1 – Introduction
1Pour la première fois depuis l’instauration de l’actionnariat salarié en 1977 dans cette enseigne de la grande distribution non cotée en Bourse (que nous appellerons Maximag), l’évolution de la valeur de part connaît une baisse en 2009, ce qui marquera fortement les esprits des salariés actionnaires. Ceux-ci, au regard des difficultés rencontrées chez les concurrents, avaient jusque-là le sentiment d’être restés relativement épargnés par la crise touchant le secteur depuis les années 1990 [Moati, 2001] et envisageaient encore la possibilité d’une reprise. Une nouvelle baisse, plus importante encore, intervient en 2015 et vient briser tous leurs espoirs. Dès les années 2000, on peut observer chez Maximag un ralentissement de la croissance de la valeur de part, ainsi qu’une forte baisse des primes d’intéressement et de participation, alors même qu’auparavant ces dispositifs de partage des bénéfices permettaient aux salariés de se constituer une épargne et de compléter leur faible salaire par une part variable pouvant représenter jusqu’à six mois de salaire supplémentaires. La crise de la grande distribution se matérialise ainsi pour la majorité des salariés de Maximag par une forte diminution de leurs rémunérations.
2Plusieurs fonctions sont traditionnellement associées à l’épargne salariale [1]. Grâce à un régime fiscal et social très avantageux pour les employeurs et pour les salariés, elle permet notamment de maîtriser les coûts salariaux en stabilisant dans le temps la part fixe du salaire pour en développer la part variable [Montagne et Sauviat, 2001], cette dernière constituant ainsi un « instrument de compensation de la modération salariale » [Delahaie, 2009]. L’épargne salariale est également un moyen de stabilisation du capital, « visant à atténuer les fluctuations boursières inhérentes à une liquidité accrue des capitaux » [Delahaie, 2009] dans le cas des entreprises cotées en Bourse. Enfin, elle peut être utilisée comme un outil de management visant à susciter une émulation individuelle et collective et un attachement à l’entreprise. De ce point de vue, si ces dispositifs se sont révélés particulièrement efficaces durant la « belle époque des taux à deux chiffres » pour susciter une forte émulation, qu’en est-il lorsque les résultats ne sont plus au rendez-vous ? Alors même que l’investissement au travail des salariés n’a jamais été autant requis pour faire face à la concurrence et à la diminution de la consommation des ménages, la chute de ces « compléments de salaire » se traduit-elle par un désengagement de leur part ? Ne suscite-t-elle pas des mouvements de contestation ? Tant que les résultats de l’entreprise étaient en croissance et avaient un impact positif sur les rémunérations des salariés, ceux-ci tendaient ainsi à se percevoir comme des « actionnaires », solidaires et responsables de ces résultats. En ce sens, les dispositifs de partage des bénéfices participaient à instaurer une « zone grise » [Supiot, 2000] au sein de laquelle pouvait émerger une convergence entre les intérêts du travail et ceux du capital. En revanche, à partir du moment où les résultats ne sont plus au rendez-vous, les salariés réalisent brusquement que ces dispositifs génèrent une forme d’incertitude et consistent également en un partage des risques avec l’employeur venant affecter le niveau de leurs rémunérations.
3En nous appuyant sur un terrain réalisé dans le secteur de la grande distribution (encadré), nous étudierons comment s’est opéré le passage d’un « cercle vertueux de partage des bénéfices » à un « cercle vicieux de partage des risques ». On pourrait supposer qu’une telle dégradation des conditions de rémunération suscite une vague de révolte parmi les salariés. Ce n’est pourtant pas le cas. S’opère en revanche une profonde transformation du rapport au travail et à l’entreprise des salariés. En effet, les évolutions économiques du secteur se traduisent par des effets différenciés sur les divers groupes sociaux, remettant non seulement en cause la figure du salarié « actionnaire », mais tendant également à accentuer les inégalités et à mettre à mal l’unité du collectif de travail caractéristique de « la belle époque ».
Le terrain et le matériau
D’après le bilan social, en 2012, le magasin étudié comprend 592 salariés, dont 86 % d’employés, 3,5 % d’agents de maîtrise et 10,5 % de cadres. L’ancienneté moyenne est de 13 ans. La rémunération fixe brute mensuelle moyenne s’élève à 1 596 € pour les employés, 2 193 € pour les agents de maîtrise et 3 096 € pour les cadres.
2 – Du cercle vertueux du partage des bénéfices…
4Des années 1970 aux années 2000, Maximag et ses salariés s’inscrivent dans un « cercle vertueux de partage des bénéfices ». Les salariés ont ainsi le sentiment de bénéficier des fruits de la croissance des Trente Glorieuses grâce aux dispositifs de partage des bénéfices mis en œuvre par l’entreprise qui permettent une augmentation constante de leurs primes. Une convergence des intérêts de l’entreprise et de ceux des salariés s’opère, se traduisant par une amélioration du niveau de vie des salariés concordante avec les résultats de Maximag. Pleinement associés au succès de leur entreprise, les salariés en tirent une source d’émulation individuelle et collective qui suscite un fort attachement à celle-ci et un investissement conséquent au travail venant conforter ses résultats.
2.1 – Une entreprise paternaliste
5Le groupe Maximag est une structure familiale. Présent dans seize pays, c’est le onzième groupe de distribution alimentaire et le deuxième groupe de distribution français dans le monde. Au 30 juin 2014, il employait 302 500 salariés (dont 71 880 en France) et réalisait un chiffre d’affaires de 62 milliards d’euros. Autodidacte débutant sa vie professionnelle dans l’entreprise textile dirigée par son père, le fondateur de Maximag ouvre son premier supermarché au début des années 1960 avec le soutien financier de sa famille. À partir des années 1970, le groupe diversifie ses activités et ouvre des enseignes spécialisées dans la restauration, l’habillement, le bricolage, etc. Le groupe, détenu par une association familiale, connaît ensuite une expansion très rapide liée au phénomène de la consommation de masse des années 1960-1970, couvre rapidement le territoire national et s’implante dans les années 1980 à l’international : il compte aujourd’hui 839 hypermarchés dans quatorze pays et 818 supermarchés dans sept pays. La famille occupe le premier rang des Français les plus riches. Imprégnée des valeurs du catholicisme social, elle revendique une culture d’entreprise forte, empreinte de paternalisme et reposant sur « le partage du savoir, du pouvoir et de l’avoir ». C’est au nom de ce dernier principe – « le partage de l’avoir » – que le fondateur de Maximag va mettre en place en 1968 un accord dérogatoire de participation aux bénéfices plus favorable aux salariés que la formule légale, l’intéressement en 1972 et l’actionnariat en 1977 :
Si depuis une dizaine d’années, sous l’impulsion des gouvernements successifs, les dispositifs d’épargne salariale se sont fortement diffusés [Chaput et Wolff, 2008 ; Demailly, Folques, Naboulet, 2010], le fondateur de Maximag a été précurseur en la matière (du point de vue de l’ancienneté des dispositifs [2], de la proportion importante de salariés actionnaires et de la part élevée des primes dans la rémunération totale). En plus du salaire fixe (auquel s’ajoute un 13e mois), le système de rémunération comprend ainsi une part variable individuelle (en fonction d’objectifs à atteindre), l’intéressement (appelée « prime de progrès trimestrielle » liée aux résultats du magasin sur un trimestre) et la participation aux bénéfices (liée aux résultats annuels de Maximag France). Les primes d’intéressement et de participation constituaient il y a encore une dizaine d’années des compléments de salaire importants, représentant de quatre à six mois de salaire supplémentaires [3]. Les salariés ont la possibilité de les placer, voire d’effectuer des versements volontaires dans l’actionnariat salarié, la période de souscription ayant lieu une fois par an et ces sommes étant bloquées cinq ans. Ce fonds commun de placement investi en titres non cotés est composé de 80 % de la valeur du Groupe Maximag et d’une caisse de rachat pour les 20 % restants. La valeur de part Maximag est estimée une fois par an par trois experts désignés par le tribunal de commerce en fonction des performances passées, actuelles et des perspectives d’évolution du Groupe. Elle a connu pendant une trentaine d’années une progression continue et très rapide – « à deux chiffres », avec un record en 1986 (59 %). Si, en 1977, la valeur de part s’élevait à 1,88 €, elle vaut 427,97 € en 2014. En 2013, 160 500 salariés détiennent 11,3 % du capital du groupe et 97 % des salariés de Maximag France sont actionnaires. Au travers de la mise en place de ces dispositifs de partage des bénéfices, et en particulier avec l’actionnariat salarié, le fondateur de Maximag revendique le fait de « responsabiliser » les salariés et de leur permettre de bâtir des projets personnels, à l’image de cette caissière – dont l’exemple est fréquemment mobilisé –, qui, après avoir économisé durant toute sa carrière chez Maximag, a réussi à accumuler un capital de 500 000 €. L’entreprise développe une politique de communication offensive pour valoriser ces dispositifs d’épargne salariale et en tirer parti.« À l’origine de l’actionnariat, il y a deux choses très simples : d’abord, un souci de justice, c’est-à-dire de mieux réaliser encore le partage des fruits du travail et des apports de tous, mais sans handicaper le développement de l’entreprise. Ensuite, la conviction profonde que, pour bien fonctionner et se développer, une entreprise doit être l’affaire de tous. Dans le climat de concurrence qui va s’installer en France, le succès ira aux entreprises plus performantes et donc aux entreprises où le personnel est le plus uni, le plus motivé et donc le plus efficace ».
2.2 – Une politique de communication offensive
6Dès l’entretien de recrutement, les dispositifs d’épargne salariale sont présentés aux candidats comme un des avantages principaux de l’entreprise qui témoigne des valeurs véhiculées au sein de celle-ci. Ces avantages n’auront de cesse de leur être rappelés après leur recrutement, en particulier par leur hiérarchie lors des réunions d’équipe et des entretiens d’évaluation. Par ailleurs, des salariés sont nommés Relais Porteurs de Parts et, à ce titre, sont chargés de former, d’informer et d’inciter les salariés à investir dans l’actionnariat salarié. De nombreux panneaux sont également affichés dans les couloirs du magasin pour informer de l’évolution de la valeur de part Maximag et du taux de la participation et des primes de progrès. D’autres incitent à la vigilance et à la responsabilisation au nom d’intérêts partagés entre employeurs et salariés avec des formules chocs du type : « Quand on vole Maximag, on vous vole… La vigilance ça paye ! » ; « Le casse du siècle chez Maximag : 70 000 000 €. C’est le montant de la DI [Démarque Inconnue] en 2008. Parce que la somme de petits vols génère une perte énorme » ; « Tout le monde peut se tromper… Pas nous ! Les erreurs, nous pouvons les éviter, si chacun d’entre nous s’emploie à les traquer ». Les salariés reçoivent enfin tous les mois Le journal des actionnaires de Maximag leur donnant un ensemble d’informations sur l’entreprise et l’actionnariat salarié. Ils ne peuvent donc ignorer l’existence de ces dispositifs de partage des bénéfices qui sont utilisés par la hiérarchie comme un outil de mobilisation des salariés.
2.3 – Intériorisation du contrôle et émulation collective
7Force est de constater que nombre de salariés, en particulier les « anciens » (en termes d’ancienneté dans le magasin), ne sont pas insensibles à ces arguments et se vivent réellement comme des « actionnaires » partageant des intérêts communs avec l’employeur et se positionnant par rapport aux choix faits par ce dernier :
Marco explique pourquoi il est opposé à l’implantation des caisses automatiques : « Ça c’est mon argent qui s’envole, moi je suis actionnaire. Et me faire voler comme on est en train de se faire voler là aujourd’hui je peux pas accepter ça. […] Chaque client qui rentre qui dépense du fric, c’est mon client et je peux pas le laisser partir. Après, c’est une autre mentalité. C’est 27 ans que je suis là, donc c’est Maximag qui m’a permis de m’acheter des appartements, des machins, voilà c’est Maximag qui m’a tout donné. Ça m’appartient ça. Le jour où je partirai, ça me fera mal au cœur. On habite en face, je viens comme chez moi, je suis assis sur mon canapé, la ligne de caisses c’est comme chez moi. Tout ce que je peux dire j’ai les boules. J’ai beaucoup d’argent en jeu et c’est énorme, au bout de 27 ans c’est un couteau dans le dos qu’on est en train de me mettre indirectement depuis qu’il y a les caisses automatiques ! […] Enfin moi ces caisses-là moi je suis contre à 100 %. Parce que j’estime qu’on me vole. C’est comme si on ouvre la porte de chez moi et on se sert ».
9Ce sentiment de propriété partagé par certains employés participe d’une forme d’intériorisation du contrôle qui se répercute directement sur le travail au quotidien par une attention constante à agir au mieux des intérêts de l’entreprise, renouant par là même avec le discours des promoteurs de la participation aux bénéfices de la fin du xixe siècle, qui y voyaient un outil de pacification sociale et d’accroissement de la production [4]. Chaque salarié va faire en sorte, par une vigilance accrue, d’éviter les pertes et d’accroître les résultats du magasin à son échelle, la croissance de ceux-ci étant directement associée à celle de leurs primes. Par conséquent, au nom de l’intérêt collectif, tout écart de conduite sera irrémédiablement sanctionné par les collègues. Les dispositifs de partage des bénéfices constituent ainsi un outil de management extrêmement efficace permettant, dans un contexte d’affaiblissement des relations hiérarchiques dénoncées comme autoritaires, « d’amener les gens à faire d’eux-mêmes, et comme sous l’effet d’une décision volontaire et autonome, ce qu’on désire leur voir faire » [Boltanski et Chiapello, 1999, p. 557]. S’opère une intériorisation des objectifs qui mène les salariés à exercer un contrôle de leurs pairs. Ces salariés ne se vivent pas comme des salariés assignés à une tâche, mais comme des « actionnaires » qui ne comptent pas leurs heures et n’hésitent pas à prendre en charge des tâches ne relevant pas de leur poste :
« Elle [la chef de rayon] me laisse faire sur mon domaine, elle peut me faire confiance, elle peut compter sur moi quand elle est pas là, s’il y a besoin d’aller dans un autre domaine que le mien, il n’y a pas de souci, je suis présente. Moi c’est la confection, mais ma priorité c’est le rayon, c’est le magasin, c’est le résultat du magasin. On est tous actionnaires, donc je ne peux pas rester à me dire : je ne m’occupe que de la confection. […] Par exemple ce matin mon chef de rayon est allé avec d’autres personnes sur le rayon chaussures parce qu’il n’y avait personne hier soir et c’était la déroute. On est tous là pour la même chose ».
11Ces « actionnaires », convaincus qu’ils sont en partie propriétaires de l’entreprise, ont le sentiment qu’ils sont responsables des résultats de l’entreprise et que la valeur de l’action et le niveau des primes dépendent de leur travail et de leurs efforts.
2.4 – Une convergence des intérêts de l’entreprise et de ceux des salariés
12Les salariés les plus anciens ont connu les débuts du magasin implanté en 1974 « au milieu des champs ». Ils ont été témoins de la naissance d’un quartier et ont partagé par là même une histoire commune avec l’entreprise qui les a attachés à celle-ci. Ils font le récit d’une aventure « gigantesque » à laquelle ils ont eu le privilège de participer – mobilisant systématiquement le « on » lorsqu’ils évoquent cette expérience – se distinguant par là même des « jeunes » qui n’ont à leurs yeux pas conscience du chemin parcouru :
« On a évolué petit à petit, on est devenus une grande entreprise. Le magasin, moi je l’ai connu, autour il n’y avait rien, c’était que des champs, il n’y avait pas de bâtiments, rien, pas de RER, donc on venait à pied, à l’époque, ça a été une évolution gigantesque. Et là quand on voit que maintenant, il va y avoir un autre RER, c’est grandiose. Et puis on se dit que les jeunes qui vont arriver ils vont avoir tout à portée de la main, ils vont pouvoir aller dans Paris, faire ce qu’ils veulent, ça va être grandiose. Et moi je trouve que c’est une belle entreprise, et on a grandi en même temps qu’eux. C’est ce qui nous a permis de rester ici et de grandir ici. Maintenant, trouver des gens qui restent aussi longtemps dans une entreprise, c’est pas évident. Mais si on y est restés, c’est qu’on y était bien ».
14Le moment de l’implantation d’un magasin est une expérience suscitant une forte émulation collective et une forte solidarité entre salariés [Benquet, 2009]. Durant cette aventure collective, personne ne compte ses heures et tous sont fiers de participer à cette œuvre commune. Les « anciens » restent fortement soudés par cette expérience et très attachés à leur entreprise qu’ils ont eu le sentiment de contribuer à construire. Ils ont connu l’« ère de la croissance extensive » [Moati, 2001] de la grande distribution, se traduisant par une évolution très rapide du chiffre d’affaires. Durant cette période faste, les primes étaient très élevées et l’évolution de la valeur de part de Maximag était « à deux chiffres ». Si le niveau de leur salaire fixe restait bas – proche du niveau du SMIC pour les employés –, les dispositifs de partage des bénéfices ont contribué à améliorer leur niveau de vie et d’épargner pour devenir propriétaires. Ils utilisaient leur salaire fixe pour leurs dépenses quotidiennes et plaçaient leurs primes dans l’actionnariat salarié, ce qui leur a permis de se constituer un apport pour acheter un logement au bout de quelques années d’épargne :
« Ça nous a permis d’acheter la maison. Les premières années qu’on a travaillées ici, pendant 10 ans, on a touché des super bonnes primes, tout ça qu’on plaçait. À l’époque, on touchait des 40 %, 50 % de notre salaire. C’était quelque chose de miraculeux. Et ça nous a permis, la plupart des anciens, d’acheter notre maison ».
16Outre la dimension financière, cet attachement à Maximag est à mettre en relation avec les trajectoires sociales et professionnelles de ces salariés. Beaucoup d’entre eux étaient des employés issus des catégories populaires immigrées qui considèrent que Maximag leur a donné leur chance alors qu’ils disposaient de faibles ressources pour s’intégrer sur le marché du travail :
Anabel est chef de caisse chez Maximag et gagne 2 100 € brut mensuel. Elle a 44 ans, mariée à un artisan et a deux enfants de 18 et 21 ans. Elle est née au Portugal et appartient à une fratrie de huit enfants. Elle a été élevée par sa mère qui travaillait aux champs tandis que son père était maçon, travaillant en France une dizaine d’années. Les études étant payantes au Portugal, elle les a interrompues au niveau de la quatrième. Pour ses 18 ans, toute la famille est venue s’installer en France. Anabel a occupé des emplois de jeune fille au pair et de serveuse avant de se marier. C’est à ce moment qu’elle a trouvé un emploi de caissière chez Maximag, entreprise dans laquelle elle est depuis 21 ans. Elle a accédé au poste de chef de caisse il y a cinq ans et envisage de rester chez Maximag jusqu’à la retraite : « J’ai commencé ici, j’ai appris beaucoup de choses, pour quelqu’un qui n’avait pas fait trop d’études, qui parlait pas très bien encore le français… après, je me dis, ils ont cru en moi, et moi j’y crois. » Anabel est donc très attachée à Maximag – « C’est mon entreprise, j’y tiens, j’y crois » – et estime qu’elle a un bon niveau de rémunération en comparaison de ses proches. Elle a totalement confiance en l’entreprise et place toutes ses économies dans l’actionnariat salarié, en vantant les mérites auprès des caissières qu’elle manage.
18Ces employés issus des catégories populaires, peu ou pas diplômés, souvent immigrés, ayant connu des trajectoires professionnelles marquées par des interruptions d’activité, par la précarité de l’emploi et/ou la pénibilité du travail, sont particulièrement attachés à Maximag où ils ont pu obtenir un CDI et parfois connaître une évolution de carrière. Ils voient les dispositifs de partage des bénéfices et l’actionnariat salarié comme des éléments venant conforter le jugement positif porté sur l’entreprise et leur attachement à celle-ci. Ces primes témoignent de la volonté de l’entreprise d’associer les salariés à leur réussite, ce qui en fait à leurs yeux « une entreprise d’exception ». Le caractère « exceptionnel » de Maximag réside également dans le fait qu’elle ne soit pas cotée en Bourse. Tous les salariés insistent sur ce point, convaincus que c’est la raison pour laquelle la valeur de la part Maximag ne peut chuter, justifiant qu’ils placent leurs économies en toute confiance dans l’actionnariat salarié. Ils opposent ainsi systématiquement le caractère sécurisant de l’actionnariat chez Maximag – « une entreprise familiale où il faisait bon travailler » (Béatrice) – au même dispositif placé en Bourse chez les concurrents qu’ils jugent aléatoire et trop risqué :
« SB : Mais c’est pas coté en Bourse ?
Béatrice : Non. Ça, c’est à moi. C’est pour ça qu’on s’est battus, parce qu’il y a quelques années, le gouvernement voulait absolument qu’on soit cotés en Bourse. Il y a eu une loi qui est passée, et nous au niveau de Maximag on ne voulait pas passer en Bourse, parce que Maximag appartient aux salariés, à la famille, et donc la famille et les salariés, on s’est battus, on a fait des pétitions, c’est remonté jusqu’aux députés, pour qu’on garde ce privilège, qu’on ne soit pas cotés en Bourse.
SB : Pour vous, c’est un privilège, de ne pas être coté en Bourse ?
Béatrice : C’est un avantage. Alors qu’en étant cotés en Bourse, ça peut être négatif comme positif ».
20Preuve de l’attachement de ces salariés à Maximag, il n’est pas rare que leurs enfants y travaillent également. Ces trajectoires s’inscrivent dans la durée. En tant qu’« actionnaires », ils se considèrent ainsi comme « membres de la famille » [Mottez, 1966], les dispositifs de partage des bénéfices venant conforter et symboliser leur attachement et leur fidélité à l’entreprise. Ayant établi une relation de longue durée avec Maximag, les anciens sont en effet les plus à même de tirer parti des dispositifs de partage des bénéfices mis en œuvre dans l’entreprise. Cependant, ces avantages financiers constituent non pas un élément de motivation, mais un mode de reconnaissance de leur investissement au travail [5] qui participait de l’émulation collective et de la solidarité unissant à l’époque les salariés, et que ces derniers évoquent aujourd’hui avec nostalgie :
« Sonia : Quand j’ai commencé, l’image Maximag était très importante. […] Bon, maintenant, quand je suis au boulot, je suis au boulot, et quand je suis chez moi, je suis chez moi. Alors qu’avant, il y a des années de ça, je vivais Maximag. […] Moi je pense à faire ma journée de travail, et être payée à la fin du mois. Franchement, c’est tout ce que je me dis. J’ai un job, c’est déjà pas mal. […] Avant, il y avait une autre mentalité, parce que moi quand je travaillais ici il y a 20 ans, il y avait quand même un esprit familial, un esprit d’équipe. Nous, on travaillait vraiment pour Maximag, on était à 100 %. On travaillait pour Maximag mais on ne discutait pas chiffres.
SB : Tu peux me donner un exemple ?
Sonia : Quelqu’un qui vole, j’appelais la sécurité tout de suite, pour Maximag ».
22Durant une trentaine d’années, les salariés de Maximag s’inscrivent ainsi dans un « cercle vertueux de partage des bénéfices ». L’évolution de la valeur de part Maximag et les primes élevées d’intéressement et de participation confortent leur investissement au travail, leur attachement à l’entreprise et au collectif de travail. Fortement soudés entre eux, les salariés entretiennent une relation affective à l’entreprise pour laquelle ils se donnent sans compter. Ils ont le sentiment de partager des intérêts convergents avec ceux de l’entreprise et d’être pleinement associés à la réussite de celle-ci. Grâce aux primes d’intéressement et de participation, ils voient de la sorte leur niveau de vie s’améliorer et l’actionnariat salarié leur permet de constituer un apport pour accéder à la propriété. Cependant, dans les années 2000, les résultats de Maximag stagnent, ce qui va se répercuter directement sur le niveau des primes et l’évolution de la valeur de part. Le « cercle vertueux de partage des bénéfices » se transforme alors en « cercle vicieux de partage des risques », mais nous verrons qu’il n’affecte pas tous les salariés de la même manière.
3 – …au cercle vicieux de partage des risques
3.1 – Une chute des résultats
23Depuis le milieu des années 2000, les montants des primes d’intéressement et de participation ne cessent de diminuer. Ainsi, le taux de participation de Maximag France atteint en 2013 un des plus bas taux jamais atteint : 5,93 %. Les primes d’intéressement connaissent elles aussi une forte chute du fait des difficultés rencontrées par nombre de magasins et se révèlent de plus en plus aléatoires :
« Il y a des primes trimestrielles, alors si ça tourne bien, tant mieux, mais dans la conjoncture actuelle, on ne peut pas vraiment compter là-dessus. La dernière fois, elle était à 10 € et elle a déjà été à 900 € ! C’est très variable ».
25De même, l’évolution de la valeur de part connaît un ralentissement depuis une dizaine d’années. Si la tendance était plutôt « à deux chiffres » pendant une trentaine d’années, elle a connu pour la première fois une évolution négative en 2009 (-1,1 %) confirmée par une nouvelle baisse de 3 % en 2015. D’après le président du conseil de surveillance de l’actionnariat salarié Maximag, le résultat de 2009 a eu l’effet d’un véritable « électrochoc » sur les salariés, présentant selon lui l’intérêt de faire prendre conscience à ceux-ci du risque inhérent à tout placement financier :
« Ça a été un électrochoc hyperpositif. En 2009, je pense que les gens ont compris qu’ils étaient actionnaires et que actionnaires, c’est pas inscrit dans le marbre, que ça bouge tout le temps, même si historiquement pendant 30 ans la valeur de part avait progressé. Au vu de nos performances, au vu de ce qui se passe à l’extérieur, on n’est pas dans une bulle à l’abri de tout. Et ça, ça a été, je pense, hyperpédagogique. Ça a marqué les esprits. Les gens ont compris que c’était pas une rente viagère ad vitam aeternam telle qu’ils avaient pu l’imaginer par l’histoire de notre actionnariat. »
27Jusqu’en 2000, Maximag a été relativement épargné par la crise de la grande distribution en comparaison de ses concurrents, tel Batax, entreprise étudiée par Marlène Benquet (2013) dont « l’entrée dans un nouveau millénaire a des allures d’une fin de siècle » (p. 37). Alors que Batax proposait à ses salariés, à l’ère de la croissance interne, des conditions de rémunération attractives, on assiste à une dégradation des conditions d’emploi dans l’entreprise dès les années 1990 durant la phase de croissance externe. Quand l’entreprise passe dans les mains des financiers au début des années 2000, Économie devient le maître mot, ce qui donne lieu, sous la pression des actionnaires, à de lourdes réorganisations et se traduit par une intensification du travail et un affaiblissement des conditions de travail et d’emploi des salariés de Batax. En outre, les possibilités de promotion interne sont de plus en plus rares [Bernard, 2012]. On observe indéniablement les mêmes tendances chez Maximag, mais l’absence d’actionnaires a pour effet de limiter la pression exercée sur les salariés. De plus, les rémunérations des salariés de Maximag demeurent encore attractives jusqu’au milieu des années 2000 grâce aux primes qui viennent compléter leur salaire. Cependant, lorsque ces dispositifs perdent de leur attractivité, c’est la faiblesse du niveau de salaire et son inadéquation avec des conditions de travail se dégradant qui deviennent flagrantes pour les salariés et suscitent de fortes déceptions.
3.2 – Des « anciens » qui regrettent « la belle époque »
28Les « anciens » (essentiellement des employés de rayon et des caissières, et seulement quelques chefs de rayon issus de la promotion interne), qui ont connu la « belle époque » et tiré parti de ces dispositifs d’épargne salariale, sont indéniablement les plus déçus par la chute des primes et de la valeur de part. Elle se traduit en effet pour eux par une baisse de leurs rémunérations et par là même de leur niveau de vie. Pour autant, même s’ils dénoncent celle-ci, ils ne mettent pas l’accent sur la dimension financière lorsqu’ils évoquent leur déception dans les entretiens. S’ils tolèrent mal cette baisse de revenus, c’est surtout parce qu’elle intervient au moment même où ils ont le sentiment que leurs conditions de travail se dégradent :
Alors que les « anciens » se vivaient comme des « actionnaires » partageant des intérêts convergents avec ceux de leur employeur, une grande partie d’entre eux dénoncent aujourd’hui ce qu’ils perçoivent comme une mystification. Bien qu’actionnaires, ils n’ont en effet aucune influence sur les choix organisationnels opérés par la direction, ce qui correspond à la traditionnelle « réticence patronale au partage du pouvoir avec les salariés » [Sauviat, 2006, p. 27] en France, et ce en dépit des dispositifs législatifs « visant à renforcer leurs droits d’information et de consultation depuis les années 1980 » (p. 5). Les salariés de Maximag tendent dès lors à opposer la logique économique de la « famille » basée sur la quête de performance à celle des salariés défendant « l’esprit familial » de l’entreprise. Ils ont ainsi le sentiment d’avoir été manipulés par Maximag en vue d’obtenir un investissement au travail conséquent qu’ils ont offert à l’entreprise durant de nombreuses années. Dès lors, la chute des primes est vécue comme une absence de reconnaissance des efforts importants consentis au travail pour soutenir la croissance de l’entreprise, mais démontre également leur impuissance à agir sur les résultats de Maximag, alors même que la hiérarchie n’a eu de cesse de leur dire le contraire pendant des années. La crise de la grande distribution vient ainsi raviver l’opposition capital-travail. Très déçus et se sentant trahis par Maximag, ils adoptent alors une position de « retrait » [Sainsaulieu, 1977], dans la nostalgie de l’époque révolue des « résultats à deux chiffres » et de « l’esprit familial ». Les employés embauchés plus récemment n’ayant quant à eux pas connu cette époque, leur situation n’est nullement comparable à celle des « anciens ».« Sonia : On est tous propriétaires à Maximag [rires]. On est 60 000 employés propriétaires. Moi je ne sens pas ça comme ça. Je serais propriétaire de Maximag si je faisais une OPA et que je devenais majoritaire dans la bourse familiale. Là je pourrais faire ce que je veux, je pourrais prendre des décisions. Mais là on n’est pas propriétaires. On est 60 000 petits actionnaires, mais les gros, c’est la famille. Et c’est une société familiale, ils se passent tout entre eux, c’est pour ça qu’ils ne veulent pas aller en Bourse. C’est plus arrangeant […] Avant, on travaillait, on donnait nos heures. Des fois, on dépointait pour finir le travail.
SB : Et aujourd’hui, ça n’arrive plus.
Sonia : Ah non. L’heure c’est l’heure. Tout est basé sur le chiffre. C’est le chiffre d’affaires en magasin, la performance, la part de marché, tout rentre en compte. Avant, il n’y avait pas ça. Et ça, ça fait une dizaine d’années que c’est comme ça ».
3.3 – De « nouveaux [6] » employés en situation de précarité économique
29La situation des employés embauchés depuis les années 2000 s’est indéniablement dégradée en comparaison de celle des générations précédentes. Issus des catégories populaires comme les « anciens », ces bacheliers ou diplômés du supérieur court subissent de plein fouet la crise du secteur. Embauchés pour leur majorité en CDI, ils se trouvent en situation de précarité économique, ne parvenant que difficilement à vivre avec leur salaire. Les employés en couple appréhendent leur rémunération comme « familiale [7] », la situation des employées vivant seules et ayant des enfants à charge, et encore plus pour celles à temps partiel [8], est particulièrement difficile :
« Je suis pauvre de chez pauvre [rires]. […] Je ne pense même pas à l’avenir. […] Avec les collègues, on est tous dans la même panade, on travaille pour survivre. Après, il y en a d’autres qui arrondissent leurs fins de mois avec des petits boulots au black, d’autres qui sont en couple, il y a les célibataires comme moi, c’est difficile pour eux, même les célibataires sans enfant, ils se plaignent des impôts qu’ils payent sur les revenus alors qu’ils ne gagnent pas grand-chose. Du coup, on se dit qu’on travaille pour payer. On n’est pas en train de travailler pour bien vivre, on est en train de travailler pour payer des charges, des impôts ».
31Les montants des primes d’intéressement et de participation n’ayant de cesse de diminuer, ces sommes ne permettent plus de compenser le faible niveau de salaire des employés, leur caractère aléatoire plaçant ceux-ci dans une situation de vulnérabilité, dimension essentielle de l’appartenance aux « classes populaires », « qui n’est pas nécessairement la misère, mais qui signifie assurément l’exposition récurrente au manque de ressources ou à l’insécurité » [Schwartz, 2011]. Ils n’ont en effet aucune certitude concernant les sommes qu’ils vont toucher, ce qui rend toute prévision impossible puisque même le salaire « fixe » peut être l’objet de fortes variations (en fonction des heures supplémentaires et en cas de travail le dimanche ou les jours fériés). À cela s’ajoute le fait que ces rémunérations s’inscrivent dans des temporalités diversifiées : tous les mois pour le salaire « fixe », tous les trois mois pour l’intéressement, une fois par an pour la participation, plusieurs années pour l’actionnariat salarié. Les salariés doivent également décider s’ils bloquent ces sommes pour cinq ans dans l’actionnariat salarié (dès lors non imposables) ou s’ils les débloquent (mais elles sont alors imposables). L’irrégularité et la complexité des modes de rémunération les obligent donc à des calculs économiques aléatoires les menant à opérer des arbitrages sans en maîtriser pleinement les ressorts [9] :
Suite à son divorce, Fatima, jusqu’alors femme au foyer, se trouve contrainte de trouver un emploi pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa fille dont elle a la charge. Elle est embauchée comme employée de rayon en 2006 et se trouve en surendettement en 2012.
« Fatima : Moi je les [les primes] bloque d’office. Parce que si je débloque, je vais payer des impôts dessus. Et comme je suis toute seule avec un enfant, je ne peux pas payer des impôts sur le revenu. De 2006 jusqu’à 2012 j’ai pu épargner 22 000 € avec mes primes de progrès, mon 13e mois et mes primes de participation. Donc ça aurait pu être un apport pour acheter un appartement. Mais je paye un loyer trop cher, 850 € sans compter les charges qui me bouffent tout mon salaire. Heureusement pour moi, dernièrement, j’ai réussi à avoir un appartement avec le 1 % patronal et le loyer a baissé. […] Avant, je passais 1 200 € par mois dans le chauffage, les charges et le loyer. Donc entre-temps, j’ai été obligée de contracter des crédits à la consommation pour pouvoir vivre, et c’est un cercle vicieux, je me suis retrouvée avec des crédits, de 8 000 € ça a augmenté jusqu’à 28 000 € donc j’ai été obligée de faire une demande de surendettement et prendre 16 000 € de mon compte épargne salariale pour payer une partie de mes dettes. Donc maintenant je n’ai plus que 6 000 €. Cette somme m’a permis de payer mes dettes […].
SB : Et donc vous essayez de vivre autant que possible avec votre salaire fixe, et tout le reste, vous le placez ?
Fatima : Oui. Et heureusement que j’ai fait ça, ça m’a servi à payer mes dettes. […] On n’est pas cotés en Bourse. Donc c’est pas des actions qu’on peut spéculer avec. Si ça ne rapporte pas d’argent, ça ne peut pas vous faire perdre. C’est pour ça que je bloque mes primes. Si vous voulez, c’est un peu un compte fixe. C’est le meilleur sur le marché. […] On n’a pas été atteints par la crise. Soit ça stagne, soit ça augmente. C’est vrai que les primes de progrès, on n’a plus des primes comme avant, on a moins. […] Les primes sont variables, mais le placement actionnariat c’est un placement qui est sûr. Très sûr. »
33Lorsque les primes d’intéressement et de participation étaient élevées, les salariés tendaient à s’épargner des calculs complexes en plaçant systématiquement l’intégralité de celles-ci dans l’actionnariat salarié, investissement qu’ils jugeaient particulièrement rentable. Ces primes faisaient l’objet d’un « marquage » [Zelizer, 2005] les affectant automatiquement à l’épargne. Mais lorsque les salariés opèrent le même « marquage » alors même que le salaire ne suffit plus à faire face aux dépenses quotidiennes, ils se trouvent rapidement en situation de surendettement comme Fatima (qui n’est pas un cas isolé). Et il ne s’agit pas d’un « accident de la vie » mais d’« un destin social hautement probable, tant l’endettement ne peut être évité que de justesse » [Perrin-Heredia, 2009, p. 115]. Il s’inscrit dans « une logique de la nécessité » [Montlibert, 2006]. La complexification des modes de rémunération suppose des compétences très inégalement réparties pour faire le « choix » des meilleures stratégies objectives [Bourdieu, 1974]. Lorsque Fatima décide de placer toutes ses primes dans l’actionnariat salarié pour éviter qu’elles soient imposées et se voit contrainte de contracter des crédits à la consommation pour assurer ses dépenses courantes, ce qui la mènera au surendettement, cette décision paraît irrationnelle. Elle relève pourtant d’un « habitus économique » témoignant de l’existence de différentes manières de calculer et de se projeter dans l’avenir [Bourdieu, 2003]. Mais surtout, et c’est ce qui nous intéresse ici, elle dévoile la croyance persistante en l’actionnariat salarié et l’absence de contestation du faible niveau de rémunération. En dépit de la précarité économique dans laquelle ils se trouvent, ces employés tendent à adopter une posture fataliste, jugeant leur situation plus enviable que celle des chômeurs :
« Vu le taux de chômage qui augmente et la situation économique… quand vous avez un boulot, il faut s’accrocher. Même si ce n’est pas toujours ce qu’on veut, c’est déjà mieux que rien. Les conditions de travail, franchement, je ne me plains pas trop, je me dis ce n’est pas rose, c’est pas parfait, aucun employé ne peut dire ça. Mais moi, quand je me mets dans le contexte économique d’aujourd’hui, j’essaie d’être raisonnable. Moi je me dis estimons-nous heureux d’avoir un boulot aujourd’hui ».
35En outre, bien qu’ayant parfaitement conscience du fait que le niveau des primes ne cesse de diminuer et qu’ils ne bénéficient pas de taux aussi avantageux que ceux qu’ont connus les plus anciens, ces employés appréhendent ces dispositifs comme un « privilège » au regard des conditions de rémunération d’autres entreprises :
« C’est vrai que de se dire que j’ai cette somme-là, c’est peut-être un privilège par rapport à d’autres entreprises. Il y a des entreprises qui n’ont pas ce système-là et qui nous envient. Ma femme, elle bosse à Pôle emploi, elle me dit que c’est bien toutes les primes qu’on a. Elle n’a pas ça ».
37La plupart des salariés interviewés disent placer l’intégralité de leurs économies dans l’actionnariat salarié, mais les modalités d’usage de ce dispositif ont néanmoins évolué d’une génération à l’autre. Si les « anciens » insistent sur le fait que l’actionnariat salarié leur a permis de constituer un apport pour devenir propriétaires, les « nouveaux » employés disent que son principal avantage réside dans le fait qu’ils ont ainsi une épargne pouvant être utilisée en cas de « coup dur ». Les difficultés financières rencontrées par ces derniers ne se traduisent donc pas par un désinvestissement du travail, nombre d’entre eux maintenant leur engagement dans l’espoir que leurs efforts payent et que les primes augmentent. Pour exemple, si la baisse de l’évolution de la valeur de part de 2009 a suscité une forte déception, ils sont nombreux à mettre en avant le fait qu’ils doivent se donner davantage dans leur travail afin que cela ne se reproduise plus :
« On ne peut plus dégringoler comme en 2009 ! C’est aussi à nous de faire en sorte que ça ne se reproduise pas, en faisant chacun un petit geste tous les jours. […] On est actionnaire de son entreprise, tout le monde n’a pas la chance d’être actionnaire… souvent, on nous dit : c’est pas le magasin de ton père. Non, mais je suis actionnaire [rires]. Si chacun fait quelque chose, les primes sont meilleures et on avance comme ça ».
39Pour autant, à la différence des anciens qui, à « la belle époque », entretenaient un rapport affectif à l’entreprise, ces employés s’inscrivent plutôt dans une logique de nécessité. En effet, Maximag pratique une politique de bas salaires et, « dans de telles conditions, les systèmes d’intéressement et de participation sont un enjeu vital pour les salariés. […] La carotte s’est donc transformée en un bâton redoutable, une véritable machine à accroître la pression sur les salariés, sans qu’ils obtiennent une quelconque garantie sur le niveau du retour » [Boussemart, 2008, p. 280]. Si ces employés subissent donc de plein fouet la crise du secteur, celle-ci frappe très inégalement les différentes catégories de salariés et de diplômés. On observe en effet une opposition nette entre les diplômés de « l’autre enseignement supérieur » – les sections de techniciens supérieurs étudiées par Sophie Orange (2013) qui accueillent depuis une vingtaine d’années principalement les enfants des classes populaires – et les diplômés du supérieur long, épargnés par la crise, qui occupent des postes de cadres.
3.4 – Des jeunes cadres diplômés attachés aux perspectives de carrière
40Si Maximag pratique une politique de bas salaires à l’égard des employés, il en va tout autrement pour les jeunes cadres diplômés, ce qui tend à accroître les inégalités au sein de l’entreprise. Face au taux important de turn-over des cadres de la grande distribution et en vue d’attirer et de fidéliser les jeunes diplômés, Maximag a procédé en 2011 à une réévaluation des grilles de rémunération des cadres, associée à des augmentations de salaire régulières ; celles-ci sont donc venues compenser la baisse des primes :
« Je suis à 3 600 brut, mais en décembre, si je travaille les trois dimanches, ça monte à 5 000, 5 500. Par jour férié, on est payés 250 %. Ce qui fait qu’en décembre, c’est très fatigant, parce que par exemple on travaille quasiment non-stop entre le 27 novembre et le 25 décembre, avec un seul jour ou deux de repos. Mais ça me permet de très bien gagner ma vie […] Et à l’époque où je suis rentré, j’étais à 2 600 en tant que chef de rayon, et en fait, le gros avantage, c’est qu’en 2010 ils ont instauré les grilles. Il y a sept grilles en fonction de l’école que tu as faite, et donc moi avec l’Essec j’ai eu la chance d’être dans le groupe 1 000 à 3 000 €. Et là en quatre ans, j’ai quasiment gagné 1 000 € brut par mois. Donc je n’ai vraiment pas à me plaindre ».
42Les jeunes cadres diplômés ne rencontrant pas les difficultés financières des employés, ils n’accordent pas la même valeur que ces derniers aux primes. Ils les appréhendent comme un « bonus » sur lequel ils ne comptent pas, celui-ci leur permettant de payer leurs vacances ou de faire des achats imprévus :
« Cynthia : Je trouve ça vraiment intéressant [l’intéressement], ça peut représenter une très grosse somme. L’année dernière par exemple, j’ai eu presque 2 000 € sur une prime trimestrielle ! C’est un mois de salaire, c’est vraiment génial. […] Ça arrondit les fins de mois.
SB : Et le fait que ce soit variable et pas fixe, pour vous c’est pas gênant ?
Cynthia : Non, pour moi c’est un bonus. Donc même si je touche 10 €, voilà. Tant pis, je ne comptais pas dessus. J’ai mon salaire et peu importe ce que je touche, c’est du supplément ».
44Ces jeunes cadres diplômés estiment par ailleurs que l’actionnariat proposé par Maximag constitue un excellent placement sur lequel ils investissent leur épargne :
« J’ai touché pas mal d’argent cette année, et j’ai mis mon quota Maximag dessus. Parce que je sais que c’est hyper bien rémunéré, même mon banquier il va me le dire. J’ai le droit de mettre 20 % de ma rémunération annuelle sur l’actionnariat. Donc quand j’ai de la trésorerie, je vais mettre sur Maximag. J’ai plus de 50 000 euros. Mais j’ai mis mes primes de progrès, 80 % de mon 13e mois… Et cette année j’ai aussi fait un versement de je ne sais plus combien, mais le maximum de ce que je pouvais mettre. Parce que mon banquier ne peut pas me proposer quelque chose de mieux rémunéré que le placement Maximag ».
46Pour autant, en dépit de ces avantages, les jeunes cadres diplômés aspirent avant tout à faire carrière et ne s’inscrivent pas dans la durée chez Maximag, comme cela pouvait être le cas de ceux issus de la promotion interne [Bernard, 2012]. Ils n’ont pas d’attachement particulier à l’enseigne et, tout en tirant parti du système de rémunération qui y est mis en œuvre, ils n’aspirent pas à y rester :
« L’idée, c’est de mettre le plus possible et le plus rapidement possible sur ce compte, parce que 10 % de 5 000 ou 10 % de 30 000 ça fait pas la même chose. Et plus tu restes longtemps chez Maximag, et plus tu gagnes. Mais ça veut dire aussi qu’il faut avoir une vision de père de famille à long terme, parce qu’il faut savoir gérer avec tout cet argent bloqué. […] On a toujours été dans une entreprise familiale qui n’a jamais été cotée en Bourse, qui était très paternaliste, mais le problème c’est qu’avec les nouvelles générations qui arrivent, on est rattrapés. Je le vois avec ma collègue qui fait le bazar, ça fait 30 ans qu’elle est dans l’entreprise, elle a commencé hôtesse de caisse, elle a gravi tous les échelons. Et là, rester 30 ans au même endroit, moi je ne pense pas qu’on le fasse. Nous, maintenant, c’est trois ans et demi, quatre ans, maximum. Si on me propose par exemple d’aller ailleurs, je pourrais y aller, parce que c’est autre chose. Mais je ne pourrais pas rester 30 ans au même endroit ».
48Tout en appréciant le système de rémunération mis en œuvre chez Maximag, en particulier l’actionnariat salarié, les jeunes cadres diplômés gardent ainsi une distance à l’égard de l’entreprise et du secteur de la grande distribution qu’ils voient comme « une bonne école » pouvant les mener par la suite vers d’autres métiers moins exigeants :
« Dès le départ, je ne me voyais pas faire ma vie dans la grande distribution. Pour moi, c’est un tremplin, un moyen d’apprendre des choses, c’est aussi un défi pour moi-même. J’ai toujours su que la grande distribution c’était quelque chose de très difficile, et j’ai voulu m’y essayer, savoir si j’étais capable de tenir un rythme élevé, de gérer une équipe rapidement en sortant de l’école, c’était un moyen aussi d’absorber beaucoup de connaissances rapidement. Tant que je suis jeune, ça ne me dérange pas de passer énormément de temps au travail, mais passé un certain âge, je veux profiter de la vie et après, je sais aussi que, et psychologiquement et physiquement, c’est quelque chose qui est dur, et je ne veux pas non plus me casser physiquement au boulot. Je serai toujours reconnaissant à Maximag pour la formation qu’on m’a donnée, mais je ne veux pas passer ma vie dans la grande distribution. […] C’était ce que je m’étais dit au départ. En gros, jusqu’à 30 ans, je tambourine, je travaille, je travaille, je travaille, et puis après je calme le jeu. Je me concentre sur la vie de famille ».
50Aspirant avant tout à poursuivre leur carrière, ces jeunes cadres diplômés sont proches de la figure du « professionnel » décrite par P.-M. Menger [2006]. Ils ne se perçoivent donc pas comme « actionnaires » de Maximag, ce qui supposerait une forme d’attachement à l’entreprise et une inscription dans la durée dans celle-ci, ce à quoi ils n’aspirent pas pour leur majorité. S’ils apprécient le dispositif d’actionnariat salarié et en tirent avantage, c’est dans une visée purement instrumentale, mais sans effet sur leur rapport au travail ou à l’entreprise.
4 – Conclusion
51Si la crise de la grande distribution se traduit par une dégradation des conditions de travail et d’emploi, nous l’avons quant à nous appréhendée sous l’angle de la politique salariale, mettant au jour le fait que nous sommes passés d’un « cercle vertueux de partage des bénéfices » à un « cercle vicieux de partage des risques », qui se traduit, dans la plupart des cas, par une baisse des rémunérations. Comme le note Noélie Delahaie, « la mise en œuvre du partage du profit résulte moins d’une incitation à l’effort que de la volonté d’un employeur de transférer une partie des risques vers le salarié, via un mode de rémunération approprié » [2007, p. 44]. Tous ces éléments affectent néanmoins l’émulation des salariés. Paradoxalement, c’est au moment même où le secteur a le plus besoin de l’engagement des salariés qu’il n’a plus les moyens de le susciter. Si, durant une trentaine d’années, les dispositifs de partage des bénéfices ont constitué un outil efficace de reconnaissance du travail qui participe d’une émulation individuelle et collective favorisant un fort investissement au travail et un attachement à l’entreprise, la chute des résultats de Maximag, qui se répercute directement sur le niveau des primes et de la valeur de part, est source de déception pour les « anciens » ayant connu « la belle époque » de croissance exceptionnelle du secteur. Alors que les salariés de Maximag formaient un collectif soudé, se percevant « actionnaires » et partageant des intérêts communs avec l’employeur, la crise de la distribution fait voler en éclats ce collectif, venant raviver l’opposition capital/travail et accentuer les inégalités entre salariés et diplômés. Si les jeunes cadres diplômés sont épargnés par cette crise, on pourrait s’attendre à ce qu’il en aille autrement des « nouveaux » employés qui présentent tous les traits des « nouveaux prolétaires » [Abdelnour, 2011]. Pourtant, face à l’accroissement des inégalités et à la dégradation des conditions de travail et de rémunération, aucun mouvement de révolte n’est advenu jusqu’alors, ce qui pousse à s’interroger sur les raisons de l’absence de contestation [Benquet, 2013]. Les « nouveaux » employés, alors même qu’ils sembleraient avoir toutes les raisons de se révolter, n’expriment pas de « sentiment d’injustice » [Benquet, 2011]. Ils tendent au contraire à relativiser leurs difficultés à l’aune du chômage de masse et de la précarité du monde du travail auxquels ils parviennent à échapper. En outre, ils considèrent qu’en comparaison des conditions de rémunération des emplois de niveau similaire à celui qu’ils occupent, les primes d’intéressement et de participation et l’actionnariat salarié constituent des « privilèges » de Maximag. Lorsqu’ils comparent leur situation à celle des « anciens », au lieu de l’appréhender comme dégradée, elle devient au contraire une source de mobilisation visant à renouer avec les niveaux des primes de la « belle époque ». Cette absence de contestation n’est pas sans rapport avec la marginalisation des syndicats au sein de Maximag, à laquelle l’actionnariat salarié, participant pendant des décennies d’un rapprochement entre intérêts des salariés et des employeurs, n’est pas étranger. Cependant, rien ne présage que des mouvements de contestation n’émergeront pas à l’avenir. N’assiste-t-on pas à un essor inattendu de la conflictualité aux États-Unis au sein des magasins WalMart, pourtant « bastion de l’antisyndicalisme » [Hocquelet, 2014] ? Si la tendance à la baisse des primes et de la valeur de part se confirme, ne viendra-t-elle pas raviver un antagonisme de classes que les dispositifs de partage des bénéfices tendaient à estomper, en faisant des « nouveaux prolétaires » une classe, au sens marxiste du terme, c’est-à-dire mobilisée contre celle des capitalistes ? Plusieurs mouvements de grève dénonçant la baisse des primes et réclamant une augmentation des salaires ont eu lieu dans plusieurs magasins en décembre 2014 et semblent aller dans ce sens.
Notes
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[1]
L’épargne salariale est un ensemble de dispositifs dont l’objectif est d’associer les salariés aux résultats de leur entreprise et de favoriser l’épargne collective et le développement des investissements des entreprises. L’intéressement est un dispositif facultatif qui permet aux salariés de bénéficier financièrement des résultats ou des performances de leur entreprise. Disponibles immédiatement (sans délai de blocage), les sommes issues de l’intéressement sont calculées selon une formule définie par l’accord qui met en place le dispositif pour une durée de trois ans. La participation est obligatoire dans les entreprises d’au moins 50 salariés et consiste à attribuer aux salariés, selon des règles précises, une fraction du bénéfice réalisé par l’entreprise. Jusqu’à l’intervention de la loi du 3 décembre 2008, les sommes correspondant à la participation étaient bloquées pendant cinq ans, exception faite des possibilités de déblocage anticipé. Le Plan d’épargne entreprise permet aux salariés de se constituer, avec l’aide de leur entreprise, un portefeuille de valeurs mobilières. Bloquées pendant cinq ans minimum, les sommes détenues dans le cadre du PEE proviennent des versements volontaires des salariés et de l’abondement de l’entreprise. Le PEE peut également être alimenté par l’intéressement et la participation. Le Plan d’épargne pour la retraite collectif (PERCO) permet aux participants de se constituer une épargne pour la retraite (site Internet de la DARES).
-
[2]
En effet, « la vogue de l’épargne salariale n’est réellement amorcée qu’au début des années 1980, et surtout 1990, sous l’impulsion politique du gouvernement Balladur » [Delahaie, 2009]. D’après l’enquête PIPA de la Dares, en 2012, 61,1 % des entreprises de 1 000 salariés et plus ont distribué de la participation et 57,7 % de l’intéressement.
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[3]
Pour comparaison, d’après l’enquête PIPA, en 2012, au titre de la participation, 6 653 millions d’euros ont été distribués à 4 56 milliers de salariés, soit une prime moyenne de 1 401 € représentant 4,1 % de la masse salariale. Concernant l’intéressement, 7 027 millions d’euros ont été distribués à 4 507 milliers de salariés, soit une prime moyenne de 1 559 € représentant 4,3 % de la masse salariale.
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[4]
C’est notamment le cas de Charles Robert qui écrit : « L’ouvrier associé… emploie toutes ses facultés, économise les matières premières et les outils tout en prodiguant ses forces, se soumet sans murmure aux règlements du travail, ne songe aux grèves que pour les déplorer et œuvre ainsi au maximum de production que comporte la machine humaine » [cité par Mottez, 1966, p. 84].
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[5]
En s’appuyant sur les résultats de l’enquête Réponse (Dares), Pascal Ughetto (2007) montre ainsi que le premier motif d’engagement indiqué par les salariés est « la satisfaction du travail bien fait » tandis qu’à la question relative à ce qui les gêne pour s’investir, ceux-ci font passer les rémunérations au premier rang. Si en tant que travailleur on s’engage « spontanément » dans sa tâche, en tant que salarié on attend une forme de reconnaissance de la part de l’employeur.
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[6]
Par opposition aux « anciens » et pour une question de facilité de lecture, nous qualifierons les employés recrutés depuis les années 2000 de « nouveaux », bien qu’ils aient pour certains une dizaine d’années d’ancienneté.
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[7]
Si nous n’abordons pas ici la question de la répartition des dépenses au sein du couple, des travaux ont néanmoins montré que s’établit une répartition clairement sexuée de certains postes budgétaires. Delphine Roy observe ainsi « une grande variété de modes de gestion de l’argent » et « des conditions sociales à la mise en commun, plus ou moins extensive des ressources » [2006, p. 102]. Il est également utile de rappeler que le bas salaire féminin n’est nullement un « salaire d’appoint » mais constitue un « apport vital » venant compléter le bas salaire masculin du ménage [Concialdi et Ponthieux, 1999].
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[8]
Comme le rappellent nombre de travaux [notamment Angeloff, 1999], le temps partiel est une des causes principales de pauvreté laborieuse.
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[9]
Ana Perrin-Heredia [2009] constate ainsi que l’irrégularité des versements provoque des dysfonctionnements dans l’équilibre à court ou moyen terme du budget des ménages.