1 – Introduction
1Depuis la fin des années 1990, le marché canadien de l’habitation fait preuve d’une vigueur exceptionnelle que même la plus récente crise économique mondiale n’a pas semblé ébranler. La croissance de ce secteur d’activité repose en grande partie sur le développement de l’accès à la propriété, une hausse de l’endettement des ménages et l’essor de la titrisation hypothécaire. Dans les pays qui, comme le Canada, privilégient une approche libérale en matière de développement résidentiel [Schwartz et Seabrooke, 2008], ces facteurs sont également décrits comme les principales manifestations d’un processus de « financiarisation de l’habitation [1] » [Aalbers, 2008, 2015]. De manière générale, cette expression renvoie à la prise en charge d’ensemble par la finance du marché résidentiel qui implique non seulement la transformation de l’habitation et de son mode de production en source d’accumulation financière, mais aussi celle des ménages à qui cette dernière est destinée [Aalbers, 2008 ; Bryan et Raferty, 2014]. En d’autres termes, l’expression « financiarisation de l’habitation » fait référence à un processus qui ne se restreindrait pas à l’apparition de nouveaux instruments financiers, mais qui affecterait de manière encore plus profonde l’ensemble des activités relevant du rapport au domicile.
2Au Canada, la littérature critique portant sur ce processus en apparence bien amorcé est toutefois peu abondante. Elle est pour l’essentiel limitée à l’analyse des transformations institutionnelles à l’origine de la titrisation hypothécaire [Gaudreau et Hurteau, 2012 ; Gaudreau, 2013 ; Walks, 2014 ; Walks et Clifford, 2015] qui, bien qu’elles aient effectivement été essentielles à la formation d’un nouveau pouvoir financier dans le domaine résidentiel, ne parviennent pas à elles seules à fournir une explication satisfaisante à la thèse plus large d’une financiarisation d’ensemble de l’habitation.
3L’article qui suit présente les résultats d’une démarche exploratoire poursuivant deux objectifs. Premièrement, elle vise à formuler des hypothèses d’investigation permettant de saisir la logique générale qui anime le marché résidentiel et de mettre en relation les principaux sous-secteurs d’activité qui le composent. Cet exercice permettra d’identifier les principaux éléments constituant ce que nous appellerons « l’économie résidentielle productive [2] » (section 2), c’est-à-dire la structure (dite « réelle ») de l’activité capitaliste dans le domaine de l’habitation sur laquelle se construit l’actuel processus de financiarisation (parfois considéré comme « fictif » – [Durand, 2014]). Au Canada, cette économie doit en grande partie son fonctionnement à d’importantes réformes entreprises à l’époque fordiste dont nous présenterons une brève description (section 3). Le second objectif consiste à prendre appui sur ce cadre d’analyse afin de mettre en lumière les changements récents survenus dans trois sous- secteurs particulièrement névralgiques de l’activité résidentielle, le financement, la production et la consommation domiciliaires, qui témoignent de leur financiarisation (section 4). Le récit de ces transformations s’appuiera sur diverses sources (travaux en cours, littérature nord-américaine en économie politique du logement) et accordera une large place à l’intervention de l’État fédéral qui, depuis la fin des années 1940, peut être considéré comme le principal architecte du marché de l’habitation au Canada [Bacher, 1993 ; Anderson, 1988 ; Hulchanski, 2003 ; Walks et Clifford, 2015]. Bien qu’elle ne prétende pas à l’exhaustivité, l’analyse se conclura par quelques remarques provisoires sur la nature du processus de financiarisation dans le domaine de l’habitation (section 5).
2 – La structure de l’économie résidentielle productive
4La financiarisation du capitalisme se définit comme un procès par lequel l’accumulation financière s’impose comme « régulation capitaliste hégémonique » et qui repose sur deux processus fondamentaux : d’une part, la reproduction élargie de la liquidité financière [3] et, d’autre part, la massification des relations financières par leur diffusion au sein du salariat [Pineault, 2012, p. 54]. Qu’elle soit considérée sous l’angle de la formation d’un nouveau régime d’accumulation [Boyer, 2000], d’un nouveau rapport de classe [Harvey, 2014] ou d’un nouveau mode de vie [Martin, 2002], la financiarisation renvoie à un large éventail de transformations (économiques, politiques et culturelles) qui tendent à en faire un « fait social total » [Clain et L’Italien, 2010] par lequel l’activité dite « réelle » se trouverait subordonnée et recomposée en réponse aux exigences d’expansion de la liquidité et de massification des relations financières [4].
5Afin de saisir la nature précise des transformations qui en résultent dans le domaine résidentiel, il convient dans un premier temps de délimiter le champ d’activité faisant l’objet d’une telle financiarisation. Nous le désignerons au moyen de l’expression « économie résidentielle productive », qui en souligne la fonction première consistant à produire et à mettre en marché des habitations, et qui distingue ce domaine d’activité de la « nouvelle » finance résidentielle vouée à la production et aux échanges de titres liquides. Le schéma 1 donne un aperçu du mode d’organisation de l’économie résidentielle productive. Il est élaboré à partir de propositions formulées par différents courants de pensée en économie politique. Son inspiration première provient des thèses marxiennes sur le capital foncier et immobilier qui, de manière générale, conçoivent le marché de l’habitation comme un élément du procès de circulation du capital [Topalov, 1974 ; Hai Hac, 2003] dans lequel interviennent, tout en s’y reproduisant, les principaux rapports sociaux et représentations culturelles constitutifs du capitalisme [Aalbers et Christophers, 2014]. Le schéma emprunte également à la théorie postkeynésienne et à la théorie du circuit monétaire l’idée selon laquelle la circulation du capital dans l’économie productive ferait intervenir trois principaux acteurs (la banque, l’entreprise et les salariés) parmi lesquels la banque joue un rôle prédominant [Lavoie, 1984, 1985 ; Graziani, 1990 ; Pineault, 2014] [5]. Nous avons cependant adapté la terminologie au domaine de l’immobilier et ajouté l’État au centre du schéma, compte tenu du rôle structurant qu’il joue dans ce secteur d’activité [6] [7].
La circulation du capital dans « l’économie résidentielle »

La circulation du capital dans « l’économie résidentielle »
6Le premier acteur qui apparaît au bas du schéma est la banque. En raison de son pouvoir de création monétaire [Lavoie, 2004], la banque constitue le centre névralgique du marché de l’habitation et de son système de financement [Topalov, 1974]. Elle a la capacité de déterminer qui a accès au crédit et par conséquent qui participe au marché de l’habitation et de quelle manière. Le second acteur est le « développeur » qui représente toute personne ou entreprise participant à des degrés divers à la production et à la mise en marché d’habitations. Nous avons nommé le troisième acteur « propriétaire » pour désigner toute personne (encore une fois physique ou morale) qui achète les habitations produites par le développeur en vue d’exercer sur celles-ci l’une ou l’autre des trois prérogatives constitutives du droit de propriété, soit l’usus (l’usage personnel), le fructus (la mise en location) et l’abusus (la revente). Enfin, nous avons placé l’État au centre du schéma afin de souligner l’importance de sa participation aux principales étapes de l’activité immobilière. Pour des raisons d’espace, nous nous intéresserons surtout au palier fédéral de gouvernement (par opposition aux paliers provincial et municipal) dont les interventions par l’entremise de la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL) furent déterminantes depuis les années 1940 pour le développement du marché de l’habitation au Canada.
7Le schéma précise également la nature des interactions entre les acteurs du marché de l’habitation. Celles-ci constitueront l’objet à partir duquel nous étudierons les transformations récentes de ce secteur d’activité. Ces interactions ne sont pas le seul fruit du hasard. Elles obéissent à une logique spécifique qui leur donne une orientation par-delà leur diversité et qui garantit une stabilité relative aux activités du marché de l’habitation dont on peut par la suite dégager les « tendances » et les caractéristiques propres. Les économistes régulationnistes estiment que ce « principe de rationalité », qui confère à l’activité économique une certaine cohésion d’ensemble pour une période et dans un contexte donnés, s’exprime dans les formes institutionnelles (ou les rapports sociaux institués) qui jouent le rôle de médiation entre les individus et l’objet de leur action [Boyer, 2003, pp. 83-84]. Les médiations institutionnelles sont des constructions historiques qui résultent de conflits et de compromis et qui puisent davantage leur force dans les représentations et la culture que dans la seule logique économique [Boyer, 2003, p. 91]. Dans le schéma, nous supposons que les principales médiations de l’activité sur le marché de l’habitation prennent entre autres la forme de trois conventions sociales, c’est-à-dire de mécanismes sociaux de coordination des pratiques qui, contrairement aux institutions de la théorie de la régulation, ne s’appuient pas nécessairement sur des procédures « explicites ou codifiées » [ibid., p. 93], mais doivent surtout leur efficacité au fait que les acteurs adhèrent et se conforment à des croyances [Orléan, 2004] [8].
8La première, la convention de développement résidentiel, établit les critères et idées auxquels obéissent les relations entre banques et développeurs immobiliers. Elle rassemble les croyances et les manières de faire auxquelles les deux acteurs se conforment et qui assurent une certaine régularité à leurs rapports [Orléan, 2004, p. 11]. L’interaction entre la banque et le développeur est avant tout déterminée par le fait que, dans une économie capitaliste, une entreprise n’a pas absolument besoin d’économies préalables pour investir. L’investissement dans l’immobilier résidentiel dépend de la demande des développeurs pour du crédit bancaire qui a pour seule limite l’évaluation que font les institutions financières de la crédibilité de leurs clients et de la viabilité de leurs projets [Lavoie, 2004, pp. 55-65]. Les projets d’habitation ne sont financés que parce qu’ils répondent à des critères socialement reconnus et appelés à évoluer avec le temps, permettant de juger aussi bien de la solvabilité d’une entreprise que de ses chances de succès. Celles-ci sont évaluées en fonction de références communément admises au sujet de ce que sont ou seront les tendances du marché de l’habitation. La seconde médiation se manifeste au moment de la mise en marché des habitations financées par le crédit bancaire. Le développeur entre alors en relation avec le propriétaire dans le cadre d’une transaction qui est avant tout déterminée par une convention de consommation résidentielle, c’est-à-dire un ensemble de critères sociaux institués présidant à la formation d’habitudes de vie et de préférences qui, à la fois, guident les choix du propriétaire et canalisent la manière dont le développeur anticipe l’évolution de la demande de logement. Enfin, le circuit met en scène une troisième médiation, cette fois entre la banque et le propriétaire, qui, d’une manière assez similaire à la convention de développement résidentiel, fournit les repères autour desquels se stabilisent les relations entre les deux acteurs et dans lesquels prend forme la représentation du « propriétaire solvable ». En formant la référence sociale à partir de laquelle on établit qui peut emprunter en vue d’acheter et à quelles conditions, la convention de solvabilité influence aussi le type d’habitations qui seront construites et leur prix. Les médiations du marché de l’habitation sont donc étroitement liées entre elles. Les critères de solvabilité des banques à l’égard des développeurs et des propriétaires ne sont alors pas indépendants les uns des autres, pas plus qu’ils ne le sont des normes sociales en matière de consommation [Pineault, 2014].
9Les conventions de solvabilité, de développement et de consommation résidentielle occupent ainsi une place centrale dans le fonctionnement du marché de l’habitation en raison de leur effet structurant sur les principales activités dans ce secteur. Nous faisons l’hypothèse qu’à ce titre elles fournissent un point d’ancrage pour observer les changements dans la régulation des pratiques résidentielles, plus particulièrement ceux associés à la récente financiarisation du marché de l’habitation au Canada. Dans les prochaines sections, nous prendrons la mesure de ces transformations en exposant, d’une part, les réformes qui ont mené à la constitution de ces trois médiations à l’époque fordiste et, d’autre part, les principaux facteurs à l’œuvre dans ces mêmes domaines qui participent aujourd’hui de leur financiarisation.
3 – L’héritage fordiste
10Au Canada, la période fordiste fut marquée par une construction résidentielle sans précédent et par les débuts d’une intervention soutenue de la part du gouvernement du Canada en grande partie prise en charge par une société publique créée en 1946, la Société canadienne d’hypothèques de logement (SCHL). Cette forte activité résidentielle a joué un rôle central dans la réalisation de trois grands objectifs du fordisme, soit la création d’emploi, le renforcement de la cohésion sociale et la mise en place de conditions favorables à l’adhésion par les ménages aux principes de la consommation de masse [Anderson, 1988].
11Manuel Aalbers constate qu’au-delà de leurs distinctions respectives, tous les pays qui ont connu le fordisme ont également été le théâtre d’une activité immobilière présentant à peu près les mêmes caractéristiques. De manière générale, celle-ci a favorisé la construction massive et standardisée d’habitations accordant une importance nouvelle à la qualité et à l’abordabilité [Aalbers, 2015, p. 5]. Au Canada, ces critères de construction, qui constitueront les principaux fondements de la convention fordiste de développement résidentiel, doivent en partie leur diffusion au progrès de l’industrie. L’émergence de techniques industrielles permettant de produire en plus grand nombre et à plus faible coût les matériaux requis pour le développement résidentiel a permis d’accroître le potentiel de construction d’habitation et la mise en marché d’un type particulièrement économique de propriété, la maison préfabriquée [Wright, 1985, p.100]. Ces développements dans le domaine de la construction ont aussi été soutenus par le financement public de recherches sur l’amélioration des techniques de construction [SCHL, 2006] et par la création de différents programmes d’aide au développement résidentiel pilotés par la SCHL qui exigeaient en contrepartie des développeurs qu’ils s’engagent à respecter certains critères d’abordabilité. Malgré la grande diversité des types résidentiels visés par cette aide publique [Vaillancourt et al., 2000 ; Divay et Richard, 1981 ; Pomeroy, 1999 ; SCHL, 2011], celle-ci a surtout profité au développement de l’habitation privée, en particulier à celui de la maison familiale de banlieue.
12Les importants chantiers d’habitations n’auraient pas vu le jour si les développeurs qui en étaient à l’origine n’avaient pas aussi eu confiance en leur chance de pouvoir écouler leur production. Une telle demande n’est pas simplement apparue en réponse à une offre plus abondante d’habitations. Elle a aussi été soutenue grâce à diverses mesures publiques encourageant l’accès à la propriété pour les familles, et permettant aux travailleurs d’obtenir plus facilement du crédit hypothécaire [9], ce qui était auparavant réservé aux individus fortunés [Woodward, 1959, pp. 6-9]. Ces mesures ont introduit et popularisé trois pratiques qui ont contribué à jeter les bases d’une nouvelle convention de solvabilité. La première est l’intégration à la Loi nationale sur l’habitation de l’amortissement hypothécaire sur une période de 25 ou 30 ans. Cette pratique a également trouvé dans la stabilisation des salaires caractéristique de la période fordiste l’une des principales conditions de sa diffusion. La seconde mesure est l’assurance-prêt hypothécaire offerte par la SCHL depuis 1954 qui permet aux institutions financières de prêter sans risque aux emprunteurs ne disposant pas d’un apport initial de fonds suffisant. Enfin, la création de ce programme de la SCHL a été accompagnée d’un troisième changement autorisant les banques à intégrer le marché hypothécaire afin qu’elles mettent leurs quelque 4 000 succursales de l’époque au service de l’accession à la propriété [Doucet et Weaver, 1991, p. 296]. Les trois nouvelles mesures favorisant le développement du marché hypothécaire n’ont d’ailleurs pas tardé à produire des résultats. Très rapidement, les institutions financières ont ouvert leurs portes à de nouveaux emprunteurs : de la création de la SCHL en 1946 au milieu des années 1960, la part représentée par les prêts hypothécaires dans l’ensemble du crédit est passée de 7 % à 36,4 %, devenant ainsi la plus importante forme de dette au Canada [Smith, 1974, p. 4].
13Le virage opéré dans les pratiques résidentielles à l’ère fordiste a également été facilité par une évolution des représentations et des références culturelles à partir desquelles on concevait le rapport au domicile. Les nouvelles normes de construction mettant l’accent sur la qualité du bâti et la salubrité sont apparues dans un contexte de grande insatisfaction à l’égard des conditions d’habitation en milieu ouvrier et d’une reconnaissance plus importante des problèmes que la « question du logement » posait tant du point de vue de la santé publique que de la reproduction de la main-d’œuvre industrielle [Copp, 1978 ; Ennals et Holdsworth, 1998 ; Charbonneau et al., 1980]. Du point de vue des pouvoirs publics et de certains représentants de l’élite économique, l’amélioration des conditions d’habitation pouvait même jouer un rôle central dans l’élaboration d’un nouveau compromis social (un New Deal) susceptible de mieux concilier les exigences d’expansion du capitalisme et de cohésion sociale. Au Canada, comme dans la majorité des pays anglo-saxons, la réactivation de l’ancien idéal colonial de la propriété individuelle [Weaver, 2006] et les différentes actions entreprises pour en favoriser l’extension ont participé de diverses manières à la formation de ce compromis. L’élargissement de l’accès à la propriété, en particulier à la maison de banlieue, apparaissait d’abord comme une manière de créer une distance nécessaire entre des conditions de travail difficiles et un domicile procurant confort et sécurité. [Zukin, 1982 ; Saunders, 1990]. La propriété individuelle du logement était également considérée comme un moyen de favoriser une meilleure intégration des travailleurs au capitalisme en leur offrant la possibilité de constituer un patrimoine familial et d’accéder à un statut social plus élevé [Perin, 1977]. Enfin, l’accès à la propriété était conçu comme une occasion de faire du domicile un espace de consommation de marchandises pouvant servir de support à l’expansion de la production industrielle [Aglietta, 1976 ; Wright, 1985, p. 101 ; Cohen, 2002]. Ainsi, la popularité de la propriété individuelle de banlieue à l’ère fordiste s’expliquait-elle non seulement par l’apparition de nouvelles pratiques en matière de construction et de prêts hypothécaires, mais aussi parce qu’elle portait en elle la promesse d’une vie meilleure fondée sur le confort et le statut social conférés par la consommation de marchandises à domicile. En d’autres termes, l’intérêt grandissant pour ce type d’habitation avait pour origine l’émergence de nouveaux usages et représentations du domicile formant une nouvelle « convention de consommation résidentielle ».
4 – Les trois domaines de la financiarisation du marché canadien de l’habitation
4.1 – Innovation financière et expansion du crédit hypothécaire. L’émergence d’une convention de solvabilité « demande financière »
14Au cours des trois dernières décennies, le marché fordiste de l’habitation a subi d’importantes transformations. Les premières sont survenues dans les modalités de financement de l’accès à la propriété et ont initié une redéfinition en profondeur de la convention de solvabilité liant les banques aux propriétaires. Celle-ci résulte dans un premier temps de la création d’un marché secondaire pour les prêts hypothécaires. Créé à l’intention des institutions financières, ce marché leur permet de vendre leurs créances (constituées sur un marché dit primaire) sur les marchés financiers (le marché secondaire). Un tel espace de transactions confère alors aux créances hypothécaires une propriété qu’elles ne possédaient pas auparavant, la liquidité, c’est-à-dire la possibilité d’être entièrement monnayées avant même leur échéance souvent longue (25 ou 30 ans) et de circuler en dépit de la fixité intrinsèque des immeubles auxquels elles sont rattachées [Gotham, 2009 ; Sassen, 2009]. Il fournit ainsi aux institutions financières un moyen d’accroître leur capacité d’investissement et de prêt.
15Même si le commerce des prêts hypothécaires était autorisé depuis la fin des années 1960, un véritable marché pour ces créances n’a vu le jour qu’avec le lancement par la SCHL de son nouveau programme de Titres hypothécaires émis en vertu de la Loi nationale sur l’habitation (ci-après ThLNH) en 1987. Ce programme, qui visait à implanter la pratique financière de la titrisation hypothécaire, permet à une institution financière de regrouper en « blocs » des prêts hypothécaires présentant des caractéristiques communes et d’en vendre des portions sur le marché secondaire sous forme de titres. Les « titres hypothécaires » ainsi constitués (mortgage-backed securities) donnent à ceux qui les acquièrent (fonds communs de placement, investisseurs, banques…) le droit de percevoir une partie des revenus mensuels générés par le bloc de créances sous-jacent. Ils sont entièrement assurés par le gouvernement canadien, ce qui fait de la titrisation et de la spéculation financière sur ses produits des opérations ne comportant aucun risque, tant pour les émetteurs de prêts (banques et autres) que pour les investisseurs qui achètent les titres.
16Les émissions et les transactions de titres hypothécaires LNH ont connu des débuts plutôt lents jusqu’à ce que le gouvernement fédéral mette sur pied en 2001 le programme d’Obligations hypothécaires du Canada (OHC) visant à stimuler le recours à la titrisation par les institutions financières, à faciliter la commercialisation des titres et à réduire les coûts de financement des institutions financières [10]. Le graphique 1 indique qu’à partir de ce moment les activités de titrisation hypothécaire ont crû de manière spectaculaire. Alors que les prêts titrisés formaient 12,6 % de la masse des créances hypothécaires en circulation en 2000, ils en représentaient 57,3 % en 2013 [SCHL, 2003, 2014], ce qui signifie, en d’autres termes, que plus de la moitié de la dette hypothécaire des ménages est aujourd’hui détenue sous la forme de titres par des investisseurs financiers. La forte demande financière pour les hypothèques titrisées a également eu l’effet escompté d’encourager les institutions à prêter davantage. Comme le montre le graphique 2, l’ensemble du crédit à l’habitation a suivi une progression semblable au cours de cette période.
Émissions annuelles de produits hypothécaires titrisés (millions $)

Émissions annuelles de produits hypothécaires titrisés (millions $)
Encours du crédit à l’habitation au Canada (milliards $)

Encours du crédit à l’habitation au Canada (milliards $)
17L’accélération des pratiques de titrisation soutenues par la SCHL et l’accroissement général du crédit à l’habitation doivent également être mis en relation avec la réorientation des activités de la Société qui a débuté au milieu des années 1990. À la demande du gouvernement canadien qui souhaitait qu’elle réduise sa dépendance à l’égard du financement public, celle-ci a alors entrepris de développer ses activités d’assurance. Afin de l’inciter à s’engager dans la mise en marché de « services […] et produits novateurs » [SCHL, 1996, p. 9], le gouvernement autorisa pour la première fois une entreprise privée, GE Assurance Hypothécaire Canada (Genworth Financial), à lui faire concurrence sur le marché de l’assurance-hypothécaire. Au cours des 15 années qui suivirent, la société développa plus de produits financiers qu’elle n’en avait créés depuis sa fondation en 1946. Elle élargit la gamme des produits hypothécaires pouvant bénéficier de son assurance [11], ce qui se traduisit non seulement par une augmentation de ses revenus [Gaudreau et Hurteau, 2012], mais également par un élargissement du bassin d’emprunteurs potentiels vers qui les institutions financières pouvaient diriger, sans courir le moindre risque, les nouvelles occasions d’investissement générées par la création d’un marché secondaire pour les créances hypothécaires [Walks, 2014].
18Il est important de souligner que la croissance du crédit à l’habitation résultant du virage néolibéral de la SCHL et de l’essor d’un marché pour les titres hypothécaires s’explique aussi par la baisse des taux d’intérêt, qui fut elle-même nourrie par la diminution des taux à long terme et par la politique monétaire accommodante menée par la Banque centrale du Canada depuis le déclenchement de la récente crise mondiale (graphique 3) [12]. La faiblesse des taux hypothécaires et les nouveaux instruments financiers mis à la disposition des prêteurs ont, d’une part, fourni à ces derniers les moyens de se livrer une concurrence plus agressive pour attirer de nouveaux clients [Walks, 2014] et, d’autre part, créé un contexte favorable à l’émergence de nouveaux critères d’évaluation de la solvabilité des emprunteurs accordant moins d’importance qu’auparavant à la stabilité et à la prévisibilité du salaire. La création d’un marché secondaire pour les prêts hypothécaires a sans doute été la mesure la plus importante en ce sens, puisque la rentabilité d’un prêt hypothécaire titrisé et assuré par la SCHL dépend beaucoup moins qu’une hypothèque conventionnelle de la capacité à long terme de l’emprunteur à faire face à ses engagements. Contrairement à cette dernière, le titre peut être valorisé rapidement, sans risque et à de multiples reprises sur les marchés financiers. D’autres critères peuvent alors intervenir dans l’évaluation du potentiel de rendement d’un prêt, tels que les occasions de plus-value financière à court terme et l’intérêt de la communauté financière pour les prêts titrisés. Sans disparaître entièrement des préoccupations des prêteurs, l’appréciation de la capacité des emprunteurs à rembourser est donc appelée à perdre en importance au profit d’exigences proprement financières. Ces changements font place à la formation d’une nouvelle convention de solvabilité, une convention « demande financière », qui, au lieu d’être principalement fondée sur le critère fordiste de la stabilité du salaire de l’emprunteur, est avant tout déterminée par la demande des marchés financiers pour les titres hypothécaires assurés par le gouvernement canadien.
Évolution des taux d’intérêt

Évolution des taux d’intérêt
4.2 – L’émergence d’une convention de développement résidentiel fondée sur l’accès renouvelable à la propriété
19À peu près au même moment, le développement résidentiel est lui aussi entré dans une période de grande activité marquée par une forte reprise des mises en chantiers (graphique 4) et une hausse de 119 % du prix moyen des propriétés depuis le milieu des années 1990 [SCHL, 2003, 2014). L’effervescence immobilière dont témoignent ces statistiques est le fruit d’une évolution particulière des pratiques de développement résidentiel et, de manière générale, de la convention orientant les choix des promoteurs et de leurs créanciers en matière d’habitations à construire.
Mises en chantiers au Canada

Mises en chantiers au Canada
20Comme l’indique le graphique 5, les mises en chantier ont eu, au cours de cette période, tendance à privilégier la construction de propriétés individuelles dans une proportion encore plus forte qu’auparavant. Alors que ces habitations représentaient 72 % des mises en chantier en 1985, leur part de marché s’élève aujourd’hui à 85 %, après avoir oscillé autour de 90 % tout au long de la décennie 2000.
Mises en chantiers par secteur (%)

Mises en chantiers par secteur (%)
21Les motifs le plus souvent invoqués pour expliquer l’expansion de la propriété individuelle au détriment des autres formes résidentielles mettent habituellement en cause la réduction, voire l’abolition, des différentes mesures fédérales d’aide au développement du logement locatif privé et du logement social [Bruce et Carter, 2003 ; Pomeroy, 1999 ; Hulchanski, 2003]. À partir du milieu des années 1980, le gouvernement diminuera progressivement son soutien à la construction de logements locatifs et entreprendra différentes réformes qui inciteront les développeurs à délaisser cette forme d’habitation jugée moins lucrative [Pomeroy, 1999, p. A-8 ; SCHL, 2013, pp. 2-6]. En 1993, le gouvernement canadien mettra également fin au financement du logement social qui ne sera que partiellement compensé par la mise en place en 2001 de « L’initiative en matière de logement abordable » et par l’intervention de certains gouvernements provinciaux.
22La création d’un marché pour les titres hypothécaires a également contribué aux succès de la construction résidentielle destinée au marché des accédants à la propriété. Tout en augmentant la capacité de prêt des banques, la titrisation hypothécaire crée aussi l’opportunité pour celles-ci de mettre à la disposition des développeurs un financement pour la construction d’habitation qui lui est adapté. Les banques ont donc intérêt à ce que les prêts qu’elles octroient pour le développement résidentiel favorisent la construction des habitations les plus en demande sur le marché des titres hypothécaires. Depuis 1987, les investisseurs participant au marché secondaire des hypothèques ont affiché une nette préférence pour les titres créés à partir des prêts hypothécaires accordés à des propriétaires occupants et ont manifesté très peu d’intérêt à l’endroit des créances ayant permis la construction et l’achat de logements locatifs ou sociaux, ces dernières formant l’actif sous-jacent de seulement 6 % de l’ensemble de titres émis au cours de cette période [SCHL, 2015, graphique 6]. Étant donné les avantages que représente la titrisation pour les banques, ces observations suggèrent que l’investissement massif dans les titres hypothécaires aurait pu inciter les banques à privilégier davantage qu’elles ne le faisaient auparavant les prêts à la construction destinés au marché de l’accès à la propriété. L’essor de la titrisation aurait alors permis aux banques de rejoindre dans ses priorités une industrie de la promotion immobilière confiante dans le fait qu’elle trouvera dans l’accès à la propriété et dans l’élargissement du crédit aux ménages des débouchés beaucoup plus lucratifs que dans le développement du logement locatif.
Émissions de blocs de titres hypothécaires (ThLNH) par catégorie d’habitations depuis 1987 (nb)

Émissions de blocs de titres hypothécaires (ThLNH) par catégorie d’habitations depuis 1987 (nb)
23Les nouveaux moyens de financer et d’étendre l’accès à la propriété ont aussi permis à l’industrie immobilière de renouveler ses pratiques dans ce domaine. Celle-ci a d’une part entrepris de revoir le modèle fordiste de l’accès à la propriété privilégiant prioritairement la maison familiale de banlieue pour l’élargir à d’autres clientèles telles que les jeunes, les personnes âgées, les personnes seules ou les couples sans enfant. La grande popularité de la copropriété divise (condominium) [SCHL, 2013], qui était auparavant une forme marginale d’habitation dans plusieurs régions du pays [Dansereau, 1980, p. 15], est intimement liée à cette évolution du développement résidentiel [SCHL, 2013, pp. 2-6 et 2-12].
24D’autre part, comme le bassin des premiers acheteurs ne pouvait à lui seul assurer l’expansion de ce marché, l’industrie de la promotion immobilière a alors amorcé une diversification de ses produits résidentiels de manière à ce que l’acquisition d’une propriété ne soit plus nécessairement « le plus important achat d’une vie », mais puisse devenir une pratique courante et mieux intégrée aux différents cycles de la vie. Aux côtés de la maison unifamiliale traditionnelle que l’on achète pour y fonder une famille sont apparus le condominium pour jeune professionnel souhaitant profiter du « nightlife urbain », celui pour célibataire donnant accès à un « espace lounge » favorisant les rencontres, ou encore la tour d’habitation pour personnes âgées offrant tranquillité et services adaptés [13]. Il résulte d’une telle segmentation du marché que chaque étape de la vie peut désormais être associée à un mode particulier de consommation résidentielle qui apparaît comme une occasion renouvelée de faire l’acquisition d’une propriété. Le domicile qui était jusqu’ici considéré comme un espace idéal pour consommer est alors lui-même conçu comme un objet de consommation, une marchandise que l’on remplace pour répondre à de nouveaux besoins. Depuis le début des années 2000, un sondage annuel réalisé par l’Association canadienne des constructeurs d’habitation auprès de ses membres confirme ce virage de l’industrie. Il révèle une tendance marquée de la part des développeurs à délaisser le marché des premiers acheteurs au profit de la clientèle dite « move-up » [CHBA, 2002, 2013]. Ce nouveau groupe d’acheteurs est constitué d’individus déjà propriétaires et désirant changer de résidence dans une perspective d’ascension sur le marché de l’habitation, c’est-à-dire dans l’espoir d’utiliser le gain réalisé lors de la vente de leur propriété pour en acquérir une autre de valeur supérieure et plus adaptée à leur vie du moment. Le marché « move-up » trouve également tout son intérêt pour l’industrie immobilière dans le fait qu’il repose sur la croyance en l’augmentation perpétuelle des prix de l’habitation : afin de poursuivre sa trajectoire résidentielle ascendante, il faut inévitablement être en mesure de vendre plus cher que l’on a acheté et de trouver sur le marché une propriété plus dispendieuse que celle que l’on possède déjà. Cette dynamique, qui est, on le suppose, lucrative pour les développeurs, pourrait aussi avoir joué un rôle important dans la hausse des prix de l’habitation depuis la fin des années 1990.
25Ainsi, la réorientation du soutien fédéral à l’habitation vers les programmes de titrisation et d’assurance hypothécaires n’a pas simplement eu l’effet de consolider et d’accélérer la tendance héritée du fordisme à privilégier l’accès à la propriété, mais elle a également fourni les moyens de réinventer ce modèle de développement résidentiel pour lui donner une toute nouvelle signification et de nouvelles conditions d’expansion. De nouveaux critères semblent alors intervenir dans l’évaluation de la viabilité d’un projet immobilier et donner lieu à l’émergence d’une nouvelle convention de développement résidentiel misant sur le caractère désormais transitoire et renouvelable de l’accès à la propriété. Pour les développeurs, ceux-ci représentent une occasion de conquérir de nouveaux marchés, alors que pour les institutions financières, ils traduisent la possibilité nouvelle qui s’offre à elles de générer davantage de relations financières et de revenus financiers fondés sur le logement.
4.3 – Le domicile comme lieu d’épanouissement de l’individualité néolibérale. L’émergence d’une convention de consommation résidentielle financiarisée
26Il nous reste maintenant à examiner comment les changements dans le domaine de l’accès au crédit hypothécaire (la convention de solvabilité) et dans les formes du développement immobilier (la convention de développement résidentiel) ont aussi été complétés d’une redéfinition de la convention sociale guidant les représentations du domicile et ses usages (la convention de consommation résidentielle). Sans évacuer complètement les principes sur lesquels s’étaient construits les critères fordistes de consommation résidentielle (confort, consommation à domicile…), le rapport à l’habitation dont on assiste aujourd’hui à l’émergence tend plutôt à les intégrer à une finalité nouvelle qui a pour objet de faire du domicile un investissement [Aalbers, 2008]. De bien d’usage et de patrimoine à transmettre de génération en génération, l’achat d’une propriété pour s’y loger semble être en voie de changer de vocation pour devenir avant tout un actif dont on doit tirer le maximum de revenu. Le rapport au domicile forgé en réponse aux exigences de la consommation de masse se soumet alors progressivement à de nouvelles visées d’accumulation financière qui participent de la financiarisation croissante de la société.
27L’émergence d’un nouveau rapport au domicile est indissociable de l’avènement du néolibéralisme, plus particulièrement des réformes qui ont rendu plus précaire la condition salariale et affaibli le système providentialiste de protection sociale. Dans l’espace laissé vacant par l’effritement de ces deux fondements du fordisme, deux pratiques financières ont gagné en importance. La première est le crédit à la consommation qui est constitué à 66 % de prêts hypothécaires, et qui a connu une augmentation spectaculaire au cours des dernières décennies pour atteindre 165,4 % du revenu disponible des ménages à la fin de 2015 (Statistique Canada, 2016). Sa forte croissance s’expliquerait d’une part par l’expansion de l’industrie du crédit et, d’autre part, par le fait que, dans un contexte de stagnation et de précarisation des salaires, celui-ci serait devenu un moyen de paiement et de consommation plus stable que les revenus d’emploi [Pineault, 2012, p. 75]. L’endettement personnel s’est aussi libéré de la réprobation morale qu’il suscitait autrefois pour accéder au statut de pratique encouragée et désormais considérée comme un moyen d’« investir dans l’avenir » [Montgomerie, 2007].
28La seconde pratique financière qui a profité du déclin du fordisme est l’investissement dans les produits financiers visant à prémunir les individus contre le risque. Jusqu’ici assurés par les mécanismes fordistes de négociation collective et les politiques providentialistes, la protection contre la perte de revenus (à l’âge de la retraite notamment) et le respect de certains droits universellement reconnus reposent aujourd’hui davantage sur la souscription individuelle à des assurances privées, sur l’investissement financier et sur la détention individuelle d’actifs [Montgomerie, 2011 ; Filion et Pineault, 2005]. La mise en place d’un tel système financiarisé de protection sociale exige de la part des individus qu’ils se conçoivent, dans les dimensions les plus ordinaires de leur existence, comme des entrepreneurs responsables de transformer les charges plus nombreuses qui leur incombent en occasions de rendements financiers [Langley, 2008, p. 134 ; Allon, 2010, pp. 367-368].
29C’est dans ce contexte que le rapport au domicile est lui aussi appelé à se financiariser et que l’accès au crédit à la propriété tend à devenir un vecteur de création de richesses susceptible de pallier la déliquescence de l’État-providence. Par exemple, les pages économiques de grands quotidiens réservées au courrier des lecteurs abondent de demandes de conseils sur les stratégies d’investissement résidentiel à privilégier concernant la manière de mieux planifier sa retraite ou de consolider ses dettes en tirant profit de la valeur immobilisée dans sa propriété [Gaudreau, 2013]. Le récent essor des prêts et marges de crédit garantis par l’avoir propre foncier en constitue une autre illustration. Ceux-ci, qui représentent le principal facteur de l’augmentation du crédit à la consommation au cours de la dernière décennie [Bailliu et al., 2001-2012], permettent d’utiliser la valeur nette d’une propriété que l’on possède déjà (la valeur marchande libre d’hypothèques) pour obtenir un prêt qui pourra par la suite servir différentes fins : achat d’une autre propriété, rénovation, consommation régulière, remboursement d’autres dettes ou investissement financier. Ces prêts, qui font du domicile un « guichet automatique », créent la possibilité d’envisager la propriété résidentielle sous un jour nouveau : celle-ci n’est plus seulement le lieu que l’on habite, mais elle devient également un levier d’investissement, un moyen de suppléer par l’endettement à la précarisation des salaires et un actif à valoriser [Montgomerie, 2011]. Enfin, la réorientation du développement résidentiel au profit du marché des acheteurs de type « move-up » s’accompagne elle aussi d’un discours favorable à la construction d’un rapport spéculatif au domicile. En changeant périodiquement de résidence principale, chaque propriétaire serait également en mesure d’accroître la valeur de son portefeuille immobilier plus rapidement que s’il s’était contenté d’un seul achat dans sa vie. Quelle que soit la capacité réelle de cette stratégie à remplir ses promesses, il n’en demeure pas moins qu’elle repose sur une représentation largement répandue du propriétaire-occupant qui, à la manière d’un investisseur, prend des risques et spécule sur l’augmentation anticipée de la valeur de sa maison. Elle renforce ainsi le caractère financiarisé de la convention de consommation résidentielle.
5 – Vers une régulation financiarisée de l’activité résidentielle ?
30Le tableau que nous avons brossé de l’évolution récente des trois principales médiations de l’économie résidentielle productive nous permet de formuler certaines remarques provisoires quant à la nature du processus de financiarisation auquel celle-ci serait soumise. La financiarisation apparaît d’abord comme un processus entraînant la redéfinition simultanée et réciproque des conventions sociales structurant l’activité du marché de l’habitation. On peut qualifier de « financière » la réorientation des pratiques immobilières, puisqu’elle semble, dans chaque domaine étudié, avoir été fortement influencée par les principes d’expansion de la liquidité et de massification du crédit identifiées précédemment comme les deux propriétés constitutives du pouvoir de la finance. En effet, les changements politiques, économiques et culturels que nous avons constatés dans les rapports structurant l’activité dans le domaine de l’habitation témoignent, à des degrés divers, d’une convergence des pratiques immobilières en faveur de la croissance d’un marché pour les prêts hypothécaires liquides. Ainsi, tant les prêts aux entreprises et aux ménages que le développement immobilier (privilégiant la forme du condominium par exemple) et que la consommation résidentielle (fondée sur les préceptes de l’individualisme entrepreneurial) participent de l’expansion du crédit « titrisable » et semblent plus compatibles que jamais avec les exigences de sa reproduction. De telles observations laissent également entrevoir la possibilité que l’accumulation financière ne constitue pas uniquement le principe régulateur de chacune des étapes de la circulation du capital dans l’économie résidentielle productive, mais qu’elle en réalise l’unité et la cohésion d’ensemble [Pineault, 2014].
Évolution des principales médiations institutionnelles de l’économie résidentielle productive

Évolution des principales médiations institutionnelles de l’économie résidentielle productive
31La financiarisation de l’habitation en tant que processus d’ensemble se manifeste entre autres dans l’évolution du rôle que l’État joue dans ce secteur d’activité. Depuis que les politiques fordistes ont fait de la SCHL le principal soutien aux trois principaux sous-secteurs de l’économie résidentielle productive (financement, production et consommation), celle-ci a progressivement renoncé aux moyens dont elle disposait pour orienter la trajectoire du développement résidentiel, notamment en ce qui concerne le prix et le type d’habitations à mettre en marché (logement social, locatif ou accès à la propriété). L’institution publique se limite désormais à jouer le rôle d’assureur de dernier recours et d’opérateur financier pour le compte des banques. Le soutien de l’État aux institutions financières n’est certes pas nouveau au Canada, mais il semble que le maintien du système de financement résidentiel fondé sur le tandem formé par les banques et les marchés financiers soit aujourd’hui devenu l’objet quasi exclusif de la politique publique fédérale en matière d’habitation. La crise mondiale du crédit de 2008 et la montée consécutive des inquiétudes quant à la possibilité que le marché canadien de l’habitation en pleine ébullition connaisse le même sort qu’aux États-Unis ont, depuis, contribué à confirmer cette tendance. À la première, le gouvernement canadien a répondu en inondant le marché des titres hypothécaires de liquidités (69 milliards $). Pour faire face à la seconde, il a réintroduit certaines limites récemment abolies à l’admissibilité à l’assurance hypothécaire offerte par la SCHL [Macdonald, 2012 ; Walks et Clifford, 2015]. En aucun temps, il ne fut toutefois envisagé d’autres interventions que celles visant à préserver la liquidité et le fonctionnement du système de financement hypothécaire.
6 – Conclusion
32Les observations présentées dans cet article sont, rappelons-le, le fruit d’une démarche exploratoire qui s’appuie à la fois sur un modèle théorique déduit des travaux de l’économie politique hétérodoxe, de recherches en cours et sur une littérature faisant état des transformations du modèle libéral/anglo-saxon de développement résidentiel. La recherche a jusqu’ici accordé une attention particulière à l’intervention du gouvernement canadien en raison du rôle déterminant qu’il joue dans ce domaine depuis plus de 60 ans. L’étude de la financiarisation de l’habitation au Canada et des médiations institutionnelles structurant le marché résidentiel gagnerait cependant à ne pas se limiter à la seule analyse des interventions des pouvoirs publics. Elle aurait notamment avantage à être complétée d’une enquête « de l’intérieur » sur les pratiques des autres acteurs du financement, de la production et de la consommation domiciliaires. Néanmoins, à l’aide du schéma exposé à la section 2, la démarche donne un premier aperçu de la manière dont s’opère la financiarisation dans le contexte culturel et national canadien, et de sa façon de se déployer en tant que processus de pénétration et d’appropriation d’ensemble de l’économie résidentielle productive, par la double logique d’expansion de la liquidité et de massification des relations financières. En dépit de son ancrage territorial, la recherche propose et met à l’épreuve un cadre d’analyse des transformations récentes des pratiques dans le domaine résidentiel qui peut également s’avérer utile à l’étude d’une tendance à la financiarisation dépassant largement les frontières du Canada.
Notes
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[1]
Traduction de l’expression anglaise financialization of home [Aalbers, 2008].
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[2]
L’expression « économie résidentielle productive » sera employée dans ce texte pour désigner le secteur d’activité qui englobe la production, la consommation et le financement (aussi bien à des fins productives que consomptives) de l’habitation. Il se distingue de la « nouvelle » finance résidentielle tournée vers le financement, la production et l’échange de titres financiers adossés à des actifs résidentiels. Cette distinction, qui reprend celle que J.M. Keynes a établie entre circulation industrielle et circulation financière, nous servira à montrer comment, au Canada, la première sphère d’activité semble aujourd’hui faire l’objet d’une reconfiguration par la seconde. Elle ne doit cependant pas être confondue avec la distinction que L. Davezies opère entre « économie productive » et « économie résidentielle » qui, bien qu’elle recoure à une terminologie similaire, est d’un tout autre ordre.
-
[3]
L’expression « reproduction élargie » signifie ici que le pouvoir de la finance repose non seulement sur sa capacité à créer et maintenir la liquidité des titres financiers, mais également sur la recherche de nouveaux moyens de rendre liquides des relations sociales et économiques qui ne le sont pas et ainsi d’élargir le spectre des activités qui peuvent être considérées comme des objets d’accumulation financière.
-
[4]
Tel que développé par Marcel Mauss, le concept de « fait social total » renvoie à la capacité d’un phénomène de mobiliser et d’agir sur la société dans sa totalité ou, du moins, sur ses principales institutions. Il n’exclut pas pour autant la diversité de ses manifestations ni la possibilité que certaines situations puissent échapper à la logique générale qu’il impose. Dans le cas qui nous intéresse, il n’exclut donc pas d’emblée l’existence de « limites » à la financiarisation [Christophers, 2015].
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[5]
Il aurait sans doute fallu ajouter la Banque centrale à cette liste [Graziani, 1990]. En effet, l’analyse qui suivra de la financiarisation du marché de l’immobilier aurait tout avantage à être complétée d’une étude de l’évolution de la politique monétaire menée par la Banque centrale du Canada et de ses incidences sur les modalités de fixation des taux d’intérêt hypothécaires, dont l’actuelle faiblesse est souvent citée comme l’une des principales causes de la forte activité immobilière des dernières années.
-
[6]
L’État est aussi au cœur des préoccupations des théories postkeynésienne et circuitiste [Lavoie, 1985].
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[7]
Les travaux d’Éric Pineault furent également d’une grande inspiration pour l’élaboration de ce schéma [Pineault, 2014].
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[8]
Les termes employés pour désigner les conventions dans le schéma sont une adaptation de ceux développés par la théorie de la régulation [Boyer, 2004 ; Aglietta, 1976], l’économie des conventions [Orléan, 2004] et l’économie postkeynésienne [Lavoie, 2004].
-
[9]
Par « crédit hypothécaire », nous entendons ici toute forme de créance qui prend en garantie un immeuble.
-
[10]
Les OHC sont des obligations garanties par la SCHL émises par une fiducie créée par l’État fédéral pour financer l’achat par cette même fiducie de titres hypothécaires. Contrairement à ces derniers, les OHC sont des titres à revenus fixes (des titres de titres ou « titres au carré »). Pour une description détaillée du programme, voir Traclet [2010] et Walks et Clifford [2015].
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[11]
À partir de 2008, craignant un effondrement immobilier comparable à celui des États-Unis, le gouvernement du Canada a cependant dû faire marche arrière en retirant certains types de prêts de la liste des créances admissibles à l’assurance de la SCHL.
-
[12]
En revanche, les données recueillies par les autorités financières canadiennes ne permettent pas d’établir dans quelle proportion la croissance du crédit est attribuable à l’un ou l’autre de ces facteurs. Par exemple, une étude menée pour le compte de la SCHL en 2008 révélait que les programmes publics de titrisation permettaient aux grandes banques canadiennes d’abaisser leurs coûts de financement, sans toutefois déterminer dans quelle mesure elle faisait bénéficier leur clientèle de cet avantage [KPMG, 2008].
-
[13]
Ces observations proviennent d’une recherche en cours sur les usages du condominium à Montréal.