1La récente réforme du Code du travail a confié aux entreprises un rôle nouveau dans la détermination des droits sociaux suivant la logique déjà engagée dans le champ de l’assurance complémentaire en santé. En effet, la loi du 14 juin 2013, qui fait suite à l’accord national interprofessionnel (ANI) signé le 11 janvier 2013 entre le MEDEF, la CFDT, la CFTC et la CGC, favorise la mise en œuvre d’une complémentaire santé au niveau de la branche professionnelle. En invalidant les clauses de désignation qui permettent aux branches de négocier pour toutes les entreprises du secteur à tarif identique, le Conseil constitutionnel a autorisé une négociation entreprise par entreprise. La réforme est entrée en vigueur depuis le 1er janvier 2016.
2C’est donc au niveau de l’entreprise que se généralise la couverture complémentaire santé dans un contexte de retrait continu de la Sécurité sociale pour les soins courants. En effet, depuis les années 1980, les politiques mises en œuvre dans le domaine de la santé tendent à réduire la part prise en charge par l’Assurance maladie obligatoire (AMO). Celle-ci a vu sa part dans la Consommation de soins et de biens médicaux (CSBM) passer de 80 % en 1980 à 77 % en 1990 et 75,5 % en 2010. En contrepartie, la part de l’Assurance maladie complémentaire (AMC) dans le financement de la CSBM est passée de 5,3 % en 1980 à 13,5 % [Le Garrec et al., 2013]. Cette évolution traduit essentiellement une transformation de la politique de santé qui cherche à remettre en cause le caractère prétendument opportuniste de l’assuré social.
3La généralisation par l’entreprise de la couverture santé complémentaire est présentée comme une bonne nouvelle : à un moment où la Sécurité sociale se désengage, pouvoir compter sur une assurance complémentaire qui vient financer le reste à charge est salutaire. Après tout, l’important n’est pas de savoir qui rembourse, c’est que tous les malades soient remboursés. Passer par l’entreprise remet au premier plan les partenaires sociaux et offre un moyen de relancer le dialogue social. Il serait donc malvenu de critiquer ce progrès social, seuls des idéologues égarés et ignorants s’y risqueraient [1].
4Or, si la généralisation de l’Assurance maladie complémentaire a été présentée par les pouvoirs publics comme le seul moyen de lutter contre la dérive inégalitaire du système de santé français en permettant à tous d’avoir une assurance santé complémentaire, elle ne fait, en réalité, qu’accentuer les inégalités déjà existantes. Cette logique est d’autant plus condamnable qu’elle favorise la croissance d’un nouveau marché des complémentaires financé par l’argent public.
1 – La généralisation des complémentaires santé ignore les inégalités de santé
5Depuis les années 1980, l’AMO délègue une part croissante de ses dépenses à l’AMC, amplifiant les inégalités de santé tout particulièrement en reportant sur le système de santé les inégalités nées sur le marché du travail. L’obligation pour les entreprises de proposer à leurs salariés, depuis le 1er janvier 2016, une complémentaire santé accentue ce mécanisme sans pour autant chercher à couvrir les personnes qui n’en avaient pas puisqu’elles sont principalement hors entreprise.
1.1 – L’AMC reproduit les inégalités nées sur le marché du travail
6L’AMC reproduit les inégalités sociales [Batifoulier et al., 2010]. Les populations les plus socialement vulnérables sont les moins bien couvertes : 13 % des personnes appartenant à une famille monoparentale n’ont pas de couverture complémentaire, contre 5 % pour celles vivant en couple avec deux enfants. L’activité professionnelle joue également un rôle important. Un chômeur a trois fois plus de risques qu’un salarié de ne pas bénéficier d’une AMC. L’inactif a, quant à lui, 1,6 fois plus de chances que l’actif d’être écarté de l’accès aux organismes complémentaires d’assurance maladie (OCAM) [Marical et Saint-Pol (de), 2007]. Les chômeurs sont une population pour laquelle l’accès à une complémentaire santé est le plus difficile. La faiblesse de leur revenu en constitue une première explication. À cela s’ajoute l’impossibilité de bénéficier d’un contrat d’entreprise, bien que la loi Évin du 31 décembre 1989 leur permette, sous certaines conditions, de bénéficier d’un prolongement de leur contrat.
7L’accès à l’AMC est profondément lié à la position dans l’emploi. Les cadres sont plus nombreux que les employés, professions intermédiaires et ouvriers à avoir accès à une couverture complémentaire (80 % pour les premiers contre 73 % pour les seconds). Le niveau de salaire est un bon indicateur : 90 % des salariés ayant une rémunération mensuelle nette comprise entre 1 942 € et 2 763 € ont accès à une complémentaire, contre 71 % de ceux percevant un salaire compris entre 1 065 € et 1 468 € [Perronnin et al., 2012]. La qualité de la complémentaire est également en jeu. Les cadres bénéficient de meilleures couvertures que les autres : 29 % d’entre eux ont accès à un contrat fort en optique et 15 % à un contrat fort en dentaire, alors que les non-cadres ne sont que 18 % à bénéficier des premiers et 12 % des seconds. En revanche, pour les contrats dits faibles, 32 % des cadres y ont accès contre 46 % des non-cadres [Francesconi et al., 2006].
8Le budget lié à l’acquisition d’une complémentaire santé est un élément central dans la décision du ménage. Il s’avère que les ménages modestes et âgés ont un taux d’effort plus important pour les contrats individuels (c’est-à-dire conclus en dehors de l’entreprise). Le taux d’effort augmente quand le revenu diminue : il est de 2,9 % pour les ménages les plus aisés et de 10,3 % pour les plus pauvres. Malgré cela, les sommes (en valeur absolue) consacrées par les familles modestes à l’acquisition d’une complémentaire santé restent inférieures à celles des ménages aisés. Les ménages modestes accèdent donc à des contrats d’entrée de gamme dont les garanties sont inférieures à celles des contrats haut de gamme. Le taux d’effort varie également en fonction de l’âge du chef de ménage. Le taux d’effort est de 7,1 % pour les ménages dont le chef est âgé de 65 ans ou plus. En revanche, il n’est que de 3,2 % quand il est âgé de moins de 30 ans [Kambia-Chopin et al., 2008].
1.2 – L’ANI ne règle pas le problème de la non-couverture
9Les personnes non couvertes par une assurance santé complémentaire sont principalement des chômeurs, des étudiants, des retraités et des précaires (CDD courts et « petits » temps partiels), soit tous ceux qui ne sont pas visés par la loi ! Une simulation réalisée en 2015 par Florence Jusot et Aurélie Pierre [2015] à partir de l’enquête Santé protection sociale de l’IRDES montre que, grâce à la généralisation de l’assurance complémentaire santé d’entreprise, la proportion de personnes non couvertes, passerait de 5 % à 4 % si l’ANI s’applique exclusivement aux salariés du secteur privé ; de 5 % à 3,7 % s’il est étendu à tous les chômeurs de moins d’un an (à condition qu’ils acceptent la portabilité) et de 5 % à 2,7 % si l’accord bénéficie aux ayants droit des salariés et des chômeurs.
10Cette simulation met aussi en évidence la permanence d’inégalités de couverture. En effet, l’ANI n’améliore la couverture santé que des actifs et de leurs ayants droit âgés de 18 à 60 ans (l’amélioration est plus sensible pour les 18 à 30 ans et diminue avec l’âge). Il resterait au minimum une part de 6,8 % de population non couverte pour les personnes âgées de plus de 80 ans, quelle que soit l’hypothèse retenue. Au final, la réforme ne supprimerait pas les inégalités, et les plus de 70 ans, les inactifs et les plus précaires, dont beaucoup d’étudiants, resteraient sans couverture complémentaire. Parallèlement, la simulation de l’IRDES montre aussi que les populations qui auraient le plus besoin d’améliorer leur couverture en santé (inactifs, personnes de plus de 70 ans et personnes se déclarant en mauvaise santé) sont celles qui bénéficieraient le moins de cette amélioration. Par ailleurs, on peut craindre un effet boomerang cruel pour ces populations mal couvertes : alors que les salariés qui étaient couverts par un contrat individuel vont migrer vers les complémentaires d’entreprise, les exclus de l’ANI qui souscrivent des contrats individuels vont payer plus cher leur assurance santé pour équilibrer les comptes des organismes offrant des complémentaires.
11Les retraités vont particulièrement souffrir de cette généralisation qui se fait sans eux. Ils sont déjà moins bien couverts par une complémentaire que l’ensemble de la population et paient des primes élevées, qui conduisent à consacrer une part importante de leurs ressources à la santé, particulièrement pour les retraités modestes [Jess et al., 2015]. Cette situation défavorable ne va pas s’améliorer quand il faudra souscrire une assurance complémentaire à 65 ans. Alors qu’ils voient déjà leurs pensions baisser du fait des différentes réformes, les retraités vont devoir s’acquitter de primes d’assurance santé très élevées en raison de leur âge. Jamais le départ à la retraite n’aura été aussi violent.
12D’un point de vue qualitatif, la couverture santé risque de se détériorer alors que les contrats collectifs d’entreprise étaient jusqu’alors plus efficaces que les contrats individuels. En effet, la loi prévoit la prise en charge d’un socle de garanties minimales incluant le ticket modérateur, le forfait journalier hospitalier, les soins dentaires à hauteur de 125 % des tarifs de la Sécurité sociale et le remboursement de 100 € à 200 € pour l’optique selon le type de correction (cf. tableau 1). Selon le magazine Que Choisir, ces prises en charge sont même parfois inférieures à celles proposées par la Couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C) [2] ! Compte tenu de cette faible prise en charge imposée par la loi, il y a danger de voir la complémentaire santé d’entreprise servir de produit d’appel pour vendre d’autres prestations qui étaient jusqu’à présent comptées dans les anciens contrats d’entreprise (dépassement d’honoraires, hébergement hospitalier, auditif, optique, dentaire…).
Comparaison des contrats d’assurance complémentaire ANI, ACS et CMU

Comparaison des contrats d’assurance complémentaire ANI, ACS et CMU
(a) Sauf cures thermales et médicaments remboursés à 15 % ou 30 % ; (b) Sauf cures thermales et médicaments remboursés à 15 % ; (c) Sauf homéopathie, cures thermales et médicaments remboursés à 15 % ou 30 % ; (d) Y compris la participation forfaitaire de 1 € sur les consultations ou actes médicaux, les examens de radiologie, les analyses médicales et la franchise médicale sur les médicaments, les actes paramédicaux et les transports sanitaires ; (e) Moyenne calculée sur l’ensemble des actes de prothèses et d’orthodontie dentaire du panier de soins CMU-C ; (f) Taux appliqué à la « pose d’une prothèse plurale comportant 2 piliers d’ancrage céramométalliques ou en équivalents minéraux et un élément intermédiaire céramométallique ou en équivalents minéraux », code CCAM : HBLD023 ; (g) Tous les 4 ans. (h) Le contrat responsable prévoit d’autres corrections mixtes.* Lorsqu’ils sont exprimés en pourcentage, les taux de remboursement sont basés sur les tarifs maximums fixés par l’assurance maladie ; lorsqu’ils sont exprimés en euros, les montants remboursés s’ajoutent au remboursement de la part AMO.
13Il est encore trop tôt pour analyser qualitativement le marché, mais les contrats négociés après la mise en place de l’ANI restent de qualité standard. Plus précisément, les premiers résultats laissent apparaître que les PME et les très grandes entreprises offrent à leurs salariés des contrats au rapport prestations-prix plus intéressants que ceux offerts par les TPE ou les professionnels libéraux [Abecassis et Coutinet, 2016]. En revanche, toutes les entreprises peuvent dorénavant instrumentaliser la complémentaire santé pour baisser la rémunération des salariés. Il peut être tentant d’échanger un peu plus de complémentaire santé (part variable) contre un peu moins de salaire (part fixe), surtout quand la position de l’employeur est renforcée par le nouveau Code du travail.
2 – La mise en place d’un nouveau marché : une solution coûteuse pour tous
14La généralisation de la complémentaire d’entreprise intervient à un moment important pour l’AMC. Le marché tend aujourd’hui à se concentrer et se transforme progressivement. La généralisation de la complémentaire santé dope le marché en fragilisant un peu plus les mutuelles, condamnées à se caler sur les pas des opérateurs lucratifs. Ce marché en plein essor redessine l’architecture globale de la couverture santé. La mise en œuvre d’une solution à trois étages qui semble se dégager sera coûteuse pour la collectivité.
2.1 – La constitution d’un nouveau marché de l’AMC
15Depuis la loi du 31 décembre 1999, l’AMC est apportée par trois types d’intervenants : les mutuelles, les institutions de prévoyance (IP) et les sociétés d’assurance. En 2014, les mutuelles dominent encore le marché avec un chiffre d’affaires de 18 milliards d’euros (53 % du marché), contre 9,6 milliards d’euros (28 %) pour les sociétés d’assurance avec 6,3 milliards (19 %) pour les IP. Si les mutuelles restent en tête, elles perdent chaque année des parts de marché au profit des sociétés d’assurances. Les premières avaient en 2001, 60 % du chiffre d’affaires du secteur, contre 19 % aux secondes et 21 % pour les institutions de prévoyance. De 2001 à 2014, le chiffre d’affaires du marché a doublé en passant de 17 à 33,9 milliards d’euros. Dans le même temps, il se concentre fortement, passant de 1 702 OCAM présents sur le marché (117 sociétés d’assurance, 57 IP et 1 528 mutuelles) à 573 OCAM en 2014. Ceux-ci sont répartis de la façon suivante : 94 sociétés d’assurance, 26 IP et 453 mutuelles. Ainsi, si le nombre d’entités présentes sur le marché a considérablement diminué (- 66,3 %), ce sont les mutuelles les plus touchées (- 70,3 %), suivies des IP (- 54,3 %) et des sociétés d’assurance (- 19,6 %).
16La généralisation de la complémentaire santé offre une nouvelle opportunité de développement de ce marché qui se concentre en accélérant les alliances stratégiques. Dans cette configuration, la mutualité perd son identité en accompagnant l’univers concurrentiel. Pour faire face, deux types de rapprochements s’offrent à elles. Les premiers, les rapprochements faibles (Union de mutuelles 45, Groupement d’intérêts économiques, union de groupes mutualistes) permettent à des mutuelles 45, des sociétés d’assurance mutuelle, des IP ou des sociétés d’assurances de s’associer autour de partenariats ou d’unions techniques. Les seconds, les rapprochements forts (Société de groupe d’assurance mutuelle – SGAM – et Union mutualiste de groupe – UMG) permettent une première forme d’intégration financière. Les SGAM sont ouvertes à toutes les entités et ont la personnalité morale. En revanche, les UMG sont exclues des sociétés d’assurance [Abecassis et al., 2014]. Cette évolution prépare une systématisation de la concurrence à l’ensemble des acteurs.
17Cette transformation quantitative et qualitative du marché oriente profondément la définition de la mutualisation du risque santé. D’une définition juridique mettant en œuvre un principe de solidarité, la mutualisation est devenue une technique de compensation financière basée sur un calcul de probabilité et vecteur d’une société assurantielle [Supiot, 2016]. Le glissement des mutuelles accompagne et légitime le déplacement d’une mutualisation solidaire vers une mutualisation financière. La généralisation de l’assurance complémentaire attise cette transformation.
18L’érosion de la mutualisation solidaire au profit d’une mutualisation financière s’inscrit dans la mise en place progressive d’un système à trois étages : assurance maladie obligatoire, assurance complémentaire d’entreprise obligatoire et assurance surcomplémentaire facultative pour couvrir ce qui était jusque-là du ressort de la complémentaire. Ainsi, pour une consultation médicale à 23 euros, la Sécurité sociale rembourse 70 %, l’assurance complémentaire d’entreprise prendra en charge le ticket modérateur, soit 30 %, et la surcomplémentaire les éventuels dépassements d’honoraire. Selon une enquête du 24 mai 2016 réalisée par le cabinet Deloitte à l’issue du 1er trimestre 2016, et depuis la généralisation de la complémentaire santé à l’ensemble des salariés, 22 % des Français ont changé de contrat, et 16 % ont souscrit une couverture surcomplémentaire individuelle. Plus intéressant encore, de plus en plus de Français considèrent qu’il est nécessaire de souscrire une surcomplémentaire et 26 % des personnes interrogées se déclarent prêtes à payer une cotisation mensuelle moyenne de 41 € [3]. L’institutionnalisation d’un système à trois payeurs est en marche. Le marché de la surcomplémentaire santé est aujourd’hui en phase de croissance. Il peut être évalué à 1,3 milliard d’euros. Il représente essentiellement les contrats souscrits par des personnes voulant améliorer leur complémentaire santé, notamment lorsque celle-ci leur est imposée – dans le cas des contrats collectifs notamment – et jugée insuffisante [Abecassis et al., 2015 ; Montaut, 2016].
2.2 – Instituer un marché de la santé : une solution coûteuse
19Cette généralisation par l’entreprise va coûter aussi plus cher à l’assuré qui va devoir supporter le prix de la concurrence. Le marché de l’assurance santé est en effet très compétitif et les opérateurs (mutuelles, IP et sociétés d’assurance) cherchent à attirer les clients avec des dépenses de marketing et de publicité. Celles-ci s’élèvent à 190 millions d’euros en 2013, soit 0,5 % des cotisations [Escot, 2015] et participent à l’augmentation des frais de gestion qui sont déjà très élevés et beaucoup plus que ceux de la Sécurité sociale [Auvigne, 2013] [4].
20Cette différence est propre aux évolutions du marché de l’AMC. En effet, ces structures doivent faire face à différents coûts propres à leur activité. Quatre types de frais sont en jeu : les frais d’administration (l’adhésion, l’encaissement des cotisations, la gestion des contrats), les frais de gestion des sinistres (coût du processus de prise en charge), les frais d’acquisition qui contiennent les frais de commercialisation (commission des courtiers, coûts informatiques) et les frais de publicité. En 2014, les frais d’acquisition représentent 8 % pour l’ensemble du marché. Les sociétés d’assurance qui sont dans une stratégie de gains de part de marché ont des frais d’acquisition plus élevés (13 %). A contrario, les IP, qui ont dans leur portefeuille d’activité des contrats collectifs, ont des frais d’acquisition de 5 % seulement. Ces différences résultent des structures des portefeuilles des organismes complémentaires. En effet, les institutions de prévoyance gèrent principalement des contrats collectifs. Dans ce cas, l’acteur principal est l’entreprise qui est l’intermédiaire de plusieurs assurés (les salariés) et les frais d’acquisition sont plus faibles [Barlet et al., 2016].
21De plus, la généralisation des complémentaires santé a un coût non négligeable pour la société. Ainsi, la mise en place des contrats dits responsables (c’est-à-dire garantissant le respect du parcours de soins coordonnés, des franchises mises en œuvre par le législateur et la non-prise en charge des dépassements d’honoraires) a été facilitée par des aides publiques importantes. Le Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie [Reynaud et al., 2013] évalue ainsi le coût de la généralisation à 4,3 milliards d’euros (exemption de cotisations sociales pour les contrats, réduction du taux de la taxe spéciale sur les conventions d’assurance – TSCA –, exonérations d’impôts sur le revenu des cotisations versées). La généralisation de la complémentaire santé par la loi du 14 juin 2013 se soldera par un surcoût attendu allant de 1,5 à 2,1 milliards d’euros en année pleine [Auvigne, 2013].
22Contrairement à ce qu’en pensent ses thuriféraires, le marché de l’AMC a un coût pour la société qui dépense beaucoup d’argent public pour subventionner le marché privé au nom de la « nécessaire » réduction des budgets publics [Batifoulier, 2015]. Cette généralisation par l’entreprise va ainsi coûter plus cher à l’assuré qui va devoir supporter le prix de la concurrence [Tabuteau, 2016, 2014].
23L’un des arguments des partisans de l’Accord national interprofessionnel est que celui-ci permet de redonner un rôle aux partenaires sociaux dans le pilotage d’une partie de la couverture santé, au niveau de la branche ou de l’entreprise. En d’autres termes, la généralisation de la complémentaire santé redonnerait un nouveau souffle à la démocratie sociale en associant la part privée du risque santé aux partenaires sociaux qui ont été exclus de la gestion de la part publique.
24Les syndicats signataires de l’ANI seraient ainsi à l’avant-garde de la lutte contre l’étatisation de la Sécurité sociale et de la logique managériale qui l’accompagne. C’est un jeu très dangereux. Aux États-Unis, les syndicats ont assuré la promotion de la santé via l’entreprise [Rodwin, 1985] et ont ainsi alimenté les intérêts puissants qui ont milité pour l’absence de couverture publique universelle. Encourager la couverture maladie d’entreprise assure la promotion de l’assurance privée et fragilise la Sécurité sociale. Nous avons montré, dans le cas français, que la mise en œuvre de la complémentaire d’entreprise obligatoire ne s’est pas traduite par une amélioration de la qualité des contrats et a fragilisé l’accès à la complémentaire pour les non-salariés.
25Le choix d’étendre la couverture maladie en assurant la promotion de l’assurance complémentaire plutôt qu’en étoffant la Sécurité sociale est un choix inégalitaire. L’assurance complémentaire n’est pas l’assurance obligatoire : elle privilégie les bien portants et couvre davantage ceux qui ont le moins besoin de soins de santé. Passer par l’entreprise renforce cette mécanique inégalitaire en organisant la segmentation entre les salariés et les non-salariés. Elle fragilise la solidarité en traçant une trajectoire où l’assurance santé d’entreprise devient la protection santé ordinaire pour les soins courants. Elle participe au vaste mouvement qui subordonne le bien-être (dont la santé est un ingrédient majeur) aux seules stratégies des entreprises. La couverture santé est dorénavant un instrument de la concurrence et un marqueur de la position de chacun sur le marché du travail. Cette évolution est coûteuse en budget public car, en matière de santé, les dépenses privées sont plus élevées que les dépenses publiques qu’elles remplacent.
Notes
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[1]
Une note récente des Économistes atterrés publiée sur le site Mediapart a fait l’objet de critiques de la part d’un laudateur du marché de la santé, affilié de surcroît à la Fédération française des sociétés d’assurances, au seul motif que remettre en question la généralisation de la complémentaire relève plus d’une position idéologique que d’une analyse scientifique. (https://www.mediapart.fr/journal/economie/070716/eco-contre-courant-les-complementaires-sante-rongees-par-linegalite)
- [2]
- [3]
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[4]
Cette note commune de l’Inspection générale des finances et de l’Inspection générale des affaires sociales montre que les coûts de gestion représentent 3,7 % par prestation versée dans l’AMO, contre 22,5 % dans l’AMC. La prise en charge des prestations maladie par l’AMC est donc plus coûteuse que celle de la Sécurité sociale.