1Depuis une quinzaine d’années, « la gouvernance par les nombres », comme la nomme Alain Supiot, s’est développée de manière foudroyante en Europe sous l’impulsion des autorités de la zone. Son cœur est en effet constitué par le pilotage des politiques publiques par des indicateurs de performances [1]. Elle dérive ainsi tant des techniques de management des grandes entreprises que du New Public Management. Nées dans les pays anglo-saxons dès les années 1980, ces techniques sont diffusées par les institutions internationales telles que la Banque mondiale ou l’OCDE. Contrairement à ce qui s’est passé aux États-Unis ou en Grande-Bretagne [2], la science politique européenne a tardé à en saisir la portée nouvelle. La prise de conscience de leurs effets transformateurs sur le rôle des États, la privatisation des services publics, la pénétration du marché dans toutes les sphères de la vie, l’atteinte à la pratique démocratique a été lente.
Une communauté d’attention et de perplexité sur l’usage politique du nombre
2Le livre d’Alain Supiot est donc le bienvenu et il faut le lire. Alain Supiot n’est certes pas le seul juriste à s’intéresser au rôle social des données. L’accès public et démocratique aux données d’expertise utilisées par les agents économiques, les gouvernements et les organisations internationales pour justifier la qualité de leurs produits ou de leurs politiques est, par exemple, un champ de recherches très actif en droit. Pour pouvoir saisir le sens d’une « donnée », ce qu’il faut savoir sur son processus interne de production est une question dont l’importance commence à être perçue dans le champ juridique [3]. Car la stratégie des multinationales est de ne pas communiquer au juge, encore moins au public, les détails pertinents de ces processus qui, seuls, permettraient de comprendre la validité de la donnée.
3Mais Alain Supiot est le premier à s’appuyer sur le droit, ses méthodes, l’histoire de ses concepts, son rôle dans la constitution de toute société et de son gouvernement, pour aborder ce que cette « gouvernance par les nombres » fait au droit, à ses méthodes et à son rôle. Sa démarche peut ainsi être qualifiée d’anthropologie du droit, déployée, me semble-t-il, selon une méthode plus généalogique que véritablement historique.
4Le livre rejoint d’autres travaux, antérieurs, de l’auteur qui furent les premiers, en Europe tout au moins, à être vraiment pertinents. Ceux-ci, significativement, ont été réalisés dans des disciplines professionnellement liées aux opérations de quantification, ainsi à même par leur savoir professionnel de connaître de l’intérieur ce que la production d’une donnée signifie. Compte tenu des proximités d’approche entre droit, comptabilité, statistique qu’Alain Supiot relève, entre, par exemple, qualifications juridique et statistique, il est significatif que l’auteur ait rejoint cette communauté d’attention et de perplexité. En font partie spécialement des chercheurs en comptabilité privée et publique (Peter Miller, Michael Power, Corine Eyraud, Andrea Mennicken ou Samuel Jubé [4]), la statistique publique (Alain Desrosières et dans sa foulée plusieurs chercheurs issus de l’Insee ou de l’appareil statistique français tels que Laurent Thévenot, Martine Mespoulet, Emmanuel Didier, Thomas Amossé ou moi-même [5]). Ces chercheurs ont compris qu’on ne peut transposer telles quelles à cet objet nouveau les méthodes et problématiques des recherches, par ailleurs remarquables, sur l’histoire des sciences citées par Alain Supiot (Lorraine Daston, Ted Porter, Ian Hacking [6]) et qu’il fallait innover. La situation s’est débloquée en science politique à partir du moment où celle-ci s’est intéressée à la spécificité des dispositifs politiques d’action privée ou publique mettant en œuvre des indicateurs de performance et à ce qu’elle induisait quant à la signification des données ainsi produites (Isabelle Bruno et Emmanuel Didier [7]).
5Ces dispositifs de gouvernance sont complexes. Ils articulent et mettent en interaction processuelle plusieurs phases : le choix par le centre de batteries d’indicateurs de performance sans vrai débat démocratique ; la fixation de cibles quantitatives sur les divers indicateurs, eux-mêmes hiérarchisés quant à leur impact politique ; un système de mise en comparaison des performances de chaque participant ; la sélection des « bonnes pratiques » vers lesquelles tous doivent converger ; la mise en concurrence par le « naming and shaming » ; des exercices de reporting à périodicité fixe ; l’envoi par le Centre de recommandations plus ou moins contraignantes aux participants. La combinaison de tous ces travaux permet aujourd’hui de comprendre que la production et l’usage du nombre au sein de ces dispositifs dans l’univers économique, social et politique ont une nature et une signification radicalement différentes de ce qui a cours dans l’univers des sciences, qu’elles soient « dures » ou « molles », du moment qu’elles suivent les règles de déontologie et d’enquête établies en leur sein. Du côté des sciences, la production recherchée de connaissances s’opère en effet selon des procédures sur la validité desquelles, tout en les maintenant ouvertes au doute, la collectivité peut s’appuyer pour continuer à « adhérer » au réel dans ses contradictions et son mouvement, et à agir en toute connaissance de cause, comme l’on dit si justement. Du côté de la gouvernance, derrière la façade de l’« évidence » du nombre, une fabrication rationnelle des données est mise en œuvre, dont l’objet est de produire la preuve quantitative que les politiques soumises aux dispositifs de gouvernance sont efficaces. L’enjeu n’est toutefois pas de connaître ce qu’il en est de la réalité. Michael Power avait en effet relevé en 1999 déjà, à propos de l’audit [8], que l’essentiel n’est pas de découvrir la réalité de la situation sous revue, mais de conforter la croyance collective des acteurs de l’entreprise en un état de fait mis sous contrôle, ce qui leur permet de continuer d’aller de l’avant. L’autoréférence l’emporte. Ce qui rend les dispositifs de gouvernance fragiles : si les yeux se dessillent et les esprits s’ouvrent, ils risquent de s’effondrer.
6Comme le rappelle Alain Supiot, suivant en cela le sillon d’Alain Desrosières, l’efficace politique du recours au nombre tient dans la force d’« évidence », concept éminemment anglo-saxon, de l’argument chiffré. Sa force relève de l’arithmétique (« 5 est plus grand que 3 ») et réside dans le fait qu’il est incontestable pour le sens commun. Mais cela n’est qu’une apparence. Les travaux des « professionnels du nombre » cités ci-dessus soulignent qu’on ne doit pas s’arrêter là. La donnée affichée prend son sens dans et par sa mise en scène au sein de ces dispositifs de gouvernance. Il faut donc décrypter ces processus en les analysant comme des processus, non pas de production de données au sens usuel, mais plus profondément de fabrication rationnelle de « bonnes » données. « Bonnes » s’entend du point de vue des normes qui sont incorporées dans les catégories, les définitions et les procédures d’enregistrement employées, « bonnes » en conséquence du point de vue des preuves quantitatives affichées quant à la performance. On ne comprend rien, par exemple, à l’usage du taux d’emploi par les autorités européennes, si on ne rappelle pas que pour ces dernières vaut comme « emploi », donc compte pour un dans le calcul du taux, toute tâche laborieuse rémunérée qui dure une heure ou plus dans une semaine de référence donnée. Les administrations nationales sont donc invitées à comptabiliser comme un emploi n’importe quel type de contrat, des stages, des mesures d’employabilité, aussi précaire et éphémère soit-il… Les normes incorporées n’ont plus rien à voir avec le plein emploi ; elles relèvent de la précarité, de la flexibilité totale et de la disponibilité immédiate aux exigences des employeurs. Les Britanniques comptent même pour leur part comme ayant un emploi ceux qui sont soumis à un contrat de travail « zéro heure », dans lequel la durée du travail n’est pas spécifiée. Ces salariés doivent se tenir prêts à tout appel de leur employeur, qu’ils aient une tâche à accomplir ou pas du tout. On les fait disparaître de la statistique du chômage et réapparaître dans celle de l’emploi.
Gouvernement par la loi et/ou gouvernance par les nombres
7L’ambition du livre est, d’une part, de montrer l’opposition terme à terme de deux modes de constitution et d’existence d’une société ordonnée, le gouvernement par la loi dont il fait remonter la genèse aux Grecs, puis aux Romains, et la gouvernance par les nombres qu’il renvoie tout aussi loin à la genèse des nombres et du calcul numérique. C’est donc une démarche de généalogie comparée passant en revue la pensée « occidentale » (selon le terme employé). Mais elle est aussi, et peut-être en priorité, de disqualifier la gouvernance par les nombres comme mode légitime de gouvernement. Au vu des évolutions actuelles, Alain Supiot considère que la gouvernance par les nombres détruit le gouvernement par la loi sans lui substituer de nouveau mode de gouvernement. Il y a pour lui, dans l’usage social du nombre, une utopie mortifère, celle d’une harmonie préétablie grâce au calcul rationnel, qu’il serait possible de transposer dans la gestion des hommes et des choses. Il voit cette utopie à l’œuvre aussi bien dans les ex-États socialistes que dans le capitalisme contemporain. Les élites des deux bords communient aujourd’hui dans cette croyance. Sa mise en œuvre a comme résultat, pour Alain Supiot, la libéralisation totale des échanges, les atteintes croissantes à la démocratie, le dépérissement des États et donc du droit, et en fin de compte la déshumanisation remplacée par la programmation de l’être humain. L’État fondé sur le droit est, pour l’auteur, le médiateur nécessaire des coordinations entre êtres humains, quelles qu’elles soient. Il constitue le tiers qui fixe et rappelle les règles du jeu et qui permet aux conflits d’être posés. Ce tiers apporte la sécurité. En cela qu’il rassure chacun dans sa croyance que le sens qu’il attribue à sa situation, même s’il peut être contesté devant le juge, est bien un sens commun. Car son énonciation s’appuie sur une référence externe qui s’impose à tous : le droit. Le dépérissement de l’État – autrement dit l’atteinte irréversible à ce qu’Alain Supiot n’hésite pas à nommer « la sacralité de la chose publique » (p. 274) – porte avec lui la disparition du sens. Il n’y a plus de tiers, plus de référence. Chacun se retrouve face aux autres, donc face à lui-même dans une autoréférentialité suicidaire. La société devient littéralement in-sensée, ce qui ouvre la porte au n’importe quoi. Tel serait l’avenir que nous réserverait la généralisation de la gouvernance par les nombres.
8La thèse est forte et, à bien des égards, convaincante. La quête généalogique joue dans cette thèse un rôle décisif pour disqualifier, dans ses fondements millénaires, la légitimité de la gouvernance par les nombres et réaffirmer celle du gouvernement par la loi.
9La première partie du livre part « à la recherche de la machine à gouverner » (p. 27). Elle passe en revue l’idéal occidental du règne de la loi, le confronte à d’autres traditions, décrit ce qu’elle appelle « le rêve de l’harmonie par le calcul » et en vient ensuite à l’essor des usages normatifs de la quantification (rendre compte, administrer, juger, légiférer) détaillé en trois chapitres, l’asservissement de la Loi au Nombre (qui permet de tracer un parallèle entre le Gosplan et le Marché total [9]), la doctrine de la Law and Economics, de Coase à Posner [10] et les différents avatars de la gouvernance à divers niveaux (individu, entreprise, État, Europe, Monde). Le lecteur en apprendra beaucoup sur les origines du droit, sur le rêve de l’harmonie par le calcul, sur l’histoire de la comptabilité et du rendre compte, sur les rapports entre qualification juridique et qualification statistique. Le dilemme du prisonnier, la théorie de l’agence, l’approche par Ronald Coase des droits de propriété, les systèmes de management par objectifs, la gouvernance européenne sont présentés avec clarté. Tout cela est bel et bon. Le style vivant et polémique de l’auteur, la richesse des références, la qualité des citations rendent la lecture très stimulante.
10À partir de son troisième chapitre, la seconde partie (« De la gouvernance par les nombres aux liens d’allégeance ») raccroche à la première partie des développements déjà abordés dans d’autres publications [11] d’Alain Supiot en leur donnant un éclairage « gouvernance ». Intéressante, elle complète plus qu’elle n’innove. Alain Supiot voit dans la gouvernance par les nombres la résurgence comme mode de gouvernement du recours à l’allégeance qui date au moins de l’époque féodale. Dans celle-ci, l’autorité ne réside plus dans la soumission à la loi, mais dans la conformité de chacun à la place qu’il occupe dans le réseau des liens de dépendance : d’un côté obtenir la protection du plus puissant, de l’autre accorder la protection demandée. La gouvernance européenne devrait être considérée, selon Alain Supiot, comme une technique politique de vassalisation des peuples passant par la médiation des États qui reconnaissent dans leur pratique les autorités européennes comme leur suzerain.
11Les deux premiers chapitres de la seconde partie, en revanche, s’inscrivent dans la continuité directe de la première partie. Ils en tirent les enseignements, quant aux impasses de la gouvernance par les nombres et au dépérissement de l’État qu’elle induirait. La philosophie du management par objectifs distingue en principe le temps de l’action et celui de l’évaluation. Mais la pratique de la gouvernance par les nombres confond les deux ; dès lors les agents concernés sont incités à satisfaire les indicateurs, indépendamment de l’amélioration réelle des services rendus (« la carte substituée au territoire », p. 247). La gouvernance par les nombres transforme la logique de l’activité de travail. Selon Alain Supiot, elle substitue la réaction à l’action, ce qui induirait une perte du sujet en « traitant “l’être humain comme une machine intelligente”, “un sujet programmé” » (p. 255). Malgré la « résistance du droit » à cette gouvernance, l’emprise de celle-ci s’accompagne d’une restriction du périmètre de la démocratie (p. 263). Un parallèle à nouveau est tracé entre ultralibéralisme (résumé à la figure de Hayek) et socialisme (résumé à celle de Lénine), lesquels communient (avec de surcroît le fascisme) dans « la nécessité d’empêcher que la démocratie ne vienne perturber les calculs économiques » (p. 264). Les textes des traités européens sont convoqués ici pour mettre en évidence les restrictions à la démocratie – ainsi que la décision, très importante en effet, de la Cour constitutionnelle allemande relative à la ratification du traité de Lisbonne qui a mis en garde contre le problème démocratique soulevé par les institutions européennes. Rien n’est dit en revanche sur les mécanismes concrets et l’impact sur la pratique démocratique de la gouvernance par les nombres en tant que telle. Le constat du dépérissement de l’État est abordé en termes de renversement de la hiérarchie entre le public et le privé, le privé prenant l’ascendant et pénétrant la sphère du public, et de refoulement de la « res publica » au profit d’une conception purement technique de la normativité. On passerait ainsi d’un monde à trois dimensions à un monde à deux dimensions (un monde plat – « Flatland » [12]), par suite de la disparition du tiers (la dimension verticale) représenté par la chose publique. Dans le monde à trois dimensions du gouvernement par la loi, « l’ajustement horizontal des intérêts particuliers dépend de la stabilité verticale de la chose publique. Cette chose – la res publica – doit tenir debout pour que les rapports entre particuliers obéissent à un régime de droit, et non à la loi du plus fort » (p. 274). L’image du monde plat est séduisante, mais elle oublie que dans le passage d’un régime démocratique à un régime totalitaire (qu’est supposé devenir à terme l’ultralibéralisme), il s’opère, non pas une disparition du tiers, mais le remplacement d’un tiers (le juge garant de cette stabilité verticale) par un autre que l’on peut certes juger pas sympathique (le pouvoir central). La thèse du dépérissement est excessive. L’État ne dépérit pas, il se resserre sur sa dimension de pouvoir autoritaire, extérieur à la communauté politique et tenant en lui-même sa légitimité. C’est ce que rappelle Alexandre Zinoviev, un fin connaisseur du sujet pour avoir été aux premières loges, qui expliquait que dans la société communiste, « les normes qui règlent la conduite des hommes répondent, non pas aux principes du droit, mais à ceux de la raison d’État, des intérêts des collectivités et du pays tout entier. Le pouvoir en ces domaines est seul juge [13] ». On sera également prudent devant l’affirmation de la sacralité de la chose publique, comme si peu importait la diversité des principes susceptibles de guider celle-ci.
Penser noir ou blanc au risque de paralyser la critique
12Certes, il s’agit au départ d’un cours pour les auditeurs du Collège de France, retravaillé, et non d’un livre directement pensé comme tel. On peut donc admettre ce qui autrement apparaîtrait comme des digressions loin du cœur du sujet. L’interrogation légitime du lecteur, néanmoins, est : à vouloir trop prouver, ne risque-t-on pas de mordre le trait, à certains moments ou passages décisifs ? Il me semble que tel est le risque encouru sur plusieurs points que je vais passer en revue pour conclure. Fait écho à ce risque une critique faite à l’approche méthodologique de Michel Foucault : « Plus la vision d’un système ou d’une logique totalitaires est puissante… plus le lecteur se sent impuissant. Dans la mesure, dès lors, où le théoricien gagne en construisant une machine de plus en plus incontrôlable et terrifiante, dans cette mesure même il perd, puisque la capacité critique de son œuvre s’en trouve paralysée et que les impulsions de négation ou de révolte, comme les impulsions de transformation sociale, paraissent de plus en plus dérisoires et vaines face au modèle lui-même [14]. »
13La tentation de substantialiser les oppositions, voire de dogmatiser les concepts (qu’indique, entre autres, l’abus des lettres majuscules), incite à penser noir ou blanc des questions qui ne sont pas aussi binaires dans la réalité. Je laisse de côté, car cela nécessiterait trop de place et un vrai débat, le statut des règles et leur articulation avec les conventions dans la dynamique sociale, questions travaillées par la socio-économie des conventions, et m’en tiens à un exemple en ce domaine. L’assimilation (p. 276) des trois lois fondamentales de la nature selon David Hume (stabilité de la possession, transfert par consentement, accomplissement des promesses), ou plutôt leur réduction aux trois règles du droit privé selon Friedrich Hayek (droit de propriété, liberté contractuelle, responsabilité civile) n’est pas tenable. Tenir ses promesses est pour David Hume une des conventions fondatrices de toute société civilisée, grâce auxquelles chacun peut former des attentes raisonnables sur les agissements des autres et ainsi agir en sécurité : « Quand le sens de l’intérêt commun est mutuellement exprimé et est connu de chacun, cela produit une résolution et un comportement adéquats (suitable). Et cela peut être tout à fait suffisant pour être appelé une convention ou un accord entre nous, quoique sans l’interposition d’une promesse ; puisque les actions de chacun de nous se réfèrent à celles des autres, et sont accomplies sous l’hypothèse que quelque chose sera fait de l’autre côté [15]. » Cette convention ne peut être assimilée à une règle de droit à la Hayek. C’est la convention qui règle spontanément les attentes mutuelles, la loi, nécessaire, étant quant à elle en arrière-plan mobilisable en cas de conflit. Alain Supiot, quant à lui, n’entend connaître que la règle de loi, plus exactement seulement même une conception spécifique de la règle, celle qui s’impose de l’extérieur et d’en haut aux acteurs et aux personnes. Ce faisant, il fait preuve d’un pessimisme profond sur la nature humaine incapable de se diriger d’elle-même vers le bien commun qui rejoint paradoxalement à partir d’un autre extrême le jugement de Hayek.
L’insoumission du réel face à la gouvernance par les nombres, l’exemple du travail
14À trop rigidifier la règle, on néglige que, dans un projet autoritaire, de la gouvernance ou de tout autre, il y a loin de l’intention au réel. Entre les deux, il y a la liberté d’action des personnes, celle de l’action collective, leur autonomie qui ne peuvent jamais être enfermées totalement ni réduites à la seule application sans faille du projet du décideur ou du pouvoir. À ne jamais considérer les résistances, les contournements de la règle, les capacités d’innovation de celles et ceux en butte à des utopies totalitaires, l’insoumission du réel en un mot, on manque le côté, comment dire, positif et nécessaire de la critique scientifique et sociale. C’est le danger principal pour l’analyse du travail et de la démocratie dans le contexte de la diffusion de la gouvernance par les nombres.
15Alain Supiot analyse les nouveaux modes de gestion du travail comme relevant de l’homme programmé et en fait les héritiers de la cybernétique. Cela n’en constitue qu’une dimension. L’homme programmé était, au contraire, celui du taylorisme. Un programme est une liste d’instructions du type : « si A est constaté, alors faire B. » Tels étaient la décomposition et le statut du travail taylorisé, les instructions d’un programme matérialisées dans la forme du « poste de travail » et dans les équipements du travail. L’innovation de la gestion du travail par la performance est, pour moi, de chercher à exploiter la liberté en acte du travailleur. Sous le taylorisme, rien ne s’y faisait correctement sans intervention humaine, mais celle-ci n’était pas reconnue. Mon analyse est que l’homme « gouverné par le nombre » [16] est, en revanche, un homme qu’on sait libre, dont on entend exploiter la liberté, la capacité d’autonomie et d’initiative que la nouvelle organisation tente de mettre à profit. Le travailleur n’est pas programmé au sens strict, l’exécution de son travail est contrôlée par l’imposition d’un objectif de résultat quantitatif. À la différence du taylorisme, la situation de travail est conçue pour laisser au salarié un espace de liberté qui lui permette dans l’instant de trouver la bonne réponse aux aléas imprévisibles qui surgissent. Le travailleur fait plus que réagir (terme qui renvoie au béhaviorisme et à la logique du stimulus externe). Il est placé sous pression et doit trouver par lui-même ce qu’il y a à faire. Là réside le gain de rendement et d’exploitation « espéré ». Le contrôle ex post, en quelque sorte placé devant le travailleur, est là pour cela : c’est l’horizon de la performance à réaliser, l’indicateur à satisfaire selon lequel il sera évalué. Il l’internalise dans sa pratique. La contradiction que ceci génère entre la liberté, source d’accomplissement personnel dans son travail, et la réduction de la personne à une quantité inatteignable sans tricher est la source fondamentale du stress, allant jusqu’au burn-out et au suicide chez celles et ceux qui ne se résignent pas au cynisme et demeurent isolés. Dans le même temps, la prise de conscience de ces états de fait « pervers » grandit chez les salariés et les organisations syndicales. Le gâchis, économiquement coûteux, de ces modes d’organisation qui mettent en cause le respect des standards de qualité grandit également chez les salariés soumis à ces méthodes. Paradoxalement, le recours à la liberté du salarié peut ouvrir des portes à la contestation et la revendication d’émancipation. Trouver ces portes avec les salariés est le défi devant lequel sont placés les syndicats.
Le Nombre, le Politique et l’exigence démocratique
16Enfin, il y semble y avoir un équilibre à trouver, voire une hiérarchie à reconnaître, dans les « responsabilités » respectives du nombre et du politique concernant la diffusion de la gouvernance par les nombres et l’atteinte à la démocratie. Je ne pense pas qu’il faille voir là la réaction du statisticien que je fus et demeure. On a trop souvent le sentiment que le livre instruit, plus que nécessaire, la mise en accusation du nombre. Certes, les avantages argumentatifs qu’il fournit sont élevés, ce qui conduit à une concurrence avec la loi que l’on peut en effet juger déloyale. Or le nombre n’est pour rien dans cet état de fait. Tout est dans le dispositif, politique au sens profond du terme, qui l’a mis au cœur de la scène et cela vaut pour tous les types et niveaux de gouvernance. Le paradoxe du livre est que cette dimension est vue (p. 216), de même que le court-circuit qui se produit au sein du dispositif, par le fait que l’indicateur est à la fois « le but et la mesure » (p. 232) [17]. Mais reconnaître l’instrumentalisation du nombre et de ses « vertus » argumentatives – intentionnelle dans le dispositif, provoquée chez ceux qui y sont soumis – supposerait d’admettre que la nouveauté apportée par la gouvernance par les nombres n’a que peu à voir avec l’harmonie des nombres, propre à la musique ou aux mathématiques ou avec la cybernétique. Qu’il y ait des correspondances, des échos entre toutes ces sphères est indiscutable. Mais il faudrait certainement aller au-delà et démontrer qu’il y a bien un lien de filiation, des influences palpables, des fils établis qui courent entre elles. Cela appellerait un travail, autre et complémentaire, celui de l’historien.
17Nous nous accordons donc sur le fait qu’il y a dans la diffusion de la gouvernance par les nombres des atteintes et restrictions à la pratique démocratique, voire l’instauration d’un régime d’a-démocratie [18]. Il reste à savoir comment et jusqu’à quel point, à partir de ce constat, il est possible de contester et de contrer ces restrictions en réintroduisant l’exigence démocratique. Tout reste à faire ou presque et le droit ne peut se tenir en dehors de la question. Il m’apparaît essentiel pour cette tâche, sans rien lâcher de la critique de la gouvernance par les nombres, d’interroger du même pas le « gouvernement par la loi ». En quoi et d’où, comme semble le supposer Alain Supiot, le gouvernement par la loi posséderait-il une vertu et une propension naturelles à la pratique démocratique ?
Notes
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[1]
La « méthode ouverte de coordination » (MOC) est la première formalisation systématique de ces politiques faite au niveau européen. Comme l’écrit Mario Telo, elle est « au centre du projet de modernisation technologique, économique et sociale approuvé par l’Agenda européen de Lisbonne de 2000 ». Mario Telo [2001], « Combiner les instruments politiques en vue d’une gestion dynamique des diversités nationales », in Institut universitaire européen, « Mountain or Morehill? A Critical Appraisal of the Commission White Paper on Governance », Jean Monnet Working Paper n° 6/01, http://www.iue.it/RSC/Governance.
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[2]
Ezra Suleiman (2003), Dismantling Democratic States, Princeton, Princeton University Press ; Jeremy Richardson (1994), « Doing Less by Doing More: British Government 1979-1993 », West European Politics, 17, pp. 178-197.
-
[3]
Voir Christine Noiville et Martin Remondet (2014), « Jusqu’où doit aller la transparence de l’expertise scientifique ? La question de l’accès aux “données” des industriels », Cahiers Droit, Sciences et Technologies, 4, pp. 127-143 ; ainsi que dans le même numéro Florence Bellivier et Christine Noiville, « Pour une réhabilitation des seuils en droit de la santé et de l’environnement », pp. 107-119.
-
[4]
Peter Miller et Ted O’Leary (1987), « Accounting and the Construction of the Governable Person », Accounting, Organizations and Society, 12, pp. 235-266 ; Michael Power (1999), The Audit Society. Rituals of Verification, Oxford, Oxford University Press ; Corine Eyraud (2013), Le capitalisme au cœur de l’État. Comptabilité privée et action publique, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant ; Andrea Mennicken et Peter Miller (2015), « Accounting and the Plasticity of Valuation », in Ariane Berthoin Antal, Michael Hutter Michael et David Stark (eds.), Moments of Valuation. Exploring Sites of Dissonance, Oxford, Oxford University Press, pp. 208-228 ; Samuel Jubé (2011), Droit social et normalisation comptable, Paris, LGDJ.
-
[5]
Alain Desrosières (1993), La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte ; ibid., 2008, L’argument statistique, Paris, Presses de l’École des mines ; Laurent Thévenot (1994), « Politique et statistique : la normalité du collectif », Politix, 7, 25, pp. 5-20 ; Martine Mespoulet (2008), Construire le socialisme par les chiffres. Enquêtes et recensements en URSS de 1917 à 1991, Paris, Éditions de l’INED ; Emmanuel Didier (2009), « L’acteur et la mesure. Le comptage de la délinquance entre données administratives et enquêtes », Revue française de sociologie, 50/1, pp. 31-62 ; Robert Salais (2006), « La politique des indicateurs. Du taux de chômage au taux d’emploi dans la stratégie européenne de l’emploi », in Bénédicte Zimmermann (dir.), Les sciences sociales à l’épreuve de l’action. Le savant, le politique et l’Europe, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, pp. 287-331 ; Thomas Amossé (2016), « The Centre d’Études de l’Emploi (1970-2015): Statistics – In the Cusp of Social Sciences and the State », in Rainer Diaz-Bone et Emmanuel Didier (eds.) (2016), Historical Social Review (HSR), Special issue « Conventions and Quantification », 41(2), pp. 74-95.
-
[6]
Lorraine Daston (1988), Classical Probability in the Enlightenment, Princeton, Princeton University Press ; Ian Hacking, (1990), The Taming of Chance, Cambridge, Cambridge University Press ; Ted Porter (1995), Trust in Numbers. The Pursuit of Objectivity in Science and Public Life, Princeton, Princeton University Press.
-
[7]
Isabelle Bruno et Emmanuel Didier (2013), Benchmarking. L’État sous pression statistique, Paris, La Découverte.
-
[8]
Michael Power (1999), op. cit.
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[9]
Les majuscules sont d’Alain Supiot.
-
[10]
En s’inspirant des travaux de Thierry Kirat.
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[11]
Alain Supiot (2005), Homo juridicus, Paris, Seuil.
-
[12]
Selon le titre d’un ouvrage publié par le mathématicien Edwin Abbott en 1884, découvert par Ota de Leonardis (mentionné p. 161 du livre).
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[13]
En italiques par mes soins. In Alexandre Zinoviev (1981), Le communisme comme réalité, Lausanne, L’Âge d’homme, pp. 272-273 (cité par Alain Supiot, p. 263).
-
[14]
Fredric Jameson (1984), « Postmodernism or the Cultural Logic of Late Capitalism », New Left Review, 147, septembre, p. 57, cité in David Couzens Hoy (dir.), (1989), Michel Foucault. Lectures critiques, Bruxelles, De Boeck Université, p. 24.
-
[15]
« When this common sense of interest is mutually expressed and is known to both, it produces a suitable resolution and behavior. And this may be properly enough called a convention or agreement betwixt us, though without the interposition of a promise ; since the actions of each of us have a reference to those of the other, and are performed upon the supposition that something has to be performed on the other part. », David Hume (1740), A Treatise of Human Nature, III.ii.2. (cité par David Lewis (1969), Convention, Cambridge MA, Harvard University Press, p. 4.
-
[16]
Rappelons que le premier à avoir utilisé le concept de « governable man » a été Peter Miller en 1987 (voir note 4).
-
[17]
Mis en évidence dans Robert Salais (2010), « La donnée n’est pas un donné. Pour une analyse critique de l’évaluation chiffrée de la performance », Revue française d’administration publique, 135, p. 497-515.
-
[18]
Robert Salais (2013), Le viol d’Europe. Enquête sur la disparition d’une idée, Paris, PUF, en particulier le chapitre « L’a-démocratie et la gouvernance par les nombres », p. 345-360.