1 – Introduction
1L’automobile constitue une figure centrale du fordisme. En sciences sociales, elle joue un rôle clé lorsqu’il s’agit de saisir les ressorts de son entrée en crise ou de cerner les contours du post-fordisme. Pourtant, à la différence de ce que l’on a observé dans l’agroalimentaire ou l’électroménager, la distribution et la réparation automobile sont parvenues à se soustraire à l’entreprise impériale de la grande distribution, autre figure centrale du fordisme. Si tel a été le cas, c’est d’abord pour des raisons réglementaires, qui ont permis aux constructeurs automobiles de bénéficier d’une exemption au droit commun de la concurrence et d’imposer une distribution sélective [Jullien, 2008] [1]. Mais cette explication ne vaut que pour le domaine du véhicule neuf, car l’essentiel des dépenses automobiles des ménages concerne, dans tous les marchés mûrs, les dépenses d’utilisation. Ainsi, dans le cas français, en 2012, les achats d’automobiles neuves des ménages représentaient 25,4 milliards d’euros et les dépenses d’entretien et de réparation 28,8 milliards d’euros [INSEE, 2012].
2Dès lors que le marché de l’entretien et de la réparation automobile est, lui, un marché ouvert à la concurrence où coexistent traditionnellement les garagistes indépendants et les réseaux des constructeurs, la spécificité automobile ne se réduit pas à la réglementation. La marginalité de la grande distribution résulte d’un long processus historique marqué par une offensive très forte des chaînes de réparations rapides du type Midas ou Speedy et des « centres auto » comme Feu Vert ou Norauto dans les années 1970 [2] [Gaultier, 2003]. Les uns et les autres se sont développés selon le modèle de la grande distribution [Daumas, 2006] : espace de vente de pièces en libre-service, politique de bas coûts, maîtrise des flux financiers, standardisation du parcours client, salariés peu qualifiés, politique tarifaire et promotionnelle… Selon cette même logique, la « réparation moderne », par opposition aux réparateurs indépendants, a également proposé une nouvelle façon de traiter la demande du client en prenant le contre-pied du modèle existant. Ils ont bâti leur offre en affichant une totale transparence sur les opérations réalisées et sur les prix affichés. Là où les acteurs traditionnels proposaient une prise en charge de l’intégralité des réparations nécessaires fondée sur leur seule expertise, les centres auto et la réparation rapide laisseront au client la possibilité de choisir les réparations qu’il conviendra de faire parmi celles envisagées. Ils proposeront ainsi aux clients de traiter l’entretien et la réparation de leurs véhicules en achetant une collection de prestations présentées séparément et rendues ainsi comparables à celles proposées par la concurrence [Mercer, 1994]. Cette approche commerciale, désignée dans la littérature managériale et économique par le terme d’unbundling [3], laisse au consommateur la possibilité de définir lui-même ses besoins. Le développement de ce type d’offre repose notamment sur l’idée que l’expérience et la connaissance croissante du consommateur lui permettent de construire lui-même son assortiment pour qu’il corresponde précisément à ses besoins, au lieu de se laisser imposer par l’offreur un assortiment (bundle) et un prix, sans être à même d’en contrôler la composition et/ou la justesse [Chiambaretto, Dumez, 2012].
3Dans un premier temps, cette nouvelle approche par l’offre a bousculé le jeu des acteurs traditionnels de la réparation automobile. Dès lors que le mouvement proposé « standardisait » l’après-vente automobile, il a volontiers été assimilé à une forme de modernisation de l’économie des services automobiles [Mercer, 1994]. Avec ces nouveaux acteurs, celle-ci pouvait sortir du monde de l’artisanat et de ses archaïsmes pour se rapprocher à la fois du monde industriel et de celui de la grande distribution [Thil, 2000 ; Moati, 2001]. De fait, l’implantation de ces nouveaux acteurs a contribué à réduire le nombre des artisans réparateurs, puisqu’entre 1991 et 1995 le nombre d’agents diminue de 14,6 % [4]. Le modèle proposé est alors devenu le modèle à imiter par les constructeurs automobiles qui ont cherché assez rapidement à développer une offre similaire. Pour autant, si dans les années 2000 les centres auto continuent à gagner quelques parts de marché, les constructeurs et leurs réseaux restent maîtres d’une moitié du marché. Quant à la réparation indépendante, elle reste dominée par les garages de moins de 10 salariés et ne laisse aux nouveaux entrants qu’un petit tiers du marché de l’après-vente indépendante [Autorité de la concurrence, 2012]. Autrement dit, la révolution n’a pas eu lieu : la grande distribution n’a connu dans l’après-vente automobile qu’un succès limité. Dès lors, comment expliquer le succès partiel de la grande distribution dans le secteur de la réparation automobile ? Nous formons l’hypothèse que le modèle d’ajustement de l’offre et de la demande, reposant sur la transparence et la rationalisation, ne suffit pas à évacuer l’incertitude sur ce qu’il convient de faire, aux yeux du client, pour son véhicule. Autrement dit, cette manière de définir l’offre et l’espace du choix semble ne pas convenir sur ce marché. Deux éléments majeurs sont à l’origine de cet échec.
4Le premier relève des propriétés intrinsèques du produit. En retraçant l’évolution technique de l’automobile au cours du siècle dernier, l’historien Kevin Borg [2012] montre que, sous l’effet de choix politiques, sociaux et technologiques, l’automobile est devenue un produit de plus en plus complexe, source d’« incertitude généralisée » à la fois pour les professionnels et pour les conducteurs. Si les premiers parviennent à surmonter cette incertitude en s’équipant d’outils de diagnostic, les conducteurs doivent renoncer pour la plupart à comprendre le fonctionnement de ces véhicules désormais dotés d’« une ontologie peu claire » [Borg, 2012]. Dès lors, au moment de la réparation de son véhicule, le client est de moins en moins en capacité de déterminer ce qu’il convient de faire. Ainsi, de même que la matérialité propre des fruits et légumes [Bernard de Raymond, 2010] ou du lait [Vatin, 1996] reste centrale pour comprendre le fonctionnement des systèmes agroalimentaires, l’automobile en tant qu’objet « épistémologiquement obscur » [Borg, 2012] résiste aux logiques de transparence induites par l’offre des nouveaux arrivants. Bien que ces derniers tentent de résoudre en partie cette question en transférant l’expertise et la confiance du côté de l’outil de diagnostic censé énoncer en toute transparence ce qu’il convient de faire, nous verrons que ce processus de « dépersonnalisation » ne suffit pas à lever l’incertitude.
5Cette question de l’incertitude est au cœur des travaux menés depuis plusieurs années en sociologie économique, et plus particulièrement dans le champ de l’économie des qualités, sur l’analyse de l’échange marchand. L’incertitude porte alors sur la façon d’évaluer la qualité des biens ou des services proposés, permettant au consommateur de choisir parmi la multiplicité des produits proposés. Elle conduit cette sociologie des marchés à analyser les moyens mis en œuvre par les professionnels du marché pour « équiper le choix du client » [Cochoy, 1999], générer de la confiance et lever les incertitudes [Cochoy, Dubuisson-Quellier, 2000]. Un certain nombre de dispositifs marchands, qui s’appuient sur le réseau, l’établissement de normes ou de classements, et qui visent à guider et capter le client ont été étudiés par les auteurs [Mallard, 2000 ; Karpik, 1996, 2007]. Sans ignorer la place que peuvent occuper ces dispositifs de jugement dans le secteur de la réparation automobile [5], il nous semble que c’est davantage dans la façon dont les réparateurs indépendants ont continué à traiter la demande du client que se trouve le second élément permettant d’expliquer l’échec partiel de la grande distribution dans le domaine de la réparation automobile. Comme l’a souligné Bernard de Raymond pour le marché des fruits et légumes, comprendre l’organisation du marché suppose de prendre en compte « chaque forme d’appariement entre l’offre et la demande [qui] est solidaire d’une conception du produit (i.e. de la façon dont il faut le cultiver, le conserver, le transporter, le vendre), indissociable de la forme prise par les transactions » [Bernard de Raymond, 2010, p. 3]. L’auteur nous incite ainsi à rompre avec une vision évolutionniste de la transformation des marchés que nous pourrions être tentés d’appliquer au secteur de l’après-vente automobile avec l’arrivée de la grande distribution qui incarne une forme de modernité, pour tenter plutôt de saisir les représentations et les pratiques qui sont à l’œuvre. Nous verrons qu’à la différence des nouveaux arrivants, les réparateurs indépendants n’ont pas cherché, face au client à réduire l’asymétrie d’information. À leurs yeux, le client ne peut faire des choix informés, c’est-à-dire identifier ce dont a « besoin » la voiture. Ils continuent dès lors à affirmer que seul un professionnel peut les aider à identifier, en croisant leur expertise avec les caractéristiques du couple client-véhicule, ce qu’il convient de faire. Ils refusent ainsi de déléguer à l’outil de diagnostic la définition de l’offre : même adossée au dit outil, celle-ci continue de se construire à l’issue d’un ajustement entre les besoins du client et de son véhicule et les services proposés, produisant ainsi ce que Mallard appelle « une transaction singulière » [Mallard, 2011]. Pour reprendre les catégories définies par Karpik [2007], nous examinerons comment les nouveaux entrants ont en partie échoué dans leur tentative de transformation d’un marché-jugement en un marché-prix, autrement dit, entre un marché où l’achat doit être équipé – par le professionnel compétent – afin de réduire l’incertitude sur la qualité des produits/services et un marché de biens standard où l’appariement se fonde principalement sur le prix.
6Centré sur le cas français, qui est un de ceux où l’offensive de la grande distribution a été la plus forte, cet article propose une histoire économique, sociale et « intellectuelle » synthétique de l’après-vente automobile durant les 40 dernières années [6]. Il s’agit alors de montrer comment celle-ci a été marquée par un paradoxe : les concepts commerciaux et techniques associés à l’offensive de la grande distribution ont été largement admis comme pertinents par la majorité des acteurs (Partie 2). Pourtant, leurs promoteurs ont connu un succès très partiel (Partie 3). Nous proposons ensuite de lever ce paradoxe en mobilisant les résultats d’une enquête approfondie menée auprès des acteurs artisanaux. Elle a permis d’interroger 21 professionnels de la réparation automobile, soit 6 Mécaniciens réparateurs automobiles (MRA) et 15 agents affiliés à une marque constructeur. Les extraits d’entretien, utilisés dans la seconde partie de cet article, en sont issus [7]. Le fait qu’ils soient parvenus à se maintenir indique que les normes projetées par la représentation dominante ne sont pas celles qui, in fine, prévalent. Nous verrons comment les modes de production des services d’entretien et de réparation mobilisés par ces artisans leur ont permis de résister aux nouveaux entrants (Partie 4).
2 – La réparation rapide (1970-2003) : une innovation organisationnelle et institutionnelle majeure sur le marché de l’après-vente
2.1 – L’offensive commerciale de la grande distribution
7L’offensive de la grande distribution dans le domaine automobile a été déclenchée dans les années 1970. Elle a été particulièrement importante en France où se sont conjuguées des initiatives de la grande distribution et l’internationalisation d’opérateurs mondiaux d’origine nord-américaine [Gaultier, 2003]. Les premiers ont développé des « centres auto » en les adossant à leurs hypermarchés. Les seconds se sont positionnés sur le remplacement rapide de pièces d’usure (échappement, plaquettes de frein, amortisseurs). Ils ont été rejoints par des « pneumaticiens » et des spécialistes du vitrage. L’offensive s’est accélérée dans les années 1980 lorsque les dépenses automobiles des ménages se sont restructurées. La part des achats de véhicules neufs a commencé à décroître alors que la croissance de celle des achats de véhicules d’occasion et des dépenses d’utilisation s’accélérait. En 1980, le montant de l’ensemble « pièces et main-d’œuvre » représentait deux tiers de la valeur des achats de véhicules neufs des ménages. À la fin des années 1990, les dépenses en entretien-réparation dépassaient celles consacrées à l’achat de véhicules neufs. Le phénomène n’a fait que s’accentuer depuis, à mesure que le parc automobile vieillissait [Jullien, Lung, 2011].
8Le premier centre auto Norauto ouvre en 1970. Les concepts qu’il promeut sont directement issus de la grande distribution. Avec le soutien de l’Association familiale Mulliez [8], il est le premier en France à organiser le couplage d’un magasin de pièces et d’accessoires en libre-service et de « baies de montage » permettant leur installation sur le véhicule. Le nombre de centres auto passe de 412 en 1990 à 1 062 en 1998 [Gaultier, 2003]. Après avoir tenté un temps de se passer d’ateliers, Feu Vert se développera sur un mode proche à partir de 1979. Les grandes enseignes de la distribution se lanceront également dans l’aventure en ouvrant leurs propres centres auto [9].
9L’évolution s’accélère à la fin des années 1970 lorsque deux des grandes enseignes nord-américaines de la réparation rapide s’installent en France : Midas, fondé en 1956 aux États-Unis, ouvre son premier point de services sur le territoire en 1976, et Speedy [10], d’origine canadienne, fait de même deux ans plus tard. Ils n’ont pas de magasins en libre-service, mais vendent des forfaits pièces et main-d’œuvre sur une gamme étroite de remplacement de pièces d’usure. Alors que les centres auto apparaissent comme des distributeurs et profitent de l’expansion des marchés d’accessoires comme les autoradios, la réparation rapide s’attaque au cœur du marché de l’après-vente. Bien qu’à leur origine, ils ne relèvent pas directement de la grande distribution, ce sont ces acteurs qui incarnent l’offensive de la grande distribution et ses velléités de concurrencer les acteurs traditionnels de l’après-vente. En misant sur le « désassortiment » et la plus grande transparence des prestations et des prix, elle va – pense-t-on alors – séduire un nombre croissant de clients.
10En effet, le traitement des automobiles en après-vente est alors partagé entre les réseaux de marques et les garages indépendants. Les premiers sont en lien direct avec le constructeur. Ils assurent la distribution et la réparation de leurs véhicules par le biais d’un réseau primaire composé de filiales et de concessionnaires aux capitaux privés et d’un réseau secondaire au sein duquel évoluent des agents agréés par la marque, mais liés contractuellement au réseau primaire [11]. Face à ces réseaux de marque existe un secteur indépendant où évoluent les mécaniciens réparateurs automobiles (MRA). Ce sont des réparateurs généralistes et multimarques [12]. Si la concurrence existe bien entre eux, ils ont en commun de placer le client dans une situation où il ne saurait être question pour lui de « faire son marché » pièce par pièce ou prestation par prestation : la plupart du temps, celui-ci ne sait pas ce dont son véhicule a besoin. Il ne sait pas davantage combien vaut la prestation qui va lui être délivrée et facturée. Le plus souvent, celle-ci distingue uniquement pièce et main-d’œuvre. Chaque facture correspond à plusieurs prestations, ce qui rend difficile la comparaison. Dès lors, la transparence chère aux théories de la concurrence n’est pas au rendez-vous. Le client est dans l’obligation de faire confiance à son prestataire et/ ou d’en changer. Son garagiste est polyvalent. Il prend en charge le véhicule dans son intégralité. Il lui facture chaque visite et le « marché » ne lui laisse le choix que de revenir ou non chez lui : il y a bien marché et concurrence, mais cette dernière s’exerce entre des acteurs qui cherchent à gagner puis à garder la confiance des automobilistes pour assurer auprès d’eux la couverture de l’ensemble de leurs besoins d’entretien-réparation.
11La réparation rapide, d’abord sur l’échappement, puis sur le freinage et les amortisseurs, remet en cause ce schéma. Elle est suivie par les pneumaticiens et les spécialistes du pare-brise pour procéder au « désassortiment » : avec eux, ce qui paraissait inséparable est proposé par un prestataire spécialisé, qui, en annonçant ses prix, permet la comparaison et se soumet ainsi à la concurrence sur chaque pièce et/ou opération de remplacement. L’offensive commerciale consiste à indiquer aux consommateurs que la manière dont les garagistes se présentaient à lui jusqu’ici n’a rien de naturel et qu’elle peut être remise en cause [Mercer, 1994 ; Jullien, 1998]. Ce faisant, les nouveaux acteurs sèment le doute chez les clients, les concurrents et les régulateurs : ils désinstitutionnalisent [Jullien, 2008] la prestation en après-vente qui était jusqu’alors réputée être du domaine des services et/ou des biens de confiance en exhibant la possibilité de les traiter comme une collection de pièces et de process de remplacement de celles-ci. Ils font douter de la pertinence économique et/ou de l’efficience du modèle productif qui prévaut alors. Face au couple polyvalence-proximité, ces nouveaux acteurs proposent d’arbitrer en faveur d’une moindre proximité qui doit permettre d’accéder aux vertus d’une spécialisation plus grande.
12Économiquement, cette spécialisation permet de révéler dans le domaine de l’après-vente automobile des vertus bien connues ailleurs. Certaines sont proprement productives. Elles renvoient à des formes de taylorisation des opérations techniques et commerciales [Jullien, 2001] qui sont conçues et améliorées centralement grâce à des politiques et des process définis pour tous les représentants de l’enseigne. D’autres sont plus commerciales. Elles relèvent presque directement des savoir-faire de la grande distribution : les acteurs de la réparation rapide sont d’abord des acheteurs qui, parce qu’ils sont spécialistes et ont de très nombreux points de service, négocient plus facilement avec les fournisseurs. Ils suscitent de nouvelles offres qui sont hors d’atteinte pour les réseaux traditionnels. Plutôt que de laisser proliférer les références, ils accomplissent un travail qui leur permet de disposer de stocks « tournant » très rapidement [Gaultier, 2003]. Ils réduisent d’abord pour cela le nombre d’opérations qu’ils traitent. Ils optimisent leur logistique. Ils effectuent, sur le plan technique, un travail de référencement qui remet en cause les « références constructeurs » spécifiques pour pouvoir traiter un nombre important de véhicules avec les mêmes références.
13En termes de recrutement, les nouveaux acteurs structurent des systèmes de formation interne qui veillent à ce que les process définis centralement soient appliqués dans chaque centre. De même, les responsables des points de services sont gérés et « animés » comme des chefs de rayon : leurs performances sont comparées avec celles de leurs collègues sur l’ensemble des indicateurs, comme le nombre de pièces vendues. Alors que leurs parts de marché étaient négligeables à la fin des années 1970, la « nouvelle distribution » parvient à capter 18 % du marché de la pièce de rechange en 1987, et 27 % en 1997 [Gaultier, 2003]. Leur croissance nuit principalement aux MRA. Les acteurs historiques tentent alors d’appliquer les mêmes principes.
2.2 – Une innovation saluée et imitée par la concurrence (1980-1990)
14Devant le succès qu’elle connaît dans les années 1980 et 1990, la conviction selon laquelle cette réparation « moderne » est destinée à dominer les services automobiles est de plus en plus partagée. Elle est portée non seulement par ses promoteurs directs, mais aussi par leurs concurrents et en particulier par les constructeurs et leurs consultants. Les autorités régulatrices de la concurrence, en Europe, ont également souhaité faire en sorte que ces promoteurs d’une concurrence plus pure et de l’efficience accrue qu’elle est censée promouvoir rencontrent le moins d’obstacles possible dans le déploiement de leurs initiatives [Acemoglu, Johnson, 2005 ; Jullien, 2008] [13]. Elles ont reçu en cela le soutien des associations de consommateurs, plus à l’aise avec la communication « transparente » de ces acteurs qu’avec les pratiques jugées plus opaques des acteurs traditionnels de l’après-vente automobile.
15Dans cette perspective, la riposte des constructeurs et de leurs réseaux est sans doute la plus emblématique de la « victoire intellectuelle » que remportèrent ces nouveaux acteurs durant cette période. En effet, en même temps que, sur le terrain, les représentants des constructeurs automobiles pointent les lacunes de l’offre des néospécialistes et mettent en doute leurs compétences, le succès qu’elle rencontre devient des références qu’ils vont chercher à imiter [Gaultier, 2003].
16Les réseaux de marques, constitués des concessionnaires et des agents, chargés de représenter leurs constructeurs pour vendre des véhicules neufs, d’occasion, pour distribuer des pièces de rechange, assurer l’après-vente et financer les ventes se révèlent à la fois trop polyvalents et trop larges pour que l’uniformité des prestations des marques de constructeurs sur le terrain soit assurée. Dès lors, le rêve taylorien des services centraux des constructeurs, constamment mis à mal par les réalités de terrain, paraît s’incarner chez Midas ou Speedy. Les constructeurs voient là une opportunité de le remettre en selle [Jullien, 1998]. Ainsi, dès 1985, Renault expérimente son concept de « réparation rapide » : « Renault Minute » qui propose des forfaits et délivre sans rendez-vous des prestations sur des plages horaires élargies par rapport à celles d’ouverture de l’atelier traditionnel. En réalité, Renault eut des difficultés à déployer son concept. Le modèle développé par Midas ou Speedy impliquait des volumes qu’il était possible d’atteindre en étant multimarque, ce que ne permet pas une enseigne constructeur. Malgré cela, les réseaux durent adjoindre à leurs ateliers traditionnels des baies sur le modèle de la réparation rapide, comme ce sera le cas de PSA avec « Peugeot Service » ou « Citroën Chrono ».
17Plus généralement, l’idée d’homogénéiser les pratiques des réseaux pour pouvoir formuler une « promesse client » en étant sûr qu’elle soit tenue est devenue structurante. Elle implique que le réseau soit « transparent » et uniforme par rapport à la politique de la marque. Il s’en est suivi un renforcement très important des structures chargées de veiller à la qualité des services et au respect des process censés l’assurer. Les constructeurs y ont adossé des politiques de « consolidation » de leurs réseaux qui ont conduit à organiser une réduction drastique du nombre d’investisseurs privilégiant les plus dociles [London Economics, 2006]. Le fait que Bruxelles ait fini par arbitrer en faveur d’un régime de franchise, qui laisse aux constructeurs toute latitude pour contrôler les réseaux représentant leur marque, doit être analysé comme l’aboutissement du processus de changement commencé à la fin des années 1970 par l’innovation institutionnelle et organisationnelle incarnée par la réparation rapide [14]. Paradoxalement, l’érection en modèle des néospécialistes indexée à la fois sur les craintes qu’ils suscitaient et sur la séduction qu’ils exerçaient n’a pas fait d’eux des acteurs dominants sur les marchés de l’après-vente. Pour se faire une idée de ce bilan opérationnel contrasté, il convient de se référer au sort qu’ont connu les grands opérateurs pionniers.
2.3 – Victoire intellectuelle mais défaite opérationnelle
18Après avoir procédé à une série d’acquisitions d’opérateurs jouant le même jeu qu’eux dans les années 1990, Midas et Speedy vont vite cesser d’être consolidateurs pour être eux-mêmes rachetés par d’autres. Ce sont d’abord les constructeurs qui vont en acquérir le contrôle : Magneti Marelli, filiale équipementière de Fiat, rachète les activités européennes de Midas en octobre 1998. En avril 1999, Ford acquiert Kwik Fit qui avait mis la main sur Speedy quelques mois auparavant. À cette époque, les constructeurs sont persuadés que leurs réseaux ne leur permettent plus de rester les acteurs dominants du marché de la pièce en Europe. Ils considèrent également que le multimarquisme des néospécialistes est un canal dont ils ne peuvent se priver pour vendre les pièces de rechange qui, en 2000, représentent en Europe un marché de 46 milliards d’euros [Gaultier, 2003].
19À la même époque (1999-2000), Renault expérimente le développement en propre d’une enseigne de ce type appelée Carlife. Le Français envisage alors de radicaliser cette approche en termes d’unbundling et le développement d’offres de services multimarques. Ce mouvement fera long feu : Ford revend Kwik Fit à perte en août 2002, Fiat cède Midas Europe et Amérique latine à Norauto en août 2004 ; Renault met un terme à l’expérience Carlife en octobre 2003. Parallèlement, les grands distributeurs généralistes ont tendance à se désengager de leurs centres auto au profit des spécialistes. Feu Vert reprend ainsi les centres auto de Casino en 1998 et ceux de Carrefour en 2003.
20Entre-temps, la progression des parts de marché des nouveaux opérateurs et, en particulier des spécialistes, marque le pas : à partir des années 2000, celles-ci plafonnent entre 15 et 20 % ; en 2010, elles sont estimées à 17 % du nombre des entrées ateliers [Autorité de la concurrence, 2012]. Entre-temps, les marchés sur lesquels ils s’étaient positionnés se contractent : les pièces d’usure s’usent de moins en moins [Chanaron, Jullien, 1999]. C’est le cas des échappements et des amortisseurs, dont la durée de vie se rapproche progressivement de celle des véhicules [Gaultier, 2003]. Il n’y a alors pas d’autres choix pour ces opérateurs que de diversifier leur offre. Ils proposent alors des pneumatiques, des vidanges, des révisions, voire des changements de courroies de distribution. Ils doivent devenir polyvalents, faire davantage de formation, étoffer leurs stocks et perdre une partie de leurs capacités d’obtenir des fournisseurs les prix qu’assurent des volumes très importants concentrés sur un nombre limité de références. Économiquement, leur modèle est fragilisé. Commercialement, leur positionnement n’est plus clairement distinct de celui des centres auto [TCG, 2011]. L’intégration de Midas dans le groupe Norauto symbolise cette dynamique.
21Ainsi, contrairement aux prévisions, les nouveaux entrants n’ont rencontré qu’un succès très partiel sur le marché de l’après-vente automobile. De plus, leur développement n’a pas provoqué la disparition des garagistes indépendants. Cette réalité est d’autant plus paradoxale qu’à cette même période l’automobile connaît des évolutions technologiques majeures, de nature à remettre en cause le savoir-faire traditionnel de ces professionnels.
3 – 2003-2013 : maintien des réparateurs indépendants et échec de la mise aux normes industrielles
3.1 – L’électronisation des véhicules, source d’incertitude technique
22À la fin des années 1970, la réduction des émissions polluantes suscite l’adoption de nouvelles réglementations qui incitent les constructeurs à optimiser les paramètres d’injection. En Europe, l’injection électronique s’impose partir de 1992. Avec l’électronisation, le mécanicien doit désormais mobiliser un savoir « appareillé », où seuls les outils de mesure et de diagnostic permettent d’accéder au système mécanique. Le diagnostic des pannes impose alors l’utilisation de « valises » qui, connectées aux calculateurs dont sont dotées les automobiles, indiquent les problèmes à traiter. Le véhicule et sa technologie sont désormais associés à une « ontologie peu claire » [Borg, 2012], c’est-à-dire à « des technologies qui sont difficiles, voire impossibles à saisir dans leur fonctionnement par le biais d’une expérience sensorielle directe ». Borg ajoute : « Il est difficile de les “comprendre”, en ce sens traditionnel et quasi viscéral dont on comprend ce qu’est une chaise et comment elle fonctionne » [Borg, 2012, p. 22]. Ces évolutions impactent non seulement le savoir-faire des professionnels, mais également la compréhension que peut avoir le client du fonctionnement de sa voiture et de ses besoins en cas de dysfonctionnement, du fait de l’émergence d’une « incertitude technique généralisée ». Le client possède « une maîtrise très approximative de l’environnement technologique ». Dès lors, il doit s’en remettre aux professionnels, non seulement pour opérer les réparations nécessitant un outillage technique de plus en plus complexe, mais également pour juger de la pertinence de la réparation à réaliser.
23Dans ce contexte, la réparation indépendante et les équipementiers, présents sur les marchés de la seconde monte [15], ont craint de se voir évincés par des constructeurs réticents à la diffusion des « codes », dont la connaissance est nécessaire pour intervenir sur les véhicules. Les autorités de la concurrence se sont employées à les rassurer en veillant à ce que tous puissent avoir accès aux informations. L’ensemble de « l’écosystème » s’est ainsi ajusté progressivement. Les systèmes de formation initiale et continue ont intégré ces éléments. Ils ont formé les réseaux de marque, puis la réparation indépendante pour faire face à ces innovations. Les équipementiers et les fabricants d’équipements pour les garages ont conçu et commercialisé des valises de diagnostic multimarque.
24Malgré ces adaptations, les constructeurs et les acteurs de la grande distribution pensent que les plus âgés des garagistes et/ou les plus petites des affaires seront amenés à disparaître, car ils ne pourront faire ni l’effort de formation ni l’effort d’investissement nécessaires. Les chiffres leur donnent en partie raison, puisqu’on assiste dans un premier temps à une assez nette décrue du nombre de ces garagistes. Entre 1991 et 1995, le nombre d’agents diminue de 14,6 % [16]. On est alors convaincu que cette diminution ne fera que s’amplifier à mesure que le parc non électronisé se réduira et que les opérations purement mécaniques se raréfieront.
3.2 – Les réparateurs indépendants convoités par les constructeurs
25Au début des années 2000, après 10 ans d’électronisation des automobiles et quelques années passées à essayer de prendre pied dans le monde de la réparation rapide et des centres auto, les constructeurs modifient leurs perspectives. En Europe et en France, ils sont poussés à faire ce mouvement par l’évolution réglementaire qui se solde en 2002 par l’adoption d’un nouveau règlement d’exemption. Celui-ci oblige notamment les constructeurs à laisser à la grande distribution la possibilité d’obtenir un agrément leur permettant d’arborer la marque voulue sur le marché de la réparation et de la vente automobile. Afin de les en dissuader, les constructeurs vont allumer des contre-feux et s’évertuer à rendre les nouvelles entrées peu profitables : on voit alors les marques conditionner leur agrément à des conditions de signalétique, d’équipement et de formation tellement exigeantes qu’il apparaîtra, pour de nouveaux entrants potentiels, bien peu rentable de se livrer à cette activité. Cette politique a effectivement dissuadé Midas ou Feu Vert de demander ces agréments. Elle a aussi évincé de leurs réseaux une proportion significative de garages indépendants pour qui il devient alors impossible de se conformer aux nouveaux standards de marques [Gaultier, 2003].
26Par rapport à la période précédente où des constructeurs, comme Ford ou Renault, s’étaient focalisés sur la « grande distribution » et ses formats, on assiste à un revirement. Il est motivé à la fois par leurs échecs dans ces initiatives et par le fait que ces structures marquent le pas sur des marchés qui se réduisent. Il prend acte du fait que, après 30 ans de présence sur les marchés de l’après-vente, les nouveaux acteurs ne captent en France en 2010 que 17 % des marchés de l’après-vente alors que les MRA (hors agents) sont à 24 %, auxquels s’ajoutent les « agents » qui, en fonctionnant sur un modèle très proche de celui des MRA, couvrent 18 % des entrées atelier [Autorité de la concurrence, 2012]. Ils dominent les marchés qui se développent : ceux des véhicules anciens acquis d’occasion hors des réseaux de marque [Groupement interprofessionnel de l’automobile, 2013] [17]. Dès lors que ces opérateurs multimarques traitent une partie significative du parc, les constructeurs vont chercher à les capter. Ford, Citroën et Renault créent de nouvelles enseignes, dédiées à ces garages [18].
27Même pour les véhicules âgés, les garagistes ont dû gagner en technicité, car les véhicules qui ont, en 2010, 15 ou 20 ans sont des véhicules électronisés. De même, il leur faut gérer des collections de pièces de rechange très larges et se soumettre à des exigences réglementaires toujours plus fortes. Leur proposer une forme de tutelle souple adaptée à des formats multimarques ressort comme une opportunité pour les constructeurs. Étant donné l’importance qu’a le commerce de la pièce dans la profitabilité des constructeurs et de leurs réseaux, la motivation pour les constructeurs est forte.
28Par rapport à la période précédente, l’interprétation de ce mouvement est significative. Elle traduit le fait que ni les constructeurs et leurs réseaux primaires, ni les nouveaux acteurs promoteurs de concepts issus de la grande distribution ne sont parvenus à dominer le marché de la pièce et de l’après-vente. Ni l’argument prix brandi par les néospécialistes et les centres auto, ni la technicité des véhicules n’ont permis d’éradiquer du paysage de l’après-vente ces acteurs indépendants. Plus, en fin de période, ces derniers gagnent des parts de marché [Groupement interprofessionnel de l’automobile, 2013]. Pour saisir cette capacité à se maintenir d’un monde que l’on croyait voué à disparaître, il faut quitter la posture structuraliste pour tenter de cerner au plus près les pratiques.
4 – L’histoire telle qu’elle s’est faite
4.1 – La confrontation de deux ontologies de l’après-vente
29Le modèle promu par les centres auto dans les années 1970 et 1980 propose d’acheter des prestations après-vente comme des biens dans un supermarché. Leur promotion s’effectue essentiellement sur le prix. Les « forfaits » servent de produits d’appel et doivent déclencher des « entrées » atelier. Une fois l’assentiment du client obtenu, la pratique consiste à proposer une batterie de diagnostics gratuits qui détecte presque immanquablement d’autres besoins. Sur la base des devis proposés, le client peut alors acheter ou non au prix défini ; il peut remettre à plus tard ; il peut aller ailleurs. Le modèle rend solidaire une vision du produit, de sa technologie, des outils de diagnostic et le modèle du « marché-prix » appliqué à une après-vente « désassortie » : le produit a des besoins que l’outil de diagnostic détecte sans ambiguïté. Le client n’a plus alors qu’à faire son marché. Posée en ces termes, la question de la « confiance » est alors sans objet. C’est le modèle de référence, celui qui, nous l’avons vu, a été initié par les représentants en après-vente de la grande distribution. Il est devenu ensuite la référence pour les acteurs dominants qui pensent l’après-vente et cherchent à en baliser l’avenir.
30Pourtant, aujourd’hui, ce n’est pas ce que vivent les automobilistes confrontés à « l’achat » du service de réparation. Le client ne sait jamais, quand il passe la porte d’un réparateur, s’il aura bien fait d’accepter le devis et la liste de prestations correspondantes. Le diagnostic et le fait que les cases « à faire immédiatement » ou « à faire rapidement » soient cochées ou non seront affaire d’interprétation. Ni le client, ni le professionnel ne pourront évacuer de leur relation cette incertitude. Dès lors, là où les concessions et les centres auto ont voulu rabattre le service sur une série de transactions informées et arbitrables par un système de prix de marché, les garagistes indépendants ont préservé une tout autre approche. Un agent raconte la place de son expertise dans l’arbitrage que devra faire le client : « On a une clientèle, on travaille vraiment en grande confiance. Nous, aucune pièce n’est changée au garage sans l’accord du client, donc on passe notre temps à appeler, à prévenir, à conseiller, à dire “ça, c’est important, ça ce n’est pas important”, “ça, ça peut attendre, ça, ça ne peut pas attendre”, “si ça casse il y a telle conséquence et ça coûte tant” [19]. »
31Ce qu’indique ici le professionnel, c’est que le client, du fait de ses connaissances limitées, ne peut savoir a priori ce qu’il demande [Hatchuel, 1995 ; Karpik, 2007]. Il doit accepter que cette demande soit précisée avec le professionnel. Ce dernier définit dans le même mouvement les contours de son offre et/ou la séquence de ses offres ordonnées en fonction des urgences qu’il est le seul à pouvoir identifier et qu’il demande au client de valider avec lui. Dès lors que les garagistes sont convaincus que c’est cela qui importe d’abord pour les clients, ils revendiquent en priorité cette compétence et disqualifient leurs concurrents sur ce plan : « Ce n’est pas le fait de tirer les prix. Le but qu’ils [les centres auto] ont, c’est que, quand il y a un client qui rentre, c’est de leur vendre le plus de produits possible […] que ce soit à changer ou pas à changer […]. Nous, quand on fait des plaquettes, on change les disques quand ils sont hors cote, eux, ils n’hésitent pas à changer les disques. Ils n’hésitent pas à changer les étriers [20]. » Les acteurs de la réparation rapide sont perçus comme des opérateurs de marchés liés qui cherchent des débouchés à l’ensemble de leurs offres en mettant l’accent commercialement sur l’une d’elles : « Il y a des gens qui vont quand même voir ailleurs, dans des centres auto et autres c’est sûr, obligatoirement. Mais, ils reviennent aussi parce que quand nous, on leur dit : “on va vous changer le pot arrière d’échappement” et qu’ils vont dans un endroit comme ça où ils ont toute leur ligne d’échappement de changée ils se font avoir qu’une fois [21]. »
32Les travaux réalisés par les conventionnalistes sur les mondes de production [Salais et Storper, 1993] rappellent qu’au sein d’une même branche d’activité coexistent différents « modèles d’entreprises », dont les activités sont régies par des conventions spécifiques qui débouchent sur des conventions de qualité elles aussi différenciées [Eymard-Duvernay, 1989]. Ainsi, dans le secteur de la réparation automobile, deux conventions de qualité opposent le monde des artisans-garagistes à celui des centres auto. La convention implicite aux offres unbundle suppose que le client soit à même de faire son marché et de se porter acquéreur ou non du service que lui propose l’offreur. Les clients ont une demande. Les centres auto les informent des réparations qu’ils devraient réaliser et leur transfèrent ainsi l’information nécessaire pour la formuler. Telle n’est pas l’offre que proposent aux automobilistes les artisans. Ils considèrent que seul un professionnel peut les aider à identifier, en croisant leur expertise avec les caractéristiques du couple client-véhicule, ce qu’il convient de faire. À leurs yeux, le client ne peut faire des choix informés, c’est-à-dire identifier ce dont a « besoin » la voiture. Ils revendiquent l’asymétrie d’information sans chercher à la réduire. C’est cela qui constitue le contre-modèle des garages indépendants qui assument cette ambiguïté.
33Face à un produit, doté d’« une ontologie peu claire » [Borg, 2012], le client n’a pas le choix, il doit faire confiance. Borg et le modèle dominant considèrent que les dispositifs techniques associés à l’électronique et les nouvelles expertises peuvent seuls produire cette confiance en objectivant l’information pertinente. Les garagistes contestent cette interprétation. Pour eux, face aux nouvelles générations de véhicules comme aux anciennes, l’entretien-réparation reste une affaire d’interprétation et d’ajustement au couple client-véhicule. Cela implique de produire de la confiance ; il faut dès lors que le garagiste la suscite. Cela suppose d’informer les clients, de les conseiller et de leur laisser le choix.
4.2 – Dispositifs d’aide à la décision des choix du client
34De même que l’artisan n’est pas là pour vendre, mais pour dire ce dont la voiture a besoin, il donne au client la possibilité de ne pas voir référer le traitement qui lui est appliqué à son pouvoir d’achat, mais médiatisé par les caractéristiques de sa voiture ou de l’usage qu’il en fait. Ainsi, comme on le sait, le diesel bénéficie d’un biais très fort qui tord les préférences des ménages en sa faveur. Dès lors, le MRA ou l’agent n’hésitera pas à les prévenir contre un achat pas toujours rentable pour le client : « Bon nombre de fois, on a des clients qui font 10 000 kilomètres à l’année et le diesel n’est pas rentable pour eux. Il n’y aura pas un retour sur investissement. Je les alerte [22]. »
35De la même manière, concernant des problèmes dont les clients ne soupçonnent pas a priori l’existence au moment où ils envisagent de s’équiper, le garagiste les fait bénéficier de l’expérience qu’il a acquise au contact d’autres. Ainsi, concernant les filtres à particules, l’un d’eux nous dira : « Ces véhicules-là sont arrivés au moment du début de l’électronique, donc avec des filtres à particules et des choses comme ça. Alors quelqu’un qui roulait beaucoup, il n’y avait pas de soucis. […] Là, je vois, j’ai l’exemple d’une femme qui démarrait pour aller emmener les enfants à l’école, revenait chez elle, redémarrait et elle était tout le temps ennuyée, et depuis qu’elle ne fait plus de petits parcours, il n’y a plus de soucis. On ne la voit plus à l’atelier [23]. » C’est très clairement là un constat dont il se servira lors de conseils à l’équipement, car il sait sa crédibilité engagée et la confiance qu’on lui témoigne fragile.
36L’exercice d’explicitation auquel se livre volontiers le garagiste vise à spécifier les contours de l’offre [Dubuisson-Quellier, 2003]. Il sert moins à négocier le dépassement des accords de base qu’à informer sur ce qui est prioritaire en termes de réparation et sur ce qui peut attendre. Il s’agit de lui fournir des outils d’aide à la décision, indispensables à la construction de la confiance et au processus de fidélisation. Comme nous l’avons vu, parmi ces outils figure l’information leur permettant d’arbitrer les dépenses. La personnalisation du service et de ses besoins propres est revendiquée comme étant une compétence fondamentale dans le métier. Si tel est le cas, c’est parce qu’en tant qu’artisans, les professionnels considèrent que leur légitimité est d’abord technique.
37Ce refus par les professionnels de proposer des services standardisés les conduit à devoir constamment ajuster et personnaliser leur offre et à réaliser ce que Mallard [2011] appelle une transaction singulière où « les biens économiques et son acquéreur sont spécifiquement adaptés l’un à l’autre » [Mallard, 2011, p. 83].
38Le fait que les automobilistes puissent continuer d’expérimenter un traitement de leurs besoins en après-vente qui se refuse à ce qu’ils soient rabattus sur une collection de « marchés-prix » et constater que celui-ci s’ajuste assez bien à leur enveloppe budgétaire, sans poser de problèmes techniques, fait apparaître contestable la tentative de transformation de la nature du marché de l’après-vente tentée par la nouvelle réparation. Ainsi perçu, ce n’est pas seulement la nature de l’actif qui est en cause, mais la construction sociale du bien qu’élaborent les artisans lors de leurs interactions avec les clients. Elle apparaît comme telle parce qu’elle a été défendue comme demeurant interprétable et ajustable à des besoins singuliers [Karpik, 2007] par les acteurs artisans. C’est parce que ces derniers continuent d’affirmer que le traitement qu’ils proposent aux clients convient mieux à la « nature » de la prestation que celle-ci reste ce qu’elle est.
5 – Conclusion
39Le cas de l’après-vente automobile ressort comme un cas d’échec de l’entreprise impérialiste de la grande distribution. Dans un contexte général, ce cas singulier est plus porteur d’enseignements généraux qu’il n’y paraît. En effet, la controverse tacite sur la nature du « marché » et les comportements commerciaux adaptés à son traitement est assez caractéristique des processus de remise en cause et de renouvellement visés dans d’autres cas.
40Malgré la prolifération des références, l’hypermarché fordien apparaît dans ses logiques de référencement, sa logistique, ses achats et son « pricing » comme une hypersimplification des offres et des demandes. Pour pouvoir s’y intégrer, l’offreur doit renoncer à toute une série de savoirs et de savoir-faire justifiés par des critères de qualité que l’hypermarché ne peut, ne sait ou ne veut valoriser. Le client se voit proposer une simplification de sa demande. Il voit dès lors s’éloigner ses facultés à s’inquiéter de ce qui lui convient vraiment : il est sommé d’arrêter très tôt ses préférences alors même que celles-ci seraient susceptibles de délibérations plus approfondies. L’ensemble des expériences d’alter-consommation – dont certaines se sont imposées comme incontournables, en hypermarchés y compris – portent en elles cette contestation de la pauvreté du « dialogue » offre-demande qui cesse d’être avec la grande distribution un dialogue producteur-consommateur. En prétendant auprès des premiers qu’il détient « l’expertise-client », il déqualifie les producteurs pour les rendre comparables en prix. En prétendant auprès des consommateurs qu’il peut obtenir auprès des fournisseurs les meilleures conditions, il disqualifie les demandes singulières pour les rabattre sur des gammes dont les critères de construction ne peuvent rendre compte que d’une toute petite partie des valeurs que le consommateur est susceptible d’associer à ses achats.
41De tout cela, le contre-exemple de l’après-vente permet de prendre la mesure. En effet, en perpétuant un traitement singulier des besoins des ménages en après-vente et en contestant l’ontologie proposée par leurs concepteurs de l’électronique automobile, les garagistes laissent ouvert le dialogue sur la valeur de l’automobile et de ses usages. S’ils le font, c’est d’abord parce qu’ils refusent de se laisser évincer du marché et de voir dévaloriser leur savoir-faire. On perçoit là pourquoi les alter-consommations sont associées le plus souvent à des alter-productions. Elles obligent les acteurs dominants à entrer dans des dialectiques dont ils se seraient volontiers passés. Elles leur imposent une construction sociale du marché plus riche et exigeante que celle qu’ils souhaitaient promouvoir. Sur le plan politique, ceci pourrait signifier que les objectifs poursuivis par les héritiers de la contestation de la consommation de masse dans des expériences aussi sympathiques que marginales gagneraient à intégrer au sein de « nouvelles alliances » ces professions. Bien que culturellement et politiquement éloignées, elles n’en sont pas moins intrinsèquement porteuses des mêmes formes de réintégration des singularités.
Notes
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[1]
Dans le cadre de la distribution sélective, les constructeurs choisissent leurs distributeurs en fonction de critères qualitatifs qu’ils définissent et peuvent refuser de vendre leurs produits à un distributeur non agréé par eux.
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[2]
L’ensemble de ces acteurs est parfois désigné comme représentant la « nouvelle distribution ».
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[3]
Par opposition à l’offre de « bundles » qui consiste à proposer un « bouquet » de biens et de services. Nous reprendrons ensuite la traduction habituelle qui consiste à traduire « bundle » par « assortiment » et « unbundling » par « désassortiment ».
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[4]
Autofocus n° 1, septembre 1997, Observatoire ANFA. http://www.anfa-auto.fr/observatoire
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[5]
Le réseau d’interconnaissance, les très nombreux forums ou des revues comme Autoplus qui font état des principaux problèmes rencontrés sur les véhicules et des prix « normaux » des réparations qui permettent de les résoudre peuvent jouer ce rôle.
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[6]
Nous remercions les évaluateurs pour leurs commentaires sur les versions antérieures de ce texte.
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[7]
L’enquête a été réalisée en 2011-2012 dans le cadre d’un contrat avec la Mission prospective du commissariat général au développement durable pour un programme appelé Transition vers une économie écologique. Nous avons examiné la problématique de l’inclusion des professions traditionnelles de l’automobile dans le développement des nouveaux services de mobilité.
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[8]
Norauto est fondé par Éric Derville qui est alors marié à Jeannette Mulliez, fille d’Ignace et sœur de Gérard, fondateur d’Auchan.
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[9]
Service Auto Carrefour (1971), Auto Services (Casino) 1970, l’Auto (Leclerc) 1988.
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[10]
Speedy ne propose au départ que de l’échappement. Midas, qui avait fait de même aux États-Unis pendant des années, y avait, depuis 1977, élargi sa gamme au freinage et fera de même en France et en Europe.
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[11]
Depuis l’édition du règlement européen d’exemption 1400/2002 qui régit le commerce et la réparation automobile jusqu’en 2013, le terme de concessionnaire est juridiquement remplacé par celui de Réparateur agréé de catégorie 1 et celui d’agent par celui de Réparateur agréé de catégorie 2. Il s’agit néanmoins des mêmes acteurs.
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[12]
Certains peuvent être affiliés à une enseigne animée soit par des distributeurs de pièces de rechange indépendants (Autodistribution, Starexcel…), soit par des équipementiers (Bosch, Delphi), soit par des constructeurs (Motrio pour Renault, Eurorépar pour Citroën, Motorcraft pour Ford…) ; le cahier de charges de ces enseignes ainsi que l’encadrement sont plus ou moins exigeants.
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[13]
Règlements d’exemption 1475/1995 et 1400/2002.
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[14]
Alors qu’initialement, les règlements promulgués à Bruxelles (en 1995 et en 2002 en particulier) cherchaient explicitement à limiter le pouvoir de marché des constructeurs et/ou à préserver la partie faible au contrat, les évaluations faites du règlement de 2002 ont eu tendance à considérer que le rôle de l’autorité de la concurrence n’est pas de corriger les asymétries de pouvoir qui émergent du jeu normal de la concurrence. Le régime « normal » de la franchise consacre cette interprétation. Il prive les distributeurs des protections particulières dont ils bénéficiaient pour limiter la faculté des constructeurs à les soumettre à l’ensemble de leurs desiderata [Jullien, 2009 ; Jullien, Smith, 2009].
-
[15]
Marché des pièces de remplacement.
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[16]
Autofocus n° 1, septembre 1997, Observatoire ANFA. http://www.anfa-auto.fr/observatoire
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[17]
Le Groupement interprofessionnel de l’automobile (GIPA), qui effectue annuellement des études conducteurs, indique par exemple qu’entre 2006 et 2012, sur les véhicules de 5 à 9 ans, évalués sur la base des « entrées ateliers », les parts de marché des centres autos et fast-fitters passent de 25 à 22 % ; sur les véhicules de 10 à 14 ans, elles passent de 27 à 24 % ; sur les véhicules de 15 ans et plus, de 27 à 21 %. Dans le même temps, sur les trois tranches d’âges concernées, les MRA passent de 19 à 34 %, de 32 à 41 % et de 35 à 47 %.
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[18]
Il s’agit de l’enseigne Motrio pour Renault, Eurorepar pour Citroën, Motorcraft pour Ford.
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[19]
Agent Peugeot, 11 salariés.
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[20]
Agent Opel, 4 salariés.
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[21]
Agent Peugeot, 14 salariés (répartis sur 3 sites).
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[22]
Agent Peugeot, 11 salariés.
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[23]
Agent Peugeot, 14 salariés (sur 3 sites)