CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’ouvrage de Robert Boyer intitulé Économie politique des capitalismes. Théorie de la régulation et des crises s’inscrit parfaitement dans la collection « Grands Repères » des éditions La Découverte. Il poursuit en effet l’effort didactique mené sans relâche par Robert Boyer depuis 1986, date du premier ouvrage de synthèse sur la Théorie de la régulation (TR) et fournit ainsi les repères essentiels de la démarche et des programmes régulationnistes. Et après la publication en 2004 d’un premier ouvrage de la même collection intitulé Théorie de la régulation. Tome 1. Les fondamentaux, une certaine attente se faisait sentir concernant le Tome 2.

2De quoi ce « retard » est-il le nom ? D’un agenda fort chargé ? D’un temps normal dans ce cycle d’ouvrages de synthèse (1986, 2004, 2015) ? D’une TR en panne ? De la fin du fordisme trop souvent annoncée rendant cette dernière orpheline ? Précisons d’emblée que l’auteur de cette note étant rédacteur en chef de la Revue de la régulation, Capitalisme, Institutions, Pouvoirs, il pourrait être suspecté d’instruire à décharge. Dans le même esprit que Robert Boyer, nous soulignerons qu’il ne s’agit pas d’une panne de la TR et que l’agenda des recherches régulationnistes est non seulement bien rempli, mais aussi qu’elles restent bien outillées pour donner des clés d’explications d’un monde qui change, « dans un environnement fait de processus inextricablement imbriqués qui se recombinent en des configurations toujours changeantes » (p. 312). Cette citation est exemplaire de la démarche que Robert Boyer met en œuvre : processus, inextricable imbrication, recombinaisons, configurations changeantes. Ce sont là autant de clés pour traiter d’une théorie qui n’a de cesse de montrer qu’aucun phénomène n’est monocausal, que les régulations sont complexes et que les sciences économiques doivent composer non pas seulement avec la technicité croissante d’instruments, mais surtout avec la complexité de la reproduction du capitalisme qui œuvre par des actions politiques. À travers la présentation de l’ouvrage et en mettant quelques autres travaux en perspective, nous proposons de montrer en quoi la publication de 2015 peut être interprétée comme un tournant, un nouvel élan, de l’école de la régulation ; et ce, alors même que l’utilisation de l’expression « école » à propos de la TR s’est quelque peu perdue.

Le Manuel d’une école ?

3Dans le même esprit que le « Repères » de 2004, ce nouvel opus assure une fonction de manuel pour qui veut s’outiller avec/par la TR. Disposer d’un tel manuel peut être considéré comme l’attribut d’une école, au sens fort que donne la pensée économique à la notion d’école. Il pose ainsi ses principaux concepts, en donne des définitions précises, propose un liant entre les programmes et les thématiques de recherche, évalue les avancées et leur degré de consolidation ainsi que les manques, expose les liens et échanges avec d’autres approches. Toutefois, le déplacement des mots Théorie de la régulation du titre, dans l’ouvrage de 2004, au sous-titre dans celui de 2015 ne répond pas à une simple stratégie éditoriale. Il peut être interprété comme une clé de l’évolution des approches en termes de régulation. Au premier abord, ce pourrait être vu comme un recul pour l’accroche que représente la Théorie de la régulation en elle-même. Il me semble intéressant de proposer la lecture inverse : la sous-titrisation (sic) a vocation à ancrer la TR comme élément clé d’une démarche plus vaste, qui compose une économie politique institutionnaliste ou une économie politique hétérodoxe [1]. Donc plus qu’un effacement de la TR à travers ce titre, on peut lire les concepts régulationnistes comme matrice d’une Économie politique des capitalismes, ce qui donne une ambition renouvelée à la TR (et/ou à Robert Boyer).

4L’ouvrage est à même d’assumer une fonction dans une logique d’école, sans pour autant le revendiquer explicitement. En dehors de la frise chronologique, il n’y a en effet aucune occurrence du terme « école » à propos de la TR. C’est un signe d’humilité que l’on peut relier à la volonté de R. Boyer de rassembler et faire dialoguer plutôt que de cliver. En l’occurrence, cette frise chronologique, et la longue bibliographie ainsi que l’index détaillé en fin d’ouvrage sont le trait d’un manuel. Cela nous semble être l’objet de cette collection et peut s’interpréter aussi en tant qu’instrument de ce qui fait école. Si on ajoute à propos de la TR d’autres attributs que sont une association professionnelle, une revue, des colloques internationaux, des programmes, il reste possible de parler d’école à son égard.

5Que manque-t-il dès lors pour que le terme soit si peu utilisé par les auteurs régulationnistes eux-mêmes ? La réponse réside certainement dans l’institution centrale que représente un laboratoire (après l’éviction de la pensée régulationniste du CEPREMAP), bien sûr, mais plus encore la motivation ou la volonté de fonctionner en école structurée, se reproduisant. C’est aussi lié aux coûts de coordination exorbitants que doivent payer des courants de pensée dominés pour continuer à produire et faire école. C’est dans ce sens que le titre de l’ouvrage vise l’ouverture vers un ensemble plus large, une économie politique des capitalismes, et non un manuel de l’école régulationniste. Ceci correspond bien à une évolution de la pensée hétérodoxe, bien que le terme apparaisse défensif et soit une description par opposition à l’omniprésence de la science économique mainstream (courant très divisé, dont l’unité tient plus au contrôle exercé sur les positions institutionnelles de la profession qu’à sa production scientifique). Cette évolution peut être interprétée comme une recomposition contemporaine, sur la base d’un ensemble de représentations et de concepts larges (régulation, convention, néo-marxisme, post-keynésianisme, évolutionnisme ou sociologie économique), de l’économie politique contemporaine (que l’on qualifiera ou non d’hétérodoxe) qui est étrangère à l’évolution techniciste et monocolore des sciences économiques lorsqu’elles n’interrogent plus que les hypothèses auxiliaires de la pensée économique. Rappelons en ce sens que Jean Tirole défend explicitement la nécessité de ne pas débattre des hypothèses fondamentales : « Mais à quoi donc serviraient les économistes s’il n’y avait aucun consensus sur aucun sujet ? » [2016, p. 95 [2]]. Mettre en avant le capitalisme dans le titre, et non la seule TR, marque la volonté d’esquisser les contours plus généraux d’une économie politique hétérodoxe dans laquelle la TR serait en quelque sorte la fille aînée. Cela renoue d’un certain point de vue avec la proposition de Jessop et Sum [2006 et 2016] de préférer la qualification d’« approche en termes de régulation » que la perspective d’une « théorie générale de tout » [2016], cette approche ayant un potentiel de critique de l’économie politique.

6Il n’est pas très facile de faire la recension d’un tel ouvrage, de par son projet de proposer la synthèse d’un très grand nombre de travaux, y compris ceux de l’auteur lui-même (dont certains de ses étudiants disaient qu’il écrivait plus qu’ils ne lisaient eux-mêmes), mais aussi d’un large spectre de chercheurs régulationnistes, et même plus largement d’auteurs en discussion avec la TR, qui constituent d’ailleurs la majorité des auteurs cités. C’est pour cela que l’on se permet de renvoyer vers des notes de lecture plus didactiques que celle-ci [Vercueil, 2016 ; Alary, 2016]. L’ouvrage, et notamment sa première partie, qui reprend pour l’essentiel le contenu de celui de 2004, se donne comme objet de caractériser les concepts qui forment la TR. La première assoit les concepts, porte la trame de ce qui fait école. La seconde partie ouvre et étend, c’est là que se trouve le sous-titre de l’ouvrage qui va, au-delà de la TR, vers une Économie politique des capitalismes. La tension entre partie 1 et 2 est aussi celle entre une école au sens fort et des approches, avec de ce fait un sens étendu.

7De ce point de vue, Robert Boyer expose très pédagogiquement l’architecture méthodologique et conceptuelle de la TR. Cela permet à n’importe quel chercheur intéressé d’aller voir des terrains spécifiques, de mettre en œuvre cette démarche fondamentalement abductive. La particularité de la méthode abductive est de partir de l’observation pour produire ensuite des faits stylisés afin de revenir vers les instruments d’analyse et les concepts de façon à les faire évoluer [Labrousse, 2006]. Il y a donc dans cette méthode un aller et retour entre concepts et faits stylisés, véritable cœur de la TR. C’est d’ailleurs ce qui porte parfois à dire que la TR est une méthode avant d’être une théorie. En effet, et Robert Boyer n’a de cesse de l’aborder plus indirectement que de façon offensive, la TR n’est pas une théorie générale, elle ne donne aucune explication univoque. Tout y est toujours situé et contextualisé. En revanche, les instruments (i.e. les concepts) et la démarche ont une portée générale, qui traite des capitalismes [3]. On appréciera d’ailleurs le pluriel que Boyer utilise dans le titre et qui constitue une forme de réponse à la critique parfois adressée à la TR de ne pas avoir poursuivi l’entreprise d’élaboration d’une théorie générale et unifiée du capitalisme que d’aucuns pouvaient percevoir dans les lointaines années 1970. Cette distance à l’égard d’une lecture marxiste n’est pas abordée de front par R. Boyer, qui préfère, par l’exemple, montrer de quelle façon il n’est pas de réponse univoque, comment le capitalisme se régénère, en quoi il est capable de résilience (y compris après la crise financière de 2008). De façon probablement symptomatique, c’est par un salut à quelques-uns des camarades de route de la TR, avec lesquels le débat a pu être vif, que l’ouvrage se termine. En l’occurrence, le propos conclusif de Boyer est de souligner les proximités et les accroches communes de cette économie politique des capitalismes, et d’envoyer un signal fraternel tant côté post-keynésien que côté marxiste.

8Ce signal envoyé à la pensée néo-marxiste ramène à un élément de dialogue important et fécond. Pour les approches en termes de régulation, cela renvoie à la place qu’il convient d’accorder aux rapports de force, au conflit, et donc de facto à la filiation marxiste de la TR. De façon générale doit être soulignée la façon dont les cinq formes institutionnelles (pp. 46-47), qui dans la TR caractérisent des rapports sociaux fondamentaux, inscrivent une représentation régulationniste du monde social en termes de rapports conflictuels. Il est vrai que la référence à Marx n’est ni centrale ni omniprésente. Plus juste serait-il de dire qu’elle n’est pas explicitement récurrente dans l’ouvrage. Mais la centralité des formes institutionnelles, et ce qu’elles recouvrent de domination, de rapports sédimentés, institués, mobiles, en lien aux différentes formes de luttes et donc à la question des pouvoirs est fondamentalement un héritage de Marx. La lecture de Marx est ici centrée sur le changement institutionnel et les séquences émergence-stabilisation-crise de différents compromis, toujours temporaires. C’est la marque de fabrique de la TR, et c’est un point de discussion, voire d’achoppement entre différents héritages marxistes, mais aussi entre approches régulationnistes [cf. par exemple Jessop et Sum, 2006 et 2016]. Comme l’évoque Wolfgang Streeck : « In a very general way, such a theory would be a successor to Marxist historical materialism, without Marxist determinism » [Streeck et Labrousse, 2016]. Certes Streeck ne traite alors qu’indirectement de la TR per se, et se réfère plus précisément aux travaux d’Amable et Boyer sur la complémentarité institutionnelle, mais ce qui est signifiant est la défiance de la TR à l’égard des déterminismes, du fonctionnalisme et plus largement des lois à prétention universelle.

9On ne livrera donc pas ici un compte rendu précis de tout ce qui est présenté dans cet ouvrage, car une telle entreprise risquerait de se ramener à une cartographie à l’échelle 1:1, ou à un inventaire à la Prévert, dans lequel le raton laveur pourrait être le vin de Bourgogne convoqué pour montrer l’intérêt du recours à la sociologie néo-structurale, et illustrer le primat du politique porté par des entrepreneurs institutionnels [pp. 296-300]. Ce raton-laveur-vin de Bourgogne présenterait de nombreuses vertus. Il permettrait non seulement de montrer de quelle façon, sur un espace très délimité (vin de Bourgogne), l’approche régulationniste est pertinente, mais aussi de montrer que la TR utilise une variété de méthodes. Les méthodes sont d’ailleurs l’un des enseignements majeurs qui ressort de l’ouvrage, à savoir qu’il n’existe pas de « one best way » méthodologique, mais une variété d’instruments. C’est d’ailleurs cette communauté de problématiques que souligne E. Lazega [2016] dans un texte rédigé au retour du colloque « La théorie de la régulation à l’épreuve des crises » en 2015, montrant ainsi, en écho à la session conclusive de ce colloque, que la TR présente une très grande plasticité et que sa démarche permet de traiter des espaces à l’échelle méso avec la même pertinence que ce que Robert Boyer développe, non pas strictement en termes de macroéconomie nationale, mais à propos d’un ensemble de phénomènes de portée – ou de construction – macroéconomique.

Au-delà du manuel : l’extension et les métamorphoses des capitalismes

10Un des traits saillants qui distingue le présent ouvrage des précédents réside dans l’attention portée à la variété des configurations que prend le capitalisme (c’est l’objet de la seconde partie, pp. 107-312), sans pour autant que Hall et Soskice ou Amable soient des références omniprésentes. L’ouvrage s’intéresse ainsi aux « myriades de régularités partielles », aux formes singulières que prend le capitalisme de par le monde. Dans cette perspective, Boyer accorde une attention marquée à la Chine, dont il perçoit le rôle polaire ou structurant de la période qui s’annonce. Il montre que la nature des compromis sociaux y est très atypique, ouvrant un terrain pour une analyse intégrant les mécanismes de pouvoirs et la dynamique industrielle. L’interaction économique-politique qui est la matrice fondamentale de la TR trouve en effet à propos de la Chine une expression spécifique, qui donne notamment sens à la diversité des capitalismes, mais aussi et surtout à la nécessité d’intégrer une variété de formes institutionnelles dans l’analyse.

11L’Économie politique des capitalismes est ainsi construite comme un vade-mecum contre l’idée de convergence, d’homogénéité ou d’homogénéisation des configurations institutionnelles, qu’elles soient nationales, sectorielles, régionales, etc. Ce faisant Boyer, en évitant une posture défensive, répond à ceux qui, de bonne ou de mauvaise foi, ont réduit la TR à la caractérisation du fordisme. Dans le fond, pour Boyer, « l’imbrication du politique et de l’économique [est] constitutive de la diversité du capitalisme » (p. 205), ce qui « empêche que prévale un déterminisme économique » (ibid.). On trouve là les fondements de sa démarche, et c’est ce qui met la démarche régulationniste à distance des déterminismes, des lois générales, mais aussi d’une analyse exclusivement économique. Le chapitre IX revient sur la prégnance du niveau national, de la macro et du fordisme (« le cadre national, espace du fordisme », p. 177). Mais c’est bien « l’exceptionnalité du fordisme » (p. 241) dont il est question. Cela permet de traiter d’un point majeur, celui de la tension sur « la primauté des compromis nationaux » qui était au cœur du fordisme, et qui reste une donnée essentielle, bien que malmenée. Partant de l’articulation spécifique des cinq formes institutionnelles, R. Boyer montre comment leur polarisation, leur articulation, s’est transformée en se retournant contre la centralité du rapport salarial. Boyer trace en trois schémas (pp. 241, 244 et 246) un éclairage synthétique sur le basculement de la hiérarchie des formes institutionnelles, montrant comment le régime financier international est parvenu à polariser les autres rapports sociaux. Il produit ainsi un cadre général pour analyser l’économie politique des capitalismes, et ce cadre permet de rendre compte de l’importance centrale prise par le processus d’internationalisation, dans le double mouvement de mise en concurrence et de pouvoir de la finance, qu’il n’appelle pas néolibéralisme, à la différence de très nombreux auteurs, mais qui en a maints attributs. L’enchaînement qui met fin à ce qui pourrait avoir marqué « l’apogée de l’État nation » (p. 259) est marqué par la dynamique d’internationalisation qui rompt les compromis sociaux nationaux. Ainsi, la forme archétypique du fordisme éclate, et c’est l’espace de l’État nation comme structure politique d’un régime qui se défait lentement, mais sûrement. De ce fait, la forme relativement homogène que prenaient les fordismes nationaux éclate. Le processus de différenciation, estompé durant le fordisme sous le poids d’un modèle industriel dominant et efficace (au sens où il avait permis une progression en termes de justice sociale) redevient central. Un des apports majeurs de l’ouvrage est de conforter la TR dans sa capacité à traiter de processus de différenciation continue.

Un ouvrage panoptique et des terra incognita, pour un programme ambitieux

12L’ouvrage offre donc de multiples ouvertures vers un large spectre de programmes et étend aussi bien les frontières de la théorie de la régulation que ses méthodes. On voudrait néanmoins évoquer quelques éléments qui n’apparaissent qu’en creux, et dont R. Boyer, qui fait œuvre de rassembleur, d’artisan infatigable de l’unité et la variété de la TR, aurait pu se saisir.

13Le premier creux est Frédéric Lordon, ou plus exactement Lordon-le-jeune s’il fallait faire une périodisation de son œuvre comme la TR les affectionne tant. En effet, le Lordon de l’endométabolisme, le Lordon de la politique économique et de sa « quadrature », le Lordon de la force des idées simples, ce Lordon-là est bien présent. Il est une référence, et trouve sa place dans la bibliographie et dans le programme régulationniste. Mais le Lordon spinoziste est ignoré, invisible (hormis dans la frise chronologique) alors qu’il continue à se référer à la TR (sans exclusive, mais c’est assez courant) et à se revendiquer régulationniste [par exemple Lordon, 2008a]. Sans plaider à la place de F. Lordon, il nous semble intéressant de saisir cet exemple pour éprouver la plasticité de la TR aussi à cette aune. Il ne s’agit pas ici de faire une note de lecture sur tel ou tel ouvrage de F. Lordon, mais de signifier la filiation régulationniste qu’il y a notamment à traiter La société des affects comme éléments de recomposition des puissances du capital, à s’intéresser à la colinéarisation des désirs comme une composante essentielle de pouvoirs institués, ou à mettre en perspective La crise de trop en montrant la dimension centrale des crises structurelles, voire à traiter de La malfaçon de la construction de la monnaie européenne. On sent Robert Boyer quelque peu nostalgique du Lordon purement régulationniste, avant sa lecture de Spinoza et on aperçoit le manque qui existe du côté d’une modélisation de l’endométabolisme. D’un certain point de vue, l’Orléan de L’empire de la valeur [2011] est très peu présent, alors que la construction unidisciplinaire qui y est développée est un élément structural pour une économie politique hétérodoxe.

14Une des difficultés que présente un tel ouvrage qui embrasse une telle variété, qui a pour objet de produire une Théorie du capitalisme (pour reprendre le titre d’un ouvrage plus ancien) ou des capitalismes (pour celui-ci), est de garder une taille conforme à un produit éditorial. Ainsi peut-on regretter quelques relatifs effacements, qui s’expliquent du fait du ratio thématiques/nombre de pages. C’est le cas notamment de toute une série de travaux sur des espaces méso, dans l’esprit du groupe Régulation secteur et territoire [Laurent et du Tertre, 2008]. On pense aussi à nombre de thèses soutenues à l’université de Reims depuis une dizaine d’années, thèses dont les approches sont de facto méso, même si elles se présentent sous les traits de régulations sectorielles et territoriales, en allant sur le terrain des professions pour certaines. Dans le même esprit, et en lien avec la dynamique méso, on peut remarquer qu’il est peu tenu compte d’un ensemble très dense et très étendu de recherches qui se sont développées autour, voire à partir de l’agriculture, et plus largement la question agraire, notamment dans l’esprit de La grande transformation de l’agriculture [Allaire et Boyer, 1995], revisitée 20 ans plus tard lors d’un colloque tenu à SupAgro Montpellier en mai 2014. Ce retour a pourtant mis en valeur de multiples thématiques telles que la dimension sectorielle et territoriale, l’alimentation, le rapport social d’activité, le régime de qualité, les patrimoines productifs, les régimes fonciers [voir notamment Allaire, 2002].

15Il ne s’agit pas ici de lister ici les manques de l’ouvrage, mais d’illustrer la vivacité des recherches d’économistes situés au sein des sciences sociales et non visant une science exacte, de souligner que l’extension des thématiques, la complexification des enjeux et les échanges entre composantes d’une économie politique des capitalismes composent un ensemble bien plus étendu que ne l’est la TR. C’est dans ce sens que l’on voudrait insister sur la plasticité de la TR, notamment sa plasticité méthodologique qui permet de saisir une très grande variété d’objets ou de problématiques. Dans cet esprit, trois propositions ont été portées en conclusion du colloque RR 2015, dans le but de remettre en discussion le concept de régulation lui-même, tant dans son acception méthodologique qu’analytique [Chanteau et al., 2016].

16En revenant sur l’ancrage de la TR dans l’institutionnalisme historique, soulignons qu’elle est ancrée dans le réel ; un trait spécifique est la co-construction consciente de la théorie et de l’objet. Cela conduit à affirmer le caractère structurant des processus de différenciations sociales et économiques ; à montrer qu’ils contribuent à créer ou maintenir des espaces intermédiaires dotés, au moins partiellement, de logiques propres, en réponse aux tensions générées par l’accumulation du capital. Ainsi la TR, loin d’être exclusivement macroéconomique, offre une démarche et des concepts qui permettent de travailler sur la régulation d’espaces variés. Ajoutons que, comme l’espace, le temps n’est pas qu’un paramètre technique. Il est nécessaire de penser conjointement les modalités d’inscription des régularités dans la durée.

17Pour finir, il peut être utile de préciser de quelle manière R. Boyer revient à plusieurs reprises sur un enjeu important : la puissance des idées, et notamment des idées simples. Cette mise en discussion de la force des représentations et des idées est essentielle pour une théorie qui accorde une place importante au politique. Au-delà de la mise en perspective des idées dans la montée en régime, ce qui est un élément central pour la TR, Boyer conclut à la faible capacité de la TR, non à la prédiction, mais plutôt à la production des idées simples qui sont celles auxquelles les responsables politiques semblent réserver leur attention. Pour lui, « les approches en termes de régulation souffrent d’un défaut majeur : par construction, elles répugnent à proposer une recette générale qu’il suffirait d’appliquer, avant toute analyse précise du contexte local et historique » (p. 197). Dans le contexte néolibéral où la tentation de la science économique dominante est de tout expliquer par les incitations et la théorie de l’information, le recours à des analyses toujours situées, contextualisées, historicisées pourra être considéré comme une faiblesse sur ce marché des idées et dans la logique de cour. Mais c’est aussi précisément ce qui selon nous fait sa force.

Notes

  • [1]
    Voir le titre et l’ambition du chapitre conclusif de l’ouvrage dirigé par Frédéric Lordon (2008b), par ailleurs absent de la – très conséquente – bibliographie.
  • [2]
    Ce qui montre qu’il a lu le Manifeste pour une économie pluraliste. À quoi servent les économistes s’ils disent tous la même chose ? [Paris, Les liens qui libèrent, 2015].
  • [3]
    On pourrait ajouter plus largement des systèmes économiques, la TR ayant aussi des applications fructueuses à des systèmes socialistes [Chavance, 1987], des systèmes partiellement capitalistes (capitalismes émergents et périphériques).

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Thomas Lamarche
Université Paris Diderot – UMR LADYSS
Mis en ligne sur Cairn.info le 28/11/2016
https://doi.org/10.3917/rfse.017.0193
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