1 – Introduction
1Il peut paraître paradoxal de convoquer le terme de « crise » pour évoquer la grande distribution. Même si le secteur souffre actuellement d’un contexte conjoncturel qui pèse sur son activité et favorise l’intensification de la concurrence par les prix, les indicateurs de performance ne témoignent pas d’un effondrement. Si crise il y a, c’est dans le sens d’un épisode de transformation structurelle, de la redéfinition du régime de croissance du secteur [1]. Cette crise, dont les premiers signes sont perceptibles dès le courant des années 1990, semble connaître depuis peu une accélération tenant surtout à l’approfondissement des transformations de l’environnement du secteur, notamment les conséquences de la révolution numérique, de la diffusion de nouveaux comportements de consommation et, plus fondamentalement, des transformations du capitalisme.
2L’idée que nous défendons dans cet article est que cette crise est de nature à remettre en cause l’existence même de la distribution. De nouvelles manières de répondre aux besoins de consommation finale sont en train de se mettre en place. Elles s’accompagnent d’une redéfinition de l’architecture des filières d’offres, de la répartition des fonctions entre les différentes catégories d’acteurs et de la mise en place de nouveaux modèles économiques. Les configurations émergentes bouleversent l’organisation des marchés reposant sur la division du travail entre l’industrie et le commerce. Elles conduisent à l’effacement de la figure du « distributeur » en tant qu’acteur qui achète des produits pour la revente, et à la montée corrélative de celle de l’« intégrateur ».
3L’analyse livrée dans cet article s’appuie sur de longues années d’observation du secteur du commerce et des comportements de consommation, nourries par la réalisation de plusieurs études et enquêtes et par une immersion au sein du microcosme. Pour autant, comme pour toute tentative de projection dans l’avenir, elle comporte nécessairement une dimension spéculative. Sur un plan méthodologique, elle s’inscrit dans la lignée de la tradition institutionnaliste de l’analyse économique et, plus particulièrement, de son versant évolutionniste. Les mutations décrites dans cet article sont analysées comme une bifurcation dans la trajectoire d’évolution du secteur du commerce de détail consistant dans le passage d’un régime de croissance à un autre qui redéfinit les bases de son modèle économique et a commencé d’induire une transformation de sa démographie.
4Après avoir rapidement rappelé le contexte de la naissance et de l’essor de la grande distribution (2), nous montrerons les limites sur lesquelles bute aujourd’hui son modèle (3). Fondamentalement, elle se trouve aujourd’hui en prise avec une nouvelle révolution commerciale induite par la mutation du système économique et social qui bouleverse l’organisation des filières. Au travers de l’essor des marques de distributeurs, de la diffusion de stratégies de segmentation/différenciation et de l’amorce d’un engagement en direction de modèles serviciels, les distributeurs étendent leur emprise sur la chaîne de valeur en direction des fonctions marketing jusque-là dévolues à leurs fournisseurs (4). De leur côté, ces derniers sont de plus en plus nombreux à établir un contact direct par les consommateurs pour l’écoulement de leur production. Ce brouillage des frontières entre l’industrie et le commerce s’accompagne de la montée de la figure de l’« intégrateur » autour duquel tendent à s’organiser les marchés et les filières (5).
5Nous concluons sur le formidable défi que lancent les mutations en cours aux entreprises de la distribution.
2 – La grande distribution : l’avatar commercial du fordisme
2.1 – Un modèle fordien
6La grande distribution est un produit de l’histoire et la pertinence de son modèle est historiquement datée. Sa naissance (aux États-Unis dans les années 1930, puis dans l’ensemble des pays industrialisés après la Reconstruction [2]) s’est accompagnée d’une dynamique de diffusion extrêmement rapide engendrant une mutation profonde des structures du commerce qui a justifié l’expression de « révolution commerciale [3] » : en l’espace de quelques décennies, la plupart des pays industrialisés vont passer d’un commerce dominé par de petites entreprises familiales implantées en milieu urbain à une distribution composée de réseaux d’enseignes, exploités sur des moyennes ou grandes surfaces implantées en périphérie. Cette histoire est suffisamment connue pour qu’il soit nécessaire de s’y attarder. Un point mérite cependant d’être souligné, car il est au cœur de la crise que traverse aujourd’hui le secteur : l’avènement de la grande distribution correspond au besoin d’ajustement du commerce aux mutations accélérées de l’ensemble du système économique et social qui ont marqué les Trente Glorieuses [4].
7La grande distribution a inventé une distribution de masse, chaînon manquant entre la production de masse et la consommation de masse caractéristiques du fordisme. Son modèle économique, le « discount », est fondamentalement fordien. En favorisant une réduction drastique des coûts de distribution, son déploiement à grande échelle a largement contribué à la démocratisation de l’accès à la société de consommation. La proposition de valeur, centrée sur le prix bas, a été son arme de conquête face aux formes qui dominaient jusque-là le commerce. Elle se nourrit d’un taux de marge brute comparativement faible, reposant sur un back-office mettant en œuvre les leviers d’efficacité alors de mise dans l’industrie : exploitation des effets de dimension à tous les niveaux (magasins, réseaux), substitution du capital au travail, déqualification de la main-d’œuvre… Jusqu’au modèle de rentabilité où la faiblesse du taux de marge nette est compensée par une accélération de la vitesse de rotation du capital autorisant une très forte rentabilité des capitaux investis, et ce d’autant plus que les capitaux propres sont minimisés par la ressource en fonds de roulement découlant de l’optimisation de la gestion des stocks et de la pression sur les délais de paiement des fournisseurs.
8Ce modèle s’est également trouvé en phase avec l’évolution des modes de vie et de la norme de consommation qui marque les Trente Glorieuses, avec la montée d’une classe moyenne très homogène sur le plan sociologique et dotée d’un pouvoir d’achat en forte croissance, la bi-activité, l’essor du résidentiel à la périphérie des villes, l’équipement des ménages en automobile… et un imaginaire de consommation marqué par les pénuries d’après-guerre et qui a conduit à voir dans les grandes surfaces un idéal d’abondance et de modernité.
9Enfin, les principes du fordisme, qui s’incarnent jusque dans la doctrine et les pratiques d’aménagement de l’espace urbain (mise en place d’une spécialisation des espaces au travers du zonage), marquent l’évolution de la géographie du commerce avec un processus de concentration de l’appareil commercial au sein de pôles périphériques [Metton, 1988 ; Péron, 2004].
2.2 – L’architecture verticale des marchés
10La révolution commerciale des années 1960 s’inscrit dans un processus de structuration du système productif caractéristique du capitalisme industriel fordien. L’économie est organisée autour de branches correspondant à des catégories de produits. À chaque branche industrielle est associé un sous-secteur du commerce : commerce alimentaire, de l’habillement, du meuble… Au sein des concepts généralistes, tels que l’hypermarché, l’offre est organisée selon les divisions en usage dans l’industrie ; dans les rayons alimentaires, on retrouve le découpage par grands secteurs de l’industrie agroalimentaire : les boissons à base d’alcool, à base de fruits, les produits laitiers, les conserves…
11Cette structuration de l’appareil commercial est complétée par une organisation verticale des filières et une division du travail bien établie entre l’industrie et le commerce. Les industriels conçoivent des produits selon des représentations de la demande issues d’études de marché conduites avec les moyens de l’époque, mais aussi en fonction des impératifs associés à une production de masse. Ils assurent la promotion de leurs produits auprès des consommateurs au moyen des différents leviers du marketing de façon à réguler l’écoulement de la production [Cochoy, 1999] : marques fortes, publicité, packaging… Les produits se trouvent ainsi prévendus, par-dessus les épaules des commerçants. Le passage du « commerce » à la « distribution » qui marque cette révolution commerciale témoigne d’un repli sur la fonction logistique : le commerce se fait transparent ; il se borne à combler les écarts entre la géographie de la production et celle de la consommation, et à organiser le face-à-face entre les consommateurs et les produits, en s’efforçant de réduire au maximum le coût de cette intermédiation de façon à stimuler la demande.
3 – La crise d’un modèle
12Le modèle de la grande distribution s’est révélé d’une redoutable efficacité. En peu de temps, il s’est diffusé sur la plupart des marchés de biens de consommation assurant une croissance spectaculaire aux entreprises qui ont su prendre la tête de cette révolution commerciale. Pourtant, dès la fin des années 1990, les premières manifestations de l’entrée en crise du modèle sont perceptibles en France. L’hypermarché amorce un processus de lente érosion de ses parts de marché. Plus récemment, les indicateurs de performance des centres commerciaux sont passés à l’orange. L’essor de l’e-commerce a fait émerger une nouvelle concurrence. De grandes enseignes ont dû fermer leurs portes (Surcouf, Virgin, Games, Milonga… pour se limiter à la France, mais le processus est plus marqué encore aux États-Unis) et d’autres, en difficulté, sont à la recherche d’un second souffle (Darty, Fly, la Fnac, la Halle…). La légitimité du secteur se trouve attaquée par les effets de ses pratiques sur l’amont des filières, la mise à mal du commerce de centre-ville, les conditions d’emploi… L’évolution des imaginaires de consommation fait que les grandes surfaces ne font plus rêver. Bien au contraire, acheter dans la grande distribution est de plus en plus associé à la corvée [5], alors que les consommateurs se montrent sensibles aux valeurs de proximité, d’ancrage, d’authenticité.
13Cette entrée en crise du secteur est pour partie la conséquence de dynamiques endogènes. Mais, plus fondamentalement, elle témoigne de la nécessité pour la distribution de s’adapter à un environnement qui s’est profondément transformé. La transformation des modalités de satisfaction des besoins des consommateurs induite par cette mutation de l’environnement semble si profonde qu’elle justifie l’hypothèse de l’engagement d’une nouvelle révolution commerciale. Le fordisme et la société « moderne » ont accouché de la grande distribution ; la société hyper- (ou post-) moderne et le capitalisme contemporain dessinent une nouvelle architecture des marchés de consommation.
3.1 – L’épuisement du potentiel de croissance
14Le premier facteur à l’origine de la crise de la grande distribution est endogène et renvoie à un banal effet de cycle de vie. Le principal moteur de la croissance de la grande distribution durant les premières décennies de son histoire a été la conquête de parts de marché sur les autres formes de commerce. Ce processus finit nécessairement par atteindre ses limites lorsque la partie est gagnée. Or, sur la plupart des marchés, la grande distribution, sous tous ses aspects, a réussi à s’imposer comme la forme de commerce dominante, cantonnant ses concurrents (le commerce indépendant isolé, les grands magasins, les magasins populaires…) à des niches de marché. Dès lors que le moteur de la conquête de parts de marché s’arrête, la croissance de l’activité n’est plus tirée que par celle de la demande. Or, depuis les années 1980, et plus encore depuis la crise financière de 2008, la consommation des ménages ne progresse plus qu’à un rythme extrêmement lent. Facteur aggravant : l’e-commerce, apparu à la fin des années 1990, revendique à son tour des parts de marché [6]…
3.2 – L’exacerbation de la concurrence : un jeu à somme négative
15La saturation du potentiel de croissance sur le marché national a modifié les termes du jeu concurrentiel. L’argument du prix bas est devenu l’instrument d’une concurrence destructrice entre les distributeurs. Le ralentissement tendanciel de l’activité incite les enseignes à rechercher la croissance dans la conquête de parts de marché sur les concurrents directs, qui disposent peu ou prou des mêmes forces et faiblesses. Enlisés dans le « Big Middle [7] », les distributeurs se livrent une concurrence féroce. Les dernières décennies ont ainsi été marquées par des épisodes récurrents de guerre des prix [8], à l’instar de celui que vit la grande distribution alimentaire depuis 2012. L’exacerbation de la concurrence conduit à la dégradation des conditions de rentabilité sans pour autant relancer significativement la croissance. Pour nourrir leur compétitivité-prix tout en ménageant leur rentabilité, les groupes de distribution ont intensifié l’exploitation de leur pouvoir de négociation à l’égard des fournisseurs [Filser et Paché, 2008]. Les rapports industrie-commerce ont ainsi tendance à se tendre avec pour conséquence une dégradation de la légitimité de la grande distribution accusée d’étrangler les petits producteurs et les PME, de mettre à mal l’industrie agroalimentaire et de favoriser les délocalisations et les destructions d’emplois [9]. L’intensification des tensions a également encouragé les fournisseurs à trouver des voies alternatives d’accès aux marchés (nous y reviendrons).
3.3 – Un modèle chahuté par les transformations du système économique et social
16La crise de la grande distribution a également une origine plus systémique. Elle découle du hiatus qui s’est progressivement affirmé entre un environnement économique, sociétal, technologique… qui s’est profondément écarté des conditions ayant fait émerger la grande distribution, et des acteurs du secteur demeurant attachés au modèle des origines. L’analyse des transformations systémiques et de leurs conséquences générales sur l’e-commerce n’est pas l’objet de cet article [10]. Retenons que, pour l’essentiel, la révolution commerciale en cours consiste dans une prise de distance par rapport au primat accordé au produit dans l’organisation de l’économie fordienne au profit d’une « orientation client » traduisant le durcissement de la contrainte de débouché et qui conduit à un pilotage des marchés par l’aval [11]. Nous allons nous attacher à montrer comment cette révolution commerciale constitue une menace pour l’existence même de la distribution.
4 – Le brouillage des frontières industrie/commerce
17Les efforts d’adaptation au nouveau contexte des acteurs agissant sur les marchés de consommation conduisent à un brouillage croissant des frontières entre l’industrie et le commerce qui s’accompagne d’une redistribution des fonctions le long des filières au profit d’un renforcement de l’aval dans le processus de création de valeur. Au total, cette dynamique induit un chassé-croisé entre les distributeurs et les fournisseurs pour la maîtrise des fonctions et des positions les plus stratégiques dans les architectures de marché émergentes.
4.1 – L’essor des marques de distributeurs et des marques-enseignes
18Devant la nécessité de réformer un modèle qui s’épuise, les distributeurs se sont progressivement engagés dans la remise en cause de la structuration des filières et de la répartition des rôles entre l’industrie et le commerce. Par le développement de leurs marques propres (MDD), les distributeurs ont entrepris de contester la mainmise des industriels sur la spécification de l’offre et la gestion de la marque.
19En prise avec les conséquences de l’intensification de la concurrence et avec la nécessité de s’adapter à l’évolution des comportements des consommateurs, les distributeurs semblent avoir compris l’enjeu de la différenciation. La différenciation a été le paramètre oublié dans le cadre du modèle du discount. Les enquêtes qui interrogent les consommateurs sur les raisons du choix de l’enseigne où ils réalisent en priorité leurs courses ont, depuis des décennies, mis en avant les mêmes résultats : il s’agit avant tout de la proximité et du prix [12]. Ceci témoigne d’un déficit de différenciation entre les enseignes, inscrit dans les fondamentaux du modèle du discount dont la proposition de valeur est centrée sur l’offre des produits des grandes marques au prix le plus bas. Le mimétisme stratégique conduit en outre à vendre ces produits dans un cadre et selon des modalités qui sont très proches d’une enseigne à l’autre. Difficile d’affirmer une quelconque différence et de capter la préférence des consommateurs lorsque l’on vend rigoureusement la même bouteille de Coca-Cola ou le même jean Levi’s 501 que ses concurrents. La différenciation suppose la mise en avant dans l’offre d’éléments exclusifs. Il est généralement très difficile pour les enseignes d’obtenir de leurs fournisseurs de grandes marques des références exclusives. Les produits à marques propres s’imposent alors comme un important levier potentiel de différenciation [13].
20L’origine des MDD remonte au moins à la fin du xixe siècle, mais il revient à Carrefour (avec le lancement des « produits libres » en 1976 [Soulabail, 2010] d’avoir donné à cette idée une autre envergure. Les MDD ont été initialement conçues comme un levier supplémentaire au service du discount : alimentation de la proposition de valeur centrée sur le prix bas, renforcement du pouvoir de négociation à l’égard des marques nationales, accélération de la vitesse de rotation de stocks… Il faut attendre la fin des années 1990 pour que le statut des MDD commence à évoluer : il ne s’agit plus seulement d’élaborer des « me to products », mais aussi de mettre sur le marché des produits originaux, voire innovants, capables d’alimenter la différenciation [Kumar et Steenkamp, 2007]. Dans l’alimentaire, les gammes de MDD se sont étendues et diversifiées. Généralement, elles se composent aujourd’hui de « premiers prix », d’une MDD « cœur de gamme » et de MDD spécialisées où se concentrent les exclusivités et les innovations. Par exemple, chez Casino, les produits « Casino » cœur de gamme sont complétés par la gamme de premiers prix « Tous les jours », la gamme gourmet « Casino Délice », la gamme bio « Casino Bio », les gammes responsables « Casino écologique » et les produits Casino labellisés Fairtrade Max Havelaar, la gamme terroir « Terre et Saveur », la gamme circuit court « Le meilleur d’ici », la gamme halal « Wassila »…
21Même si ces MDD nouvelle génération sont, dans l’alimentaire tout du moins, encore rarement en mesure de différencier significativement les enseignes [14], la spécificité de leur modèle économique en fait des alliés précieux pour contrecarrer les effets sur la rentabilité de la concurrence par les prix.
22L’importance du rôle que jouent les MDD dans la transition stratégique des enseignes a favorisé la croissance quasi continue de leur part de marché. Selon les données Nielsen rassemblées par la Private Label Manufacturers Association (PLMA) [15], la part des MDD dans les ventes des grandes surfaces alimentaires à l’échelle de 15 grands pays industrialisés a franchi en 2014 la barre des 30 %. Elle dépasse les 40 % en Autriche, en Belgique, en Allemagne, au Portugal et au Royaume-Uni, et même les 50 % en Espagne et en Suisse. Avec une part de marché autour de 30 %, la France est dans la moyenne, mais cette part atteint près de 40 % si on prend en considération les enseignes de hard discount. Enfin, le poids des MDD est plus fort encore en volume et s’approche de 50 %. Dans la quasi-totalité des pays couverts par la PLMA, la part de marché des MDD continue de croître. La France fait exception : leur part de marché depuis 2011 plafonne (voire affiche un léger recul). Ce tassement est très largement imputable au changement du cadre réglementaire introduit par la Loi de modernisation de l’économie, qui a favorisé le déplacement de l’épicentre de la concurrence autour des produits de grandes marques, engendrant une réduction significative de l’écart de prix avec les MDD. Même si elle conforte la croyance collective au sein de la communauté professionnelle selon laquelle il existe un seuil maximum de part de marché pour les MDD à ne pas dépasser au risque de provoquer la fuite des clients [16], le tassement actuellement observé ne nous semble pas remettre en cause la dynamique de long terme en faveur de la constitution d’offres exclusives. Plusieurs arguments viennent à l’appui de cette position.
23Tout d’abord, plus la concurrence fait rage sur les produits de grandes marques, plus les MDD deviennent un élément central du modèle de rentabilité. Il est donc dans l’intérêt des distributeurs de les remettre en avant. Ensuite, le poids que représentent les MDD dans les ventes de certaines enseignes alimentaires invite à reconsidérer l’idée qu’il existerait une limite naturelle à leur acceptation par les clients. Au Royaume-Uni, les MDD sont à l’origine de 50 % des ventes de Sainsbury’s et de 53 % de celles de Waitrose. Les MDD représentent généralement plus de 80 % des ventes des hard-discounters. Le succès d’enseignes alimentaires vendant exclusivement (ou presque) leurs propres marques n’est pas inconcevable. Picard, le leader français de la distribution de produits surgelés, et qui affiche une rentabilité parmi les plus fortes de l’ensemble de la distribution mondiale, est très proche de ce plafond. La récente implantation de Marks & Spencer Food en France s’opère au travers de moyennes surfaces qui vendent exclusivement des MDD. Aux Pays-Bas, en 2014, Spar a ouvert un ensemble de boutiques éphémères totalement dédiées à ses marques propres. Enfin, les MDD se développent dans des secteurs du commerce que l’on croyait pourtant solidement tenus par les marques de fournisseurs. Séphora, la première enseigne à avoir introduit les MDD dans la parfumerie, réalise aujourd’hui avec elles près de 60 % de ses ventes en volume. Dans le même secteur, Yves Rocher ne vend qu’Yves Rocher. Dans le secteur de la literie, Conforama a lancé sa marque propre au début des années 2010, rapidement suivi, par exemple, par La Maison de la Literie qui entend faire progresser la part de sa marque dans ses ventes jusqu’à… 100 %. Décathlon a bouleversé le marché des articles de sport en développant ses marques « passions ». Dès l’origine, celui qui s’est imposé comme le leader de la distribution du meuble, Ikea, ne vendait que des produits à sa marque. Ce sont donc de véritables « marques-enseignes » qui sont en train d’émerger dans de nombreux secteurs du commerce. C’est sans doute dans l’habillement que le processus est le plus avancé : les commerces multimarques sont en recul continu depuis de longues années au profit d’enseignes qui ne vendent que des produits à leurs marques [17].
24L’intensification de la mise en avant des MDD est une forme phénoménale de la dérive progressive du modèle économique de la distribution et, plus généralement, de la révolution commerciale en cours. À un niveau plus général, la remise en cause de la figure du distributeur est induite par le déploiement de nouvelles stratégies accompagnant le lent processus d’orientation client de la distribution, mais aussi de leurs fournisseurs.
4.2 – La mise en place d’un commerce de précision
25Une des manifestations les plus visibles de la révolution commerciale en cours réside dans le déploiement d’un « commerce de précision [18] ».
26L’approfondissement du processus séculaire d’individualisation au sein des sociétés occidentales a conduit à la démassification progressive de la consommation [Lipovetski, 2006]. Les comportements et attentes des consommateurs se sont individualisés, compromettant l’efficacité de politiques commerciales ciblant le consommateur médian. S’il existe toujours une classe moyenne d’un point de vue économique (les tranches de revenu intermédiaires), la notion de classe moyenne a beaucoup perdu de sa consistance sociologique et recouvre mal la diversité des modes de vie, des systèmes de valeurs, des aspirations… et des comportements de consommation.
27Avec un retard considérable sur leurs fournisseurs, les distributeurs sont en train de s’adapter à cette réalité. L’épuisement du modèle du discount les invite à sortir du dogme selon lequel les attentes des consommateurs à l’égard du commerce peuvent se résumer à la recherche du meilleur prix. Désireux de fidéliser leur clientèle, ils se sont dotés des moyens de mieux la connaître et la satisfaire en s’engageant au cours des années 1990 dans la construction d’une compétence en matière de marketing, au carrefour de qualifications spécifiques, de dispositifs techniques et d’une révision des modes d’organisation interne [Moati et Volle, 2011]. Cette montée en compétence marketing a favorisé leur prise de conscience de l’hétérogénéité des attentes et des limites d’une approche commerciale holistique. L’engagement dans le « commerce de précision » consiste à tenter d’apporter des réponses plus « précises » à la diversité des attentes de leurs clients. On en a vu plus haut une manifestation au travers de la diversification des gammes de MDD dans la distribution alimentaire. Une autre voie consiste à élaborer des concepts commerciaux (une enseigne, un format, un positionnement, un assortiment, un discours, une localisation…) adaptés à chaque cible.
28La mise en place de ce commerce de précision illustre le passage du secteur d’un régime de croissance extensif à un régime de croissance intensive consistant dans la recherche de la performance dans un traitement en profondeur des marchés [Moati, 2001]. Les stratégies de segmentation s’appuient notamment sur la mobilisation des nouveaux outils de connaissance de la demande issus des nouvelles technologies, qui donnent un avantage informationnel aux distributeurs (au plus près des consommateurs finaux) sur leurs fournisseurs. Ainsi, dans le commerce de l’habillement, le groupe espagnol Inditex est à la tête d’un portefeuille d’enseignes (Zara, Aysho, Pull&Bear, Bershka, Stradivarius…), chacune s’efforçant de traiter avec précision une poche de marché. Dans le secteur de la maison, Adéo exploite Leroy Merlin, Weldom, Bricoman, Zôdio… et les sites Deco-Smart, delamaison.fr, lightonline… Le commerce de précision gagne la distribution alimentaire. Carrefour, longtemps assimilé à l’hypermarché, déploie désormais Carrefour Market, Carrefour Contact, Carrefour City, Carrefour City-café, Carrefour Montagne, Carrefour Express… et même Carrefour Bio !
29Ces stratégies de segmentation et de traitement intensif des marchés sont d’autant plus complexes à mettre en œuvre que, avec l’élévation du niveau de vie sur une longue période et la saturation des besoins de base, les ressorts de la demande (l’intention d’achat et à la disposition à payer) font une place de plus en plus importante à la valeur symbolique ou immatérielle de l’offre. Là encore, il s’agit d’une réalité que les industriels ont comprise et exploitée depuis longtemps, mais la distribution, concentrée sur sa fonction logistique, s’est longtemps contentée de véhiculer la valeur immatérielle créée par leurs fournisseurs dans un cadre élaboré avant tout dans une perspective fonctionnelle et utilitaire. Les limites du modèle du discount encouragent aujourd’hui les industriels à se positionner sur ce vecteur de création de valeur, de stimulation de la demande qui, de surcroît, apparaît comme un formidable facteur de différenciation. Ils jouissent à cet effet d’un levier exclusif : la maîtrise des paramètres qui façonnent l’expérience d’achat des clients. Le développement de la dimension expérientielle du point de vente par la qualité et l’originalité de l’aménagement, l’atmosphère, la stimulation sensorielle, le rôle du personnel de contact, les animations… est devenu un axe stratégique majeur chez nombre de distributeurs [ObSoCo, 2014], d’autant plus que la concurrence croissante de l’e-commerce invite à valoriser les avantages comparatifs du commerce physique. Dans cette volonté de se positionner sur la valeur immatérielle, les distributeurs sont également enclins à exploiter les leviers activés de longue date par leurs fournisseurs. À commencer par la marque. L’une des fonctions de la marque est de véhiculer un imaginaire, un univers symbolique, un système de valeurs. Une stratégie de marque qui touche sa cible contribue à la différenciation de l’offre, à la fidélisation de la clientèle et à l’augmentation de sa disposition à payer. Les enseignes se transforment ainsi progressivement en marques, dont la portée est d’autant plus forte que celles-ci sont apposées aux produits vendus conférant une cohérence symbolique à l’offre. Le design des produits est un autre vecteur d’expression de la valeur immatérielle et de l’identité de l’enseigne. Les distributeurs sont ainsi incités à intervenir dans la conception des produits qu’ils commercialisent. Ils le sont d’autant plus que l’engagement dans le commerce de précision les amène à rechercher la confection d’assortiments ajustés le plus précisément possible à la spécificité des attentes et comportements de leur cible dont ils sont les plus à même de nourrir une compréhension approfondie.
30Au final, l’engagement de la distribution dans des stratégies de segmentation/différenciation conduit à une remise en cause de la division du travail industrie/commerce héritée du fordisme. En s’appropriant les fonctions marketing, de conception des produits et de gestion de la marque, ils s’écartent du rôle de « distributeurs ». Ils déstabilisent les filières et provoquent des réactions stratégiques de la part de leurs fournisseurs.
5 – Au-delà du couple fournisseur/distributeur, la montée de l’intégrateur
31L’engagement des distributeurs dans la prise en charge des fonctions marketing tend à fermer l’accès au marché pour les marques qui, de plus en plus, répondent par des stratégies d’intégration de la distribution.
5.1 – Le chassé-croisé industrie/commerce
32La poussée des MDD et du modèle de la marque-enseigne est doublement problématique pour les fournisseurs de marques nationales : elle renforce encore le pouvoir de négociation des distributeurs et resserre l’accès au marché.
33Face à cette dynamique, trois options stratégiques leur sont ouvertes :
- la stratégie qui consiste à faire en sorte de se rendre indispensable aux yeux des distributeurs pour continuer à être référencé et mis en bonne place dans les rayons. Pour cela, il faut disposer de marques puissantes, très fortement demandées par la clientèle finale. C’est une des raisons qui ont poussé, dès le début des années 2000, les groupes internationaux de la grande consommation à s’engager dans des logiques de concentration et à restructurer leurs portefeuilles de marques de manière à n’exploiter que des marques n° 1 ou n° 2 sur leur marché [Kichou et Palloix, 2003]. Parallèlement est recherché le resserrement des liens avec les clients distributeurs, par la mise en avant d’une capacité à aider à l’optimisation de la gestion des rayons et à dynamiser les ventes de la catégorie (« trade marketing [19] », « category management [20] »…) ;
- l’abandon total ou partiel des fonctions marketing et le repli sur les dimensions productives de l’activité, en devenant sous-traitants des distributeurs pour la production des MDD ;
- l’intégration de la distribution, de manière défensive pour garantir l’accès au marché des produits à leurs marques et, de manière offensive, pour se rapprocher des consommateurs afin d’améliorer la connaissance de la demande, exercer la maîtrise de l’ensemble des paramètres de l’expérience client et de l’expression de la valeur symbolique de l’offre, optimiser le marketing relationnel…
34Eu égard au caractère stratégique des fonctions marketing dans les processus contemporains de création de valeur et afin d’éviter de se trouver en situation d’être dominés par les distributeurs, nombre d’industriels ont privilégié la troisième option. La dernière décennie a ainsi été marquée par un vaste mouvement d’intégration de la distribution par les marques d’industriels, d’autant plus que l’e-commerce permet depuis peu de s’engager dans cette voie sans devoir nécessairement ouvrir un front de vente d’envergure. Une fois de plus, c’est dans l’habillement que le mouvement est le plus avancé, à un point tel qu’il est parfois difficile de savoir si l’on a affaire à un distributeur qui pilote la production ou à un industriel qui assure sa propre distribution. Mais un mouvement similaire est observé dans les autres secteurs du commerce : articles de sport (création de réseaux de boutiques par Adidas, Nike, Puma…), meubles (Grange, Gautier, Tréca…)… jusque – pour l’instant plus timidement – dans la grande consommation [21]. Les fournisseurs tendent donc à devenir des concurrents directs des distributeurs, et des concurrents d’autant plus dangereux qu’ils appréhendent la rentabilité de l’activité de distribution à l’aune de sa contribution générale à une rentabilité conçue à l’échelle de l’ensemble de la chaîne de valeur.
35C’est donc un chassé-croisé entre l’industrie et le commerce qui est en cours pour la régulation des marchés par le contrôle de la relation avec les consommateurs et le pilotage de la production. Il s’ensuit la mise en place progressive d’une nouvelle architecture des filières dans laquelle la création de la valeur immatérielle, la gestion de la relation client et plus généralement l’essentiel de la fonction marketing migrent vers l’aval, au plus près des consommateurs, alors que le rôle de l’industrie tend à se concentrer sur la fonction productive. Pour Lewis et Dart [2010], l’enjeu est bel et bien l’exercice du contrôle sur l’ensemble de la chaîne de valeur, de manière à assurer la maîtrise de tous les paramètres affectant l’expérience client. Cette architecture condamne le « distributeur » entendu au sens traditionnel. Les données réunies par Lewis et Dart révèlent que les distributeurs qui sont restés cantonnés à la conception traditionnelle de l’exercice de leur métier ont affiché au cours des années 2000 des performances inférieures à celles des enseignes exerçant le contrôle de la chaîne de valeur.
36Les termes d’« industriels » et de « distributeurs » se révèlent dès lors inappropriés pour désigner ces acteurs de plus en plus nombreux qui assurent la diffusion directe d’une offre vendue sous leurs marques et qu’ils ont élaborée en cohérence avec leur positionnement stratégique et la spécificité de leur cible. Ces termes, qui renvoient à l’architecture des filières et des marchés associée au fordisme, font obstacle à la compréhension de ce qui émerge. Nous proposons de qualifier ces acteurs, ni tout à fait « industriels » ni tout à fait « distributeurs », d’intégrateurs. La justification de ce choix apparaîtra plus clairement lorsque sera mise en avant la diffusion des modèles serviciels qui accompagne le déroulement de la nouvelle révolution commerciale.
5.2 – La diffusion de modèles serviciels sur les marchés de consommation
37La mise en place d’un commerce de précision constitue une première étape dans le basculement du commerce d’une logique de produits à une « orientation client » et dans la prise de distance par rapport au modèle du discount. La progression des distributeurs dans cette voie les incite à adopter une posture servicielle, c’est-à-dire à se positionner comme partenaires des clients dans l’apport d’effets utiles et l’obtention de solutions à des problèmes de consommation ciblés. Cette dynamique, dont les distributeurs n’ont pas – tant s’en faut – l’exclusivité, contribue à pousser plus loin le brouillage des frontières issues du modèle précédent et accélère la remise en cause de la figure du distributeur.
38Le ralentissement tendanciel de la croissance dans les pays industrialisés, la mondialisation, la dérégulation, les effets de la diffusion du numérique… ont contribué à l’intensification de la concurrence sur la plupart des marchés, comparativement aux conditions qui dominaient au temps du fordisme. Ce contexte a renforcé l’importance de la fonction commerciale en tant que vecteur de la réalisation de la valeur sur les marchés. Les entreprises de tous les secteurs ont progressivement pris conscience du capital que constitue une clientèle. Alimentée par la diffusion de l’idée qu’un client fidèle est plus rentable qu’un nouveau client [Reichheld, 1996], la priorité stratégique s’est ainsi progressivement déplacée de la recherche de l’élargissement de la base de clientèle vers la fidélisation des clients existants et la maximisation du flux de valeur tiré de chacun d’entre eux [Peppers et Rogers, 1993]. Les entreprises ont été exhortées à « s’orienter marché » ou, mieux, à « s’orienter clients », à devenir « customer centric ».
39Fidéliser, accroître le flux de valeur tiré de chaque client, suppose de réussir à le satisfaire [22]. Et satisfaire le client passe par la compréhension de ses attentes. Cette attention accrue portée au client et aux ressorts de ses décisions d’achat a favorisé la prise de conscience d’une réalité élémentaire : un client ne demande jamais un produit pour lui-même, mais pour les effets utiles qu’il attend de son usage ; et ces effets sont considérés comme utiles, car ils concourent (une fois intégrés à d’autres produits, services ou ressources) à l’apport de solutions à des « problèmes ». Dès lors, la réussite commerciale passe de la mise en avant de la compétitivité de l’offre à celle de la capacité de l’entreprise à aider ses clients à résoudre une catégorie de problèmes par la fourniture d’un potentiel d’effets utiles. C’est l’idée même à la base de la notion de « relation de service » développée par l’économie des services.
40Le capitalisme contemporain est ainsi marqué par la diffusion de ce que Lusch et Vargo [2014] désignent par l’expression de « service-dominant logic ». Ce processus a démarré dans les secteurs BtoB [Davies et Habday, 2005], souvent à l’initiative de grands donneurs d’ordres en quête d’externalisation et en mesure d’imposer à leurs fournisseurs un changement de posture. Il s’étend aujourd’hui aux marchés de consommation.
41Les acteurs des marchés de consommation sont d’autant plus enclins à vaincre les multiples forces d’inertie entravant le passage à une logique servicielle que l’évolution récente des comportements des consommateurs souligne les limites du modèle de consommation de masse. Ces dernières années ont été marquées par la diffusion de pratiques de consommation inscrites en marge des formes marchandes ordinaires : produits bio, issus du commerce équitable et, plus récemment, l’ensemble des « consommations collaboratives » qui va de l’achat ou la vente d’occasion au covoiturage ou à l’autopartage, en passant par les AMAP et les systèmes d’échange locaux. L’état des lieux de ces consommations émergentes conduit par l’ObSoCo en 2013 [23] a mis en relation le degré d’engagement des consommateurs dans ces pratiques avec leur rapport général à la consommation. Il en ressort que l’essor de ces formes de consommation peut difficilement s’interpréter comme la manifestation d’un rejet massif des valeurs de l’hyperconsommation. Elles n’en expriment pas moins une forme d’insatisfaction par rapport à certains aspects du modèle de consommation dominant, qui s’exprime notamment par le fait que près d’un Français sur deux déclare vouloir « consommer mieux », quitte pour cela (pour la moitié d’entre eux) à consommer moins. Cette relative prise de distance vis-à-vis du modèle de consommation dominant, qui conduit à l’exploration de voies alternatives de satisfaction des besoins, se nourrit d’un cocktail de facteurs mis en évidence par l’enquête de l’ObSoCo : la facilitation apportée par les plateformes Internet accompagnant l’essor de ces pratiques ; les tensions persistantes sur le pouvoir d’achat des ménages qui incitent à rechercher l’optimisation de la dépense ; la montée de la charge déceptive de la consommation favorisée par la succession des crises alimentaires, le sentiment de dégradation de la qualité des produits, la conviction de la réalité des stratégies d’obsolescence programmée ; la recherche de sens au travers des actes de consommation (préservation de l’environnement, recherche du lien social, soutien à l’économie locale…)… Le tout sur une toile de fond empreinte de défiance à l’égard des grandes entreprises, des marques et des enseignes de la grande distribution. Les grands acteurs de l’offre ont commencé de percevoir les menaces (mais aussi les opportunités) que recèlent ces formes de consommation émergentes et le sens du message qu’elles véhiculent, notamment la diffusion d’une disposition des consommateurs à réviser leur mode d’accès à la satisfaction de leurs besoins privilégiant l’usage à la pleine propriété d’un produit acquis neuf auprès du commerce.
42La rencontre de la tendance lourde en faveur de « l’orientation client et de la diffusion des consommations émergentes favorise l’adoption de postures servicielles [24] », d’autant plus que les innovations technologiques offrent de nouveaux potentiels pour refonder la relation avec les clients et des perspectives d’« industrialisation » de la relation de service permettant d’en maîtriser les coûts [Lusch et al., 2007].
43La diffusion de cette posture servicielle s’opère selon différentes modalités, à des degrés de profondeur différents, mais qui, dans l’ensemble, contribuent à la remise en cause de la figure du « distributeur ». Une modalité superficielle réside dans le fait de mettre en place des dispositifs permettant aux consommateurs de repérer dans la pléthore de l’offre les produits porteurs du potentiel d’effets utiles le plus proche de la spécificité de leur besoin. Cela suppose de la part du prestataire une capacité de préconisation qui s’appuie sur une expertise des produits et de leur potentiel d’effets utiles et un savoir-faire dans la révélation des attentes des clients, qui peut aller jusqu’à la proposition d’une production sur mesure. On a là un facteur d’incitation des acteurs en contact direct des consommateurs à empiéter sur les fonctions traditionnellement dévolues aux industriels [25].
44Une autre modalité revient à remettre en cause la constitution des assortiments alignés sur le découpage des filières d’approvisionnement au profit de la constitution de bouquets de biens et de services, issus de filières hétérogènes, mais complémentaires dans l’usage ou dans les imaginaires des consommateurs. Ce sont les frontières entre les sous-secteurs du commerce qui sont ainsi remises en cause. Par exemple, Darty vend désormais des meubles de cuisine et des accessoires pour la cuisine et pour la table ; Ikea vend de l’alimentaire (mais aussi, en Europe du Nord, des appartements et des maisons) ; les enseignes de l’habillement sont de plus en plus nombreuses à proposer un bouquet comprenant vêtements, chaussures, accessoires du vêtement, cosmétiques… Une fois de plus, les acteurs au contact direct des consommateurs sont incités à prendre en charge la conception des produits et la gestion de la marque, afin d’être en mesure de contrôler l’élaboration du potentiel d’effets utiles et de renforcer la cohérence du bouquet sur le plan fonctionnel ou esthétique.
45Récemment, un certain nombre d’acteurs de l’offre « traditionnels » ont amorcé un engagement en direction des consommations émergentes : Ikea propose des produits d’occasion, Intermarché et Boulanger (via Lokéo) se sont lancés dans la location longue durée d’équipements du foyer, les grandes surfaces de bricolage louent du matériel sur courte durée… Ce faisant, ils explorent des voies de satisfaction des besoins alternatives à la transmission d’un droit de propriété sur un produit livré par les fournisseurs.
46À un degré plus profond, il s’agit d’accompagner les clients dans l’obtention d’une solution à un problème de consommation. À la suite d’un diagnostic des termes dans lesquels se pose le « problème » pour chaque client, le prestataire mobilise un bouquet de biens et services complémentaires destinés à délivrer la solution dans le cadre d’une relation de co-production avec le client. Le stade ultime de ce type de démarche réside dans le modèle de l’économie de la fonctionnalité dans lequel la transaction porte sur l’accès à des ressources ou l’obtention d’un résultat, les moyens matériels nécessaires à celui-ci restant propriété du prestataire. Si les exemples d’économie de la fonctionnalité sur les marchés de consommation sont encore rares (voir, dans la mobilité, les cas Velib’ ou Autolib’, ou bien Deezer ou Spotify dans le domaine de la musique), certains acteurs ont déjà amorcé un virage dans ce sens (par exemple, au sein de la nébuleuse Mulliez, les enseignes Alter Move (mobilité) et Kbane (aménagement durable de la maison), ou même Oxylane (Décathlon) qui, au travers de ses « villages », s’achemine vers des solutions intégrées autour de la pratique sportive).
47La diffusion de modèles serviciels sur les marchés de consommation porte une menace de remise en cause radicale de la figure du « distributeur », d’un point de vue ontologique, dans la mesure où il s’agit de substituer une relation de service visant la co-production d’effets utiles et de solutions à la transaction sur des produits, clé de voûte du modèle du « distributeur ». Par exemple, si le vélo-partage (du type Vélib’) devait devenir la modalité dominante de la mobilité à bicyclette en ville, le marché du commerce de cycles serait condamné à une forte contraction.
48Plus concrètement, les distributeurs se trouvent également menacés par l’offensive d’acteurs de tous les secteurs en direction de ces approches. À commencer par leurs fournisseurs. Nestlé commercialise en direct des « solutions minceur » au travers de Jenny Craig ; Danone expérimente un service d’abonnement et de livraison à domicile des boissons du groupe. Certains acteurs de l’e-commerce avancent eux aussi dans cette voie : Vente-privée.com propose la vente sur abonnement d’une sélection de vins. Aux États-Unis, Amazon offre un service d’abonnement sur un vaste ensemble de produits de grande consommation visant l’apport d’une solution de ravitaillement automatique de la maison. Cette approche servicielle se diffuse également parmi les entreprises de réseau (banques, assureurs, énergéticiens, postes…).
5.3 – Vers une nouvelle architecture des filières
49Les catégories de « producteurs » et de « distributeurs » sont devenues un obstacle à la compréhension des dynamiques en cours sur les marchés de consommation (de même que la structuration du système productif autour des notions de branche et de secteur). Nous proposons une représentation alternative de l’architecture des filières articulée autour de la figure de l’« intégrateur ».
50Alors que l’architecture des filières associée à la précédente révolution commerciale obéissait à une logique descendante, amont-aval, on a ici une structure dont l’épicentre se situe dans la relation entre l’intégrateur et ses clients. Par la mise en place d’une relation de service personnalisée, l’intégrateur intègre des ressources (des compétences, des ressources matérielles, des marques…) de manière à favoriser la co-production d’effets utiles et de solutions avec ses clients, selon des modalités contractuelles variées qui n’impliquent pas nécessairement la transmission de droits de propriété sur des produits. La diversité des ressources requises pour cela interdit généralement à l’intégrateur de tenter d’en assurer la maîtrise pleine et entière. L’intégrateur va donc constituer un réseau de producteurs partenaires (un « réseau de valeur »), chacun mettant au service de l’intégrateur des ressources spécialisées que celui-ci s’efforcera d’intégrer en vue de l’optimisation du service rendu à ses clients (notamment, par l’exploitation des différentes catégories d’effets d’intégration [Moati, 2008]).
51Le terme d’intégrateur utilisé pour désigner cet acteur hybride au cœur de l’architecture émergente des marchés de consommation est donc justifié d’un double point de vue : il intègre en bouquet des biens et des services complémentaires dans l’usage, et il intègre les compétences spécialisées de ses partenaires en amont afin d’être en mesure d’élaborer et de produire les composantes de son bouquet.
6 – Conclusion
52La « distribution » est un produit de l’histoire, d’une configuration particulière du système économique et social. La « crise » que vit actuellement la distribution est fondamentalement la conséquence de la mise en place de nouvelles modalités de satisfaction de la demande finale en cohérence avec ce qu’est devenu le capitalisme et l’organisation de la société. Les réalités émergentes remettent en cause la pertinence d’un acteur dont le rôle consiste à acheter des produits à des fournisseurs endossant les fonctions productives et marketing pour les revendre en l’état aux consommateurs finaux. Par le chassé-croisé entre d’une part des distributeurs qui revendiquent désormais le pilotage de la production (la définition des spécifications de ce qui doit être vendu) et la gestion de la marque (comme levier de différenciation et de création de valeur immatérielle) et, d’autre part, des industriels qui intègrent la distribution pour nouer une relation directe avec leurs clients, la distinction fournisseurs-distributeurs est fortement brouillée. Le schéma qui se dessine est un schéma dans lequel les fonctions marketing descendent au plus près du client final, l’amont des filières ayant tendance à se concentrer sur la fonction productive et les compétences associées, dans le cadre de relations d’impartition impulsées par les acteurs au contact du consommateur. La dynamique en direction de modèles serviciels dont on observe aujourd’hui les prémices accentue ce brouillage et suscite la convergence d’acteurs d’origines très différentes en direction de la position d’intégrateur, nouvelle figure centrale de l’organisation des marchés. L’intégrateur tend ainsi progressivement à se substituer au distributeur, et ce d’autant plus que la relation avec les consommateurs s’écartera de la transmission d’un droit de propriété sur des produits pour s’inscrire dans une relation de service centrée sur la fourniture d’effets utiles et l’apport de solutions.
53Les dynamiques en cours sont donc lourdes d’enjeux pour les entreprises de la distribution issues de la précédente révolution commerciale. Elles risquent ainsi de se trouver confrontées à une contraction structurelle de leur marché et aux effets de l’ouverture de l’arène concurrentielle. Leur pérennité dépendra de leur capacité à remettre en cause le modèle qui a fait leur succès pour contribuer à l’invention des modèles associés aux nouveaux modes de fonctionnement des marchés de consommation. Lusch et al. [2007] estiment que les distributeurs ont naturellement vocation à devenir les « prime integrator » des réseaux de valeur inscrits dans la logique servicielle. La partie n’est cependant pas gagnée d’avance, même si les distributeurs disposent d’atouts significatifs, notamment au travers du front de vente (physique et virtuel) qui leur assure l’accès direct aux consommateurs. Ils ont d’abord à vaincre l’inertie mentale qui les attache à leur modèle d’origine et entrave leur perception de l’ampleur des changements en cours. Ils ont ensuite à faire face à l’inertie de leur organisation et, plus encore, à la nécessité de se doter de nouvelles compétences leur permettant de bâtir les modèles et les formes de compétitivité associés aux nouvelles réalités. Le processus est engagé [26]… mais la dynamique est lente, sans doute parce que la « crise » de la distribution ne s’est pas encore traduite par une dégradation significative et généralisée des indicateurs de performance. Alors que la nouvelle architecture qui se met en place rebat les cartes entre les secteurs sur le plan à la fois vertical et horizontal, des acteurs, parfois très puissants, d’origines diverses, sont en train de prendre des positions autour de la fonction d’intégrateur. À défaut d’une accélération des remises en cause et de la mise en œuvre des stratégies d’adaptation, ce n’est pas seulement la figure du « distributeur » qui risque d’être en jeu, mais l’existence même des entreprises qui n’auront pas su devenir autre chose que des distributeurs.
Notes
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[1]
Le constat de l’entrée du secteur dans une phase de transformation est partagé par de nombreux observateurs. Voir par exemple Lewis et Dart [2010], Stephens [2013], Ducrocq [2014]. Il est également désormais intégré aux représentations collectives des acteurs du secteur [Moati, 2013].
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[2]
Pour une présentation plus détaillée du contexte historique, voir Daumas [2006].
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[3]
Voir, par exemple, Marseille [1997].
-
[4]
Les approches théoriques de la dynamique du commerce [Gallouj, 2007] adoptent pour la plupart une perspective essentiellement endogène, reposant sur la dynamique concurrentielle à l’intérieur du secteur. Jeffreys et Knee [1963] sont parmi les rares auteurs à avoir rattaché la naissance du « grand commerce » à l’essor du couple production de masse/consommation de masse.
-
[5]
Selon l’ObSoCo [2013a], pour 61 % des Français, faire ses courses dans une grande surface est considéré avant tout comme une corvée. La même étude révèle que les enseignes de la grande distribution suscitent la défiance de 54 % des personnes interrogées, alors qu’à 75 % elles accordent leur confiance aux petits commerçants.
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[6]
Selon la Fédération de la vente à distance (FEVAD), l’e-commerce occuperait près de 5,5 % du chiffre d’affaires du commerce de détail en France en 2013. Ce chiffre cache d’importantes disparités selon les secteurs et l’emprise de l’e-commerce approche ou dépasse le seuil des 20 % de part de marché dans l’habillement, les biens d’équipement ménagers, les produits techniques, les biens culturels…
-
[7]
L’expression de « Big Middle » a été proposée par Levy et al. [2005] pour désigner le mouvement de convergence des enseignes vers le cœur du marché.
-
[8]
Pour un temps mise en sommeil en France par les effets non anticipés de la loi Galland de 1996.
-
[9]
En 2013, deux Français sur trois étaient ainsi convaincus que les hypermarchés avaient leur part de responsabilité dans la crise économique et sociale que connaît la France [ObSoCo, 2013a].
-
[10]
Nous renvoyons le lecteur intéressé à Moati [2011].
-
[11]
Pour un exemple d’étude mettant en évidence le lien entre l’orientation-client et la performance des entreprises, voir Lambin et Chumpitaz Caceres [2006].
-
[12]
Voir par exemple Dembo et al. [2012].
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[13]
De fait, plusieurs études ont mis en évidence un effet positif d’attachement de la clientèle exercé par les MDD [Corstjens et al, 2000 ; Ailawadi et al., 2001 ; Bergès et al., 2013].
-
[14]
Les exceptions que sont, par exemple, Monoprix, Picard ou Marks & Spencer, tendent aujourd’hui à être considérées comme des modèles à suivre.
-
[15]
Voir http://www.plmainternational.com/fr/news-update (consulté le 28 juillet 2014).
-
[16]
Seuil qui a régulièrement été relevé au fil des décennies…
-
[17]
Selon les données de l’Institut français de la mode (IFM), la part de marché des chaînes spécialisées et des « grandes surfaces d’habillement grande diffusion », dont l’offre est composée quasi intégralement de produits à leurs marques, est passée de 34,8 % en 2000 39,1 % en 2011, pendant que celle des commerces indépendants multimarques passait 20,4 % à 16,4 %. Parallèlement, le poids des MDD progressait dans les ventes d’habillement par les grandes surfaces alimentaires.
-
[18]
Cette expression a été pour la première fois employée par Jean-Charles Naouri, le président du groupe Casino : « Le marché français est en train de passer de la distribution de masse au commerce de précision » (Journal du textile, 25 mars 2008, n° 1952).
-
[19]
Le trade-marketing est une démarche initiée par les fournisseurs visant à établir des relations partenariales avec leurs clients distributeurs, en vue notamment d’améliorer l’efficience de la logistique, du merchandising, des opérations promotionnelles…
-
[20]
Le category management consiste à aborder la définition et la gestion de l’offre dans la distribution selon la logique des besoins des clients. C’est un lieu privilégié de relations partenariales avec les fournisseurs, généralement experts dans la connaissance des attentes des clients dans leurs catégories de produits de spécialisation.
-
[21]
La commercialisation en direct de Nespresso par Nestlé marque en quelque sorte le franchissement du Rubicon. Plus récemment, Danone expérimente la vente directe via son service Évian Chez Vous. Lindt, dont l’activité « retail » pèse d’ores et déjà pour 10 % du chiffre d’affaires du groupe, a entrepris de déployer en France un réseau de boutiques en propre. Le groupe coopératif In Vivo a ouvert en 2014 son premier magasin à l’enseigne Frais d’ici. L’Oréal expérimente l’implantation de kiosques Garnier dans les allées de centres commerciaux…
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[22]
La recherche en marketing, qui a largement traité la relation satisfaction/fidélisation, conclut à une relation nuancée entre ces deux notions. Si la satisfaction est une condition nécessaire de la fidélité (un client insatisfait est presque à coup sûr un client perdu), elle est rarement une condition suffisante [Johnson et al., 2001 ; Kumar et al., 2013].
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[23]
Enquête auprès d’un échantillon représentatif de 4 000 Français de 18 à 70 ans [ObSoCo, 2013b].
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[24]
De manière très significative, le PICOM (Pôle de compétitivité des industries du commerce) a placé la dimension servicielle au cœur de sa feuille de route 2014-2018. http://www.picom.fr/le-picom/feuille-de-route/
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[25]
30 % des cadres de réseaux de distribution physiques et des experts interrogés dans le cadre de l’enquête réalisée par l’ObSoCo sur les représentations relatives à l’état du commerce physique à l’horizon 2024 envisagent l’activité de production/transformation des produits comme l’orientation la plus probable de l’évolution du modèle économique des points de vente au cours des 10 prochaines années [OBSOCO, 2014].
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[26]
Notamment, les distributeurs sont engagés depuis une quinzaine d’années dans la constitution d’une compétence marketing [Moati et Volle, 2011]. Ils sont en outre en passe de vaincre leur inertie mentale ; l’idée d’une mutation structurelle en cours imposant un important effort d’adaptation dans le sens de l’orientation-client semble faire désormais partie intégrante de la culture sectorielle [Moati, 2013 ; Obsoco, 2014].