Stéphane Horel, Intoxication. Perturbateurs endocriniens, lobbyistes et eurocrates : une bataille d’influence contre la santé, Paris, La Découverte, 2015, 334 p.
1Journaliste indépendante et documentariste, Stéphane Horel mène depuis dix ans des enquêtes d’investigation approfondies, à la croisée de l’envahissement de la société de consommation – c’est-à-dire nos vies – par des molécules chimiques en tout genre et de la puissance des lobbies industriels à imposer les profits des firmes multinationales comme priorité absolue des politiques publiques européennes.
2Au propre comme au figuré, le titre du dernier livre de Stéphane Horel, Intoxication, est bien choisi, précis et implacable. Oui, les perturbateurs endocriniens intoxiquent des millions d’Européens, aujourd’hui. Oui, les stratégies des lobbies industriels relèvent aussi d’un processus d’intoxication de grande ampleur des institutions européennes. Selon l’auteur, le problème ne serait pas que « l’industrie défende ses intérêts, mais que la puissance publique ne préserve pas l’intégrité de ses décisions » (p. 248). Encore faudrait-il que ladite puissance publique érige son indépendance et son intégrité comme valeurs de référence de l’action publique. Or ce livre montre que de très nombreux scientifiques et acteurs des institutions européennes se laissent asservir aux seuls impératifs des intérêts privés des actionnaires d’entreprises multinationales, au détriment de politiques publiques visant la défense de l’intérêt général et de la santé publique.
3Fondé sur une enquête rigoureuse et approfondie des rouages par lesquels passe l’élaboration d’une décision publique à Bruxelles, ce livre est une œuvre de dévoilement du mode de gouvernement de l’Union européenne. Tout d’abord, il faut abandonner toute illusion concernant la démocratie : les parlementaires européens n’ont pas de pouvoir d’initiative concernant les textes législatifs européens. Seule la Commission peut élaborer et proposer des projets de directives. Tout se passe donc ailleurs qu’au Parlement, comme le montre remarquablement Stéphane Horel à propos de la réglementation tant attendue d’une catégorie de molécules toxiques, celle des milliers de perturbateurs endocriniens que l’industrie chimique a répandus dans notre environnement, notre alimentation, notre consommation quotidienne. Parmi les particularités de ces molécules, leur activité toxique à dose infinitésimale et des mécanismes d’action mimétique des hormones d’une grande diversité auraient justifié leur interdiction immédiate dès la mise en évidence de leur toxicité en 1991. En effet, les dangers qu’ils représentent pour la santé, la vie et la reproduction humaines sont absolument redoutables, tant pour les vivants d’aujourd’hui que pour les générations futures. Un air de déjà-vu en matière de catastrophe sanitaire : l’amiante aurait dû être interdit dès les années 1930, ce qui aurait permis d’épargner des millions de victimes !
4Stéphane Horel nous apprend quelle est l’estimation du « coût de l’inaction » sur les perturbateurs endocriniens : à l’échelle de l’Europe, probablement plus de 270 milliards d’euros par an pour les dépenses de santé et pertes de revenus, soit 2 % du PIB européen. Chiffre néanmoins dérisoire si on le rapporte à la somme – inestimable, elle ! – des souffrances et des drames vécus par ceux qui subissent et subiront les conséquences sanitaires de l’imprégnation de notre quotidien par les perturbateurs endocriniens, ces « minuscules cambrioleurs de l’intime », comme les désigne Stéphane Horel.
5Dans le livre, l’auteure entraîne le lecteur dans les arcanes de l’univers bruxellois de la Commission européenne et des très nombreuses structures de lobbying créées par les industriels pour parer aux « menaces » toujours renaissantes de réglementations visant à protéger la vie et la santé humaine contre les risques industriels. Cette luxueuse « armée de l’ombre » des lobbyistes – faite d’unions professionnelles, think tanks, forums, bureaux d’études, sociétés de consulting, cabinets de relations publiques, etc. – compterait un lobbyiste ou assimilé pour un fonctionnaire européen. Le modèle est celui, mis au point par le BAT (British American Tobacco), d’une stratégie « d’infiltration réfléchie des lieux d’expertise et de pouvoir » (p. 32). Il s’agit de « travailler le système de trois manières : s’opposer aux propositions législatives ou les amender ; promouvoir ses propres propositions ; contester les projets des autorités ou réglementations existantes » (p. 190).
6L’histoire du projet européen de réglementation des perturbateurs endocriniens commence en 2009 seulement, soit 25 ans après l’alerte lancée par les scientifiques, avec l’adoption du règlement « pesticides ». Dans celui-ci, il est précisé qu’une définition et des critères concernant spécifiquement les perturbateurs endocriniens devront être adoptés au plus tard en décembre 2013. S’appuyant sur de multiples rouages de la société lobbyiste et soutenu par l’industrie chimique et pétrochimique américaine, le patronat européen de la chimie, épaulé par des États comme la Grande-Bretagne et l’Allemagne, va mener l’offensive sur plusieurs fronts. Il interpelle de façon pressante, voire oppressante, les responsables des directions générales de la commission (en utilisant adroitement les rivalités entre DG environnement et DG consommation-santé, mais aussi en accédant à tout moment aux instances de décisions, soit le cabinet de Barroso puis de Junker, soit le secrétariat général, ou les deux en même temps). Il agit aussi au niveau de la communauté scientifique, par le biais de soi-disant « pairs » (des scientifiques disposés à soutenir que le risque est « négligeable » ou que les études menées ne sont pas rigoureuses), ce qui permet de disqualifier travaux et chercheurs faisant référence au niveau de la communauté scientifique internationale sur l’état des connaissances concernant les perturbateurs endocriniens. Le doute, le mensonge et la mauvaise foi sont mis à profit pour jeter le trouble et la zizanie dans les rangs des fonctionnaires européens, et retarder ainsi indéfiniment l’élaboration de la définition et des critères. Le patronat réclame enfin – avant toute décision – la réalisation d’une « étude d’impact » d’une éventuelle réglementation, en agitant un « chiffre épouvantail » (65 milliards d’euros) des pertes financières que provoquerait l’adoption d’une telle réglementation « sur l’agriculture mondiale » (comprendre : sur les profits des multinationales de la chimie et de l’agro-business). Cette stratégie a déjà été imposée maintes et maintes fois par le patronat à la Commission européenne avant d’éventuelles nouvelles réglementations, ce qui, bien souvent, en a bloqué l’adoption. De 2003 à 2014, ce ne sont pas moins de 700 études d’impact qui ont été réalisées à la demande de la Commission, dans la perspective d’une législation « plus simple et moins coûteuse », nous apprend Stéphane Horel.
7À ce rouleau compresseur de la société lobbyiste s’opposent néanmoins, selon Stéphane Horel, plusieurs fronts de résistance. Tout d’abord, citons les scientifiques qui, en toute indépendance et conscience de leurs responsabilités, ont établi la réalité terriblement inquiétante des conséquences sanitaires des perturbateurs endocriniens. L’auteure montre aussi la lutte courageuse de fonctionnaires européens de la DG environnement, menée aussi loin que possible dans l’élaboration d’un projet de règlement protecteur. Des parlementaires, enfin, ainsi que des mouvements citoyens, exercent des formes diverses de contre-pouvoir et tentent de faire valoir l’intérêt général et la santé publique contre les intérêts privés défendus par les lobbys industriels. Mais Stéphane Horel nous fait mesurer le peu d’empressement de l’exécutif européen à leur porter la moindre attention. L’action en justice elle-même peut-elle infléchir le cours de cette histoire ?
8Suite à un « recours en carence », engagé en juillet 2014 par la Suède et d’autres acteurs européens dont la France, recours soutenu – fait exceptionnel – par le Parlement et le Conseil européens, la Cour de justice européenne a reconnu le 16 décembre 2015 que « la Commission a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du règlement n° 528/2012 en s’abstenant d’adopter des actes délégués en ce qui concerne la spécification des critères scientifiques pour la détermination des propriétés perturbant le système endocrinien et ce, au plus tard, le 13 décembre 2013 ». Le livre Intoxication est sorti avant cette décision de la CJE, décision qui, pour le moment, n’a pas modifié l’agenda de la fameuse étude d’impact.
9Alors qu’elle hiérarchise les facteurs spécifiques de cette histoire, Stéphane Horel précise en conclusion que « dans cette liste de facteurs, il n’est nulle part question d’incertitude scientifique, mais d’absence de volonté politique – partout ». Ce livre passionnant en témoigne et constitue un encouragement fort aux mouvements citoyens dont les mobilisations pourraient obtenir enfin l’interdiction européenne des perturbateurs endocriniens comme fut conquise celle de l’amiante. Mais dans combien de temps ?
10Une dernière remarque : travaillant sur les conflits d’intérêts, Stéphane Horel livre en annexe de son ouvrage une « déclaration d’intérêts » qui témoigne de son indépendance effective à l’égard de toute source de financement, même indirecte, susceptible d’avoir exercé une quelconque influence sur la conduite de l’enquête et l’analyse de ses résultats. Cette déclaration d’intérêts devrait faire réfléchir les chercheurs de toute discipline – devenus dépendants des industriels pour le financement de leurs travaux – sur les conflits d’intérêts dont ils sont, de fait, prisonniers. Au-delà, c’est la politique de la recherche publique et de son financement qui est elle-même ici questionnée.
11Annie THÉBAUD-MONY
12(IRIS, INSERM)
Arnaud Lechevalier et Jan Wielgohs (dir.), Social Europe: a Dead End. What the eurozone crisis is doing to Europe’s social dimension, Copenhague, Djof Publishing, 2015, 278 p.
14La crise que nous traversons depuis maintenant plus de huit ans a mis à mal le modèle social européen, si bien qu’un ouvrage récent dans le cadre d’une recherche coordonnée par le Bureau international du travail (BIT) s’interrogeait sur le fait de savoir si l’Europe n’était pas en train de perdre son « âme » [1]. L’ouvrage coordonné par l’économiste Arnaud Lechevalier et le politiste Jan Wielgohs aborde plus directement la dimension sociale de la construction européenne en s’interrogeant sur ce qu’il reste de « l’Europe sociale », aussi bien en termes de projet que d’accomplissement ? Le grand intérêt de l’ouvrage, le premier à analyser la crise sociale en Europe de manière à la fois transversale, interdisciplinaire et internationale (en regroupant une dizaine de chercheurs européens et canadiens), est de ne pas seulement tracer le constat détaillé d’un échec, mais d’en analyser de façon précise les ressorts fondamentaux, qui ont leur racine bien en amont de la crise actuelle, et qu’il faut ainsi saisir dans une perspective historique en revenant à l’origine même du projet européen et des modalités de sa mise en œuvre.
15L’Europe sociale n’est pas restée complètement lettre morte. Elle a même connu un certain « âge d’or » – selon les termes du sociologue Jean-Claude Barbier (auteur du chapitre 1) – entre le milieu des années 1980 et le début des années 2000. Elle s’est déployée selon trois modalités, comme le rappellent les auteurs (notamment Arnaud Lechevalier dans le chapitre 2, et le sociologue Francesco Laruffa dans le chapitre 7). Dès les années 1960 et en particulier au cours des années 1970, sont promus au niveau européen certains droits fondamentaux concernant l’égalité hommes-femmes, la non-discrimination, la sécurité et la santé au travail. Cette dynamique s’est traduite plus récemment dans la proclamation d’une Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne adoptée en 2000 et censée devenir juridiquement contraignante pour les signataires du Traité de Lisbonne mis en œuvre depuis en 2009 – l’avis réservé de la Cour de justice de l’UE de 2014 à ce sujet laisse cependant pour l’heure les choses encore ouvertes. Une seconde modalité est apparue au début des années 1990 – notamment dans le contexte de l’accord sur la politique sociale annexée au traité de Maastricht, ultérieurement intégré au traité d’Amsterdam. Elle a consisté à associer les partenaires sociaux (syndicats et organisations patronales), constitués au niveau européen, au processus d’élaboration de la législation dans le champ social. Enfin, à partir de la fin des années 1990, s’est mise en place une procédure originale, celle de la « Méthode ouverte de coordination » (MOC), instrument de la « soft law », visant à harmoniser les politiques sociales et de l’emploi des États membres de façon non contraignante, par la définition d’objectifs communs et les échanges de « bonnes pratiques ». C’est notamment dans ce cadre qu’est née la Stratégie européenne de l’emploi. Mais le bilan de tout ce processus est somme toute modeste nous disent les auteurs – les directives européennes ne fixant que des standards minima en deçà de ceux existant dans les pays les plus avancés (dont la France). Pire, comme le note le politiste Björn Hacker (chapitre 4), selon certains observateurs, la MOC n’aurait été, de par sa subordination aux Grandes orientations des politiques économiques, que le cheval de Troie des politiques néolibérales, notamment depuis le milieu des années 2000. Au total, la dimension sociale de la construction européenne est donc restée limitée, quoique contraignante pour les États membres ayant rejoint l’Union, et surtout inféodée à une logique économique dominante mettant au premier plan la construction d’un marché.
16Les facteurs politiques au niveau européen ont joué un rôle – comme le tournant plus nettement libéral opéré au début des années 2000 avec la nomination de José Manuel Barroso à la tête de la Commission européenne, en phase avec un parlement dominé par les conservateurs, et qui met fin à l’âge d’or évoqué plus haut. Cependant, les auteurs insistent avant tout sur les obstacles à l’émergence d’une véritable Europe sociale constitutifs du projet européen lui-même et de ses modalités de mise en œuvre, et ce dès ses origines. Arnaud Lechevalier (chapitre 2) revient ainsi en détail et de façon très éclairante sur l’influence déterminante de l’ordolibéralisme allemand sur la conception initiale du projet de construction européenne. Il rappelle comment, dans cette conception, l’État doit promouvoir un ordre permettant au marché de déployer ses effets bénéfiques, la concurrence éliminant les abus de pouvoir et promouvant l’efficience économique, condition de la prospérité sociale. Même s’il se différencie de la conception (ultra-)libérale autrichienne du marché comme « ordre spontané », promue à la même époque par Hayek et Mises, l’ordolibéralisme représente clairement une variante du « néo-libéralisme » [2], porteuse de la primauté de l’économique sur le social. Et de fait, cette inféodation est affirmée dès les premières mesures dans le domaine social, la promotion d’un socle de droits fondamentaux (concernant l’égalité de salaire hommes-femmes, les congés payés, le temps de travail, etc.) ayant pour objectif premier d’éviter les distorsions de concurrence pouvant entraver le bon fonctionnement du marché commun. Dans ce cadre, souligne Lechevalier, le programme social du Traité de Rome n’est qu’un « effet colatéral » (« by-product ») de l’élaboration de ce dernier. L’ombre portée par la conception ordolibérale est persistante, et éclaire certains choix fondamentaux qui ont été faits par la suite, notamment au moment de la conception du traité de Maastricht, puis quand la crise a éclaté, et on ne peut notamment pas comprendre la politique européenne allemande, qui a exercé un leadership informel, sans s’y référer.
17Cette conception est un fondement important d’un déséquilibre constitutif de la construction européenne (comme l’explique Björn Hacker dans le chapitre 4) entre l’intégration négative – promouvant l’émergence d’un marché européen, et passant par un certain nombre de dérégulations, des « market-creating policies » – et l’intégration positive – celle des « market-correcting policies », au premier rang desquelles les politiques sociales – selon la distinction désormais classique introduite par Fritz Scharpf. Ce dernier souligne notamment le rôle de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) dans l’imposition de la suprématie de la première (l’intégration négative) sur la seconde (l’intégration positive), qui rend impossible l’émergence d’une véritable Europe sociale [3]. Ceci découle notamment d’une double asymétrie, celle de la suprématie du judiciaire par rapport au législatif et celle (selon une dimension plus « verticale »), consubstantielle à la première, découlant de la limitation de l’autonomie des États membres soumis à une loi européenne élaborée par des juges. Jean-Claude Barbier (chapitre 1) souligne notamment que le principe de subsidiarité – supposé fixer ce qui relève des prérogatives nationales, et dont sont toujours supposées relever une large partie des politiques sociales – bien que mis en avant, n’est en fait souvent qu’un leurre. Il montre comment la Commission européenne et la CJUE sont intervenues pour critiquer certaines mesures de la politique de logement social néerlandaise au nom de la défense des règles du marché unique, illustrant par là l’empiétement (spill-over) de la logique économique sur le domaine social. Ainsi, note l’auteur, « la distinction des compétences et l’application des principes de subsidiarité sont restreintes de façon systématique par la combinaison de deux phénomènes : l’empiétement insidieux (rampant spillover) et le recouvrement (overlap) systémique entre la législation relevant des libertés économiques et les domaines réglementaires où la Commission n’est a priori pas compétente »(p. 42).
18La faiblesse de l’Europe sociale apparaît plus particulièrement quand on compare l’Union européenne à d’autres fédérations, et notamment le Canada. Les sociologues Axel van den Berg et Jason Jensen (chapitre 3) soulignent la pertinence de cette comparaison, déjà entreprise par Bruno Théret [4], dans la mesure où la fédération canadienne repose beaucoup sur la négociation intergouvernementale (entre les différentes provinces), plutôt que sur une division claire formalisée par une constitution entre les différents niveaux (national et provincial), même si il s’agit d’un fédéralisme inter-étatique par rapport au fédéralisme intra-étatique caractéristique de l’UE. La théorie politique prévoit que dans un tel cadre les multiples « points de veto » des différents acteurs empêchent l’émergence d’une politique sociale au niveau fédéral. Ce n’est cependant pas ce que l’on constate au Canada, contrairement à l’Europe. Une différence importante est que l’État fédéral dispose de moyens budgétaires propres beaucoup plus importants que l’Union européenne, que les États membres ont toujours privée de ressources significatives. Mais une autre différence importante est que le gouvernement fédéral a pu s’appuyer sur l’opinion publique contre les réticences des gouvernements conservateurs de province à certains moments clés comme le montrent les auteurs à partir de l’exemple de la mise en place d’un système national d’assurance maladie et de retraite. La Commission européenne a bien essayé de mobiliser à certaines périodes la société civile – se livrant même à du « lobby sponsoring » en faveur de certaines organisations non gouvernementales – pour promouvoir certaines politiques sociales, mais avec un succès limité. De même, la MOC s’est révélé trop « soft » pour faire progresser réellement l’Europe sociale.
19Si la crise qui a débuté en 2008 n’est donc pas la source de tous les problèmes de l’Europe sociale, elle marque néanmoins un accélérateur important de tendances à l’œuvre, et même, par certains aspects, un tournant. Björn Hacker (chapitre 4) passe ainsi en revue les mesures adoptées au cours des huit dernières années, et notamment toutes celles qui renforcent les contraintes budgétaires (« Six-pack », la procédure de déficits excessifs, etc.). Elles vont pratiquement toutes dans le sens de l’intégration négative, l’intégration positive se trouvant réduite pratiquement à néant. Elles se traduisent par ailleurs, en quelque sorte, par une dépolitisation formelle – qui ne fait que renforcer l’interrogation sur leur légitimité démocratique – en cela qu’ont été mises en place des procédures de contrôle et de sanctions automatiques, et que l’initiative et la définition des politiques d’ajustement les plus drastiques (imposées à la Grèce, à l’Irlande, à l’Espagne et au Portugal) ont été délégués à une instance spécifique, la fameuse « Troïka » (Commission européenne, Banque centrale européenne, FMI) sans contrôle ou presque des pouvoirs politiques (gouvernements nationaux, parlement européen). La politiste Cécile Barbier (chapitre 5) analyse dans ce cadre le rôle de la Banque centrale européenne (BCE). Elle rappelle son statut très spécifique (quand on la compare aux autres banques centrales dans le monde), du fait notamment que « l’euro est une monnaie sans souverain [politique] » (p. 159). Elle souligne notamment que c’est sans doute la banque centrale la plus indépendante au monde. Elle montre comment la BCE est intervenue pour peser fortement sur les politiques nationales, et notamment pour pousser à des réformes dans le domaine social (systèmes de retraite, d’indemnisation du chômage, etc.), et que les contreparties exigées dans le cadre de sa politique d’« assouplissement quantitatif » (quantitative easing) sont allées dans ce sens. La juriste Isabelle Schömann (chapitre 6), détaille pour sa part les réformes dans le domaine des droits individuels et collectifs des travailleurs mis en œuvre sur la période récente, sous la pression des politiques d’austérité imposées par les problèmes de finance publique, mais aussi plus directement, impulsées par les interventions directes de la troïka (BCE, Commission européenne et FMI), renforçant cet empiétement évoqué plus haut. Dans certains pays, l’ampleur de ces réformes est telle que l’on peut s’interroger (comme l’a fait d’ailleurs notamment la Cour constitutionnelle portugaise) sur le fait de savoir si elle ne viole pas la Charte des droits fondamentaux de l’UE ou les traités de l’UE eux-mêmes.
20Un peu de lumière dans ce tableau sombre avait semblé avoir émergé récemment. Face à l’ampleur de la crise sociale dans certains pays, la Commission européenne a affiché quelques rares initiatives dans le domaine social, notamment avec la communication publiée en février 2013 sur « l’investissement social », rappelant le rôle positif des politiques sociales. Plus récemment, Jean-Claude Juncker, le nouveau président de la Commission, a annoncé une « relance » de l’Europe sociale pour ce printemps. Cependant, comme l’explique Francesco Laruffa (chapitre 7), le concept d’investissement social, par son insistance sur la rationalisation des politiques sociales et le rôle central dévolu au capital humain, loin de marquer une rupture avec la logique économique néolibérale, ne fait que la renforcer ; le social n’étant conçu que comme un facilitateur du bon fonctionnement du marché (en promouvant notamment l’employabilité), plutôt que comme un correcteur des méfaits de ce dernier.
21Au total, comme le résume clairement le titre – un clin d’œil à celui de Jean-Claude Barbier sur « la longue route vers l’Europe sociale » [5] –, cette dernière serait donc désormais dans « l’impasse ». Pourtant, dans la lignée de Maurizio Ferrera, les auteurs rappellent la nécessité de cette dernière, pour trois raisons fondamentales : une distribution plus équitable des ressources entre citoyens européens (au sein et entre les États membres), un bon fonctionnement du marché unique – dont les concessions récemment accordées au Royaume-Uni dans le cadre de la prévention du Brexit attestent des menaces en termes de libre circulation des travailleurs et de principe de non-discrimination –, et l’adhésion des opinions publiques au projet de construction européenne lui-même. Mais quelles sont les marges de manœuvre ? On pourrait faire de l’ouvrage une lecture très pessimiste, voire fataliste, et réduire ces dernières à néant ou presque – à commencer du fait d’un « logiciel » ordolibéral si prégnant qu’il semble imposer une dépendance de sentier (les auteurs n’utilisent cependant pas ce concept) très forte. On rejoindrait alors l’opinion d’auteurs tels que Fritz Scharpf évoquée plus haut, selon laquelle l’émergence d’une Europe sociale n’est tout simplement pas possible. Certaines nuances apparaissent cependant dans certaines contributions – Jean-Claude Barbier (chapitre 1) critiquant par exemple le caractère un peu trop déterministe de la vision de Scharpf concernant le rôle de la CJUE. C’est au niveau politique que se pose la question des marges de manœuvre, et c’est ici que surgit notamment la question du rôle des États. Si l’ouvrage insiste sur le rôle central de l’Allemagne dans la trajectoire européenne (dès le début, on l’a vu, mais aussi dans le cadre des réponses à la crise), il passe beaucoup plus rapidement sur le rôle des autres pays, et sur le fait – paradoxe apparent qu’il faudrait analyser plus précisément – que ce ne sont pas forcément les pays aux systèmes sociaux les plus avancés (notamment les pays scandinaves et les Pays-Bas) qui ont toujours joué le rôle le plus actif dans la promotion de l’Europe sociale [6]. Mais les choix gouvernementaux reflètent souvent les opinions publiques. Or, comme le note Jean-Claude Barbier (chapitre 1), on assiste, dans la plupart des pays, au cours des années récentes, à une érosion de l’adhésion de ces dernières aux institutions et politiques européennes. Les politiques libérales adoptées et les menaces qu’elles font peser sur les systèmes de protection sociale au sens large en sont une cause. Mais ceci ne se traduit pas forcément par la demande d’une plus forte solidarité sociale au niveau européen. Au contraire, la montée inquiétante des mouvements nationalistes va plutôt dans le sens d’un repli identitaire et même, dans certains cas, clairement xénophobe. Or l’élaboration des systèmes de protection sociale découle de la constitution des États-nations (même si la causalité peut jouer en partie aussi dans l’autre sens), ces « espaces de redistribution consentie » (selon les termes de Pierre Rosanvallon) : pour accepter la redistribution, il faut se sentir membre, au moins a minima, d’une communauté de destin et de valeurs, il faut « faire nation » (toujours selon Pierre Rosanvallon). La crise économique a révélé les limites du sentiment de solidarité entre citoyens européens (qui veut encore payer pour les Grecs ?), et il en est de même pour la crise migratoire qui a éclaté en 2015. Et c’est sans doute là l’obstacle le plus important à l’émergence dune véritable Europe sociale, comme le rappelle d’ailleurs la conclusion de l’ouvrage.
22Jérôme GAUTIÉ
23Centre d’économie de la Sorbonne,
24Université de Paris 1
Isabelle Guérin, Solène Morvant-Roux, Magdalena Villarreal (dir.), Microfinance, Debt and over-Indebtedness. Juggling with Money, Londres et New York, Routledge, coll. « Routledge Studies in Development Economics », 2014, 316 p.
26Cet ouvrage examine les manifestations, l’échelle et les implications économiques et sociales du surendettement chez les ménages financièrement exclus. Émanant de divers horizons et champs disciplinaires, les auteur-e-s adoptent une approche holistique mêlant des analyses macro- et microéconomique de l’endettement, comparant des pays du « Nord » (France, États-Unis) et du « Sud » (Inde, Mexique, Madagascar, Bangladesh, Kenya), et une perspective anthropologique attentive aux aspects sociaux et économiques du rapport de dette. Les quinze contributions envisagent en effet la dette comme une relation tant économique que sociale, et le surendettement comme un processus d’appauvrissement matériel mais aussi d’atrophie sociale, culturelle et symbolique. De ce point de vue, un ménage s’avère surendetté lorsqu’il ne peut plus honorer ses échéances, mais aussi lorsque ses membres sombrent dans des formes extrêmes de dépendance, perdent les relations sociales qui leur sont vitales, et subissent la honte et l’humiliation en raison d’un endettement excessif. Loin de se cantonner aux dimensions économiques, l’analyse du surendettement proposée met également l’accent sur le pouvoir, le bien-être, la dignité, les appartenances ethniques et de classe, le genre et les significations sociales ; des aspects cruciaux du rapport de dette, mais souvent ignorés dans la recherche économique.
27Cette approche permet ainsi de jeter un nouvel éclairage sur des problématiques connexes au surendettement. Concernant l’éducation financière, les études de cas présentées montrent que celle-ci est moins le produit de l’illettrisme financier – argument souvent avancé par les tenants du tout économique à l’instar des agences de développement et des opérateurs de microfinance –, que celui des inégalités de genre, de caste, d’ethnicité et de religion qui sous-tendent les rapports de dette. Quant à la microfinance, elle occupe une place centrale dans l’ouvrage, en particulier les controverses qu’elle suscite. Car si certains la vantent comme un outil efficace de croissance et de développement, d’autres la critiquent en la considérant comme un palliatif à court terme, renforçant surtout l’endettement et le surendettement à plus longue échéance. Cette discussion donne lieu à une réflexion approfondie sur le financement des ménages pauvres dans le contexte actuel de la mondialisation. Si les besoins des populations augmentent avec les désirs de bien-être et de consommation, ils se heurtent aux dures réalités de l’urbanisation effrénée et de l’entassement dans les marges urbaines, de la précarisation accrue de la main-d’œuvre, de la disparition des formes traditionnelles de dépendance et de protection, du faible engagement des États du Sud en matière de protection sociale, de l’exclusion financière et de la rapide monétarisation des relations humaines. Le décalage entre la demande pressante en matière de crédit et l’offre limitée de finance formelle favorise l’essor de la finance informelle, comme le montrent la plupart des contributions.
28Les apports théoriques et empiriques de l’ouvrage sont considérables. Sur le plan théorique, les auteur-e-s proposent des outils heuristiques permettant de saisir des pratiques diverses. Et ils les combinent de manière efficace pour faciliter la montée en généralité de la théorisation. Introduite ailleurs par Magdalena Villarreal, la notion de « cadre de calcul » renvoie aux évaluations et aux opérations financières effectuées par les acteurs. Ces cadres sont régis autant par la théorie du choix rationnel que par des logiques sociales (genre), économiques (classe), ethniques (race et appartenance identitaire) et culturelles (représentations). Dans la mesure où ils sont situés sur les plans social, historique et culturel, ces cadres façonnent de manière spécifique l’évaluation du risque et du ratio coût/bénéfice, pour ne citer que deux exemples. Chaque contribution s’efforce ainsi de décrire les cadres particuliers qui permettent aux acteurs venant d’univers particuliers d’évaluer leurs opérations et de nouer leurs relations de dette.
29Une seconde notion tout aussi cruciale, développée au préalable par Isabelle Guérin, est celle de « jonglage ». Celle-ci renvoie à la fois à la combinaison simultanée d’outils financiers, à l’alternance entre emprunt et remboursement ou entre position de débiteur et de créancier, à la rapidité et à la dextérité nécessaire pour évaluer le risque. Le jonglage devient une stratégie « réactive » lorsqu’il s’érige en réponse à un imprévu, ou « proactive » lorsqu’il permet d’accumuler de la richesse, voire d’intensifier et de diversifier la production. Les contributions montrent ainsi comment les acteurs jonglent en permanence avec des crédits et des dettes, des échéances et des intérêts, des prêteurs et des emprunteurs, et que pour ce faire ils mobilisent des cadres de calcul contingents. Et finalement, que le jonglage s’érige en mode ordinaire de gestion financière pouvant mener au surendettement ou, au contraire, à l’émancipation.
30La question de l’émancipation est pour sa part abordée sous l’angle du bien-être. Susan Johnson avance en effet cette notion pour examiner le lien entre consommation et surendettement, objet de débats passionnés et empreints de jugements moraux et normatifs. Le bien-être revêt trois dimensions constitutives : matérielle (financement, acquêts), relationnelle (place dans la structure sociale) et subjective (opinions sur la situation, le sort de chacun). Cette définition pluridimensionnelle permet plus encore de mieux saisir le surendettement : celui-ci ne peut se réduire à l’appauvrissement matériel, mais doit s’articuler nécessairement à l’expérience et aux représentations relatives à la place de chacun dans le monde. La quête du bien-être agit de manière explicite sur la production de cadres de calcul et la mise en œuvre de stratégies de jonglage.
31Si le bien-être s’oppose au malheur, la dette s’oppose, elle, au crédit du point de vue des représentations morales. Car si la dette évoque la dépendance, la domination, l’inégalité et l’appauvrissement, le crédit connote l’indépendance, le pouvoir, la cohésion sociale et l’enrichissement. Bâtie sur des a priori solidement ancrés et sciemment entretenus, cette ambiguïté fait ici l’objet d’un traitement analytique : les contributions montrent en effet que si le surendettement peut mener les acteurs à la paupérisation et à la mort sociale, le crédit leur permet d’exister en tant qu’êtres socialisés et consommateurs globalisés.
32L’affûtage et l’articulation de ces outils constituent la principale contribution théorique de l’ouvrage. Mais au-delà, le parti-pris consistant à examiner les enjeux sociaux et économiques du surendettement repose sur le postulat selon lequel les relations de dette s’enchâssent dans le corps social. De ce point de vue, l’ouvrage s’inscrit dans le sillage de la thèse polanyienne de l’encastrement, reprise par Mark Granovetter en référence à l’action des réseaux et des relations personnelles dans la production de confiance et la structuration des corporations américaines [7], et dépassée par Viviana Zelizer dans sa théorie de l’enchevêtrement entre économie et intimité [8]. Si l’ouvrage ici recensé ne nourrit pas l’ambition théorique de dépasser ladite approche de l’encastrement, il contribue à ce champ foisonnant par le choix thématique et la qualité de l’analyse. Et les outils théoriques proposés sont transposables à d’autres domaines de la recherche sur la dette, en l’occurrence le financement à crédit de la migration régulière et irrégulière de la main-d’œuvre peu ou pas qualifiée.
33Sur le plan empirique, l’ouvrage livre également des réflexions passionnantes à plus d’un titre. Magdalena Villareal nous apprend, par exemple, que les migrants mexicains installés aux États-Unis, souvent dans des positions précaires, se livrent à une économie de « remises inversées » avec leurs proches restés au pays, c’est-à-dire que les remises circulent entre les États-Unis et le Mexique, et vice-versa. S’ils remplissent leurs obligations à leur égard en les soutenant sur le plan financier, ces derniers les aident à leur tour dans les moments difficiles, notamment lorsqu’ils se retrouvent dans l’impossibilité de rembourser leurs crédits immobiliers subprime au lendemain de la crise financière de 2008. L’économie mexicaine se porte ainsi bel et bien au secours d’une économie américaine en débâcle, quitte à bouleverser les attentes et les logiques sociales qui gouvernent la migration économique illégale du Mexique vers l’eldorado étasunien.
34Solène Morvant-Roux examine également le lien entre endettement et migration dans la migration mexicaine aux États-Unis : le surendettement apparaît comme un déclencheur de cette mobilité économique. Mieux, elle montre que le jonglage consiste chez la population étudiée à alterner entre les positions de créancier et de débiteur. Car ici toute richesse monétaire ou matérielle (briques, alimentation, bétail, etc.) peut être prêtée si le propriétaire n’en fait aucun usage. Cette économie de prêts devient une forme d’épargne censée renforcer le lien social et, si possible, rapporter un faible rendement.
35Quant à la microfinance, elle se veut un remède aux dérives de la finance informelle, en particulier au pouvoir des « usuriers » dont les conditions qualifiées – souvent un peu trop hâtivement – d’abusives peuvent favoriser le surendettement des petits emprunteurs. En prenant l’exemple de la banque Compartamos, l’une des plus profitables du Mexique, Agatha Hummel montre que la microfinance se lance, elle aussi, dans la course effrénée au profit en dépit de l’idéologie sociale qu’elle revendique. Face à la forte concurrence locale du marché de la microfinance, cette banque poursuit une politique agressive de recrutement de clients sans trop se soucier de leur solvabilité, impose des prix relativement élevés (des taux de 3 à 4 % d’intérêt par mois) avec des coûts cachés, et utilise des techniques de pression en cas de défaut de paiement dignes de celles employées par les « usuriers ». Ici, la commercialisation de la microfinance conjuguée à l’explosion de la consommation favorise le jonglage et le surendettement systémiques des ménages. Cette politique commerciale agressive pratiquée par Compartamos ressemble à maints égards à celle mise en œuvre par Cetelem, la première société française de crédit à la consommation étudiée par Hélène Ducourant.
36Ces exemples et bien d’autres montrent que les usages économiques observés chez les ménages financièrement exclus suivent des logiques analogues en dépit de la diversité des pratiques et des contextes, et que les mêmes tendances à la consommation, à l’endettement, au surendettement, se confirment dans les pays du Nord et du Sud.
37L’ouvrage n’échappe toutefois pas à quelques critiques mineures qui n’enlèvent rien à sa qualité. Le texte aurait peut-être gagné à être divisé en plusieurs parties présentées dans l’introduction, car le lecteur se perd parfois dans le déroulement des chapitres et du plan général. Par ailleurs, l’usage de l’anglais et l’écriture de certaines contributions auraient pu être travaillés davantage, car la transition entre des chapitres écrits par des chercheurs anglophones et non anglophones nuit à la fluidité de l’ensemble, même si ce défaut est commun à la plupart des ouvrages collectifs internationaux. Concernant le fond, la principale qualité du livre, sa nature éclectique et notamment l’examen d’un grand nombre de thèmes et de concepts, constitue aussi une faiblesse, car on s’attend de ce fait à ce que les auteur-e-s poussent davantage leurs analyses et leurs réflexions théoriques. En dépit de ces remarques, cet ouvrage reste une contribution majeure dans la discipline de l’anthropologie économique, en particulier dans le champ florissant des études sur la dette, l’endettement et la microfinance. Les apports théoriques et empiriques ont de quoi satisfaire une audience universitaire, mais aussi praticienne, étant donné la curiosité insatiable des décideurs et des professionnels du développement et de la microfinance.
38Nicolas LAINEZ
39IRIS, EHESS
Caroline Oudin-Bastide et Philippe Steiner, Calcul et morale. Coûts de l’esclavage et valeur de l’émancipation (XVIIIe- XIXe siècles), Paris, Albin Michel, coll. « L’évolution de l’humanité », 2015, 304 p.
41Le livre Calcul et morale est original et ambitieux. Et son titre énigmatique. Quel rapport entre le doublet de la morale et du calcul et la question de l’esclavage ? À quoi les auteurs font-ils allusion lorsqu’ils déclarent que « l’objectif de cet ouvrage est de mettre au jour une dimension importante quoique négligée de la controverse séculaire sur l’émancipation des Noirs ouverte en 1748… et refermée en 1848 » ? Cette « dimension importante quoique négligée » qui ne vaudrait que pour une période fixée ne désigne pas seulement les relations sociales qui prennent pour référence la question de l’abolition, elle ne désigne pas plus le recours à la violence mais ce qui permet de les éviter. Elle prend la forme d’une action orientée simultanément par la morale et le calcul. Le point de vue est nouveau. Le déploiement de l’action dualiste met en évidence une histoire des idées et une logique sociale autour de la question de l’esclavage. Leur présentation successive se termine par quelques commentaires.
42Pendant trois quarts de siècle, sur la question de l’esclavage, un étonnant système d’arguments et de contre-arguments va se déployer. Il est produit par les abolitionnistes et les représentants des colons. Avec le temps, le nombre de participants n’a cessé de grandir alors que l’État ne va intervenir que tardivement. Une dynamique ordonnée autour de la liberté met en œuvre les relations variables entre la morale et le calcul pour démontrer et convaincre. La position inaugurale est tenue par l’économiste Dupont de Nemours. C’est lui qui fonde la pertinence de la comparaison des coûts du travail servile et des coûts du travail libre. Pour lui, le prix du travail libre est inférieur au prix du travail servile. Par conséquent, le travail libre pourrait se déplacer vers les colonies et tout particulièrement vers la Martinique et la Guadeloupe, sans mettre en cause les intérêts matériels des colons. Ainsi, une certaine relation d’inégalité favorise la reproduction de l’esclavage tandis que la relation inverse favorise son abolition. Pour Dupont de Nemours, la seconde proposition est fragile. Il ne fait que devancer nombre d’économistes qui n’hésiteront pas à changer de calculs et donc de position par rapport à l’esclavage.
43À la différence du calcul, la force de la morale, au début de la période, ne peut être évaluée. Elle est assimilée à une réalité stable. Il en va de même pour les gains du planteur. La rentabilité pour les colons ne résulterait donc que de la seule variation du coût des esclaves. Ces coûts sont répartis, pour Dupont de Nemours, dans les catégories du capital, de l’entretien, de l’exercice de la violence et de la sécurité. Et dans les valeurs qui leur sont associées. Ces catégories sont loin d’être stabilisées puisqu’il est possible d’en ajouter ou d’en soustraire. Il en va de même, faute de statistiques, pour les valeurs qui les mesurent.
44On se contente d’évoquer, pour les seuls résultats des calculs, les positions des principaux protagonistes. D’abord Turgot et Condorcet. Le premier, pourtant ami de Dupont de Nemours, conclut que l’esclavage est profitable aux planteurs, alors que le second, selon les moments, oscille entre les positions de Dupont de Nemours et celles de Turgot. Au même moment et bien qu’il n’utilise pas le calcul, Adam Smith pose que le coût du travail libre est inférieur à celui du travail servile, ce qui explique son engagement en faveur de l’abolition. Vers la fin de la période, Jean-Baptiste Say, qui occupe une position centrale dans le débat, étonne par la diversité de ses solutions. Oscillant entre les deux formules opposées et, par conséquent, entre l’abolition et son contraire, sa pratique manifeste l’autonomie relative du calcul, et une pratique schizophrénique qu’il n’est pas rare de trouver chez les économistes de l’époque. Enfin, l’intervention des commissions parlementaires. L’une présidée par Tocqueville et la dernière par Schoelcher. Celle de Tocqueville entérine la proposition favorable à l’abolition et se préoccupe des conditions de sa réalisation tandis que celle de Schoelcher prépare juridiquement l’abolition. Une histoire se clôt puisque la comparaison des prix selon les deux types de travail devient inutile.
45Les « calculs répondent aux calculs ». C’est l’étonnante histoire d’idées qui s’écrit dans un espace de discussion devenu de plus en plus large et de plus en plus dense tout en conservant la même visée : abolir l’esclavage sans verser dans la violence.
46La production et la circulation des idées exercent des effets ; avec le temps, elles forment un processus social. Trois causes l’expliquent : la formation d’une conscience collective, l’exclusion et la réduction du conflit.
47Tout d’abord, les échanges symboliques, surtout lorsqu’ils sont conflictuels, favorisent la formation d’une conscience collective. Pourquoi ou plutôt comment un ensemble aussi restreint pourrait-il peser sur la politique de l’abolition ? Il ne faut pas sous-estimer l’influence de quelques économistes de grande stature, de calculateurs de plus en plus nombreux, de producteurs d’idées qui exercent une influence sur l’opinion publique et enfin, de ceux qui disposent d’un accès privilégié au gouvernement. Ensuite, comment expliquer que le discours sur la question de l’esclavage ait pris un tour si général ? Un lien est maintenu entre les catégories, les valeurs et les Îles : il permet d’obtenir les données qui vont autoriser les calculs et la concurrence entre les calculs. Cependant, une cause plus importante agit. À mesure que les calculs exigent un savoir plus grand, que les barrières à l’entrée deviennent plus hautes et écartent de plus en plus de personnes, un groupe n’existe plus qu’en creux : les esclaves. On leur reconnaît l’autonomie mais on les prive de la faculté calculatoire. Ils sont donc exclus de la discussion dont ils sont l’objet. Or, lorsqu’un acteur est l’enjeu d’un débat sans pouvoir y participer, lorsqu’il a été transformé en surface de projection, lorsque son particularisme ne crée aucune contrainte, alors la voie est libre pour un déplacement vers la généralité, pour un discours qui tend vers l’universel.
48Enfin, l’opposition des abolitionnistes et des antiabolitionnistes menace de verser dans la violence. D’autant plus que les calculs divisent ceux qui font partie du même camp et par là les affaiblissent collectivement. Mais le système calculatoire ne peut se fermer sur lui-même sans être menacé de disparition. L’ouverture est indispensable. Elle affaiblit le poids de la morale. Les oscillations entre des calculs divers voire opposés conduisent progressivement à reconnaître l’autonomie relative de l’espace calculatoire et délimitent ainsi une réalité vouée à la discussion technique. Dans cet espace, les critiques et les rectifications deviennent habituelles. Dès lors, les variations du calcul et des changements qu’elles impliquent s’affranchissent de plus en plus de la rigidité de la morale.
49Dans le second quart du XIXe siècle, deux évolutions favorisent la volonté d’abolition de l’esclavage : d’une part, une évidence qui est désormais largement partagée : le prix du travail libre est supérieur à celui du travail servile. Cet écart fait peser une double menace sur les colons : la perte financière et la perte des privilèges. D’autre part, l’affaiblissement de la morale élargit le domaine du calcul et affaiblit la volonté d’engager le conflit. Une solution sera trouvée : « La commission estime à la fois équitable et sage d’octroyer une indemnité aux colons ; la prospérité des colonies étant un facteur de la réussite du passage de la servitude à la liberté. » Elle est fondée sur l’équivalence entre la position symbolico-économique des Planteurs et l’indemnité qui leur est versée ? Peut-on rabattre le monde des colons sur une indemnité dont le montant au surplus est mécaniquement fixé par la comparaison entre les deux types de travail ? Une telle conversion peut être rapprochée de la pratique similaire dans l’institution judiciaire. Transformer un décès provoqué par un accident involontaire en dommages et intérêts est pour beaucoup insupportable. Et cependant, pour la justice, c’est le seul moyen de prendre en compte la perte et la douleur. Les deux phénomènes sont incommensurables, ils sont cependant comparés. Parce qu’il n’existe pas d’autres solutions. Le même raisonnement s’applique aux planteurs. Ainsi, la violence est écartée par le versement d’une indemnité compensatoire. C’est elle qui doit permettre de maintenir la paix civile et la richesse économique.
50À s’en tenir à l’histoire des idées, l’essentiel porterait sur la connexion des arguments, sur l’architecture changeante de leurs relations. Cependant, au-delà, le jeu de la morale et du calcul est inévitable. Il engage les plus hautes valeurs de la société et façonne un processus sociopolitique. À l’horizon, la violence, la corruption, la résistance à la réforme. Elles vont céder devant le pouvoir de la démonstration et de la persuasion. La composition du débat et la longue durée des critiques ont façonné une nouvelle forme d’organisation sociale.
51La solidité de l’interprétation repose sur la qualité de l’enquête empirique. La démarche mobilise livres, revues et archives ainsi que toute une littérature produite par les économistes, les politiques, les administrateurs et les porte-parole des colons. L’analyse d’écrits hétérogènes et dispersés dans le temps réclame maîtrise et habilité pour identifier les arguments et les contre-arguments, pour tracer leurs trajectoires et mettre en valeur les transformations. L’érudition permet de nouer le lien non seulement avec les économistes de la même génération mais aussi avec ceux de la génération précédente. Le lecteur pourrait se perdre, mais les auteurs sont des guides précieux d’autant plus que leur écriture se caractérise par la clarté et l’élégance.
52Il reste à rendre intelligible la dynamique qui a conduit à l’abolition de l’esclavage. Quelles causes générales faut-il invoquer ? Les rapports de pouvoir sans aucun doute. Mais le débat les reconnaît et les nie tout à la fois parce que le calcul s’appuie sur la science économique naissante et sur la science tout court. Dans les dernières pages de leur livre, et en s’appuyant sur les travaux de Bourdieu et de Castel, les auteurs considèrent que les affranchis de l’esclavage comme les ouvriers au XIXe siècle ou les travailleurs de l’Algérie postcoloniale seraient les porteurs de comportements économiques ajustés au développement du capitalisme. Sans mettre en question une telle interprétation, la nouveauté de la période conduit à donner toute sa place à l’originalité d’une modalité particulière des relations entre calcul et morale. Elle n’est cependant pas radicale. Avant cette période, la domination de la croyance n’était pas séparée d’une pragmatique matérielle et après, la domination de l’utilitarisme ne pourra se passer de croyances à commencer par l’altruisme et la confiance. Ne faudrait-il pas rattacher ces glissements et ces déplacements à la constitution du sujet occidental ?
53Lucien KARPIK
54CSI, École des Mines-Paristech
François Dupuy, La faillite de la pensée managériale. Lost in management, Tome 2, Paris, Seuil, 2015, 280 p.
56Le livre de François Dupuy, La faillite de la pensée managériale, poursuit une réflexion que l’auteur a engagée depuis de nombreuses années sur la signification du management et sur le rôle du manager. Il avait en particulier présenté en 2011, dans Lost in management : la vie quotidienne des entreprises au XXIe siècle, une analyse stimulante des errements de l’action managériale au quotidien dans les entreprises – et en particulier les très grandes entreprises –, en montrant par de nombreux exemples combien le management peut se perdre dans l’abstraction, les modes et finalement l’inefficacité en utilisant des outils déconnectés des réalités du travail. La faillite de la pensée managériale prolonge ces considérations puisqu’elle constitue le tome 2 de Lost in management, ainsi que l’indique le sous-titre.
57Disciple de Michel Crozier, auquel le livre est dédié, François Dupuy est héritier de cette sociologie de l’action collective qui se fonde sur le pragmatisme et sur l’observation directe des jeux entre les acteurs qui, en agissant dans les organisations, constituent celles-ci en systèmes de relations. À l’opposé donc des sociologies structuralistes à la Bourdieu qui décryptent les situations de gestion à partir de grilles de lecture a priori ou de rapports de forces déterminants, la sociologie pragmatique de Crozier considère que l’action humaine définit ses propres conditions d’opérationnalité en produisant des relations entre les acteurs, l’ensemble constituant un système organisé. D’où une distinction essentielle rappelée dans le premier chapitre entre structure et organisation, c’est-à-dire entre la représentation a priori de l’entreprise (sous forme d’organigramme formel par exemple) et la pratique des relations économiques et sociales qui constituent la réalité (sous forme de relations de pouvoir et d’autorité contingentes). Longtemps déconsidérée en France par une tradition intellectuelle volontiers idéaliste, cette sociologie a fait la preuve de ses capacités à rendre compte des situations de gestion, et le retour ou la redécouverte actuelle de la philosophie pragmatique notamment américaine encourage à relire Crozier et à lire Dupuy.
58Écrit pour un public large, La faillite de la pensée managériale est un livre sinon polémique tout au moins critique et largement subjectif au sens où l’auteur s’engage et assoit sa réflexion autant sur des expériences et des exemples qu’il a pu observer que sur des questions plus générales concernant la signification de la réalité ou de la nature des faits observables. Critique, il va à l’encontre de pratiques de management actuel qui s’éloignent de l’observation et de l’inscription dans les faits réels pour se perdre dans l’usage d’outils de gestion généraux, surplombants et aussi abstraits qu’inefficaces, ce qu’il n’hésite pas à qualifier de « naufrage managérial » (p. 157). Le livre foisonne d’anecdotes et d’exemples qui en rendent non seulement la lecture facile mais suscitent aussi un attachement à l’égard de l’engagement de l’auteur et de son appel au pragmatisme, c’est-à-dire à la prise en considération de la matérialité des faits pour dégager des significations.
59François Dupuy insiste dans ce livre sur l’absence de culture des managers, sur la superficialité du discours managérial et sur sa rhétorique creuse, en particulier lorsqu’elle évoque trois notions abordées dans le livre en trois chapitres, celle de l’intérêt général (chapitre 3), des valeurs (chapitre 4) et de la confiance (chapitre 6). Notions générales et mots valises sont ainsi omniprésents pour créer de la cohésion dans les organisations contemporaines. François Dupuy montre explicitement, mais aussi parfois implicitement, que l’usage des outils de gestion par un management volontiers technocratique est précisément déconnecté de la compréhension fine de l’intérêt général, des valeurs ou de la confiance, compréhension qui ne peut pleinement s’établir qu’à partir de la matérialité des faits, de la prise en compte objective des relations humaines qui se tissent dans les organisations. L’absence d’une réelle pensée managériale empêche de considérer l’émergence d’un bien commun à partir du travail concret qui se fait dans et par les organisations. Paradoxalement, la nature ayant horreur du vide, l’absence de pensée managériale est compensée par un vacarme rhétorique sur les « valeurs » ou la « confiance », qui sonnent comme les signes d’un vide et d’une incapacité à le combler sinon par l’afflux de mots. La critique débouche inévitablement sur celle des business schools et des consultants (chapitre 8), qui pour les unes pourvoient un vivier de managers technocrates peu formés à la compréhension sociologique des situations, et pour les autres, encouragent leurs pratiques en les alimentant en outils d’autant plus éphémères que leur business exige un constant renouvellement des stocks de « bonnes pratiques ».
60On pourra reprocher à François Dupuy une certaine absence de nuances dans son analyse critique et des généralisations parfois hâtives sur certains points. Il va cependant au but qui est de dénoncer non seulement l’incompétence mais ce qu’il faut bien appeler une forme d’abrutissement technocratique du management, devenu aveuglément ingénieriste, son décalage des réalités et son ignorance de ce que Dupuy appelle « les acquis de base des sciences sociales » (p. 22), c’est-à-dire en particulier, ceux de la sociologie pragmatique des organisations. L’intention critique, qu’il faut donc saluer, explique aussi qu’on ne doit pas s’attendre à lire un livre d’analyses approfondies, mais d’abord un texte destiné à mettre en garde contre les dangers qui menacent les entreprises si elles continuent de confier leur gestion à des managers incapables de se plonger dans la réalité des relations entre les acteurs et donc de comprendre le système organisé. Le livre de François Dupuy intéressera donc tout particulièrement ceux qui, aujourd’hui, appellent à prendre sérieusement en considération la « réalité du travail » dans les pratiques de gestion.
61Pierre-Yves GOMEZ
62Institut français de gouvernement des entreprises,
63EMLYON Business School
Réjane Sénac, L’égalité sous conditions : genre, parité, diversité, Paris, Presses de Sciences-Po, coll. « Académique », 2015, 215 p.
65Quelles sont « les expressions contemporaines d’un des principaux fondements des démocraties libérales, à savoir l’égalité politique, dans ses articulations avec les inégalités sociales et économiques » ? Telle est la question stimulante que pose Réjane Sénac au début de son ouvrage. Pour y répondre, elle propose d’analyser les politiques en faveur de la parité et de la diversité au regard des conceptions actuelles de l’égalité en France. Dès l’introduction sa thèse est donnée : « En transformant les facteurs d’exclusion puis de discrimination en facteurs d’inclusion, la promotion de la parité et de la diversité porte une égalité sous condition de performance de la différence » (p. 30). Pour l’étayer, l’auteure s’appuie sur des sources variées, enquêtes qualitatives, rapports officiels, analyse de discours, analyse des questions parlementaires. Si dans l’introduction la thèse est très clairement exposée, la richesse des développements qui suivent et la profusion des notes de bas de page, certes utiles à une démarche scientifique, font parfois perdre le fil conducteur et rendent la lecture ardue.
66Le premier chapitre s’interroge sur les évolutions du modèle « universaliste » d’indifférence aux différences face aux demandes croissantes de « reconnaissance et de réparation des préjudices subis par des individus du fait de leur assignation à des groupes désavantagés ». Selon l’auteure, les politiques en termes de parité et de diversité révèlent les paradoxes du principe d’égalité déjà présents dans la pensée des Lumières. L’universalisme y coexiste avec l’exclusion des femmes de la sphère publique et leur assignation à la sphère privée en s’appuyant sur le « postulat naturel de la distinction des sexes ». R. Sénac part d’un argument politique (de l’égalité) selon lequel « les traitements égalitaires, ne doivent pas être justifiés par les prétendues ressources différentes des unes et des autres mais par le fait que des semblables, des pareils ne peuvent être discriminés, de quelque façon que ce soit » (p. 16). L’égalité sera donc abordée comme une relation de non-domination dans le cadre d’un républicanisme critique (p. 44).
67Dans la période actuelle, ces politiques montrent que l’égalité est pensée à partir de la construction de frontières entre « nous » et les « autres » ainsi que de la pluralité des processus d’inclusion. S’agissant des « autres », « leur inclusion est en effet sous conditions au sens à la fois où ces derniers peuvent être inclus à certaines conditions et où leur inclusion n’est pas entière, “normale”, mais “partielle et singulière” ». Selon l’auteure, l’ordre politique serait donc structurellement inégalitaire.
68Le deuxième chapitre traite des composantes de « l’hétérosexisme racialisé constituant d’une République française fondée sur la centralité du mythe républicain de la complémentarité des différent-e-s » (p. 83). Les débats sur le genre et sur l’éducation à l’égalité montrent, au-delà d’importantes différences entre les partis politiques, « la résistance aux mouvements égalitaires au nom du péril de la confusion des sexes ». L’auteure met en évidence les ambivalences d’une « convention d’égalité » qui tente de corriger les discriminations sans remettre en cause frontalement les inégalités et qui privilégie le « respect des différences identitaires au détriment de la réduction des inégalités économiques ». Les lois sur la parité tout comme la promotion de l’égalité des chances et de la diversité témoignent de « bricolages idéologiques » qui font progressivement glisser l’universalisme vers un « républicanisme néolibéral vertueux articulant la reconnaissance des mérites et le respect des règles du marché ». Les politiques de diversification des élites tentent de concilier universalisme et reconnaissance des particularismes, en faisant de la diversité le « nouveau contrat social et national réactivant les frontières entre “eux” et “nous”, “eux” et “je” », en s’appuyant sur un nouveau discours articulant l’éthique du mérite et la logique de la performance.
69Le troisième chapitre développe la thèse centrale de l’ouvrage, celle « d’une égalité sous conditions de la performance de la différence ». Selon l’auteure, la puissance du néolibéralisme repose en effet sur sa capacité à incorporer et subvertir les perspectives critiques. L’exemple de la parité montre que celle-ci ne remet pas fondamentalement en cause l’ordre sexué de la complémentarité des sexes. Les femmes y sont en effet considérées comme porteuses d’intérêts spécifiques et non comme paires. Quant à la diversité, elle met en avant les notions de responsabilité individuelle et de performance et s’accompagne de l’émergence d’un droit non contraignant (chartes, labels) qui organise le passage de fait du principe d’égalité à la rhétorique du management individualisé des différences, à travers une alliance nouvelle entre « l’égalité méritocratique et l’éthique de performance ». « L’assignation des discriminés à une mixité, racialisée ou sexuée, performante, incarne l’avènement d’une égalité néolibérale, néo-essentialiste, source d’enfermement. » Réjane Sénac illustre cette extension du néolibéralisme par des débats actuels. En particulier elle s’appuie sur la promotion de la diversité dans la fonction publique (p. 160) ou sur des outils comme la charte de l’égalité (p. 168) qui « constitue une réponse aux exigences de performance, l’adaptabilité à la concurrence, la satisfaction des clients et l’adhésion des salariés au projet d’entreprise et à la promotion d’une démarche éthique ». Autre exemple cité, les politiques d’activation comme le passage du RMI au RSA, qui montrent le fait que les personnes précaires doivent faire preuve de rentabilité (p. 177) pour illustrer la dépolitisation des actions sociales.
70Pour conclure, l’auteure appelle à une double libération : une refondation critique de l’héritage républicain universaliste et un rejet de la conception néolibérale d’une égalité conditionnée à la performance et au marché.
71Ce livre présente ainsi le mérite de renouveler la réflexion sur les évolutions des politiques d’égalité en France. Il permet en particulier de mieux comprendre et de dépasser des oppositions : d’une part, un universalisme abstrait qui continue, sous couvert de neutralité, à privilégier le masculin et à prôner, plus ou moins ouvertement, la complémentarité des sexes, d’autre part, un essentialisme toujours renaissant qui fait de la différence des sexes un fondement indépassable des sociétés humaines.
72Pour ce faire, l’auteure met en relation deux champs de recherche qui dialoguent rarement : l’analyse des évolutions du néolibéralisme et celle des politiques d’égalité. Elle montre comment le néolibéralisme s’empare de l’égalité pour l’assujettir et la faire passer de principe de justice à outil au service de l’économie. En se fondant sur l’individualisme, la méritocratie et la performance, le néolibéralisme ne s’attaque en réalité pas frontalement aux principes de l’universalisme. Plus encore en insistant sur la valorisation de l’apport des différences entre groupes sociaux, il favorise le développement d’un « essentialisme stratégique, qu’il soit culturalisé, sexué ou ethnicisé ». On peut ainsi avancer dans l’analyse critique des politiques d’égalité actuelles. « Afin que l’égalité retrouve un sens et une épaisseur politiques, il faut dénoncer cette ruse de la raison néolibérale qui consiste à la paralyser, voire à l’empoisonner, en l’exaltant. »
73Cet ouvrage laisse cependant dans l’ombre des questions décisives pour la réduction des inégalités. Dès l’introduction, l’auteure évoque la « perpétuation du mythe républicain de la complémentarité des “non-frères” par sa modernisation ». La distinction entre les « frères » et les « non-frères » est au fondement de ses réflexions sur les relations entre égalité et identité, entre similarité et singularité, sur le sens de l’égalité dans une « République des différences » où les « non-frères » (c’est-à-dire en premier lieu les femmes et les « non-blancs ») sont enfermés dans leurs singularités et ne peuvent prétendre à l’égalité que « sous conditions de performance de la différence ».
74Mais qui sont les « frères » surtout évoqués par la négative, les « non-frères », dont l’inclusion est conditionnelle ? Une évocation de cet enjeu dans l’introduction, et surtout les exemples choisis pour appuyer son argumentation (parité et diversité), suggèrent fortement qu’il s’agit d’hommes « blancs ». Mais l’ensemble des matériaux présentés dans l’ouvrage tend à circonscrire de manière beaucoup plus restreinte le groupe des « frères », hommes « blancs » participant aux élites politiques et économiques. C’est manifestement le cas lors des analyses concernant la parité, mais cela apparaît également dans l’interprétation de la diversité comme possibilité de renouvellement des élites portée par le néolibéralisme.
75Le livre aurait mérité d’être plus en lien avec les travaux sur les questions de genre, en particulier ceux qui traitent de la sphère économique et sociétale et pas uniquement de l’aspect politique. Elle convoque la notion d’intersectionnalité pour interroger l’héritage sexiste et raciste de l’universalisme républicain qui permet de faire coexister les principes d’égalité avec l’exclusion des femmes. Toutefois dans son livre elle traite essentiellement les inégalités politiques de sexe mais n’établit pas de lien entre inégalité de sexe et de race. Au final, on reste sur notre faim sur ce concept.
76Les catégories économiquement dominées n’apparaissent ainsi guère dans l’ouvrage qui, en se centrant sur le sexe et l’origine ethnique, néglige les catégories sociales qui restent pourtant bel et bien des sources d’inégalités et d’absence de reconnaissance majeures. Les analyses de Réjane Sénac permettent-elles de comprendre l’enfermement des femmes occupant des emplois dits « non qualifiés » ? Ces femmes peuvent-elles s’en échapper en faisant valoir leurs différences comme facteur de performance pour les entreprises ? Si les arguments de l’auteure sont convaincants lorsqu’il s’agit des cadres ou des élu-e-s, même si ce discours reste en grande partie à démontrer par des travaux concrets sur le terrain, ils semblent difficiles à tenir pour les catégories économiquement dominées. On retrouve ici les mêmes travers que dans la plupart des travaux sur les inégalités entre femmes et hommes, qui oublient notamment systématiquement la situation des femmes peu qualifiées. Là, il ne s’agit plus vraiment de « ruse », mais d’un credo néolibéral explicite et sans cesse réaffirmé de l’inégalité comme facteur central de la performance économique.
77Nicole GADREY
79Martine PERNOD-LEMATTRE
80Clersé, Université de Lille 1
Christian Bessy, L’organisation des activités des avocats : entre monopole et marché, Issy-les-Moulineaux, LGDJ-Lextenso, coll. « Forum », 2015, 268 p.
82Les attaques répétées de l’ex-ministre de l’Économie, Emmanuel Macron, contre l’excès de législations encadrant l’exercice de certaines activités professionnelles accompagnant certaines des dispositions du texte de loi fourre-tout auquel il a attaché son nom, ne sont qu’un symptôme parmi d’autres d’un mouvement de libéralisation plus général. Celui-ci s’appuie notamment sur une rhétorique visant à dénoncer les rentes indues dont bénéficieraient ceux qui les exercent en raison de ces « protections » réglementaires, au détriment des consommateurs. Le métier d’avocat n’échappe ainsi pas à la règle, à l’instar d’autres professions juridiques, figurant par exemple parmi les 37 activités et professions réglementées épinglées par le rapport que l’Inspection générale des finances leur a consacré en mars 2013, et rendu public en septembre 2014 [9]. Les (hauts) fonctionnaires de Bercy y remettent ainsi plus particulièrement en cause le principe de postulation, c’est-à-dire la restriction du domaine de plaidoirie de ces derniers à la circonscription relevant du barreau auquel ils sont inscrits, source d’autant de monopoles locaux. De même, la loi Hamon du 17 mars 2014, en autorisant aux cabinets d’avocats la prospection de clients jusque-là interdite, participe de la même volonté de constituer un marché unifié et concurrentiel des services juridiques. Si de telles velléités rappellent une fois de plus combien, loin de constituer un phénomène spontané, un marché s’approchant des canons de la théorie est le résultat provisoire des activités d’une configuration socio-politique particulière [10], une telle entreprise politique présuppose une certaine représentation de l’existant. Or force est de constater que la structuration socio-économique des activités des avocats en France reste très mal connue. Une lacune que s’efforce ainsi en partie de pallier la recherche collective dont cet ouvrage restitue les principaux enseignements.
83Faisant suite à une commande du Conseil national des barreaux (CNB) soucieux d’anticiper les effets d’une éventuelle « libéralisation des services juridiques sur le fonctionnement et l’organisation de la profession d’avocat », cette enquête dirigée par Olivier Favereau, l’un des principaux animateurs du courant de l’économie des conventions, a consisté en deux vagues successives qui ont elles-mêmes donné lieu à deux rapports distincts : une première phase qualitative constituée d’une trentaine d’entretiens semi-directifs auprès de professionnels exerçant dans des conditions diverses en 2007-2008, et une seconde plus quantitative reposant sur un questionnaire écrit adressé en 2011 à un échantillon jugé représentatif de cabinets, avec un taux de réponse légèrement supérieur à 20 % sur le millier d’envois pour une population totale alors de 26 300 cabinets dans l’Hexagone.
84Le premier parti-pris de la recherche réside justement dans ce changement d’unité d’observation concernant la profession d’avocat, avec la substitution du cabinet au praticien isolé. Néanmoins, l’auteur revendique clairement son inscription dans le sillage des travaux pionniers de Lucien Karpik sur cet objet, de même que le croisement de l’économie institutionnaliste et de la sociologie des professions pour mettre en évidence les transformations du « régime professionnel » [11] des avocats au cours du dernier quart de siècle, mais aussi plus largement de « réévaluer les notions de “monopole” et de “marché” en mettant l’accent sur les phénomènes organisationnels à tous les niveaux et les processus d’apprentissage collectifs qu’ils peuvent générer : la profession comme méta-organisation, les modes de fonctionnement interne des cabinets, leur structure et leurs spécialisation, ainsi que les liens inter-cabinets (réseaux de conseil, sous-traitance) » (pp. 17-18), mais aussi la montée de différents intermédiaires privés qui contribuent à transformer le fonctionnement du « marché du droit », et notamment les procédures d’évaluation de la qualité des prestations sur celui-ci. Un programme incontestablement ambitieux et nécessaire que cette recherche et cet ouvrage viennent cependant davantage impulser qu’ils ne l’achèvent, tant la tâche est ample.
85L’ouvrage se divise en quatre chapitres – et un « interlude » d’une vingtaine de pages entre les deux derniers. Dans le premier, Christian Bessy présente le contexte général, à savoir en particulier les principales transformations institutionnelles et organisationnelles de la profession ainsi que les principaux facteurs endogènes et exogènes de ces dernières. Ainsi, sans que le projet de déréglementation des services juridiques au sein de l’Union européenne porté par la Commission n’ait abouti pour l’heure, certains de ses effets se font d’ores et déjà sentir, et les contraintes économiques liées à l’internationalisation des marchés juridiques ont favorisé une certaine inventivité organisationnelle, renforçant le rôle des firmes et réseaux et remettant en cause les régulations professionnelles nationales. Cependant, souligne l’auteur, la complexification du droit joue également un rôle non négligeable en la matière, ainsi que la montée d’une conception plus individualiste et procédurale du droit, consistant à considérer ce dernier comme la défense des intérêts particuliers, au détriment de sa dimension politique, c’est-à-dire la confrontation entre différentes définitions de l’intérêt général. Ce que L. Karpik avait déjà diagnostiqué comme le glissement d’un « régime professionnel traditionnel » à un « régime professionnel privé ». Tout en en développant les linéaments, C. Bessy montre cependant que coexistent encore différents modes d’organisation et d’exercice de la profession, selon que les avocats continuent à prendre directement et discrétionnairement en charge le processus de décision ou se positionnent dans une coproduction du service avec leurs clients et qu’ils cloisonnent ou non contentieux et conseil. Les quatre cadrans séparés par ces deux axes donnent ainsi lieu à quatre idéaux-types de cabinets que l’auteur qualifie respectivement : d’« avocats traditionnels de contentieux », « avocats bâtisseurs », « cabinets de conseil standard » et « cabinets haute couture ». Outre la définition particulière de l’activité qu’ils portent, ceux-ci se distinguent ainsi à la fois par le degré de regroupement, le ou les domaines du droit où ils sont spécialisés et le type de clientèle qu’ils servent. Mais l’auteur se demande in fine si l’ordre professionnel actuel peut encore encadrer cette diversité de modes d’exercice ou n’est pas voué à se dissoudre dans un ordre marchand qui remettrait en cause l’État de droit lui-même.
86Autre pluralisme qui caractérise ce marché du droit : celui des modes et critères d’évaluation de la qualité des professionnels. C’est à ces derniers que l’auteur consacre le deuxième chapitre. Il revient ainsi dans un premier temps sur la littérature consacrée au problème particulier de la fixation du « juste » prix des services juridiques compte tenu de l’incertitude fondamentale entraînée par la singularité des prestations. À partir des données quantitatives collectées sur la fixation des honoraires, l’auteur montre ainsi qu’existe une dualisation croissante en matière de tarifs entre des prestations complexes à destination des compagnies et des prestations standardisées concernant les particuliers souvent modestes et bénéficiant de ce fait de l’aide juridictionnelle, notamment en matière de droit de la famille, de l’immigration ou de « petit » pénal. Polarisation qui se reflète logiquement entre les cabinets – ce qui permet à l’auteur d’affiner la typologie précédente – et se traduit par de nouvelles hiérarchisations professionnelles et modèles d’excellence, que contribuent notamment à ériger de nouveaux intermédiaires (sociétés de courtage, etc.) qui remettent ainsi en cause le rôle de l’ordre professionnel dans la définition de la valeur professionnelle et le règlement des litiges entre les avocats et leurs clients. L’auteur nuance cependant dans le chapitre suivant ce diagnostic d’un dualisme qui se creuserait entre barreau d’affaires et barreau traditionnel en montrant que si le modèle des law firms s’implante bel et bien en France, intégrant de ce fait l’espace juridique national dans un « ordre mondial marchand », celle-ci ne remet pas entièrement en cause la diversité des modes d’organisation des cabinets, mais contribue davantage à accentuer une segmentation en plusieurs marchés distincts. À côté des grands cabinets d’affaires internationaux, au sommet desquels culminent les « Big four » étasuniens, où les avocats-conseils ne plaidant pas dominent, les cabinets « franco-français » conservent en effet d’importantes marges pour déployer leurs activités propres, avec cependant deux autres lignes de division : géographique d’une part, entre Paris et la Province, et de spécialisation, entre les regroupements généralistes et les individuels spécialistes d’un domaine juridique et employant éventuellement des collaborateurs. Enfin, pour souligner que la croissance n’est pas une fatalité, l’auteur développe ensuite trois stratégies alternatives à cette dernière qui tendent à se développer elles-mêmes : la mise en réseau, l’inscription dans une niche et la « sous-traitance ».
87Après un interlude consacré à la diminution paradoxale du nombre de collaborateurs salariés au profit de celui des libéraux – y compris au sein des « grands » cabinets d’affaires –, l’auteur revient enfin dans la dernière partie aux transformations concernant le déroulement des carrières professionnelles, et en particulier les modes de formation initiale et de recrutement des jeunes avocats, en montrant là aussi comment les modèles d’excellence ont profondément évolué en la matière, sous la poussée notamment de nouveaux intermédiaires, mais que coexistent là encore en réalité différents marchés du travail selon le type de cabinets envisagé. Et si les relations s’accroissent entre grandes écoles de gestion et les cabinets les plus prestigieux, imposant de fait désormais l’exigence pour y évoluer d’avoir effectué un double cursus commerce-droit, facilité du reste par l’institutionnalisation d’un certain nombre d’aménagements d’études, ce modèle d’excellence ne s’impose pas dans l’ensemble de la profession.
88Au final, c’est bien un marché caractérisé par une grande hétérogénéité, mais aussi la domination croissante d’une logique d’entreprise que l’auteur met au jour dans cet ouvrage, invitant de ce fait à une certaine prudence dans son encadrement réglementaire. À côté d’un segment internationalisé et très lucratif tourné vers les entreprises et confondant conseil et contentieux, l’accompagnement des particuliers se révèle cependant tout autant sinon plus concurrentiel, mais de manière différente. L’autorisation du démarchage, la diffusion d’Internet et l’ouverture du capital des cabinets vont ainsi selon l’auteur contribuer à une standardisation toujours accrue des prestations dans ce segment, mais aussi à une remise en cause de l’accès à la justice des plus démunis en même temps que des conditions de travail et d’apprentissage des jeunes avocats. C. Bessy esquisse ainsi en conclusion quatre pistes de réflexion à destination des Conseils de l’Ordre pour tenter « d’améliorer l’organisation des activités des avocats tout en respectant la qualité de l’État de droit » (p. 250), à savoir l’encouragement de l’interprofessionnalité entre spécialistes du droit, du chiffre et de la propriété intellectuelle, comme le préconisait déjà le rapport Darrois en 2009, l’adoption de mesures favorisant le développement des cabinets d’une part, et d’autre part la mobilité des avocats, et enfin la régulation des intermédiaires qui œuvrent sur ces marchés.
89Au-delà des données précieuses apportées par cet ouvrage qui viennent combler un déficit en la matière, celui-ci vaut également par son pluralisme disciplinaire et méthodologique qui lui permet de proposer une démarche de recherche en même temps qu’un diagnostic féconds, qui mériteraient d’être étendus, au-delà du cas étudié, à l’ensemble des professions et marchés du travail réglementés. Une question on ne peut plus d’actualité, comme en témoignent encore les remises en cause à la fois politiques et sociotechniques, illustrées par des exemples aussi divers que le cas des pharmaciens, des chauffeurs de taxi ou des hôteliers faisant face à la concurrence respective de la grande distribution et des plateformes Internet « collaboratives », mais trop souvent abordés de manière à la fois binaire et déconnectée des enjeux sociaux plus généraux qui les sous-tendent.
90Igor MARTINACHE
91Clersé, Université de Lille 1
Fred Hirsch, Les limites sociales de la croissance, Traduit de l’anglais par Baptiste Mylondo, préface de Jean Gadrey, Paris, Les Petits Matins – Institut Veblen, 2016 [1976], 352 p.
93Fred Hirsch (1931-1978) n’a pas vécu très longtemps ni beaucoup écrit. Diplômé de la London School of Economics, il s’est principalement intéressé aux questions monétaires. Son premier ouvrage déjà célèbre dans les milieux de la critique de la croissance économique en langue anglophone n’avait jamais été traduit en français. Hirsch part de trois questions, qu’il pose au préalable : pourquoi la croissance économique est-elle si décevante, dans ses résultats concrets, alors qu’elle promet la richesse pour tous ? Pourquoi continue-t-on autant à se soucier de répartition, alors qu’il suffirait, à première vue, de chercher à augmenter la production ? Enfin pourquoi autant d’intervention étatique est-elle nécessaire, alors que la liberté apparaît si désirable ? La thèse défendue est que les trois sont liées. Une fois les besoins physiologiques satisfaits, la croissance se complexifie et la poursuite par chacun de son intérêt individuel entrave de plus en plus la production de biens collectifs nécessaires. La liberté des uns interfère ainsi de manière croissante avec celle des autres, comme l’illustrent la pollution, le nombre limité des places désirables ou les embouteillages. Les coûts cachés par la confusion des économistes entre les moyens et les fins comme l’idée que la seule amélioration individuelle du niveau de vie, mesurée par le PIB, conduirait à l’amélioration globale de la qualité de vie de tous viennent tout fausser. Plus profondément, en encourageant l’individualisme, le libéralisme entre dans un cercle vicieux qui en mine les bases sociales. La question se pose alors de savoir comment atteindre une vision collective et plus encore comment la mettre en œuvre. Elle bute sur le paradoxe de l’action collective pointé par Mancur Olson. Celui-ci soutient que les grands groupes ont moins de chances de se mobiliser que les petits en raison de la possibilité accrue d’y jouer les « passagers clandestins ». Faut-il admettre de nouveau la religion, qui a été l’autre grand régulateur des sociétés humaines, avant l’économie, dans l’histoire classique ? Doit-on plutôt miser sur la vertu, avec ses faiblesses bien connues ? Pour Hirsch, les économistes refusent d’affronter ces questions, qu’ils vivent comme une régression et préfèrent continuer de croire que l’optimisation locale de son intérêt personnel suffirait à générer le bien commun.
94F. Hirsch commence sa réflexion par « le champ oublié de la pénurie sociale » (p. 68). L’augmentation du revenu et sa répartition seraient selon lui faciles à mesurer. Mais de nombreux aspects restent dans l’ombre, en particulier la satisfaction qui découle de cette répartition, la qualité du travail ou encore la satisfaction apportée par le temps libre. La consommation finale serait le but du processus économique mais elle demeure pourtant peu étudiée. Les transactions sont censées être librement consenties et plus leur nombre s’accroît, plus le bonheur est réputé augmenter. Or de nombreux arguments peuvent être avancés pour mettre en doute une telle conclusion. L’un d’entre eux réside dans l’interdépendance qui existe entre les consommations individuelles, qui sont pensées comme n’ayant pas de rapport entre elles, alors qu’elles sont étroitement liées. Prenons un exemple pour l’illustrer, dans le domaine de la mobilité : la dégradation des transports publics augmente le recours à l’automobile qui à son tour dégrade les transports publics, etc., d’où un résultat que personne n’a voulu. De même, l’arrivée des grandes surfaces discount provoquant la fermeture des petits commerces, etc. Les décisions individuelles ont donc des conséquences collectives, c’est-à-dire des effets sur le contexte dans lequel les autres individus prennent leurs décisions. C’est la « tyrannie des petites décisions » (p. 111). F. Hirsch en conclut que l’action individuelle n’a pas de raison d’atteindre la satisfaction optimale attendue par les individus.
95Cette observation le conduit à distinguer la rareté physique, entendue comme l’indisponibilité matérielle d’une ressource, de la rareté sociale, désignant l’impossibilité de distribuer un bien donné à tous. Cette dernière se divise elle-même entre des cas de rareté absolue (un tableau de Rembrandt unique par nature), de rareté sociale directe (le prestige qui n’existe que par sa rareté) ou indirecte (la congestion). La consommation d’un bien influence donc sa disponibilité. Cette interdépendance définit le caractère positionnel de certains biens : ceux qui dépendent de relations sociales rares ou sujettes à la congestion. Cette idée de « bien positionnel » est souvent considérée comme l’apport majeur de Hirsch. Ces biens ont des propriétés tout à fait spécifiques. La croissance matérielle, mesurée par la variation du PIB, peut augmenter la disponibilité en biens et services matériels, grâce à la productivité. Mais elle ne fait que déplacer les biens positionnels vers le « haut », sans changer leur position relative. Pire : la croissance matérielle, qui s’appuie sur la compétition pour des biens, peut intensifier la concurrence positionnelle, par rapport à des sociétés de statut où chacun a une place définie et ne cherche pas à en sortir. Hirsch s’appuie sur trois exemples. Il montre comment la recherche d’un coin de verdure amène une hausse des prix, voire un effet spéculatif ; comment la périurbanisation produit un milieu que personne ne souhaitait au départ ; enfin comment la course aux postes de direction peut dévaluer les diplômes requis pour y accéder. « Plus » n’est alors plus synonyme de « mieux ». De plus, les difficultés croissantes d’accès peuvent conduire à une augmentation inconsidérée des dépenses, comme dans le cas de l’éducation, produisant un « gaspillage » et des dépenses « défensives » (Kuznets). Comment dès lors réguler l’accès aux biens positionnels ? Une première solution réside dans les enchères. Elle est partiellement à l’œuvre dans l’immobilier et donne clairement l’avantage aux riches. L’encombrement est un autre régulateur. Quand les embouteillages deviennent démesurés, les individus renoncent ou cherchent des alternatives. Enfin, la planification en zonage représente une troisième solution, en allouant par exemple des lieux accessibles à tous (au risque de l’encombrement, toutefois).
96Cette réflexion sur les biens positionnels conduit l’auteur à se poser la question du rapport entre les principes du libéralisme et ses résultats pratiques. La compétition économique, dont l’auteur ne remet pas en cause les aspects positifs, peut affecter le secteur marchand, mais aussi le secteur non marchand : par exemple les activités domestiques et leur répartition, l’autoproduction (non échangée), les dons, les services rendus et les loisirs. Ces divers domaines ne sont pas étanches et l’individu arbitre entre eux, par exemple entre le loisir et le travail. La congestion peut augmenter la difficulté d’accès aux activités non marchandes, en augmentant le temps de consommation ou en réduisant le temps disponible pour les liens sociaux. F. Hirsch suggère que cela peut contribuer à expliquer ce que l’on appelle le « délitement du social » (p. 170). Les services rendus par le non-marchand seraient remplacés par des biens marchands ou commenceraient à manquer, si on ne peut se les payer. La compétition économique affaiblit aussi l’intérêt pour les objectifs sociaux. Plus il y a de contrats et moins il y a de confiance, ainsi que le montre la croissance des procès intentés aux médecins aux États-Unis. La raréfaction de biens publics ou collectifs se traduit aussi par la mise en place de clubs, à l’exemple des parcs naturels ou des écoles privées. Hirsch appelle « fétichisme de la marchandise » ce manque de perception des inconvénients d’une consommation et d’un individualisme croissants. L’analyse économique, en parlant de rationalité, occulte le problème, puisqu’alors le résultat est le même, qu’on soit altruiste ou égoïste.
97Le système capitaliste affaiblit la morale sociale, alors qu’il renforce dans le même temps le besoin de biens collectifs. Le besoin d’organisation de la liberté pouvait paraître anodin au début, quand l’économie était encore peu développée, et que les biens les plus essentiels n’étaient pas encore disponibles. Ce n’est plus possible dans un contexte de niveau de vie élevé. Faut-il alors favoriser les biens collectifs ou publics ? Ceux-ci posent un problème d’organisation que la planification n’a pas résolu, estime l’auteur. L’économie marchande ne peut être une solution, elle répond très bien aux attentes individuelles mais pas aux attentes collectives. Les entreprises excellent en effet dans la découverte de nos aspirations individuelles. F. Hirsch estime que John Kenneth Galbraith a raison de souligner l’écart entre richesse privée et misère publique, mais il n’explique pas pourquoi les entreprises servant les « vrais besoins » ne triomphent pas. Et même si c’était le cas, les limites sociales à la croissance seraient encore à l’œuvre. On ne peut redistribuer les biens positionnels. À cet égard changer de mode de propriété n’est pas déterminant (p. 211). Sur quelle base doit-on réguler alors ? John Maynard Keynes faisait l’hypothèse d’administrateurs altruistes, une élite technocratique. Celle-ci poserait cependant trois problèmes : son coût, son manque d’informations, et la difficulté pour elle d’identifier les véritables problèmes rencontrés au niveau local, ceux que les individus estiment être prioritaires. Comment contrôler les contrôleurs ? Hirsch débouche sur le problème d’une « macromoralité » (p. 247). C’est un défi de taille, puisqu’une justification majeure du système est de n’avoir pas besoin d’éthique. Ne peut-on faire appel classiquement à la loi ou aux incitations ? Non selon Hirsch car elles ne sont pas efficaces sans base morale.
98Quelles seraient alors les bases de cette « macromoralité » ? Pour F. Hirsch, c’est classiquement la religion qui y pourvoyait. Elle avait donc une fonction séculière de régulation, que l’on croie vraiment ou que l’on se plie à ses règles par intérêt ou conformisme. La religion agissait ainsi comme une sanction privée. L’auteur voit dans les religions un heureux héritage précapitaliste, une variable sur laquelle il est encore possible de jouer, sans toutefois aller plus loin dans son raisonnement. Hirsch passe en effet aussitôt à une alternative explorée notamment par Rawls : la justice. Elle vient aussi limiter le pouvoir, entendu ici au sens de pouvoir de marché, c’est-à-dire de pouvoir d’achat ou d’organisation (monopole ou oligopole). Les syndicats exercent un pouvoir de ce genre, et en tirent parti collectivement. D’où deux formes de progrès économique, en pratique : celui des classes ouvrières, qui passe par l’action collective, malgré leur embourgeoisement récent (p. 308), et celui des classes moyennes et aisées, qui ont les moyens d’être plus individualistes. Collectif ou individuel, ce progrès passe par la croissance matérielle. La justice en matière de biens positionnels est d’une autre nature. La révolution bourgeoise a en effet apporté les libertés publiques et politiques, et les possibilités économiques dont tous ont profité, à des degrés divers. Cette différence entre les deux formes de progrès économique a conduit à des débats sur l’égalité, structurés autour de deux conceptions : l’égalité des chances et l’égalité des résultats, plus radicale. Les libéraux ont opposé à cette dernière le risque de demandes infinies. Une autre limite réside dans le pluralisme des critères de l’égalité. Le spectre s’étend du marxisme d’un côté qui appelle à la participation universelle aux propositions d’Hayek ou de Schumpeter de l’autre qui limitent au maximum la participation, selon Hirsch. La croissance fournit une solution commode, celle d’une « égalité dynamique » provoquant un « ruissellement » (trickle-down effect). Elle induit l’idée que les masses auront demain ce que l’élite possède. La croissance minimise les conflits, car tout le monde gagne. La faille réside dans le fétichisme de la marchandise évoqué plus haut : le fait que les biens positionnels ne conduisent à aucun nivellement par le haut. D’où deux limites à la croissance : l’augmentation des attentes (le « paradoxe de l’opulence » pointé par J.K. Galbraith) et le déclin de la macromoralité. Nous sommes donc dans une nouvelle situation, estime F. Hirsch.
99Au terme de cette analyse, l’auteur conclut que les implications de ses approches sont majeures, notamment sur le plan politique. Le remède est évident : changer d’éthique sociale. Mais il est tout aussi évident pour F. Hirsch que cette voie est inaccessible. Comment transmettre le penchant nécessaire ? Des solutions décentralisées sont ce qu’on veut éviter, puisque ce qui est à instituer est un intérêt social, c’est-à-dire un intérêt pour le tout de la société, et non pour ses parties. Un leader central omnipotent n’est pas non plus souhaitable. L’auteur esquisse alors plusieurs pistes : réduire le coût supporté par les individus qui agissent avec un certain souci du bien social est accessible aux politiques publiques. La compétition et les attentes peuvent aussi être réduites, ainsi que l’attrait des meilleures positions, par une diminution générale des salaires par exemple, ou encore par le financement de l’éducation par l’impôt. Du caractère limité de ses propositions F. Hirsch conclut que le premier changement radical dont nous avons besoin d’accepter que l’évolution sera lente. Elle tient à l’accessibilité pratique d’un pouvoir, mais aussi à la difficulté d’évaluer « le gaspillage », c’est-à-dire l’inefficacité collective.
100Cet ouvrage de F. Hirsch est souvent d’une très grande pertinence. Il montre comment les inégalités se jouent en pratique, et comment les individus les moins dotés doivent déployer davantage d’efforts pour obtenir des résultats moindres. L’auteur va à l’encontre de l’idée selon laquelle il n’est de richesse que privée, sans conséquences sur les vies des non-riches. Si les plus fortunées ne sont peut-être pas beaucoup plus heureuses que les autres, elles provoquent des effets collectifs puissants, tels que l’excitation de l’envie (bien positionnel), la hausse des prix des produits considérés comme étant les plus désirables, et des effets sur les biens de première nécessité, tels que les logements à Paris. La positionnalité des biens a évidemment été abordée par d’autres auteurs comme Pierre Bourdieu. Mais le sociologue a largement laissé dans l’ombre le rapport avec la croissance matérielle que Hirsch met en avant. Ce dernier souligne aussi le caractère dynamique des positions, sous l’effet notamment de l’arrivée de nouveaux produits, dont l’image et la désirabilité sont construites par les entreprises qui souhaitent les vendre. Face à ces enjeux, Hirsch a partiellement raison de souligner que le mode de propriété n’est pas déterminant. Les économies soviétiques ont souvent résolu le problème par la pénurie. Elles ont illustré à leur manière que l’articulation entre rationalité économique individuelle et biens publics ou collectifs n’a pas encore trouvé de solution qui soit complètement satisfaisante. La question de la vertu se trouve aussi remise sur le devant de la scène par la question écologique, que Hirsch laisse de côté.
101F. Hirsch met aussi magnifiquement en lumière certaines des limites les plus évidentes du PIB et des politiques publiques qui misent tout sur sa croissance. Le PIB ajoute les moyens et les fins comme s’il s’agissait toujours de moyens croissants alors que certains moyens se contentent de compenser une difficulté croissante à poursuivre certaines fins. Ces distinctions sont précieuses et l’on ne peut s’empêcher de songer aux thèses d’Ivan Illich, qui n’est pas cité mais la publication précède de peu cet ouvrage de F. Hirsch. Illich montre aussi que les effets d’encombrement conduisent l’accumulation de moyens à se retourner contre les fins qu’ils sont censés permettre d’atteindre, au-delà d’un certain seuil, même si l’égalité économique la plus stricte est observée. La croissance se retourne ainsi contre l’égalité, de manière nécessaire, ce qui vient remettre en cause les politiques qui se contentent de viser une meilleure redistribution. Critiquant en creux un marxisme trop peu sensible aux situations réellement vécues par les individus, faute d’une microéconomie satisfaisante, F. Hirsch met en évidence de manière convaincante une forme de fétichisme de la marchandise souvent inaperçue. Une autre référence vient à l’esprit : l’indicateur de progrès véritable (IPV) développé par les fondateurs de l’économie écologique, Hermann Daly et John Cobb Junior [12]. L’IPV distingue les dépenses « utiles » des dépenses « défensives » qui ne font que corriger les effets néfastes des premières. Selon cet indicateur, le progrès s’est arrêté dans les années 1970, aux États-Unis. L’ONG Redefining progress a fait la promotion de l’IPV, ainsi que de l’empreinte écologique, avant de fermer ses portes en 2008. Les indicateurs de progrès alternatifs n’ont vraisemblablement pas suscité suffisamment d’engouement. Ils n’ont pourtant que l’intérêt d’être utilisables en agrégé. L’IPV ne pourrait-il être davantage mobilisé, dans une analyse microéconomique des inégalités ? Ne peut-on calculer l’évolution de l’IPV par catégorie de personne ? C’est un peu ce que font les études de l’INSEE, quand elles introduisent la notion de « dépense contrainte ».
102Plusieurs limites peuvent toutefois être soulignées. Tout d’abord, F. Hirsch ne croit pas aux limites matérielles et écologiques de la croissance (pp. 46 et 75), ce qui n’est pas sans conséquences sur le caractère positionnel de certains biens, comme l’a souligné Jean Gadrey dans sa recension [13] et sa préface à cette édition française. Aux États-Unis, ce n’est peut-être pas tant l’encombrement qui confère à la voiture sa dimension positionnelle, que sa contribution aux émissions de gaz à effet de serre, et à l’encombrement de l’atmosphère qui s’ensuit. On peut également discuter l’idée de Hirsch selon laquelle les premiers progrès sur le plan de la productivité avaient moins de conséquences positionnelles qu’aujourd’hui (p. 47). Des anthropologues comme Pierre Clastres ou Marshall Sahlins l’ont brillamment remise en cause Enfin, une critique plus forte que l’on peut faire à ce travail est de manquer de bases sociologiques fortes, en termes de motivations. L’auteur oppose de manière trop schématique l’individu égoïste à la morale collective, comme s’il n’y avait rien entre les deux. La conception que Hirsch déploie de la religion est aussi assez superficielle et naïve, l’histoire montre que toutes les religions sont loin de conduire à l’altruisme universel. Le problème vient de la base théorique sur laquelle Hirsch s’appuie, qui demeure celle de l’économie néoclassique. De là aussi que l’égalité économique lui paraît être une idée plus vague que l’égalité politique juridique ou sociale, qu’il juge être d’une « rare clarté » (p. 311) en comparaison. La critique adressée par Marx à l’égalité juridique et politique nous rappelle que les choses sont certainement aussi compliquées dans un cas que dans l’autre. Une base sociologique plus large aurait permis de montrer que l’espace social de la justification est plus complexe. Le marché se trouve en grande partie « encastré » dans d’autres ordres, comme l’ont bien montré quantité de travaux en sociologie économique. L’argent n’est pas le seul corrupteur de la justice, même si cet effet est bien présent. L’économisme de Hirsch le conduit peut-être aussi à surestimer la propension des individus à la compétition positionnelle, au sens d’une lutte des places. La revendication de société juste, comprise comme celle dans laquelle chaque acte serait justifié, est peut-être aussi centrale. La justice est comprise comme un problème de critère de l’action individuelle, qui serait à opposer à l’égoïsme. L’opposition est en partie factice, empiriquement. Les travaux de Luc Boltanski et de Laurent Thévenot indiquent par exemple comment cette compétence peut jouer différemment chez les individus. Dans le même ordre d’idées, résumer le mouvement syndical à une lutte collective pour des avantages individuels est très réducteur, au sens où il comporte toute une série de critiques qui ne peuvent pas être ramenées à l’intérêt direct des mandants. On peut le suivre en revanche quand il pointe les limites des revendications syndicales ou des équipes de direction quand elles ramènent les enjeux de service public à de pures questions de moyens : c’est bien insuffisant. Enfin, s’il a raison de pointer le caractère incertain de la catégorie de gaspillage, du fait de la complexité du rapport entre les moyens et les fins, Hirsch oublie de souligner que l’hypothèse d’une égale liberté du consommateur n’est pas moins normative que celle qui pose qu’il est le jouet des stratégies des firmes multinationales. Hirsch minore les arguments proposés en ce sens par John K. Galbraith. La tyrannie des petites décisions ne vient-elle pas en fin de compte d’une organisation délibérée de l’ignorance, au détriment de l’intelligence collective ?
103Fabrice FLIPO
104LCSP, Université Paris-Diderot/ Institut Mines-Telecom
Tristan Auvray, Thomas Dallery et Sandra Rigot, L’entreprise liquidée : la finance contre l’investissement, Postface de Michel Aglietta, Paris, Michalon, 2016, 320 p.
106Voici un ouvrage qui a pour mérite essentiel de démontrer dans toute leur clarté les rapports tumultueux et délétères entre le monde dominateur de la finance et celui, dominé, de l’entreprise. Leurs trois auteurs, tous chercheurs en économie (deux universitaires et un chargé de recherches au CNRS), ne mâchent en effet pas leurs mots : les entreprises sont « sous le joug » de la finance et cette dernière est devenue « nuisible », puisque c’est aujourd’hui un frein à l’investissement productif.
107Ce qui frappe donc dans cet ouvrage c’est d’abord ce ton direct, sans détour, qui refuse le langage ampoulé et aseptisé qui caractérise d’ordinaire les ouvrages académiques. La volonté de se faire comprendre sur un sujet aussi sensible que celui de l’entreprise financiarisée est manifestement présente de bout en bout. Le souci pédagogique se traduit tant par un plan au déroulé simple et logique, que par les nombreuses définitions (ex. : liquidité, dette, gouvernance actionnariale, etc.) qui jalonnent le texte, et même, doit-on ajouter, par un glossaire de près d’une vingtaine de pages disponible en fin d’ouvrage.
108Pour démontrer que la finance n’est plus au service de l’entreprise, ni à celui de l’emploi et de la croissance, l’ouvrage se développe en trois moments qui correspondant chacun à un chapitre. Les auteurs se demandent en premier lieu comment on est passé de la finance à la financiarisation de l’économie ; ensuite comment cette financiarisation a pu produire de tels ravages au sein de l’entreprise ; et enfin peut s’opérer cette indispensable remise de la finance à sa place.
109Le premier chapitre est ainsi tout à fait éclairant sur la façon dont, tout au long de l’histoire du capitalisme, la finance s’encastre et se désencastre de façon alternative par rapport à l’économie réelle. Ainsi, il est possible d’établir un parallélisme entre le capitalisme financier de la fin du XIXe siècle et le capitalisme financiarisé actuel, qui correspondent tous deux à des périodes de désencastrement de la finance. Ce recul historique est évidemment précieux pour mieux comprendre également ce qui fait la marque de la période actuelle, en identifiant et en caractérisant ses principaux acteurs comme les investisseurs institutionnels et leurs gestionnaires de fonds. Ou encore pour opposer de façon plus classique l’économie d’endettement à l’économie de marché financier (on devrait plutôt dire l’économie des « créanciers »). L’exposé du modèle de Kalecki sert alors de support pédagogique utile, bien qu’à notre sens il n’explique en rien l’origine du profit ; il ne le fait que de façon très vague en le présentant comme un revenu lié à l’activité de l’entreprise. Au bout du compte, l’enjeu est évidemment de comprendre l’élévation des normes de rentabilité financière de la période actuelle et de voir en quoi celle-ci freine l’investissement et, par conséquent, bride le développement économique. C’est bien là l’essentiel et cet objectif est parfaitement atteint par les auteurs.
110Cœur de l’ouvrage, le deuxième chapitre va un peu plus loin et entend nous convaincre que les entreprises subissent le joug de la finance. Il y arrive en mettant en cause les règles de la gouvernance de l’entreprise (alignement des intérêts des dirigeants et des actionnaires) et le jeu de la liquidité des marchés (l’actionnaire doit pouvoir vendre à tout moment ses actions). D’où le constat principal – et accablant – des auteurs : l’entreprise doit devenir liquide et s’ajuster en permanence pour satisfaire le jeu du marché financier. L’instabilité de la convention financière qui en résulte contamine alors la structure productive de la firme. La finance devient nuisible précisément en raison de son désencastrement de l’économie réelle.
111La construction d’une base de données regroupant 900 sociétés non financières et européennes sur la période de 1999-2013 permet de nourrir les principaux résultats du chapitre et notamment celui-ci : plus les versements de dividendes aux actionnaires sont élevés plus le niveau des investissements dans les actifs productifs diminue. D’autres éléments d’analyse sont là pour étayer cette financiarisation de l’économie. Les auteurs démontrent ainsi clairement que les émissions d’actions sur les marchés primaires ne financent désormais plus les entreprises. Ce sont les entreprises qui financent au contraire les marchés par les opérations récurrentes de rachat d’actions. On ne peut alors qu’en constater les ravages : une baisse du taux d’accumulation, une croissance qui ralentit, un chômage qui augmente. Le capitalisme financiarisé génère fatalement un régime d’accumulation a priori dépressionnaire.
112Le dernier chapitre est enfin centré sur les propositions de réformes pour remettre la finance à sa place. L’axe général de celles-ci est de combattre le court-termisme de la finance et de développer l’investissement productif. L’enjeu est in fine le développement durable et la restauration de l’emploi. Après avoir dénoncé les biais court-termistes de la « juste valeur », la volatilité excessive introduite par les normes comptables ainsi que leur pro-cyclicité, les auteurs procèdent à un examen critique de la réglementation prudentielle. Celle-ci n’a fait que favoriser jusqu’à ces dernières années l’autorégulation de la finance. Il faut dès lors inverser ces logiques, ce sont désormais les États qui doivent discipliner les marchés financiers.
113Pour aller dans ce sens, les auteurs remarquent qu’il n’est nul besoin d’avoir des marchés secondaires hyperactifs, car c’est sur ces derniers que se développent la spéculation et les errements de la finance. Or le temps de l’entreprise n’est pas le temps des marchés. C’est pourquoi il conviendrait d’accorder des dividendes préférentiels pour ceux qui détiennent longtemps leurs actions ou encore leur octroyer des droits de vote double. Plus fondamentalement, ils proposent de refonder la gouvernance de l’entreprise avec notamment pour enjeu la reconnaissance de la nature collective du profit. Cela est évidemment essentiel au moment où il faut décider du partage des résultats.
114L’action au niveau de l’entreprise n’est pas suffisante. Il faut en plus promouvoir l’intervention publique. Celle-ci est indispensable par exemple pour mettre en place un cadastre financier à l’échelle internationale où seraient enregistrées toutes les opérations financières. Cette proposition d’un cadastre est vraiment originale. Elle éviterait par exemple que se développe une finance de l’ombre et serait en même temps un support sans doute très efficace pour collecter une taxe Tobin dont le taux serait – pourquoi pas ? – inversement proportionnel à la durée de détention. L’autre proposition centrale serait de créer des banques partenariales de financement de l’investissement, au service de la société, financées par les investisseurs institutionnels faisant des prêts aux entreprises ou des interventions en fonds propres. L’objectif général consisterait à favoriser un État stratège au service du développement économique et de l’emploi, et dont la politique de dividende serait modérée.
115Dans sa postface à l’ouvrage, Michel Aglietta souligne qu’une crise systémique de l’envergure de celle que nous connaissons actuellement signale une mutation du capitalisme que l’on pressent sans pouvoir encore la définir. Nul doute que l’ouvrage que nous proposent Tristan Auvray, Thomas Dallery et Sandra Rigot nous éclaire déjà sur la mutation en cours et qu’il ouvre des perspectives réelles de refondation.
116François MORIN
117Lereps, Université Toulouse-Capitole
Notes
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[1]
Vaugham-Whitehead D. (ed.) (2015), The European Social Model in Crisis: Is Europe losing its soul?, Cheltenham, Edward Elgar, 2015. Cet ouvrage passe en revue de façon systématique les changements et les réformes mises en œuvre au cours des quinze dernières années, et plus particulièrement depuis la crise, dans une douzaine de pays européens (un chapitre par pays), dans les domaines des droits des travailleurs et des conditions de travail, des relations professionnelles et du dialogue social, des politiques de l’emploi, et de la protection sociale. Pour une présentation des cas nationaux, voir également Lehndorff S. (2015), A triumph of failed ideas: European models of capitalism in the crisis, Bruxelles, European Trade Union Institute.
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[2]
Sur ce point, voir aussi l’excellent ouvrage de Serge Audier (2012), Néo-libéralisme(s). Une archéologie intellectuelle, Paris, Grasset, et notamment le chapitre III.
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[3]
Voir notamment Scharpf F. (2010), « The asymetry of European integration, or why the EU cannot be a “social market economy” », Socio-Economic Review, 8(2), pp. 211-215.
-
[4]
Théret B. (2002), Protection sociale et fédéralisme : l’Europe dans le miroir de l’Amérique du Nord, Montréal, Presses de l’Université de Montréal.
-
[5]
Barbier J.-C. (2008), La longue marche vers l’Europe sociale, Paris, PUF.
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[6]
Pour une analyse plus détaillée, voir l’ouvrage précité et plus particulièrement son édition anglaise réactualisée : Barbier J.-C. (2013), The long road to social Europe, Londres, Routledge.
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[7]
Mark Granoveter, « Economic Action and Social Structure: The Problem of Embeddedness », The American Journal of Sociology, vol. 91, n° 3, 1985, pp. 481-510.
-
[8]
Viviana A. Zelizer, The Purchase of Intimacy, Princeton, Princeton University Press, 2005.
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[9]
Téléchargeable en ligne à l’URL : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/144000569-les-professions-reglementees.
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[10]
Voir entre maints exemples Marie-France Garcia-Parpet (1986), « La construction sociale d’un marché parfait : le marché au cadran de Fontaines-en-Sologne », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 65, pp. 2-13 ou Pierre Bourdieu (2000), Les structures sociales de l’économie, Paris, Seuil.
-
[11]
Concept introduit justement par Lucien Karpik (2007), L’économie des singularités, Paris, Gallimard.
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[12]
Hermann Daly et John Cobb Jr (1989), For the common good, Boston, Beacon Press. Voir notamment Philip A. Lawn, (2003), « A theoretical foundation to support the Index of Sustainable Economic Welfare (ISEW), Genuine Progress Indicator (GPI), and other related indexes », Ecological Economics, vol. 44, n° 1, pp. 105-118. doi:10.1016/S0921-8009(02)00258-6.
- [13]