pour résister aux parties métalliques tranchantes que pour permettre des frottements entre les épaisseurs et éviter les déchirures prématurées.
20Une rigidification du dos a aussi été entreprise, améliorant le confort de portage et la physionomie du sac au prix d’un amoindrissement des possibilités de compression et d’une légère prise de poids. Prenant initialement la forme d’une baguette droite (cassante et se pliant), elle a ensuite été obtenue grâce à l’intégration d’une baguette en U inversé dans la structure du dos, préférée à l’adoption d’une armature rigide classique (dos semi-rigide).
21Bien que le produit soit alors en voie de stabilisation, l’influence des trois guides-conseillers demeure importante. Ils encouragent notamment la suppression de tout ce qui leur semble accessoire : « Tu nous enlèves tout ça et ça ira très bien […] pas besoin que ça parte en vrille avec des sangles dans tous les sens. » Dans les années 1980 et 1990, ce mouvement vers la simplification des sacs à dos de montagne était essentiellement entrepris a posteriori, par des pratiquants experts, de manière artisanale, à partir d’un sac classique auquel « on enlevait de la matière » pour lui faire perdre du poids et n’en conserver que les fonctions essentielles.
22Pour le Lafuma, qui de par son concept est déjà très léger, peu de gain de poids peut être obtenu au niveau du dos ; mais les tissus, boucles et sangles sont sujets à évaluation, que ce soit en laboratoire ou sur le terrain. On assiste dès lors au retrait de certains éléments (au lieu de deux serrages par clip, un seul est gardé), tout en cherchant à maximiser la polyvalence des accessoires restants. C’est le cas des sangles de compression [6] du sac, qui associées à un tissu stretch vont permettre un usage complémentaire : participer au portage latéral de bâtons télescopiques.
23À ce stade, CiLAO a recours à une entreprise de design qui donne une ligne directrice sur le plan esthétique. Les choix fondateurs sont alors déjà effectués. Les propositions faites ont légèrement altéré la forme du sac, même si la prototypiste a dans la foulée procédé à une simplification destinée à ne pas compliquer outre mesure son assemblage (la forme de sac borne constituant déjà une source de difficulté).
24Afin d’optimiser l’ergonomie du portage, trois tailles de dos et de bretelles sont déclinées. Au terme du 6e prototypage, Izi 33 pèse 640 g. La mise sur le marché a lieu en février 2005, deux ans après le premier prototype. Izi 33 est positionné comme un sac d’alpinisme, de ski de randonnée, raid à ski ou escalade de grande voie. La clientèle que CiLAO souhaite enrôler appartient à une certaine élite sportive : professionnels de l’encadrement, compétiteurs, pratiquants partant plusieurs jours en montagne, en autonomie. Ce positionnement met à distance le grand public qu’on ne cherche pas à convaincre.
25La déclinaison est un élément commun aux deux trajectoires. Les dos et bretelles mis au point pour l’Izi 33 seront ainsi mobilisés, a posteriori, pour produire des sacs de volume inférieur ou supérieur (jusqu’à 87 litres). Pour le Fastlite, trois autres contenances (25, 22 et 15 litres) et plusieurs coloris sont d’emblée proposés, en prenant appui sur la technologie Airshell, avec pour projet dès l’année suivante de déployer le procédé sur des sacs à dos dédiés à d’autres pratiques (trekking) et segments (femmes). Ainsi, là où l’Izi 33 est une fin en soi, qui sera ultérieurement raffinée et déclinée (notamment, mais pas uniquement, pour pallier des ventes décevantes), le Fastlite 35 semble constituer un objet transitionnel, sorte d’étape au sein d’un processus amené à le dépasser ; lancer ce sac fournit l’occasion de tester l’impact du brevet Airshell, avec l’idée de décliner cette technologie sur d’autres produits de la marque. Le Fastlite endosse un rôle plus large que celui de sac à dos, en servant de point d’appui pour un repositionnement de la marque sur des produits « techniques et innovants ». Le chef de produit l’exprime en ces termes : « Regagner de la légitimité et exprimer notre technicité à travers nos dos. » Le travail sur la technologie de thermoformage (utilisée sur le dos) demandera de nombreuses traductions et divers intéressements avant de trouver le fournisseur qui va la développer pour qu’elle puisse être adaptée au produit.
26Outre le quatuor composé du gérant et des trois guides-conseillers, le réseau sociotechnique constitué autour de l’Izi 33 comprend des entités non humaines : machines à coudre et matériaux standard (tissus, zips, fils, sangles, boucles…), collection de sacs Millet et Karrimor (50 ans d’amplitude) du gérant. Ce dernier y puise de l’inspiration (sur la forme générale, le type de portage ou la structure du dos par exemple). Pour le Fastlite 35, ce sont les objets développés pour le trail et/ou par les spécialistes du light qui sont étudiés, décortiqués. Au final, ces éléments vont solidifier le réseau en rassurant l’équipe Lafuma : se lancer dans la quête du léger semble d’autant plus faisable qu’on y retrouve des savoir-faire pour la plupart déjà maîtrisés.
27Toutefois, les phases de traduction de la technologie du brevet Airshell seront assez longues, et parfois découplées de la mise au point du sac. Ainsi, à l’été 2012, la gamme Fastlite est lancée, mais la technologie Airshell n’est pas encore assez au point pour intégrer le produit : trop souple, elle ne joue pas son rôle de ventilation ; ou, trop rigide, elle devient source d’inconfort. Une plus grande maîtrise technologique sera attendue avant la mise en marché du produit.
28Parmi les exigences auxquelles doivent satisfaire les matériaux constitutifs de l’Izi 33, la résistance et l’étanchéité sont primordiales. La maniabilité lors de la confection doit aussi être prise en considération. Ainsi, des échantillons sont régulièrement mis à l’épreuve : tests d’étanchéité (sous une douche par exemple), d’abrasion (frottements intenses) et essais de couture (afin de vérifier si les matériaux ne « retiennent » pas trop les aiguilles, par exemple). Ces divers tests sur les matériaux participent de la qualification du produit [Callon, 2000], que ce soit chez Lafuma ou CiLAO. Les composantes ainsi validées attestent et présagent de la qualité du produit, puisque ce seront in fine des propriétés qui lui seront associées (étanche, solide, léger…).
29Certaines parties du sac Izi 33 sont rendues très sensibles du fait des choix effectués : c’est le cas du zip supérieur, seul à même de permettre l’ouverture et la fermeture du sac sans rabat. S’il casse, l’ensemble du sac devient inutilisable. Suite à quelques déconvenues, le gérant s’oriente vers la référence du marché (YKK) tout en optant pour des fermetures droites (afin d’éviter les virages, sources d’usure et de casse). La marge de manœuvre de CiLAO/MKM demeure cependant restreinte par rapport à ses fournisseurs, qui imposent des achats en grande quantité (tissus ou sangles au kilomètre). Incidemment, les matériaux ou couleurs souhaités ne sont pas toujours disponibles, et l’utilisation de matériaux « sous la main » (tissus, mousses, boucles, sangles…) est priorisée. Cette contrainte n’est pas sans répercussions, parfois lourdes de conséquences. Ainsi, « dans une passe difficile », il a été décidé de réutiliser une mousse en stock : sa fonte rapide sur les housses de bretelle a nécessité le rappel de 200 sacs. Par ailleurs, un tissu initialement prévu pour le baudrier et réutilisé sur Izi 33 s’est révélé insatisfaisant en termes d’étanchéité, une fois le traitement déperlant estompé.
4 – Vers une stabilisation et une qualification
30Depuis 2005, le sac Izi 33 évolue continuellement. Les retours d’expérience émanant de pratiquants professionnels ou amateurs permettent de recueillir des suggestions, d’envisager des modifications du produit, puis d’en concrétiser certaines. Le développement du sac se poursuit donc après commercialisation, à l’écoute de porte-parole pour établir la valeur et participer au jeu de la qualification [Cochoy, 1998] de ce nouveau produit. Les guides-conseillers servent à mettre le sac à rude épreuve (usage fréquent en conditions exigeantes) et à optimiser ses usages experts : instigateurs de l’apparition du porte-piolet, ils vont pousser à l’améliorer (brin plus souple et élastique), car quelques pertes de matériel (insuffisamment serré) étaient déplorées. Un autre guide a contribué à l’amélioration progressive du système de compression du sac (haut, bas, latéral et en profondeur). Plus stimulé par la réflexion sur les produits et leur adéquation aux usages que par leur commercialisation, le commercial de CiLAO met à profit sa pratique, ainsi que celle de ses proches (« tous les jours en montagne »), pour alimenter le dialogue avec le gérant. Il relaie par ailleurs les opinions exprimées par les clients sur les forums spécialisés (Ski Tour, Camptocamp, Randonner léger). Si le confort de portage, la praticité des poches ou l’étanchéité constituent les principaux enjeux, des évolutions techniques importantes ont pour origine ces retours « ordinaires ».
31Lorsqu’il a été décidé, pour réduire les coûts, de ne plus recourir au designer, cette fonction (jugée secondaire) a été reprise en interne : sur propositions du gérant et de la prototypiste (coloris, sérigraphie, options esthétiques…), les employées de MKM/CiLAO expriment leurs goûts et préférences, intervenant concrètement sur l’évolution des sacs.
32La division du travail entre ceux qui conçoivent et ceux qui utilisent n’est pas très nette ; proximité typique des domaines « tirés » par les utilisateurs, en raison de la technicité du produit (incorporation forte des savoirs techniques), de sa nouveauté et de la spécificité de la demande (pas ou peu prise en compte par le marché). Chez Lafuma, les allers et retours entre concepteurs professionnels et utilisateurs prennent la forme plus classique de médiations multiples permettant aux premiers de tester leurs dispositifs et, le cas échéant, de faire remonter des idées [Akrich, 1998]. Une réflexion a notamment été menée sur la préhension du matériel, dans ou sur le sac, sans avoir à le quitter et en restant en mouvement. La démarche est relativement rationalisée : tests en laboratoire en amont (qualité des matériaux et assemblages), observations de terrain sur les modalités de pratique et l’usage des objets, recherche de polyvalence des accessoires pour réduire le poids du sac. Compte tenu de la production de ses sacs en Asie, Lafuma opère un dernier test à partir de samples réalisés sur la base du prototype, mais produits en Chine, avec toutes les limites de traduction induites (qualité des tissus, précision des coutures). De la sorte, les chefs de produits et employés se donnent les moyens de déceler, sur le terrain, d’éventuelles malfaçons, et procèdent à quelques ajustements à la marge avant de lancer en grand la production. La démarche diffère nettement de celle de CiLAO, qui se base beaucoup sur les retours client a posteriori.
33CiLAO fait preuve d’une remarquable adaptabilité. Appréhendés par le gérant comme autant de défis à relever dans sa quête du sac parfait, les retours relatifs à l’Izi 33 font l’objet d’une traduction de sa part. « J’écoute ce que les gens me disent et je fais ce qu’ils veulent. […] Je n’innove pas. […] Je me sers de mon expérience. » En cas de solution a priori envisageable, il élabore un croquis qui sert de base de discussion avec la prototypiste, sans autre filtre à ce stade. Ce type d’objet intermédiaire [Mer et al., 1995], que l’on peut positionner dans le sous-ensemble des objets-frontière [Trompette et Vinck, 2009, p. 5], permet la communication entre des acteurs provenant de différents métiers et sphères, devenant support de coopération dans le processus de conception. Se produit ensuite une médiation : la prototypiste stoppe parfois le processus si une réalisation trop problématique se profile (en termes de temps de montage, de faisabilité technique ou de difficulté pour manipuler les matériaux). « C’est ce que j’apporte, dire des fois stop, on n’y arrive pas ! Je lui mets des bâtons dans les roues. » Dans ce cas, une adaptation peut être consentie en amont pour rendre la transformation acceptable ; il arrive aussi que le projet de modification soit abandonné. La prototypiste joue surtout ce rôle de filtre pour les articles produits par MKM dans les secteurs industriel et paramédical. La donne diffère sensiblement à propos des objets CiLAO (matériaux légers et assez maniables). En se combinant à la réactivité permise par la production en petites séries, localisée pour l’essentiel en Haute-Savoie et en Slovaquie [7], ainsi qu’aux compétences dont dispose MKM/CiLAO (expertise technique, effets d’expérience), la capacité d’adaptation obtenue est importante. Lafuma, du fait de sa production à plus grande échelle, sous-traitée en Asie du Sud-Est, ne peut se permettre une telle réactivité.
34La prototypiste de MKM/CiLAO prend parfois des initiatives de son propre chef, sans en référer au gérant : modification de la position d’un accessoire, introduction de petites fentes pour enfiler les pipettes d’hydratation, optimisation de l’évacuation de l’eau sur une poche extérieure. « Quand j’ai des idées et que je sais que ça va le faire, je le fais et puis je dis voilà, moi j’ai fait ça [8]. » En dernier ressort, les couturières adaptent aussi les produits aux machines, apportant le cas échéant des « corrections » (sur le placement d’une couture par exemple), avec en tête la nécessité de pratiquer des montages économiques et solides [9]. Ces innovations de procédé n’impactent pas la qualité, car le travail bien fait et la parfaite maîtrise de la couture technique restent indissociables de la culture d’entreprise. À cet égard, la quête d’allégement, leitmotiv du gérant, constitue une menace pour l’identité de métier des « filles ». Se détacher des matériaux les plus robustes, jugés trop lourds, implique des risques. Là encore, la prototypiste estime régulièrement ramener son patron à certaines réalités, lui évitant de réaliser des compromis trop hasardeux : « Il veut tellement alléger les produits que finalement, des fois, c’est pas crédible pour moi […] il m’amène des tissus superlégers, oui, mais une fois entamés, ils craquent, dès qu’il y a un accrochage… Je me bats avec lui. Des fois il le commercialise quand même, alors quand ça revient je lui dis tu vois je te l’avais dit [rires]. »
35La remarquable capacité à faire évoluer le sac Izi se retourne paradoxalement contre MKM/CiLAO, en générant un effet d’hypersollicitation de ses ressources. Inscrites dans le temps court et l’effervescence, très peu formalisées, ces innovations incrémentales nécessitent des efforts saccadés, difficilement planifiables, fortement consommateurs de temps et de ressources.
5 – Relations au marché
36Le retrait de matière ne contribue pas seulement au développement d’une nouvelle gamme de produits ; c’est aussi un marché du sac à dos light (voire ultraléger) qui est créé. Sur ce dernier, quand bien même des sacs peuvent a priori paraître semblables, la qualité des produits, qui sont multipliés, est modifiée. Les producteurs se situent entre imitation et différenciation, thèse sur laquelle se fonde Franck Cochoy, faisant écho aux stratégies de « mimétisme-différenciation » identifiées par Pointet [1997]. Au départ, le sac CiLAO se singularise par rapport aux autres sacs d’alpinisme (plus léger), alors que celui de Lafuma se positionne par rapport aux sacs à dos légers (requalification dans la gamme des « 35 litres à moins d’un kilo ») [Callon et Muniesa, 2003]. Lors de sa sortie commerciale, Izi 33 est un produit précurseur, voire pionnier ; aucun autre modèle ne combine alors ultralégèreté, technicité et solidité. La question du coût n’ayant pas été intégrée aux contraintes de départ, le prix a été fixé a posteriori, après calcul du coût de revient et ajout d’une petite marge. Il est élevé, du fait d’opérations d’assemblage chronophages, réalisées en France ou en Slovaquie. Cette complexité résulte de plusieurs choix : recherche de solidité à toute épreuve nécessitant des doubles points ; volume atypique de sac borne entraînant des difficultés de confection ; accessoirisation et nombreuses sangles de compression portant à 50 le nombre d’opérations par sac ; volonté de différenciation et d’exclusivité (incarnée par les bretelles double-brin) augmentant le temps de montage (45 minutes pour les seules bretelles, soit la moitié du temps total de montage d’un sac).
37À la fin des années 2000, alors que l’offre concurrente de sacs à dos ultralégers s’est étoffée, Izi 33 figure parmi les plus chers de sa catégorie. En 2011, il était même le plus onéreux d’un banc d’essai de 24 sacs légers d’environ 35 litres [10]. Au final, CiLAO vend 500 à 600 sacs par an, dont une majorité d’Izi 33, souvent à tarif préférentiel. Le constat dressé par le gérant est sans appel, illustrant l’insuffisante prise en compte de certains aspects du produit : « On tombe de haut […] il y a un prix à ne pas dépasser. »
38Une divergence cruciale entre les deux programmes doit être soulignée dans la relation au marché. Le Fastlite 35 est destiné à un marché identifié et déjà existant : le fast hiking [11]. Cette pratique, dynamique et technique, nécessite un équipement adapté pour « passer de randonner léger à la journée à randonner rapidement à la journée ». Les produits ainsi développés deviennent un enjeu de repositionnement et de différenciation pour la marque. Avec ce sac à dos, Lafuma entre dans un projet de requalification de ses produits, au sens de l’économie des qualités [Callon et al., 2000, p. 217] : l’entreprise cherche l’attachement de nouveaux consommateurs, qu’elle va devoir arracher à leurs représentations (Lafuma = randonnée tranquille, matériel old school) pour construire un nouveau réseau avec de nouveaux clients.
39À l’inverse, la question du marché est quasi absente dans la démarche techno-centrée de CiLAO, qui vise à la fois l’ultralégèreté et la satisfaction d’usagers experts, ne raisonnant que secondairement en termes de coût et de marché.
40Comme évoqué supra, le prix de vente élevé du sac Izi 33 est aussi le fruit du refus de faire des concessions sur sa qualité, sa solidité et sa technicité. De plus en plus important [12], ce prix majoré est également la conséquence de la sophistication continue du sac, entraînant par ailleurs un gain marginal de poids et un rétrécissement corrélatif des intéressements et enrôlements possibles. Aucune compromission n’est consentie ; au contraire, la recherche d’amélioration est constante, conformément à la volonté du gérant qui est de produire le meilleur sac possible (du point de vue des utilisateurs), tout en cultivant sa différence (« faire autrement » constitue chez lui un leitmotiv).
41En outre, l’absence de compromis relatif à la solidité d’Izi 33 rend sa durée de vie remarquable (quatre ans en moyenne d’utilisation régulière pour les professionnels). Les renouvellements se font donc rares, y compris de la part des clients très satisfaits. Par ailleurs, le service après-vente de MKM assure des réparations, pour la plupart non facturées (y compris hors période de garantie et sans défaut de fabrication), mais consommatrices de temps pour les employées de l’entreprise.
42À la différence du sac Izi 33, l’élaboration du Fastlite a requis quelques inflexions, notamment quant à la technologie du thermoformage, principale technique de construction du dos Airshell. Certaines versions répondaient parfaitement aux contraintes de mémoire de forme, de rigidité des plots et de circulation d’air attendues, mais engendraient des points durs, sensibles à l’usage, ainsi qu’un surcoût de production qui ne permettait plus de produire en accord avec les objectifs de prix public et de marge. Des concessions ont dû être faites sur le choix des matériaux de thermoformage, afin de baisser les coûts et d’arriver sur le marché avec un sac de moins d’un kilogramme vendu 119 €.
43La commercialisation et la distribution, qui produisent en partie la valeur du produit, peuvent aussi constituer les maillons faibles du réseau. Le commercial résume comme suit la démarche atypique de CiLAO : « On fait ce qu’on pense être le mieux en fonction de nos convictions et des retours terrain, et après on se débrouille pour les vendre. […] On ne voit pas pourquoi des gens n’achèteraient pas nos sacs. » Le principe de produits pensés pour les clients, et non en fonction des attentes des distributeurs, est mis en avant. Aucune action n’est du reste entreprise vers les distributeurs : « Ils viennent s’ils veulent » (gérant). Le premier magasin à intégrer les produits CiLAO fut Ravanel & Co à Chamonix. Cet indépendant a été distributeur exclusif de la marque pendant trois ans. Le partenariat procédait d’un intéressement réussi : à travers les produits atypiques et novateurs de CiLAO, Ravanel & Co entendait cultiver son image de spécialiste (trail, ski de randonnée, créneau du light en général) et se démarquer de magasins chamoniards plus généralistes (clientèle exigeante, niche hyperqualitative). Le lien a été facilité par le commercial, « un jeune issu de chez nous » connaissant bien le magasin. Depuis 2007, une demi-douzaine de magasins rhônalpins spécialisés montagne proposent les produits CiLAO. Ce maillage particulièrement étroit résulte d’une volonté de voir le produit distribué par des connaisseurs des spécificités du sac, encastrés socialement. Plusieurs détaillants se contentent cependant de « petits réassorts sans grand volume », donnant peu de visibilité à la marque.
44Être référencé chez Au Vieux Campeur fut un temps envisagé, mais cette option a été écartée. Malgré la légitimité de cette enseigne dans le milieu de la montagne, les compromis nécessaires s’avéraient trop coûteux : tassement du prix de cession initial [13], risque de perte de maîtrise sur la déclinaison des produits en tailles, mise en valeur amoindrie des spécificités des produits. Le réseau constitué pour le lancement du sac Izi 33 est affinitaire. On observe un double processus de consolidation de l’association/enrôlement des experts ayant pour effet immédiat une dissociation/non-enrôlement des pratiquants lambda.
45Du point de vue des distributeurs, Izi 33 constitue un « produit à expliquer » : pour empêcher l’acheteur et/ou le vendeur de se rabattre vers des marques plus réputées (Millet, Deuter…), proposant de surcroît des modèles moins coûteux, du temps et des connaissances sont à engager (pour prodiguer des conseils, de la part des vendeurs en magasin ; pour former ces derniers aux spécificités des produits, de la part du commercial CiLAO). La marque se concentrant sur un seul dispositif d’aide au choix [Cochoy, 1998], le conseiller vendeur, la qualification du produit par le consommateur reste difficile, puisque peu accompagnée (hormis par le prix qui ne fait pas toute la valeur du produit). Il s’agit in fine, par le biais d’une sensibilisation en face-à-face, de faire éprouver la légèreté, d’expérimenter la pertinence des porte-accessoires, ou encore la liberté de manœuvre procurée par la bretelle double-brin, conditions de l’adoption de ce type de produit. « N’importe quel sac quand il y a rien, il est bien, il suffit que la couleur vous plaise, et nous c’est pour ça qu’on est très pénalisés, nous on veut que le gars porte pendant neuf heures » (gérant).
46Un autre paradoxe apparaît, puisque CiLAO vend surtout par correspondance ; et comme le précise Latour [2003], un réseau ne vaut que par la solidité de son maillon le plus faible. « Je pensais qu’on allait vendre plus que ça. Après je reviens à la réalité : sans les détaillants, croissance impossible. Il nous faut des distributeurs » (gérant).
47Pour le Fastlite, les modalités de commercialisation sont pensées en amont. Lafuma vise les réseaux de distribution spécialisés outdoor (sans aller vers des experts), de type Au Vieux Campeur ou Espace Montagne, à la fois pour que le produit se différencie des autres sacs à dos de la marque (que l’on retrouvera dans la grande distribution spécialisée : Go Sport, Intersport), mais aussi pour qu’il puisse se trouver sur le même linéaire que des produits similaires d’autres marques. Autre anticipation, les commerciaux démarchent les distributeurs, les centrales d’achat avec les premiers exemplaires issus de la phase de production (soit environ un an avant la commercialisation grand public). Ces exemplaires sont la traduction des prototypes (réalisés en interne), mais entre ces exemplaires et le produit final, il y a encore la possibilité pour le chef de produit de procéder à des ajustements. De nombreux tests sont réalisés avec ces exemplaires pendant les six mois qui les séparent du lancement de la production finale, afin de limiter au maximum les imperfections et de diminuer les risques de retours clients.
48Enfin, la « croix faite sur le design » pour le sac Izi 33 est mise en avant par plusieurs interviewés comme un élément expliquant sa diffusion restreinte (un sac « triste […] qui ne fait pas rêver »). Les distributeurs sont les plus prompts à déplorer une apparence laissant à désirer, alors que cette dimension conditionnerait autant les achats de certains utilisateurs (pratiquants du trek, femmes) que les aspects strictement fonctionnels (délicats à apprécier en quelques minutes). Dans le magasin Ravanel & Co, les ventes de baudriers CiLAO sont meilleures que celles de concurrents établis comme Black Diamond ou Petzl. Le minimalisme des baudriers ultralégers CiLAO saute aux yeux, et par ailleurs, pour ce type d’équipement, l’esthétique ne constitue pas un critère d’achat prépondérant.
49L’adoption d’une innovation passe notamment par la perception et la compréhension de l’avantage relatif qu’elle procure [Rogers, 1995]. On peut noter ici une divergence majeure entre les deux trajectoires. La recherche du léger amène avec elle de nouvelles manières de choisir et d’« emballer le choix » [Cochoy, 1998] que les concepteurs se doivent d’intégrer. Dès le départ, pour Fastlite, le programme inclut des éléments de design [14] (relatifs à la texture, à la transparence, aux couleurs…) afin de rendre visibles et de mettre en scène l’innovation et le côté technique du sac (par la communication adoptée et le packaging fourni). « Le produit doit parler de lui-même », et si le consommateur peut avoir des doutes sur l’usage, l’équipe Lafuma anticipera cette situation en ajoutant une aide à la compréhension, appelée intermédiation [Cochoy, 2002]. À l’inverse, chez CiLAO, la mise en évidence du caractère innovant du sac ne constitue pas une priorité. Les évolutions du sac, en matière d’esthétique, sont depuis 2005 le fruit d’interventions pleines de bonne volonté, mais non spécialisées [15].
50Pour les fabricants de ces sacs à dos, il y a un enjeu à ce que les acteurs parviennent aisément à qualifier les biens, c’est-à-dire à identifier de manière précise la catégorie des produits, évaluer leur qualité et ainsi permettre l’estimation des objets, ce à quoi se heurte parfois le produit CiLAO.
6 – Conclusion
51Les descriptions proposées rendent justice à la matérialité et au caractère hybride de l’action, soulignant son caractère coconstruit et codéterminé. Relatant des décisions d’ampleur variable, prises par différents acteurs à divers moments, ce compte-rendu semble d’autant plus pertinent que le contrepoint proposé, s’il ne permet pas une montée en généralité, rend possible le dépassement du principal cas traité [Gaglio, 2012]. Les études de ce type permettent en tout état de cause de tordre le cou à de tenaces idées reçues : centralité de l’inventeur [16] [Callon, 1994], linéarité du processus, rationalité de la démarche. De multiples interventions sur les objets, loin d’être toutes anticipées et prévues par les « inventeurs », ont été relatées. Cela traduit une appropriation des projets par diverses parties prenantes : l’innovation est ainsi le fruit de l’intervention de multiples « petits innovateurs », aussi bien lead users qu’ordinaires [von Hippel, 2005], parfois déviants, mais sensibles à l’efficacité [Alter, 2000]. Les interactions sont nombreuses, aussi bien « en amont de la transaction, pendant la conception et la qualification du bien » qu’ensuite, lorsque « le vendeur (notion qui désigne un collectif comprenant les concepteurs, les producteurs et les commerçants) tâche de capter les réactions, les commentaires, les suggestions, les plaintes et les demandes du consommateur, afin d’en tenir compte » [Callon et Muniesa, 2003, p. 200].
52Izi 33 se transforme continuellement, et on ne sait pas encore, en 2012, s’il est en passe de se stabiliser. Ce qui illustre bien l’idée du produit qui serait un processus, « tandis que le bien correspond à un état, à un résultat ou plus exactement à un moment dans le processus jamais achevé » [Callon et al., 2000].
53Les performances d’Izi 33 font quasiment l’unanimité au sein d’un cercle de professionnels et d’experts ; pour autant, son accession au statut d’innovation peut être discutée, du fait d’une diffusion restreinte, résultant elle-même de compromis limités, d’élargissements ténus du réseau et de l’influence très marquée de porte-parole orientés vers des modalités restrictives de pratique [17]. Cela confirme qu’au-delà de la qualité intrinsèque d’une invention (importante, mais non déterminante), c’est bel et bien sa socialisation qui prime [Akrich et al., 1988].
54La conception de la réussite mérite d’être interrogée. Produire un objet original et techniquement abouti, être reconnu dans le milieu des pratiquants authentiques, faire la démonstration de son savoir-faire, défendre une éthique du travail bien fait, se refuser à délocaliser la production en Asie… « CiLAO sert à se permettre ça, c’est hyperintéressant, c’est beau franchement de pouvoir faire faire en France et faire ce qu’on veut, sans s’inspirer de ce que font les autres » (commercial). Si la situation reste économiquement tenable, malgré une diffusion commerciale restreinte, c’est parce que MKM s’adosse à d’autres marchés rémunérateurs (secteurs paramédical et industriel, sacs de plongée, longes, sacs airbags d’avalanche…). Développer des produits comme le sac Izi 33, porteur d’enjeux moindres (sur les plans financier et sécuritaire, notamment), semble remplir une fonction essentielle pour le gérant de MKM/CiLAO : contribuer à des usages experts sans faire lui-même partie des lead users ou de l’élite sportive du milieu montagnard. Cette quête de légitimité par le biais d’objets techniques ne fait pas pour autant de MKM/CiLAO une lifestyle firm (au sens de Shah, 2000), entité au sein de laquelle de jeunes lead users « bricolent » (et vendent parfois) leurs propres innovations pour pallier une insatisfaction originelle au regard de ce qu’offre le marché. Dans le cas de CiLAO, le gérant n’est pas un passionné à la pratique assidue, mais, en premier lieu et principalement, un « Géo Trouvetou », pour reprendre le surnom dont l’ont affublé ses employés et ses collaborateurs ; détenteur d’un diplôme de premier cycle universitaire en mécanique, il déclare avant tout relever les challenges techniques qui lui sont proposés par des pratiquants.
55Les résultats présentés illustrent la dimension complexe et partiellement imprévisible des trajectoires d’innovation. Se détacher de certains éléments (raccourcir, supprimer, permettre deux fonctions en une boucle) tout en s’adaptant aux nouvelles formes de pratique des usagers, et en préparant les utilisateurs à modifier leurs usages, sont autant de processus observés qui participent à une sociologie du détachement [Goulet et Vinck, 2012]. En la matière, il est apparu que le retrait (suppression de parties, allégement des matériaux, changement d’habitudes) passe par des réintroductions, qu’il s’agisse de conserver une solidité garantie, une étanchéité acceptable, ou de rendre visible une innovation (voire, dans certains cas, ce qui précisément a disparu : des grammes) et d’aider le consommateur à la percevoir. L’ouverture théorique offerte par Goulet et Vinck [2012] semble donc porteuse. Décliner le principe de symétrie selon trois et non plus deux facettes s’avère d’autant plus heuristique que la consommation de biens sportifs, si elle n’échappe pas à l’hyperconsommation, s’ouvre aussi, dans une certaine mesure, à des modalités allégées [Hallé et al., 2014] qui peuvent être finement analysées à travers ce prisme.
56CiLAO semble en fait avoir joué un rôle de défricheur, voire d’activateur de la tendance à l’ultraléger dans le secteur des sports de montagne. La conception de l’ultralight a été altérée par les produits de cette marque. En explorant des solutions originales, CiLAO a endossé le costume du pionnier, ouvrant des possibilités largement reprises, depuis, par d’autres acteurs du secteur [18]. Lafuma ne saurait pour autant être considérée comme une entreprise suiveuse de CiLAO, qui est trop distante de son positionnement « montagne active pour tous ». Elle a par contre cherché à bénéficier de l’expérience de « poids lourds » du secteur : l’observation minutieuse de produits Deuter, Raidlight ou Millet a ainsi permis le repérage d’astuces reproduites ou adaptées sur la gamme Fast Hiking (boucle ayant deux fonctions, rabat élastique permettant d’être bien collé au sac, nombre de deniers des tissus ou du mesh…).
57Alors que CiLAO cherchait à sortir le sac à dos le plus léger du marché, Lafuma a décidé de situer son sac dans la gamme des 35 litres de moins d’un kilogramme, ce qui le rend de fait plus aisément calculable [Callon et Muniesa, 2003]. Orientés par un marché identifié dès l’origine du projet, les sacs à dos de la gamme Fastlite de Lafuma s’adressent à des usagers spécialisés, loin toutefois d’être aussi « pointus » que l’Izi 33.
58Avec leur technologie Airshell, ils ne s’adressent d’ailleurs pas seulement à leurs clients, car ils sont plus largement positionnés comme des vitrines technologiques innovantes de la marque Lafuma (au même titre que certaines chaussures de trail de la marque). À un moment où le light est devenu incontournable dans l’industrie des articles de sports outdoor, Lafuma ne prend guère de risques en lançant un tel produit, cohérent avec sa stratégie d’investir d’autres segments de marchés en plus des produits classiques et d’entrée de gamme. Mais la différenciation ne vaut jamais pour très longtemps : lorsque tous les sacs arrivent au même niveau de légèreté et que les accompagnements du consommateur sont identiques, le consommateur se trouve à nouveau en situation d’âne de Buridan devant comparer des choses difficiles à différencier [Cochoy, 1998].
Notes
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[1]
Dès le début du xxe siècle, le Norvégien Ole F. Bergan dépose un modèle de sac à dos composé de métal et de toile ; en France, Lafuma et Millet seront les premières entreprises à développer ce type de sac.
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[2]
99 € pour les professionnels et licenciés, qui bénéficient d’un tarif préférentiel.
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[3]
En alpinisme, le sac de sommet, qui doit être d’un volume limité, sert uniquement le dernier jour d’ascension pour atteindre l’objectif de l’expédition et revenir au camp de base. De nombreux alpinistes déploraient jusqu’alors de devoir partir avec deux sacs : un gros pour atteindre le camp, un petit pour l’ascension finale.
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[4]
Sommet argentin de 6 962 mètres d’altitude, point culminant de la Cordillère des Andes.
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[5]
Un guide-conseiller avait pris l’habitude de supprimer le rabat de ses sacs à dos. L’exercice n’est donc pas nouveau. De son côté, le gérant explique avoir eu l’idée d’un « sac borne », sans rabat, en observant, à l’époque où il travaillait chez Millet, des utilisateurs rentrer le rabat dans la poche principale pour éviter qu’il ne ballotte.
-
[6]
Qui permettent d’ajuster le volume du sac en fonction de son remplissage.
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[7]
MKM y dispose d’une unité de production.
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[8]
La prototypiste évoque une période révolue lors de laquelle une employée du bureau d’étude MKM « faisait des superdessins… C’était génial parce que j’avais tout dessus, ça allait deux fois plus vite, alors que là je suis obligée de décortiquer à ma manière [elle décrit les croquis du gérant comme étant ébauchés en quelques minutes]. Mais j’aimais moins, ça m’impliquait moins […] on me donnait un truc tout fait, j’avais rien à créer. »
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[9]
Leur marge de manœuvre est à ce stade limitée : elles vont par exemple devoir modifier l’ordre des opérations pour permettre la continuité d’une autre découpe, ou opter pour un diamètre de fil plus adapté au matériau.
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[10]
Carnets d’aventures, no 24, juin-août 2011.
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[11]
Le fast hiking consiste à marcher vite, courir sur certaines portions, ne pas avoir peur des dénivelés ni des passages techniques. On peut situer cette pratique sur un continuum dont les bornes seraient la randonnée pédestre d’un côté et le trail de l’autre.
-
[12]
En 2012, Izi 33 coûte 160 €, soit a minima 30 à 40 % de plus que la concurrence (en s’en tenant aux marques spécialisées). La seule inflation n’explique que 20 € de hausse par rapport à 2005, les 10 € restants étant inhérents à la sophistication continue du sac.
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[13]
Quand bien même des réductions conséquentes sont consenties aux professionnels et licenciés de fédérations sportives de montagne ; un exemple concret de la logique de dissociation vis-à-vis du pratiquant ordinaire, et d’association avec les experts.
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[14]
L’entreprise Lafuma a d’ailleurs reçu en 1997 le Prix européen du design, récompensant l’intégration du design très en amont de la conception des produits.
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[15]
À titre d’illustration, la prototypiste n’appréciait pas la finition en mesh de la bretelle double-brin des premiers sacs Izi 33 : elle jugeait l’ensemble « pas beau, mal fini, avec des coutures apparentes ». Elle a du coup proposé que chaque brin soit recouvert de tissu, ce qui a pour effet de banaliser cette partie cruciale du sac et d’atténuer son apparence technique.
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[16]
Une innovation n’a pas nécessairement de père fondateur (vision non créationniste).
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[17]
Les conseillers techniques sont de surcroît choisis en fonction de critères ne favorisant pas l’élargissement du réseau constitué : « Leurs qualités humaines et les bonnes relations entretenues avec eux » (commercial).
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[18]
Le gérant de MKM/CiLAO pense être à l’origine de l’accessoirisation de sacs Quechua (marque du groupe Oxylane qui lui avait auparavant commandé quelques sacs).