1 – Introduction
1Dans les dernières années du xxe siècle, la montée du chômage et la diffusion de formes dégradées d’emploi ont remis en cause les protections sociales progressivement acquises et attachées au salariat dans les sociétés occidentales. Cet effritement de la « société salariale » décrit par R. Castel [Castel, 1995] est concomitant de transformations de l’appareil de production, de plus en plus orienté vers les « services » ; il s’accompagne aussi de l’augmentation constante, malgré les retournements de conjoncture, de l’activité salariée des femmes.
2Il semble donc opportun d’analyser ces changements du point de vue du genre, en remarquant que les normes attachées à l’emploi salarié sont indissociables des formes prises par la division sexuelle du travail. C’est dans ce sens que nous nous interrogerons ici sur les liens entre la tertiarisation, la féminisation et la précarisation de l’emploi. Quels sont les effets, sur les formes d’emploi, de l’extension du secteur des services ? Quel est l’impact sur ces transformations de la féminisation du salariat ? Comment peut-on comprendre les modalités des emplois occupés par les femmes, temps partiel en particulier, autrement qu’en les considérant comme des conséquences de la « nature » du travail effectué ? En bref, comment les changements concernant l’emploi salarié s’articulent-ils aux transformations de la division sexuelle du travail [Kergoat, 1981] inhérente au système de genre ?
3Les normes de l’emploi « typique » de la « société salariale » observable au milieu du xxe siècle en France sont en effet implicitement masculines. Elles reposent de fait sur une partition de genre qui relègue les femmes aux marges de l’emploi. Dès lors, la salarisation croissante des femmes à partir de la fin des années 1960 entraîne un brouillage normatif des cadres de l’emploi. Nous ferons ici l’hypothèse que la déstabilisation contemporaine de l’emploi s’effectue à partir des marges du travail, c’est-à-dire à partir d’activités distinctes du « vrai travail », et le plus souvent effectuées par des femmes.
4Pour l’argumenter, nous nous appuierons dans un premier point sur les recherches en histoire sociale et en sociologie pour montrer comment s’est construite, depuis le xviiie siècle dans les sociétés occidentales, une partition entre des « sphères » publique et privée, qui constitue aussi une inscription spatiale du genre. Nous nous intéresserons tout particulièrement à la place dévolue au travail salarié dans cette partition.
5Nous nous centrerons ensuite sur la situation française des années récentes, en utilisant nos recherches de terrain sur les emplois de services à domicile, dans une période marquée par les politiques de développement des « services à la personne ». Nous poserons la question des formes de cette externalisation du travail domestique non rémunéré, jusque-là assigné aux femmes dans la sphère privée et nous nous interrogerons sur ses conséquences en termes de normes de travail et d’emploi.
2 – Sphères publique/privée et frontières du travail
6Les recherches en histoire sociale font apparaître comment, à partir du xviiie siècle, s’est construite progressivement dans les sociétés occidentales une partition entre deux domaines de la vie, deux sphères, le « public » et le « privé ». À partir d’une revue synthétique de littérature, nous montrerons d’abord en quoi cette partition a institué deux systèmes normatifs distincts, voire opposés, et pourtant contemporains, et tenterons de situer le travail salarié dans cette partition. Cette différenciation constitue aussi une inscription sociospatiale du système de genre, débouchant sur l’exclusion des femmes du « vrai » travail.
2.1 – Public/privé : un double système normatif de genre
7Quelles que soient leurs éventuelles divergences, les historiens de la famille et de la vie privée [Ariès, 1973 ; Flandrin, 1976 ; Ariès et Duby, 1985 ; Burguière et al., 1986] ont souligné à quel point la partition public/privé est une construction sociale récente. Avant le xviie siècle, dans les sociétés occidentales, la vie privée ne se distingue guère de la vie publique : elle ne prend véritablement naissance qu’à partir du xviie siècle pour se consolider au long des xviiie et xixe siècles. Pour Ariès, le problème est ainsi de savoir « comment on passe d’un type de sociabilité où le privé et le public sont confondus, à une sociabilité où le privé est séparé du public […] au sens de lieu de rencontre de gens qui ne se connaissent pas » [Ariès, 1985, p. 16]. Elias interprète ce processus comme une « civilisation des mœurs » qui impose des normes de comportement en public de plus en plus exigeantes, et ainsi s’autonomisent de celles de la sphère privée [Elias, 1973 [1969]]. De même, étudiant la constitution de l’espace public dans les sociétés occidentales, Sennett souligne qu’elle s’effectue en parallèle avec l’essor des villes, et par distinction avec l’espace privé : « Le mot public désignait une vie passée hors du cercle de la famille et des amis intimes » [Sennett, 1979, p. 27].
8Plus encore qu’une différenciation spatiale, cette partition est donc une distinction entre deux « mondes sociaux », contemporains, mais porteurs de systèmes normatifs opposés : le monde public permet ce que ne permet pas le monde privé et vice versa. Le « public » est progressivement affirmé comme un monde où se meuvent des « individus » porteurs de droits, et assimilé à l’espace politique [1] démocratique. Habermas y voit la constitution d’une « société civile » permettant la controverse, et dont l’enjeu est l’élaboration d’un accord fondé sur un usage libre et public de la raison [Habermas, [1962] 1978] ; la sphère « privée », au contraire, permettrait l’expression de l’authenticité de « personnes » singulières se laissant conduire par leurs émotions. Les normes de ces deux mondes correspondent à des valeurs [2] différentes : si, en public, on peut être indifférent aux autres et rechercher son intérêt propre, en privé, c’est le lien qui compte et oblige à se soucier d’autrui. Même s’il s’agit clairement d’un idéal porté par une classe, la bourgeoisie, en ascension sociale, cette partition normative s’impose progressivement à l’ensemble de la société jusqu’à la période actuelle.
9Mais elle s’applique différemment aux hommes et aux femmes. Les femmes sont perçues comme « naturellement » à leur place dans la sphère privée. Cela ne signifie pas qu’elles sont absentes des lieux publics : selon Michelle Perrot, tout au long du xixe siècle, les bourgeoises chrétiennes sont amenées par leurs devoirs de charité à sortir de chez elles, pour visiter les pauvres, voire pour s’engager dans des ligues philanthropiques, tandis que les femmes du peuple, disparaissent progressivement de la rue comme groupe « avec le reflux de l’émeute de subsistance, grande forme de protestation des sociétés traditionnelles et de régulation d’une économie morale dont elles étaient le baromètre » [Perrot, 1991, p. 474]. Ces dernières persistent pourtant à fréquenter le monde public, en tant que main-d’œuvre ouvrière indispensable dans ces débuts de l’industrialisation. Mais, bourgeoises ou femmes du peuple, les femmes restent fondamentalement illégitimes dans la sphère « publique » [Perrot, 1997] et cette incongruité des femmes perdure aujourd’hui avec une difficulté persistante à s’imposer dans l’espace public urbain [3]. De leur côté, les hommes sont aussi parties prenantes de la sphère privée : ils y vivent au quotidien. Qui plus est, leur accès légitime au monde public les y place en position de supériorité : ils détiennent en particulier l’autorité légale, avec, jusqu’aux années 1970 en France, la notion de « chef de famille ». Ainsi, plus largement, la sphère privée apparaît subordonnée au monde public.
10En définitive, cette distinction entre sphère publique et sphère privée délimite pour les hommes et pour les femmes des espaces, des normes et des activités distincts qui hiérarchisent leurs positions sociales. En ce sens, elle réalise une objectivation du système de genre, réitérant quotidiennement la séparation, la catégorisation et le classement des hommes et des femmes à travers leurs pratiques sociales différenciées, en leur imposant des normes distinctes.
2.2 – Le travail salarié masculin, inscrit dans les frontières du monde public
11La place occupée par les activités de travail dans cette partition pose toutefois question. En effet, jusqu’au xixe siècle domine une économie où le groupe domestique familial constitue à la fois le cadre matériel et l’unité économique dans laquelle prend place le travail [Segalen, 1986]. Le labeur de l’artisan urbain aussi bien que celui du paysan sont inséparables de la vie familiale [Tilly et al., 1987]. Mais l’industrialisation a pour effet de délocaliser une partie de ce travail vers l’espace, sinon public du moins collectif, de la fabrique et ce changement de lieu s’accompagne de modifications économiques avec la diffusion du salariat [Castel, 1995].
12Or, si de façon générale les modalités de l’échange marchand correspondent aux normes de la sphère publique (des individus autonomes sont en effet censés rechercher leur propre intérêt, sans considération de la situation d’autrui), le travail salarié pose un problème spécifique du fait de l’acceptation du rapport de subordination qui lui est inhérent. Si les salariés se comportent véritablement en individus libres, pourquoi acceptent-ils un tel contrat ? On connaît la réponse de Marx sur la pseudo-liberté de prolétaires incapables, du fait de la transformation du travail en marchandise, d’assurer plus que leur survie au jour le jour et par là contraints d’accepter les conditions de leur propre exploitation. De fait, on ne peut que constater une inégalité des possibilités de négociation de ce contrat qui semble incompatible avec les principes de la sphère publique.
13Mais, ainsi que le souligne Supiot, la construction depuis le xixe siècle d’un « droit du travail » a eu pour fonction de rééquilibrer le rapport entre employeurs et salariés : « La question centrale y a été : comment établir dans les faits l’égalité proclamée dans le code ? » [Supiot, 1994, p. 135]. Une manière essentielle de protéger le travailleur salarié contre les abus possibles consiste à limiter la durée de cette subordination. C’est ainsi que le contrat de travail est encadré progressivement par des lois portant sur la durée de la journée, puis de la semaine de travail d’abord, sur les congés ensuite, hebdomadaires puis annuels. Ces limites protectrices constituent aussi une assimilation du travail au temps. La définition même du travail devient le temps passé, ce qui le rend à la fois objectivable et mesurable. L’ensemble des dispositions du droit du travail tendent ainsi à « faire resurgir le salarié en tant que sujet de droit dans l’entreprise, c’est-à-dire [à] “civiliser” le pouvoir patronal en le dotant d’un cadre juridique d’exercice » [ibid., p. 128]. Ce processus de « civilisation » de l’entreprise peut être entendu comme insertion de celle-ci dans la sphère publique, même si, et c’est une restriction majeure aux droits des salariés, le « règlement intérieur » applicable dans l’établissement demeure la prérogative de l’employeur.
14On peut ainsi considérer que l’intégration du salariat dans la sphère publique est à peu près achevée au milieu du xxe siècle, au sens où les salariés ont alors acquis des droits qui leur garantissent [4] un certain accès aux ressources indépendamment du pouvoir patronal. On peut même y voir, avec R. Castel, un renversement de la position des salariés : alors qu’ils n’étaient que des marginaux « désaffiliés » dans les sociétés préindustrielles, ils sont devenus largement majoritaires, plus de 90 % de la population active ; et plus fondamentalement encore, le salariat est devenu le principal mode d’accès aux ressources, se substituant, sans l’évincer toutefois, à la propriété. Le salariat est désormais un mode essentiel de constitution de l’individu, en lui fournissant un « support d’indépendance » permettant de « développer des stratégies personnelles, de disposer d’une certaine liberté de choix dans la conduite de sa vie » [Castel et al., 2000, p. 48]. Être salarié permet dans le monde contemporain occidental un accès à la sphère publique grâce à l’acquisition d’une « citoyenneté sociale » et la participation à une « propriété sociale ».
15Toutefois, cette insertion du travail salarié dans le monde public, issue des luttes syndicales menées à partir des bastions industriels masculins, n’est vraiment effective qu’à la condition que le travail emprunte certaines formes typiques du salariat industriel masculin.
2.3 – L’exclusion du « travail » des femmes aux marges de la sphère publique
16A contrario, les formes spatiales et temporelles prises par le travail effectué par les femmes tendent à les exclure de l’application de ces normes caractéristiques de la sphère publique. Pourtant, l’entrée des femmes sur le marché du travail ne date pas d’hier [Schweitzer, 2002 ; Maruani et Meron, 2012]. Ce travail devrait donc leur autoriser un plein accès à la sphère publique. Mais les tâches et les modes de réalisation du travail attribués spécifiquement aux femmes dans la division sexuelle du travail [Kergoat, 1982] les situent dans les marges du salariat, renforçant leur invisibilité comme travailleuses.
17Lorsque les femmes travaillent comme ouvrières dans les fabriques, et elles sont nombreuses dans ce cas dès les débuts de l’industrialisation, elles sont perçues comme illégitimes [Scott, 1990]. A contrario, le travail à domicile est vu comme leur étant particulièrement adapté [Schweitzer, 2002], leur permettant de concilier travail et famille et leur évitant une sortie du foyer ; il est ainsi une forme courante du salariat industriel féminin [Guilbert et al., 1956 ; Lallement, 1990] du xixe siècle aux années 1950. De même, beaucoup de femmes mariées [Tilly et al., 1987] effectuent des tâches rémunérées d’entretien des objets ou des personnes, comme lingères, blanchisseuses ou nourrices, le plus souvent toutefois, sans être reconnues comme des salariées.
18Mais le cas des domestiques surtout est ici particulièrement exemplaire. Jusqu’au xixe siècle, la domesticité représente une forme généralisée d’emploi de la main-d’œuvre des deux sexes, dans des unités de production qui ne se distinguent pas des unités familiales [Piette, 2000]. Puis ces emplois se féminisent en même temps que la sphère privée se dissocie de la sphère publique. Ils constituent progressivement une source d’emplois essentielle pour les jeunes filles des milieux populaires [5]. Mais celles-ci ne sont pas non plus à proprement parler des salariées, une partie de leur rémunération leur étant versée sous forme de logement et de nourriture. Elles font en quelque sorte partie, sinon de la famille, du moins du groupe domestique. Le service rendu par les domestiques n’est pas véritablement le fait d’agents extérieurs : il s’agit au contraire d’une « internalisation » dans le groupe domestique familial non seulement des services, mais des personnes qui en sont les auteurs. De plus, leur travail n’est jamais clairement délimité et cette caractéristique se renforce avec la diffusion à la fin du xixe siècle du modèle de la « bonne à tout faire » [Fraisse, 1979]. Comme l’indique sa dénomination, il lui faut « tout faire », se plier à l’arbitraire de la demande des maîtres, puisqu’elle est « à leur service ». Son temps de travail ne connaît pas de limite, comme le montrent les emplois du temps reconstitués par Martin-Fugier [1985, pp. 104-109]. Ainsi, l’objet même du contrat salarial, le travail, est soumis à un large arbitraire de la part des employeurs, et c’est l’intégralité de la personne des domestiques qui semble avoir été aliénée, en contradiction avec les principes du droit. Mais, du fait de leur proximité, réelle ou supposée, avec leur patron, ces salariés pas comme les autres ont longtemps été tenus pour suspects par le mouvement ouvrier et laissés à l’écart des progrès obtenus dans l’encadrement par le droit du contrat de travail. Le cadre privé et la distanciation à l’égard des règles communes dont il est porteur semblent rendre impossibles toute objectivation, toute délimitation, et par là, toute réglementation. Ce n’est que très progressivement à partir de 1923 [6] et surtout après la Seconde Guerre mondiale que la législation du travail sera étendue aux domestiques [Martin-Huan, 1997]. La première convention collective des « employés de maison » n’est signée qu’en 1980 [Lecomte, 1996].
19Ces situations, typiques de l’emploi féminin, apparaissent atypiques vis-à-vis du salariat en général. En particulier, le rapport au temps est différent de ce qu’il peut être dans le travail salarié industriel : il n’est pas normé par une organisation du travail qui l’objectiverait. Que l’on considère les ouvrières qui travaillent à leur domicile ou les domestiques qui s’activent dans l’espace privé de leurs employeurs, les heures de travail peuvent s’allonger jusqu’à occuper la totalité du temps éveillé. Parce qu’elles prennent place dans l’espace privé domestique, où l’attention à autrui est censée régner, ces différentes formes de travail sont catégorisées comme « féminines », et volontiers considérées comme moins difficiles à exécuter que le travail industriel masculin. Cela permet de justifier leur moindre rémunération. Leur pénibilité est pourtant bien réelle, au point que les bénéfices en termes de conciliation travail/famille apparaissent illusoires. La mortalité en bas âge des enfants de ces différentes travailleuses est en effet plus élevée que pour ceux des ouvrières d’industrie [Rollet, 1988].
20Ainsi, ces situations d’emploi des femmes, qui les placent aux marges du salariat et de la sphère publique, les privent de la protection accordée aux salariés. Mais elles les positionnent aussi aux marges du travail lui-même, parce que leur rapport différent au temps empêche son objectivation. Leur labeur est ainsi rendu largement invisible, malgré sa complexité et sa pénibilité. Cela constitue sans doute une partie de l’explication du mythe largement répandu selon lequel « autrefois, les femmes ne travaillaient pas », consacrant au passage leur illégitimité dans la sphère publique.
21Enfin et surtout, il ne faut pas oublier que ce sont les femmes qui effectuent l’essentiel du travail domestique non rémunéré. Il est évidemment impossible d’en mesurer l’importance et l’évolution avant les enquêtes de budget-temps de la deuxième moitié du xxe siècle, mais on peut en tout cas souligner la place qu’il occupe encore aujourd’hui, malgré l’entrée massive des femmes dans le salariat, ainsi que le montre la dernière enquête française [Ricroch, 2012]. Même si ce travail est indispensable au quotidien pour les membres du groupe familial, même s’il représente une part importante de la richesse produite, il n’est toujours pas considéré comme un « vrai travail » par l’ensemble de la société, les femmes elles-mêmes comprises.
3 – Le travail et l’emploi troublés par l’externalisation du « domestique »
22Depuis le dernier tiers du xxe siècle, on assiste, en France et dans les autres pays européens à un processus d’externalisation du travail domestique. Il se traduit par le passage au salariat de travaux et de fonctions jusqu’ici pris en charge dans la sphère privée sous forme de travail domestique non rémunéré. Il pourrait permettre aux femmes, en accédant à des emplois salariés, de s’extraire des contraintes qui pèsent sur elles dans la sphère privée et d’accéder à l’égalité. C’est du moins l’argument implicite des politiques sociales se donnant l’insertion professionnelle des femmes comme objectif. On peut pourtant en douter quand on considère les formes d’emploi qu’elles occupent dans les services ainsi externalisés.
23À cet égard, le développement du secteur des services à domicile [7] depuis 30 ans constitue un cas d’école. Nous ne discuterons ici ni de la délimitation de ce secteur, « inventé » comme secteur de « services à la personne » par les politiques publiques, bien analysée par l’ouvrage de Devetter et al. [2009], ni du nombre d’emplois qu’il représente : entre 1,1 et 2 millions suivant les sources [Jany-Catrice, 2012]. Nous nous contenterons de relever son importance indéniable en même temps que le caractère précaire de la plupart des emplois offerts. L’exercice à temps partiel et la faible qualification reconnue aux salariées [8] se conjuguent pour donner des rémunérations particulièrement faibles : en moyenne 832 euros nets mensuels pour les intervenantes à domicile auprès de personnes fragiles selon l’enquête 2008 de la Dares [Marquier, 2010]. Nous tenterons plutôt de montrer comment les conditions de travail et d’emploi dans ce secteur sont empreintes de logiques normatives issues de la sphère privée et nous en examinerons les conséquences.
24Nous utiliserons pour cela la partie qualitative de différentes enquêtes de terrain réalisées depuis la fin des années 1990 sous forme d’entretiens auprès de :
- responsables d’associations proposant des services de ménage et/ou d’aide à domicile aux particuliers et de salariées de ces structures, femmes de ménage ou aides à domicile principalement [9] (1997-2000) ;
- responsables d’organismes de divers types proposant des services d’aide à domicile aux personnes âgées (2001-2002) ;
- salariées intervenant à domicile de différents niveaux de qualification et responsables associatifs (2006-2008) ;
- responsables des collectivités locales en charge des politiques d’aide aux personnes âgées et responsables associatifs (2011-2013).
3.1 – Une conception du service issue de la sphère privée
25Les entretiens réalisés avec des intervenantes à domicile permettent de repérer comment des manières de faire caractéristiques de l’espace privé s’introduisent dans le travail salarié, comment se réalise ainsi une « domestication » du travail en même temps que s’impose une conception « personnalisée » du service.
26Tout d’abord, la définition du service lui-même et de sa « qualité » ne semble pouvoir se faire que par le bénéficiaire de ce service, qui acquiert de cette façon un droit de regard sur les modalités de réalisation du travail. Il détient alors un véritable pouvoir, le plus souvent reconnu comme légitime par les salariées : « Je suis chez les gens, je ne suis pas chez moi. Chez moi, les chaises doivent être rangées de telle ou telle façon. Si chez une dame, elle veut que ce soit rangé de telle façon, je vais le faire. » Si certaines font valoir leur propre compétence professionnelle pour l’opposer à cette mainmise, beaucoup d’entre elles considèrent qu’il s’agit d’un dû à l’égard des personnes à aider : rendre service consisterait à « se mettre au service » de ces personnes. La définition même des tâches à réaliser n’a lieu qu’au coup par coup, en réaction aux situations singulières rencontrées. Cette absence de définition préalable du travail peut être analysée comme mise « à la disposition d’autrui » de la part des salariées et, dans le cadre salarial, devrait entrer en contradiction avec les principes de la sphère publique. Pourtant, au nom d’une qualité de service entièrement référée aux besoins des « personnes », ces principes d’ordre « domestique » tendent à être légitimés.
3.2 – Absence de définition préalable du travail et déni de qualification
27Ce mode de définition de la qualité du service affecte le contenu du travail réalisé, qui doit être aussi « personnalisé ». Les salariées rencontrées ont souvent beaucoup de peine à décrire leur travail qui, disent-elles, varie d’un foyer à l’autre : les personnes aidées sont différentes, les gestes changent, le temps passé aussi. Ce travail de service ne consiste donc pas seulement à « faire » mais aussi à adopter une posture d’attention à autrui. Parfois même, le travail consiste justement à s’abstenir de faire, pour « laisser faire », ou « faire avec », ainsi que l’expriment certaines aides à domicile soucieuses de conserver une certaine autonomie aux personnes âgées qu’elles aident. Ces tâches de service ne sont donc pas réductibles à l’application de techniques, mais requièrent l’attention, le souci à l’égard des personnes, théorisés comme care par les chercheuses féministes [Molinier, 2005] et caractéristiques des pratiques du travail domestique non rémunéré interne à la sphère privée [Dussuet, 1997]. La description objective du travail est ainsi rendue difficile, voire impossible du fait de ces ajustements constants à des besoins singuliers.
28Le type de travail attendu des salariées qui interviennent à domicile comprend donc, et sans même que cela soit énoncé, les mêmes composantes de « préoccupation » [Dussuet, 1997] que celui que les femmes effectuent dans leur propre foyer. Une « bonne » aide à domicile réalisera non seulement le nettoyage, le repassage, et la cuisine qui lui sont expressément demandés, mais elle pensera surtout à faire quelques provisions avant un week-end, ou à disposer à portée de main de la personne âgée alitée, qu’elle sait être la dernière à visiter le soir, le verre d’eau qui lui évitera les déplacements nocturnes. Ce travail est d’autant plus invisible qu’il s’adresse souvent à des personnes dont il s’agit de maintenir l’autonomie, ce qui suppose que celles-ci ne perçoivent pas le souci dont elles font l’objet [Molinier, 2005]. De plus, les salariées tendent à adopter vis-à-vis de leur propre travail les mêmes attitudes de dénégation et de naturalisation que les femmes qui aident leurs proches dans la sphère privée, entraînant ainsi les mêmes phénomènes d’occultation des tâches et des savoir-faire.
29Les intervenantes à domicile sont donc communément perçues comme « non qualifiées » alors même qu’elles mettent en œuvre des compétences multiples [Gadrey et al., 2005]. Ce déni de leur qualification n’est possible que parce que leur travail est identifié aux tâches effectuées gratuitement par les femmes dans leur propre foyer, qu’il n’est donc pas besoin d’en parler, ni même de l’évoquer, pour qu’il soit effectué. L’absence de qualification repose sur le caractère implicite des tâches demandées et sur la définition des rôles de genre qui les sous-tendent.
30Pourtant, sous l’influence des organisations associatives prestataires d’aide à domicile, un accord de branche sur les qualifications et les rémunérations a été signé en 2002, qui distingue quatre niveaux de qualification, en hiérarchisant les tâches attribuées à chacun et en liant strictement l’accès aux trois niveaux supérieurs à la détention de diplômes professionnels [10]. Mais le premier niveau, A, reste accessible sans aucun diplôme car « la maîtrise de l’emploi est accessible immédiatement avec les connaissances acquises au cours de la scolarité obligatoire et/ou une expérience personnelle de la vie quotidienne » et suppose que le travail est effectué « sous la responsabilité d’un supérieur hiérarchique » (Accord de branche, 2002). S’agissant d’intervenantes à domicile dont le travail est accompli le plus souvent de façon solitaire, soit hors de la présence des bénéficiaires, soit en présence de personnes étiquetées comme « dépendantes », on peut s’interroger sur la réalité de cette supervision hiérarchique. Mais surtout, cette disposition ouvre la porte à des interprétations fluctuantes quant à la qualification nécessaire pour exercer les différentes tâches.
31La qualification constitue en effet un dispositif caractéristique des normes en usage dans la sphère publique du travail salarié : elle trouve son origine dans des travaux industriels où elle se mesure par l’utilisation d’outils matériels plus ou moins complexes. Mais à cette aune de la « technicité », qui rattache la qualification à la sophistication des instruments matériels utilisés, les travaux effectués par les femmes sont toujours jugés moins qualifiés [Daune-Richard, 1998]. De fait, les aides à domicile les plus anciennes rencontrées expliquent comment leur entrée dans le métier s’est appuyée sur ces savoir-faire féminins, acquis dans la sphère privée et qu’elles-mêmes voient comme « naturels ». Elles disent aussi comment elles ont plus ou moins rapidement découvert la complexité des situations dans lesquelles elles étaient amenées à intervenir. Par exemple : « J’allais pour faire son ménage. Et pendant que j’étais là, sa fille en profitait pour faire ses courses. […] Elle avait la maladie d’Alzheimer. C’est lourd ! Il fallait faire le ménage et surveiller en même temps qu’elle ne sorte pas, qu’elle ne touche pas aux produits. Ce n’était pas facile ! » Le service dépasse alors le simple « ménage », mais comme les savoir-faire nécessaires sont immatériels et peu instrumentés, ils demeurent largement invisibles et accèdent difficilement à la reconnaissance en termes de « qualification ».
32Tout se passe donc comme si les différents éléments structurant la division du travail salarié (niveau de qualification, niveau de responsabilité, exécution vs encadrement), qui sont utilisés habituellement comme supports d’objectivation des limites des différentes catégories, étaient imperceptibles dans les activités réalisées par ces femmes, même sous forme salariée, comme si ces activités étaient toutes plus ou moins « polyvalentes » et, comme telles, réductibles à l’état de « services » indifférenciés. La valeur du travail réalisé se trouve ainsi réduite à son niveau le plus faible.
3.3 – Informalité des contrats et prégnance des besoins des utilisateurs
33Les formes d’emploi sont aussi affectées par cette conception « personnalisée » du service : le contrat de travail lui-même tend à s’adapter aux besoins singuliers des utilisateurs.
34C’est en particulier le cas lorsque les contrats sont passés directement avec des particuliers qui sont les utilisateurs des services, et non une entreprise ou une organisation quelconque [11]. Cette forme d’emploi est en ce sens l’héritière [12] de celle des domestiques, et par là, imprégnée des règles de fonctionnement de la sphère privée. Pourtant, en apparence, la situation a bien changé : alors que les domestiques d’autrefois étaient le plus souvent logées et nourries par leur employeur, donc facilement soumises à l’emprise de ce dernier, les « salariées de particulier employeur » d’aujourd’hui ne restent au domicile de celui-ci que quelques heures par semaine. Mais cette modalité d’emploi de « particulier à particulier » représente en soi une source de précarité. L’emploi n’existe en effet qu’en fonction des besoins ressentis par l’utilisateur. Dès lors, tous les aléas biographiques de l’employeur et de sa famille représentent autant de menaces pour sa pérennité. Maladie, hospitalisation, maternité, évidemment décès (et cette éventualité est importante s’agissant des employeurs âgés), événements professionnels comme chômage, mutation, ou simplement congés peuvent tout à la fois et à tout moment susciter ou remettre en cause l’emploi. L’incertitude concernant l’emploi provient de ce que celui-ci est la traduction directe, sans intermédiaire, du besoin de service ressenti par l’utilisateur. Celui-ci délègue en quelque sorte une tâche à effectuer, comme il pourrait le faire à un proche dans la sphère privée, plus qu’il n’emploie une salariée, selon les règles de la sphère publique. C’est pourtant cette forme d’emploi qui a été invariablement encouragée par les pouvoirs publics depuis plus de 20 ans, l’objectif affiché étant de favoriser la création d’emplois et le blanchiment du travail au noir. Mais ces emplois gagnés l’ont été au prix d’une précarité accrue pour les salariées puisque, avec la simplification des procédures, les liens entre employeurs et employées ont été rendus de plus en plus informels [13].
35De plus, les incitations financières et les facilités administratives associées à ce type d’emploi ont encouragé de nombreuses associations à proposer également ces formules à travers le développement de services « mandataires », juridiquement non-employeurs, mais accomplissant à la place des particuliers employeurs les formalités administratives liées à ce statut. Avant 1987, ces associations étaient généralement les employeuses des salariées et vendaient ces services sur un mode dit « prestataire ». Mais les mesures d’exonération de charges sociales en faveur des employeurs de plus de 70 ans et les dégrèvements fiscaux attachés aux « emplois familiaux » ont bouleversé la situation [Causse et al., 1998] et beaucoup d’associations ont alors créé une activité « mandataire ». Plusieurs responsables associatifs rencontrés témoignent de ce passage plus ou moins contraint à une offre mandataire dans leur organisation, en regrettant cette évolution. Mais ils expliquent aussi proposer cette formule lorsqu’une présence à domicile continue est rendue nécessaire par la dégradation de l’état de santé des personnes aidées [14]. Les besoins des utilisateurs priment alors sur les garanties d’emploi des salariées.
36Enfin, depuis 1987, on trouve aussi dans ce secteur des Associations intermédiaires qui, de façon dérogatoire au droit du travail, sont autorisées à faire du prêt de main-d’œuvre et sont donc légalement employeuses, même si le travail est effectué sous le contrôle de l’utilisateur. Leur objectif est de réinsérer sur le marché du travail des demandeur-se-s d’emploi particulièrement désavantagé-e-s par leur absence de qualification, parfois même par leur désocialisation. Les emplois au domicile de particuliers y représentent 50,8 % des emplois en 2013 [Albert, 2015] et sont surtout proposés aux femmes. Le travail ménager apparaît en effet particulièrement propice à l’insertion dans l’emploi de femmes sans formation professionnelle, du fait de sa similitude avec les tâches effectuées par ces mêmes femmes dans leur propre foyer. L’horaire de travail réduit (750 heures annuelles au maximum) doit leur permettre de s’adapter progressivement aux contraintes du marché du travail. Mais là aussi, l’emploi dépend directement de la satisfaction des clients, rendant la situation de ces salariées très précaire.
37Quelles qu’en soient les particularités, ces différentes formes d’emploi suspendent les règles communes de la sphère publique applicables au contrat salarial. Elles renforcent le caractère flou de l’emploi, en opérant un rapprochement entre employeur et salariée qui leur fait perdre leur qualité, pourtant reconnue dans la sphère publique, d’individus distincts recherchant de façon indépendante leur intérêt propre sur un marché indifférent aux singularités personnelles. Le fait que ces employeurs particuliers soient le plus souvent des femmes, auxquelles échoit généralement, dans les ménages, la tâche de gérer ce type d’emplois, conforte ce lien de substitution entre femmes. Des femmes délèguent à d’autres femmes des tâches de femmes, tout comme, dans la sphère privée, s’opèrent des échanges de services entre femmes de la parenté. De ce fait, toutes sortes d’« arrangements » deviennent possibles, commandés seulement par l’urgence des « besoins » des employeurs-utilisateurs : dépassements horaires, travail du week-end, interruption du contrat pour causes diverses. Les discours de justification des acteurs sur ce thème présentent ces accommodements comme réversibles et symétriques. Il n’est évidemment pas possible de mesurer qui perd et qui gagne réellement à ce jeu étant donné justement son caractère informel, mais, à coup sûr, cela augmente l’incertitude attachée à ce type d’emploi.
3.4 – Disponibilité et temps partiel
38Cette informalité de la relation salariale affecte aussi le temps de travail. Malgré la difficulté à mesurer les durées totales de travail du fait des particularités des contrats de travail évoquées ci-dessus, et surtout de la multiplicité des employeurs pour une salariée, toutes les observations convergent pour constater la faiblesse des durées travaillées, au point qu’il faut nettement distinguer entre le nombre d’emplois déclarés par les différents employeurs, le nombre de personnes physiques concernées par ces emplois, et le nombre d’équivalents temps plein. Ce phénomène d’émiettement de l’emploi, caractéristique du secteur, est pourtant plus ou moins important suivant les employeurs : dans les organismes prestataires, 37 % des salariées intervenant auprès de personnes fragilisées travaillent plus de 34 heures par semaine, contre 17 % en emploi direct [Marquier, 2010]. Mais le plus remarquable est sans doute que tous les acteurs, responsables associatifs ou salariées intervenantes à domicile elles-mêmes, considèrent qu’il s’agit d’emplois à temps partiel « par nature », du fait des exigences du « service » [15].
39Le temps plein semble incompatible avec le type d’horaires demandé aux salariées, particulièrement rigides. Ainsi, pour les aides à domicile qui interviennent chez des personnes âgées ou handicapées, ce sont souvent des horaires matinaux et tardifs qui sont réclamés, afin d’accompagner le lever et le coucher de ces personnes qui peinent à accomplir elles-mêmes certains gestes. Dans ce cas, la simple présence devient une composante essentielle du service attendu ainsi que le résume cette auxiliaire de vie sociale : « J’étais là pour ça… pour faire un peu de ménage aussi, mais surtout il ne voulait pas que la mamie soit toute seule, elle pouvait tomber. » Mais cela rend nécessaire une intervention à des moments précis. La situation est semblable, même si les contraintes s’expriment différemment, pour les femmes de ménage auxquelles on demande au contraire d’effectuer leur tâche en dehors de la présence des membres de la famille utilisatrice, pendant les horaires de travail professionnel de ceux-ci, de manière à permettre une invisibilité de leur travail, à l’identique de ce que l’on attendait autrefois des domestiques, et aussi de la même façon que les femmes dans leur propre foyer s’efforcent de faire disparaître leur propre travail [Dussuet, 1997].
40Cette rigidité des horaires demandés constitue une contrainte forte pour l’organisation du travail de toutes ces salariées qui interviennent en général chez plusieurs clients ou employeurs, en fractionnant les temps de travail et en les empêchant de compléter leur emploi du temps. L’alternative temps plein/temps partiel est ainsi directement corrélée aux différentes formes d’emploi. Pour les salariées de particuliers, il est quasi impossible d’exercer à plein-temps, même en multipliant les employeurs. Pour les salariées des organisations également, établir des plannings à temps complet reste une gageure et suppose d’accepter des journées de grande amplitude horaire. Lors des entretiens réalisés avec les intervenantes à domicile, la plupart ont pourtant expliqué longuement à la fois l’inaccessibilité dans leur secteur, mais également leur souhait d’exercer à temps plein : « Moi, si on me trouve six heures à faire d’affilée, je le fais, hein, même un temps complet, s’ils me trouvent un temps complet… le mercredi, moi, je le fais. » Pourtant, les responsables associatifs jugent le plus souvent irréaliste de proposer des emplois à plein temps et les seuls cas d’exercice à temps plein rencontrés concernent des organismes prestataires ayant une politique volontariste d’augmentation du temps de travail des salariées. La rigidité horaire de la demande de service reste ainsi essentiellement supportée par les salariées.
41Or cette rigidité provient d’une conception du service obéissant aux principes de la sphère privée : il s’agit de répondre inconditionnellement aux besoins d’autrui. Pour la mère de famille dans la sphère privée, cela revient à adopter la posture de « disponibilité permanente » décrite par Chabaud-Rychter et al. [1983] : assurer une présence, irréductible à des gestes précis, mais qui doit permettre de parer à toute éventualité. Les salariées « des services à la personne » devraient de la même façon pouvoir intervenir quand et seulement quand l’utilisateur du service en éprouve le besoin. Comme l’explique une salariée : « Les après-midi, je fais trois heures, beaucoup de gens demandent trois heures, mais avant, je me rappelle, à temps plein, je travaillais jusqu’à 19 heures Alors, trois heures, l’après-midi, de 14 à 17 heures, ça fait encore deux heures, de 17 à 19 heures ! » Outre la rigidité conduisant au temps partiel, ces horaires de travail strictement calés sur les rythmes biographiques des personnes aidées interfèrent souvent avec ceux des salariées, en leur imposant par exemple d’intervenir justement aux moments habituellement dévolus au repos. Enfin, et de façon apparemment paradoxale, cette « disponibilité permanente » est aussi une injonction à la flexibilité des temps de travail. Les aléas de l’existence des utilisateurs tendent à se répercuter directement en variations de l’organisation du travail des salariées. Par exemple, le besoin de présence auprès d’une personne âgée dépendante va se traduire par une demande accrue à la salariée lors d’absences de longue durée des enfants adultes, ou se réduire lors des périodes de congé de ceux-ci pendant lesquelles ils peuvent se substituer à la salariée. Là encore, le type d’employeur détermine les règles applicables à la relation salariale : le degré de flexibilité apparaît ainsi inversement proportionnel à la formalisation de l’emploi.
42Comme la rigidité des horaires, cette flexibilité de la demande de présence est un obstacle à l’emploi à temps plein, les salariées devant toujours conserver une certaine réserve de temps disponible pour répondre à une demande imprévue. Les responsables des organisations employeuses d’aide à domicile justifient leur réticence à proposer des contrats à temps plein par la nécessité de répondre en urgence à toute variation de la demande. Les modes de structuration des horaires et des rythmes provenant de la sphère privée sont ainsi transposés dans la sphère publique du salariat, conduisant à des emplois précaires. Les salariées ne s’étonnent guère en général de ce type d’attente à leur égard dans le cadre salarié, tant elles en ont l’habitude dans la sphère privée. Elles acceptent ainsi souvent des conditions d’emploi à la limite des règles d’un droit du travail dont elles n’ont pas toujours connaissance.
43Plus largement, la conception du service issue de la sphère privée empêche de cerner précisément les limites du travail à accomplir par les salariées intervenant à domicile. Pour les « domestiques » d’autrefois et pour les « employées de maison » d’hier, les besoins de leurs employeurs définissaient sans intermédiaire et sans véritable limite le temps passé au travail, la confusion entre domicile et lieu de travail facilitant cette disponibilité totale. Mais pour les intervenantes à domicile d’aujourd’hui, le travail salarié est en principe défini, et leur salaire déterminé, conformément aux normes de la sphère publique, par leur temps de travail. Malgré cela, elles éprouvent bien des difficultés à compter leur temps. C’est le cas en particulier pour les aides à domicile quand elles interviennent auprès de personnes âgées dépendantes. Le cadre de leur action [Goffman, 1991], et donc le niveau et les modalités de leur engagement sont incertains : s’agit-il d’une relation marchande impliquant rémunération et décompte précis du temps passé, ou bien d’une relation interpersonnelle privée engageant leurs sentiments profonds et dans laquelle elles ne sauraient quantifier leur apport ? La réponse varie au cas par cas et cette incertitude les oblige parfois à « recadrer » leur intervention, en la limitant quand elles estiment que la relation devient « intéressée » : « C’est vrai que y en a qui vont en profiter et qui vont carotter, mettons un quart d’heure, à chaque fois. […] Il y a des personnes, je le fais de bon cœur, et il y en d’autres, quand je me suis fait avoir une fois ou deux, j’arrête plutôt 2-3 minutes avant pour faire signer le papier, je pars à l’heure. » Ces salariées sont ainsi soumises à l’alternative entre donner et compter, aimer ou rester insensible, agir pour autrui ou travailler.
44Ainsi, quelle qu’en soit l’organisation temporelle concrète, c’est bien la mise à disposition d’autrui induite par une logique de service propre à la sphère privée, ainsi que le rapport au temps qu’elle implique, qui entraînent la structuration de ces emplois à temps partiel. Le mode de définition du travail par le temps passé, importé du monde industriel masculin et caractéristique de la sphère publique, bute ici sur la logique de service importée de la sphère privée.
4 – Conclusion. Travail et genre : des formes de domination croisées
45Le bilan de l’investissement des femmes dans la sphère publique permis par l’externalisation, hors de la sphère privée, des « services à la personne » est donc très mitigé : ces emplois, occupés quasi exclusivement par des femmes sont particulièrement dévalorisés. Surtout, ils restent empreints de logiques provenant de la sphère privée qui entraînent leur précarisation. Dès lors, les conditions d’emploi peuvent être considérées, si l’on suit les analyses de Castel et Haroche, comme relevant de la « condition prolétarienne », en ce qu’elles ne permettent pas aux salariées d’y trouver les bases de la « propriété de soi » [Castel et al., 2000]. Pourtant, leur développement ne fait guère problème : le consensus social est très large autour de l’idée qu’il s’agit d’un secteur d’avenir, d’un gisement d’emplois tout à fait prometteur. Dans d’autres secteurs, les mêmes conditions d’emploi salarié provoqueraient la dénonciation d’un insupportable rapport d’exploitation. Mais la qualité des protagonistes, à la fois ceux qui « profitent » de cette situation, et celles qui sont ici « exploitées », fait que le rapport de classe est ici occulté.
46Parce qu’elle touche essentiellement des femmes, cette précarisation des emplois de service reste peu perçue de la société globale : à la fois le bas niveau des revenus qu’elles obtiennent et leur caractère fluctuant apparaissent finalement acceptables, justement parce qu’il s’agit de femmes. La plupart d’entre elles sont mariées ou vivent en couple, d’autres encore élèvent seules leurs enfants et, à travers ces situations, bénéficient de sources de revenus alternatives qui leur permettent d’assurer le quotidien en dépit de la faible rémunération provenant de leur travail. Cette situation accentue toutefois l’absence d’autonomie de ces femmes, les déqualifiant un peu plus comme « individu » dans la sphère publique.
47Mais c’est surtout du côté des utilisateurs que se construisent les justifications du développement de ces emplois. Les entretiens effectués tant avec les responsables d’organisations associatives qu’avec des salariées montrent comment l’accent est mis, de façon unanime, sur le « besoin » de service des utilisateurs, d’autant plus quand ces utilisateurs sont des personnes âgées, a fortiori, quand celles-ci sont dépendantes et isolées. Cette focalisation sur le destinataire du service et ses difficultés a comme conséquence de délégitimer toute question portant sur les conditions d’emploi des salariées. L’accent mis sur la qualité de « personne » des protagonistes de ces relations d’emploi permet d’occulter le rapport de classe qui sous-tend l’emploi : le « travail » effectué par des salariées pour produire un service délivré dans une relation marchande à un consommateur devient un « service » rendu par des femmes à des personnes en état de faiblesse, qui ont besoin d’elles. Tout se passe alors comme si le besoin portait essentiellement sur des relations interpersonnelles : les salariées suppléeraient simplement à un manque dans l’ordre de l’affectif, elles ne réaliseraient donc pas un véritable « travail ». Cela implique que les règles d’emploi (horaires notamment) devraient être souples, pour ajuster au mieux le service rendu au besoin ressenti. Ces exceptions sont justifiées par la nécessité du « service ». La légitimité de la demande est établie dès lors qu’elle traduit des besoins. La contrainte de nécessité, essentielle dans l’espace privé, s’introduit dans la sphère publique du travail salarié dont elle était jusque-là absente, puisque les participants étaient censés être des individus autonomes, dégagés des vicissitudes de l’existence matérielle.
48L’invisibilité de la précarité des emplois de service occupés par les femmes est donc construite à la fois par le genre et par l’introduction d’une logique de service issue de la sphère privée dans l’emploi salarié. Celle-ci entraîne une indistinction entre travail et non-travail qui empêche l’évaluation objective du temps passé et des savoir-faire déployés sur un mode « domestique ».
49Mais il faut surtout relever que cette invasion de la sphère publique par des normes issues de la sphère privée impulse des modifications du « marché » du travail par l’importation d’exceptions, de dérogations, de « modes d’emploi » plus informels comme l’emploi direct, le chèque emploi-service ou le mandataire, voire l’auto-entrepreneur. Ces modes d’emploi étaient cantonnés aux marges parce qu’ils contreviennent aux principes d’égalité et de liberté individuelles, mis en forme par le contrat de travail et les règles qui lui ont été associées ; ils tendent pourtant à devenir la norme dans certains secteurs comme celui des services à la personne. Qu’il s’agisse des horaires ou d’autres caractéristiques de l’emploi, la redéfinition de l’emploi en termes « privés », grâce au genre, permet l’acceptation de conditions dérogatoires.
50Le développement de ces emplois contribue ainsi à la diffusion d’une norme concernant les modalités du salariat dans les services qui, à coup sûr néfaste pour l’égalité hommes-femmes, pourrait à terme se révéler dommageable aussi pour les salariés masculins en installant certaines formes de précarité comme nouvelles normes d’emploi. C’est donc l’ensemble du salariat qui tend alors à être déstabilisé.
Notes
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[1]
Cette assimilation du monde public à l’« espace public », et celui-ci au politique, constitue aussi, il faut le remarquer, une éviction de la question du politique du monde privé. En lançant, dans les années 1970, le slogan « le privé est politique », les féministes remettaient en cause la légitimité de cette séparation, mais elles n’ont pour autant guère obtenu que le monde académique reconsidère cette question.
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[2]
Nous rejoignons ici la distinction entre des « Cités de justice » développée par Boltanski et Thévenot [1991].
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[3]
Même si les craintes éprouvées par les femmes sont, là aussi, largement construites, les risques principaux d’agression étant plus importants dans la sphère privée [Lieber, 2008].
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[4]
Les organismes de Sécurité sociale auxquels les salariés sont obligatoirement affiliés fournissent cette garantie, au-delà des vicissitudes du contrat de travail lui-même [Castel, 1995].
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[5]
En excluant les domestiques agricoles, elles sont déjà 600 000 au recensement de 1851, et en 1880, ce sont 300 000 hommes et 800 000 femmes qui occupent cette position, soit 11 % de la population active non agricole [Marchand et Thélot, 1997]. Cela représente 22 % de la main-d’œuvre féminine totale en 1866 en France [Tilly et Scott, 1987, p. 90], et même 40 % en 1851 en Grande-Bretagne, où le travail agricole est déjà devenu minoritaire.
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[6]
Les dispositions de la loi de 1898 protégeant les ouvriers en cas d’accident du travail sont alors étendues aux domestiques. Mais le suivi de la santé de ces salariés par les services de médecine du travail n’est obligatoire que depuis 2011.
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[7]
Nous regroupons sous ce terme les services produits au domicile des utilisateurs : entretien du logement et du linge, aide apportée aux personnes, pour l’essentiel.
-
[8]
Il s’agit quasi exclusivement des femmes (98 %), c’est pourquoi nous féminiserons le terme dans ce texte.
-
[9]
Les dénominations de ces situations d’emploi sont importantes, mais fluctuantes. Nous emploierons ici les termes « intervenante à domicile » comme générique, et « femme de ménage », « aide à domicile », « auxiliaire de vie sociale » selon la terminologie adoptée par les actrices elles-mêmes.
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[10]
Cet accord de branche s’est accompagné de la création d’un diplôme accessible en formation initiale, le DEAVS (Diplôme d’État d’auxiliaire de vie sociale), devenu en 2016 le diplôme d’État d’accompagnant éducatif et social (DEAES), qui permet d’accéder au niveau C.
-
[11]
De multiples formes d’emploi existent dans le secteur : les intervenantes à domicile peuvent être employées directement par l’utilisateur, par une organisation associative, par une entreprise commerciale, ou par une institution publique, en général un CCAS (Centre communal d’action sociale). Mais les associations peuvent être de différents types : elles peuvent agir comme prestataire (elles sont l’employeur de la salariée), c’est le cas le plus courant, comme mandataire, ou comme Association intermédiaire (cf. page suivante). Évidemment, il existe aussi une frange importante de travail non déclaré.
-
[12]
La convention collective des employés de maison est devenue celle du « particulier employeur ».
-
[13]
Les salariées rencontrées en entretien sont ambivalentes vis-à-vis de l’informalité, qu’elles voient souvent comme une manière de parvenir à des arrangements de façon simplifiée : augmentation ponctuelle de leur temps de travail sans modification de leur contrat de travail par exemple, mais elles sont unanimes pour regretter l’incertitude que cela entraîne quant au niveau de leur rémunération.
-
[14]
La convention collective de branche de l’aide à domicile ne s’applique que lorsque l’employeur est une association prestataire ; dans l’emploi en mandataire, c’est celle du particulier employeur, moins favorable aux salariées, qui s’applique [Lefebvre, 2013].
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[15]
Il faut remarquer ici pourtant le caractère « fictif » de ce temps partiel, qui provient d’une définition du travail limité au temps passé au domicile des bénéficiaires. Comme le soulignent Devetter et Barrois, le temps de travail total nécessaire à la production du service est beaucoup plus élevé, si l’on y inclut les indispensables temps de déplacement entre les différents domiciles des personnes aidées et les temps de coordination et de régulation du travail passés hors domicile [Devetter et Barrois, 2012].