1 – Introduction
1Cet article explore les transformations contemporaines de la grande distribution et notamment sa financiarisation à partir d’une étude de la trajectoire de l’entreprise Carrefour au cours de la première décennie du xxie siècle. Il s’agit de montrer comment la restructuration de l’actionnariat a précipité un bouleversement de la stratégie de profit avec des conséquences négatives rapides et marquées sur les opérations, la relation salariale et les rapports avec les autres parties prenantes. Cette étude s’inscrit dans le prolongement de recherches antérieures consacrées à l’organisation de l’activité dans la grande distribution [Benquet, 2010, 2011, 2013] et à l’internationalisation et la financiarisation des grands distributeurs [Baud et Durand, 2012 ; Durand, 2011 ; Durand et Wrigley, 2009].
2Les trente premières années d’existence du groupe Carrefour furent celles d’une formidable croissance qui transforma deux petits épiciers – Marcel Fournier et Denis Defforey – en dirigeants d’un empire commercial. Après la fusion avec Promodès qui voit le groupe doubler de taille en 1999, les années 2000 sont marquées par une dissolution de l’actionnariat et l’entrée en lice d’un nouvel actionnaire de référence, le fonds d’investissement Blue Capital. Cette décade est aussi celle de l’étiolement industriel du groupe et d’espérances de profits déçues : après une faible progression dans les années 2000, le chiffre d’affaires se replie à partir de 2011, tandis que l’EBITDA [1] stagne entre 2000 et 2007, puis s’effondre jusqu’en 2012, au moment où sa croissance redémarre (figure 1). Ces évolutions s’inscrivent dans un contexte macroéconomique marqué par le choc financier de 2008 et la crise européenne depuis 2011. Mais si la trajectoire de Carrefour est affectée par ces grandes turbulences macroéconomiques, elle ne saurait s’y réduire. Ainsi, la comparaison avec d’autres grands distributeurs internationaux (Walmart et Tesco) ou français (Casino) fait apparaître la singularité de Carrefour, en particulier au cours de la seconde moitié des années 2000. Le ratio entre l’EBITDA et le chiffre d’affaires qui est l’un des principaux indicateurs de la rentabilité de l’activité décroît jusqu’en 2012 tandis qu’il stagne ou progresse pour les autres firmes (figure 2). Cette contre-performance de Carrefour a des effets sur la valeur de l’action qui est divisée par six, passant d’un pic de 83 euros en novembre 1999 à un point bas de 13 euros en septembre 2012 : une évolution qui contraste nettement avec les cours des titres des autres enseignes tout comme avec celle de l’indice CAC 40 (figure 3).
Chiffre d’affaires et EBITDA de Carrefour (1997-2013)

Chiffre d’affaires et EBITDA de Carrefour (1997-2013)
EBITDA de Wal-Mart, Carrefour, Tesco et Casino (1997-2013)

EBITDA de Wal-Mart, Carrefour, Tesco et Casino (1997-2013)
Cours boursier de Wal-Mart, Carrefour, Tesco, Casino et indice CAC 40

Cours boursier de Wal-Mart, Carrefour, Tesco, Casino et indice CAC 40
3Le premier objectif de ce travail est de documenter la trajectoire de la firme au cours d’une période particulièrement mouvementée de son histoire. C’est un enjeu en soi du fait de l’importance de l’entreprise. Le groupe Carrefour compte en 2013 plus de 360 000 salariés répartis dans 10 000 magasins et 34 pays, et fait figure de mastodonte dans le paysage des entreprises françaises. Premier groupe de distribution européen en termes de chiffre d’affaires, c’est aussi le second au niveau mondial derrière le géant étasunien Walmart. Carrefour est également le premier employeur privé en France et, en tant que distributeur, un acteur économique qui se trouve encastré dans de multiples processus économiques et sociaux allant des dynamiques urbaines au commerce international en passant par les modes de consommation, la formation des standards salariaux et la structuration des chaînes d’approvisionnement. Son évolution est à ce titre symptomatique des transformations du capitalisme contemporain, en particulier dans l’Hexagone.
4Cet enjeu empirique se double d’une volonté de saisir les faits financiers comme des processus à la fois économiques et sociaux et la financiarisation non comme la seule croissance des marchés financiers, mais comme la diffusion de leurs logiques hors de leur sphère originale [Godechot, à paraître]. À rebours des approches en termes d’efficience des marchés financiers, il s’agit ici de saisir les ponts existant « entre les “petits” objets étudiés par les sociologues » et « les analyses critiques de la globalisation de la finance » [Montagne, Ortiz, 2013, p. 22] et d’« ancrer [2] » les secondes sur les premières en donnant à voir le fourmillement des réorganisations managériales, actionnariales et stratégiques qui sous-tendent le fait massif de la financiarisation d’une entreprise.
5En s’inscrivant dans le champ de recherche fructueux ouvert sur ce thème par la publication en 1994 par Giovanni Arrighi de The Long Twentieth Century [Arrighi, 2010 (1994)], il s’agit ici de montrer, au niveau de l’entreprise, que la financiarisation ne se résume pas à un jeu à somme nulle aux dépens des travailleurs et au profit des investisseurs financiers. Nous faisons l’hypothèse que les mutations de la structure d’actionnariat ont nourri des stratégies de profit qui sont en cause dans la dégradation de la relation salariale, mais aussi de la rentabilité économique et finalement financière de la firme. Les évolutions du contexte macroéconomique marqué par la plus grande crise financière de l’histoire, les transformations d’un secteur fordiste tardif arrivé à maturité [Moati, 2001] et l’héritage de la stratégie d’expansion de la décade précédente forment la toile de fond, mais non l’objet de notre étude. Partant de la singularité de la trajectoire de Carrefour, notre propos est centré sur l’exploration des mécanismes qui lient la restructuration de l’actionnariat et l’insoutenabilité de la stratégie de profit actionnariale.
6Sur le plan méthodologique, nous procédons à une analyse qualitative informée par des statistiques descriptives en combinant trois types de ressources : l’information économique et financière publiée par le groupe et la presse économique, les données opérationnelles et financières tirées des bases Thomson Datastream et Thomson Financial et, enfin, des entretiens semi-directifs réalisés auprès de cadres dirigeants et de salariés du groupe entre 2008 et 2012 [3].
7La deuxième section présente la littérature et le cadre conceptuel de notre étude. La section suivante établit la montée en puissance d’investisseurs impatients et ses effets sur la gouvernance d’entreprise et sur l’accroissement des paiements aux actionnaires. La dernière est consacrée à l’analyse de la stratégie actionnariale mise en œuvre.
2 – Financiarisation et développement économique des firmes
8Le rôle croissant et multidimensionnel de la finance dans les économies contemporaines et l’incapacité de l’approche dominante en termes d’efficience des marchés financiers à rendre compte de cette évolution ont conduit, depuis le tournant des années 2000, à la constitution d’un corpus scientifique conséquent sur la financiarisation dans divers champs disciplinaires, en particulier l’économie politique, la sociologie économique, les Critical management studies ou encore la géographie économique (pour une revue, voir van der Zwan, 2014).
9Dans le cadre de cette étude, le concept de financiarisation est mobilisé au niveau de la grande firme capitaliste afin de rendre compte de l’affirmation de la norme de création de valeur pour l’actionnaire et des stratégies qui en découlent [Lordon, 2000]. Si le régime financiarisé suppose l’appropriation du capital disponible dans l’entreprise et peut ainsi heurter l’intérêt des salariés, il consiste aussi à utiliser la firme et ses ressources financières pour s’approprier des capitaux situés à l’extérieur de l’entreprise (chez les fournisseurs, sur le marché des titres, etc.). La montée en puissance de fonds d’investissement dans l’actionnariat conduit à des transformations dans la gouvernance des firmes visant à aligner les incitations des dirigeants sur les intérêts immédiats des actionnaires. Les restructurations de l’entreprise se modifient : celles-ci ne visent plus à améliorer la qualité et la taille de ses opérations pour générer des profits dans la durée, mais à accroître la valeur créée à court terme pour l’actionnaire, ce qui in fine fragilise l’entreprise et sa capacité à générer des profits dans la durée.
10Les évolutions de l’actionnariat visibles dès les années 1980 aux États-Unis touchent les grandes firmes d’Europe continentale à partir du milieu des années 1990 à la faveur d’un triple mouvement : éclatement des noyaux d’actionnaires et des réseaux de participations croisées, déconcentration de la propriété et accroissement du poids des investisseurs institutionnels (fonds d’investissements collectifs, fonds spéculatifs) notamment d’origine anglo-saxonne [Aglietta et Rébérioux, 2004 ; Jeffers et Plihon, 2001 ; Lantenois, 2011 ; Lantenois et Coriat, 2011 ; Morin, 2000 ; Morin et Rigamonti, 2002].
11Porteurs d’une représentation du monde économique créée par les approches contractualistes au tournant des années 1970 (pour une critique, voir Chassagnon et Hollandts, 2014), ces actionnaires activistes s’efforcent de réaffirmer la primauté de leur pouvoir sur l’entreprise en mettant en place des modes de gouvernance d’entreprise leur assurant un contrôle effectif sur la firme. Un des effets importants de cette renégociation de la relation entre cadres dirigeants et actionnaires est l’envol des rémunérations des managers [Bebchuk et Grinstein, 2005 ; Boyer, 2005 ; DiPrete, Eirich et Pittinsky, 2010 ; Englander et Kaufman, 2004 ; Steiner, 2011].
12Le point commun des stratégies de ces nouvelles directions d’entreprises est de rechercher l’amélioration à court terme de la performance financière des firmes, c’est-à-dire d’accroître le montant des dividendes versés et d’élever le cours des actions [Aglietta, 2000 ; Lazonick et O’Sullivan, 2000]. Pour cela, les firmes activent différents leviers. La relation salariale est repensée autour de nouvelles formes de mise au travail et de rémunération des salariés, tandis que les effectifs sont réduits et certaines tâches externalisées. On observe ainsi une répercussion plus rapide sur l’emploi des fluctuations de l’activité lorsque des investisseurs institutionnels jouent un rôle important dans l’actionnariat [Auvray et al., 2014]. Les rapports avec les fournisseurs sont également reconfigurés de manière à permettre aux grandes firmes de bénéficier de profits de monopsone dans le cadre des rapports de sous-traitance [Tinel et al., 2007 ; Perraudin et al., 2014], notamment au sein des chaînes globales de marchandises dominées par les acheteurs [Milberg, 2008 ; Milberg et Winckler, 2013]. Les stratégies d’optimisation des paiements fiscaux permettent par ailleurs d’améliorer les reversements aux actionnaires [Graham et al., 2013].
13Le comportement d’investissement des firmes se modifie lui aussi. Afin de réduire l’exposition des firmes aux coûts irrécouvrables consubstantiels à l’immobilisation de capital fixe, les ressources financières disponibles (trésorerie et capacité d’emprunt) sont utilisées pour générer des revenus financiers [Clévenot et al., 2010 ; Krippner, 2011]. Les travaux empiriques montrent que la distribution de valeur aux actionnaires et/ou les investissements en actifs financiers sont négativement associés aux investissements productifs et aux dépenses de R&D, au niveau macro [Crotty, 2003] et au niveau micro [Hecht, 2014 ; Orhangazi, 2008].
14Le caractère difficilement soutenable sur le plan économique de telles stratégies a été souligné au niveau sectoriel – par exemple dans le cas de l’industrie pharmaceutique [Montalban et Sakinç, 2013] et dans le cas de la grande distribution [Baud et Durand, 2012] – mais également au niveau macroéconomique [Lazonick, 2011 ; Cordonnier, 2006 ; Husson, 2008 ; Stockhammer, 2004]. La faiblesse de l’investissement et les cessions d’actifs limitent les ressources nécessaires au développement du chiffre d’affaires et menacent la pérennité de la profitabilité. Finalement, la gouvernance actionnariale fragilise l’entreprise et les versements aux actionnaires eux-mêmes, un résultat congruent aux conclusions de travaux théoriques post-keynésiens [Badhuri et Marglin, 1990] et régulationnistes [Boyer, 2000].
15Comment le groupe Carrefour s’est-il financiarisé au point de mettre en péril son développement économique ? Soulignons d’emblée que cette analyse ne reprendra pas l’ensemble des problèmes mis en évidence dans la littérature car certaines données importantes ne sont pas disponibles – comme l’évolution des prix, l’origine géographique des achats ou des données fiscales détaillées – et que le choix de procéder à une étude au niveau du groupe empêche d’examiner finement certaines dimensions importantes de la financiarisation, notamment les dynamiques de la relation salariale. Des évolutions majeures peuvent néanmoins être mises en évidence.
3 – L’affirmation du pouvoir des fonds d’investissement
16La financiarisation de l’actionnariat et le bouleversement de la gouvernance d’entreprise interviennent au milieu des années 2000, dans un contexte de difficultés économiques du groupe lié à l’échec opérationnel de la fusion avec Promodès en 2000.
3.1 – L’échec d’une fusion
17En 1993, Daniel Bernard, alors P.-D.G. de Metro AG, prend la tête du groupe pour une longue période de douze années. L’internationalisation s’accélère et, à la fin des années 1990, le groupe passe de la sixième à la quatrième place mondiale. La fusion avec Promodès en 1999 est la seconde naissance de ce qui devient alors « le Nouveau Carrefour » et en fait, comme l’annonce Daniel Bernard dans le bilan financier de 1999, « le premier groupe de distribution européen, le deuxième mondial et surtout le plus international ».
M. Dupond, entré dans le groupe en 1981, directeur des relations sociales depuis 1999 : « Carrefour, c’était un groupe d’hypermarchés. On avait ED, comme enseigne de discount, mais c’était à part. On était presque une enseigne de monoformat. On n’avait pas d’entrepôts propres parce que nous, on venait vraiment de la tradition des succursalistes, des points de vente. À l’inverse, Promodès au départ ce sont des grossistes, donc eux, ils avaient leurs propres entrepôts. Donc ils avaient exactement ce qu’on n’avait pas. »
19En sus des entrepôts, le rapprochement doit permettre à Carrefour de se développer dans d’autres formats que les hypermarchés, en profitant des supermarchés Champion, des magasins de proximité et de l’enseigne discount Dia du groupe Promodès. Les familles fondatrices de Carrefour conservent 8 % du capital et signent un pacte d’actionnaire avec la famille de Paul-Louis Halley, détentrice du groupe Promodès, tandis que ce dernier est élu président du conseil de surveillance. La direction annonce dans la foulée des objectifs ambitieux : une croissance annuelle du chiffre d’affaires à deux chiffres sur trois ans, le doublement du résultat net sur la même période. Mais ces espoirs ne se concrétisent pas, car la fusion opérationnelle s’avère plus difficile que prévu.
M. Dupond, directeur des relations sociales : « C’était assez dingue. On mettait dans une même salle une équipe Carrefour et une équipe Promodès, qui avant faisaient la même chose chacun dans leur coin, et on leur disait “vous travaillez ensemble”. Et les gars savaient qu’avec le principe de 1+1 = 1,5, un quart d’entre eux allaient devoir partir. Donc bonjour l’ambiance ! Les gars se regardaient du coin de l’œil pour savoir qui allait être viré. Enfin, c’était vraiment difficile. »
21Pour tenter de rationaliser l’organisation du groupe, la direction fait le choix de la centralisation de la logistique. La centrale de référencement des produits devient une centrale d’achat. Les chefs de rayons et les directeurs d’hypermarché perdent le droit de choisir les marchandises achetées au sein d’un assortiment élaboré par la centrale et de décider de la volumétrie de chacune d’entre elles. Dans les magasins, des cadres comme Monsieur J, ancien chef de rayon textile devenu responsable marketing au siège des hypermarchés, se plaignent de la nouvelle organisation.
Monsieur J : « Je vais le dire clairement, le boulot a perdu tout intérêt. On avait les pleins pouvoirs et d’un coup plus rien. Chez Carrefour, quand vous étiez chef de rayon d’un magasin, vous étiez très respecté. Tout le monde savait que le chiffre, c’était grâce à vous. Donc il y avait une forte reconnaissance. Vous étiez cadre, vous étiez chef, c’était une réussite sociale si vous voulez. Et puis ça a été de moins en moins vrai. On était de plus en plus de simples salariés qui font ce que dit le patron, qui ont peur de se faire disputer. Les types du siège qui n’avaient aucune expérience, qui n’avaient jamais bossé dans un magasin, sont devenus les nouveaux chefs. Et ça, quand on sait ce qu’a été la culture de Carrefour, c’est difficile à avaler. »
23Les difficultés organisationnelles affectent les résultats économiques. En 2002, le chiffre d’affaires est inférieur de 4,4 % aux prévisions et stagne les années suivantes tandis que la profitabilité du groupe décline. Les marchés financiers lui retirent leur confiance. Après avoir crû de presque deux tiers entre 1998 en 2000, le titre s’effondre et représente en 2004 moins d’un tiers de son niveau de 1999. Des menaces d’OPA (offre publique d’achat) de ses concurrents Tesco et Walmart circulent au début de l’année 2005 et Daniel Bernard est sommé de quitter la présidence du groupe. Déçus, les actionnaires familiaux qui depuis trente ans assuraient une surveillance souple et stable des managers se préparent à vendre leurs parts et entendent bien mettre le groupe en ordre de marche pour séduire les marchés financiers et un éventuel acheteur.
3.2 – Montée en puissance des investisseurs financiers dans le capital et transformation de la gouvernance
24Le retrait des actionnaires familiaux accroît la part du capital flottant et expose ainsi davantage le management aux évaluations des marchés financiers. De 2000 à 2013, la part du capital flottant gagne 18 points, passant de 72 % à 90 %. Dans le même temps, la part de l’actionnaire de référence recule, tandis que celle des salariés diminue de plus de moitié entre 2000 et 2006 pour se stabiliser ensuite autour de 1,2 %. Parallèlement, les évolutions de la nature de l’actionnaire de référence témoignent, plus nettement encore, des transformations de l’actionnariat. En février 2007, le groupe Arnault représenté par Bernard Arnault lui-même et Colony Capital représenté par Sébastien Bazin, réunis dans une société commune, Blue Capital, entrent dans le capital du groupe. Le 7 mars 2007, ils annoncent avoir acquis 9,1 % du capital de la société, auquel s’ajoute 0,7 % acquis de concert avec Axon Capital. Le 5 mars 2008, la famille Halley déclare mettre fin à son action de concert au sein du capital du groupe. À l’issue de l’assemblée générale du 15 avril 2008, le bloc d’actions est dissous et le groupe tombe dans l’escarcelle de la société d’investissement qui, avec 13,55 % du capital, devient l’actionnaire de référence et annonce, par voie de presse, qu’il entend assumer pleinement ce rôle. Pour une durée limitée toutefois puisque, dès 2012, le fonds commence à se désengager du capital.
25Cette restructuration de l’actionnariat s’accompagne de bouleversements à répétition du mode gouvernance du groupe. Le 3 février 2005, après le départ de Daniel Bernard, le poste de P.-D.G. jugé trop influent est scindé en deux parties [4] : José Luis Duran occupe la fonction de directeur général et Luc Vandevelde celle de président du conseil de surveillance. Est mis en place un Directoire de cinq membres en charge du management du groupe qui, en diluant le pouvoir de la direction, prévient toute velléité sécessionniste vis-à-vis du conseil de surveillance.
26Nouvelle étape de la prise de contrôle des actionnaires, en 2008, José Luis Duran est remplacé par un homme choisi par les actionnaires, Lars Olofsson, accueilli avec un montant record de 3,7 millions d’euros de stock-options et pour lequel, témoignage de l’extrême confiance que lui font les actionnaires, on recrée la fonction de P.-D.G.
Jacques Beauchet, directeur des ressources humaines groupe de 2000 à 2009 : « Le fonds voulait mettre un homme à eux. Un type dont ils soient sûrs, complètement acquis à leur cause. Et Durán, c’était pas le bon type. Il avait dit qu’il était en désaccord avec l’idée de vendre des actifs comme le hard discount ou les murs. Il avait dit aussi que ça lui paraissait difficile d’obtenir une croissance de 15 %. Bref, ça n’a pas collé du tout. »
28Non consulté, le Directoire encore en place n’a pas même été prévenu. Signe d’un changement d’époque, le « message du P.-D.G. » publié dans le bilan financier de l’année 2009 n’est pas adressé, comme le veut la tradition, à un public anonyme ou aux collaborateurs du groupe, mais à « Madame, Monsieur, chers actionnaires » et se conclut par l’engagement à « récompenser [leur] confiance ».
29La comparaison de la direction exécutive composée de six individus nommés par Lars Olofsson, et du directoire de cinq personnes mis en place deux ans auparavant fait apparaître le nouveau style des dirigeants arrivés à la tête de l’entreprise.
30José Luis Durán, de nationalité espagnole, est entré dans une filiale du groupe Carrefour en 1991 et a obtenu le poste de directeur général après une trajectoire de promotion interne de quatorze années. Diplômé d’une université d’économie, il n’a pas fréquenté de grandes écoles et n’a connu durant toute sa carrière professionnelle que deux groupes, Arthur Andersen et Carrefour. L’équipe de direction de cinq personnes dont il s’est entouré est à son image. L’ancienneté moyenne de ses membres est de 20,86 ans. Tous ont connu de longs parcours de promotion interne, les ayant souvent conduits de postes d’employés ou de « petits cadres » – contrôleur de gestion, sous-directeur des achats PGC, stagiaire directeur Hyper – aux plus hautes fonctions de l’entreprise. Diplômés de l’enseignement supérieur, ils ont plus souvent fréquenté de petites écoles de commerce de province que les prestigieux établissements, puis ont travaillé dans une, ou parfois deux, entreprises avant d’intégrer Carrefour. Lors de leur nomination à la tête du groupe, ils y ont déjà occupé entre quatre et douze postes différents et y ont presque été entièrement formés. Enfin, seules deux nationalités sont représentées, trois sont français et deux espagnols, deux pays dans lesquels le groupe est très implanté. Tous ces dirigeants sont en fait le produit d’une politique de ressources humaines qui remonte aux années « Far West » de Carrefour. Au cours de la décennie 1980, la direction veille en effet à ce que 50 % des cadres soient issus de la promotion interne, créant ainsi de formidables espoirs de promotion sociale – et un investissement professionnel à leur mesure – au sein d’une population d’employés aux qualifications moyennes.
Mme Johnson, ancienne directrice des relations sociales du groupe, partie en 1997 : « Les années 1980, ça a vraiment été l’époque de la grande aventure. On était un secteur jeune, ultra-dynamique, c’est ce qu’on appelait entre nous, les années Far West. On ouvrait des hypers tout le temps, donc les possibilités de promotions internes étaient énormes. Il y a eu des carrières vraiment fulgurantes. »
32L’équipe qui entoure Lars Olofsson est le produit de trajectoires professionnelles en rupture avec ce choix managérial. Originaire d’un pays où Carrefour n’a pas de tradition d’implantation, le nouveau P.-D.G. est diplômé en « administration des affaires » et a effectué une part importante de sa carrière au sein du groupe Nestlé. Lorsqu’il est nommé, il n’a jamais travaillé au sein du secteur de la distribution. L’équipe qu’il forme lui ressemble : très internationale, elle réunit des hommes de quatre nationalités différentes et d’horizons très divers. Diplômés pour moitié d’entre eux de grandes écoles et pour deux autres de filières universitaires d’excellence, ils ont connu entre trois et sept groupes différents avant d’être recrutés par Carrefour. La moitié est issue du monde de l’industrie et parmi ceux connaissant le monde du commerce, un seul a déjà travaillé au sein d’un magasin. Enfin, le premier juin 2010, cinq sur six étaient entrés dans le groupe il y a moins de dix-huit mois. Un an après la formation de ce nouveau comité exécutif, deux des nouveaux arrivants avaient déjà quitté le groupe, illustrant la redéfinition des métiers de direction comme des « missions » de court terme destinées à remplir des objectifs précis et limités. Ces nouveaux chefs perçoivent leur emploi au sein de Carrefour comme une étape d’un parcours individuel, qui croise celui de l’entreprise sans s’y confondre.
33Mais la déroute économique du groupe conduit les actionnaires, au début de l’année 2012, à mettre un terme au contrat de Lars Olofsson. Ils choisissent comme remplaçant Georges Plassat, ancien P.-D.G. du groupe français de distribution de prêt-à-porter Vivarte. Sa stratégie consiste principalement à détricoter celle de son prédécesseur, signalant la fin d’un moment paradoxal d’envolée des paiements aux actionnaires dans un contexte de déclin du résultat opérationnel.
34Le tableau 1 résume les principales modifications intervenues dans l’actionnariat et à la direction du groupe.
Principales évolutions actionnariales et managériales

Principales évolutions actionnariales et managériales
3.3 – La dynamique problématique des profits et des versements aux actionnaires
35En comparant les dynamiques des profits opérationnels et des versements aux actionnaires, on voit apparaître les tensions qui existent entre l’exigence de maximisation rapide de la valeur actionnariale et le développement économique de la société (figure 4). Au cours de la période 2000-2009, le résultat opérationnel (EBITDA) du groupe Carrefour décline tandis qu’augmentent les versements aux actionnaires. Alors que l’EBITDA est divisé par deux entre 2000 et 2009 (de 8 à 4 % du CA), les revenus versés aux actionnaires passent de 0,6 % du CA au début de la décennie à 2 % en 2009. Ces évolutions contraires connaissent leur acmé de 2006 à 2009 où, en dépit d’un bref repli dans le contexte du krach financier de 2008, les dividendes et les rachats d’actions progressent très rapidement tandis que la dégradation de l’EBITDA s’accélère. À partir de l’année 2010, la poursuite de la dégradation du résultat commence à menacer les paiements aux actionnaires qui demeurent toutefois à un niveau élevé jusqu’en 2011. Ce n’est qu’à partir de 2012 que le retournement s’opère : on assiste à un véritable effondrement des paiements qui ne représentent plus que 0,14 % du CA en 2013, alors que parallèlement le résultat commence à se rétablir.
Le résultat opérationnel (EBITDA) et les paiements aux actionnaires (dividendes et rachats d’actions) en % du chiffre d’affaires (1998-2012)

Le résultat opérationnel (EBITDA) et les paiements aux actionnaires (dividendes et rachats d’actions) en % du chiffre d’affaires (1998-2012)
36Si l’on observe conjointement l’ensemble des paiements financiers, c’est-à-dire d’une part les intérêts versés auprès des banques et des détenteurs d’obligations et, d’autre part, les dividendes et les rachats d’actions, on constate leur maintien au cours de la période à niveau très élevé, supérieur à 1 milliard d’euros et à 1 % du chiffre d’affaires de 2000 à 2011, avec une phase haute entre 2006 et 2011 dont le point culminant se situe en 2009 lorsque le total des versements s’élève à 2,3 milliards d’euros. Parallèlement à l’évolution de leur montant, les versements financiers évoluent qualitativement, les dividendes puis les rachats d’actions [5] tendant à se substituer aux intérêts (figure 5). Ainsi, en 2000, les intérêts représentent 78 % des paiements financiers. En 2009, ce sont les paiements aux actionnaires qui en constituent 74 % (respectivement 33 % pour les dividendes et 41 % pour les rachats d’actions). Ce changement résulte pour la période allant de 2000 à 2005 d’une forte diminution de la charge des intérêts qui permet d’accroître les dividendes versés tout en diminuant le montant total de la charge financière. La baisse des taux d’intérêt facilite le désendettement du groupe. De 2006 à 2009, le montant des intérêts versés se stabilise, mais on assiste à une forte hausse des paiements financiers due pour l’essentiel aux rachats d’actions (à l’exception de l’année de la crise financière). Cette évolution témoigne du souci de préparer la restructuration imminente de l’actionnariat, puis, à partir de 2008, de l’affirmation des nouvelles priorités du fonds d’investissement devenu actionnaire de référence. En effet, si l’obtention des dividendes implique de conserver les actions, les gains associés aux rachats d’actions ne se matérialisent que lorsque les investisseurs vendent leurs titres, ce qui répond aux demandes des investisseurs les moins engagés dans la firme [Lazonick, 2010, p. 696].
Les paiements financiers du groupe Carrefour (1999-2013)

Les paiements financiers du groupe Carrefour (1999-2013)
37L’examen de l’évolution du résultat opérationnel du groupe et des versements aux actionnaires montre que la séquence 2006-2009 fut une période charnière. Dès 2010, les rachats d’actions se réduisent fortement, puis disparaissent finalement en 2011 tandis que le résultat opérationnel s’effondre. Mais en dépit de l’impasse patente de la stratégie suivie, ce n’est qu’en 2012 que l’on assiste à une diminution drastique des dividendes. La décorrélation entre les versements aux actionnaires et les performances économiques de l’entreprise est symptomatique de l’affirmation de l’exigence de création de valeur pour des investisseurs impatients. Mais la brièveté de cette séquence témoigne de son insoutenabilité à moyen terme pour la firme. Il nous faut maintenant examiner les ressorts de cette stratégie de profit actionnariale pour en comprendre le caractère aporétique.
4 – Une stratégie de profit aporétique
38Le lien causal entre la montée en puissance d’investisseurs financiers et l’augmentation des dividendes et des rachats d’actions s’éclaire si l’on s’arrête sur la spécificité de ces actionnaires. La maximisation de la valeur actionnariale recherchée par les actionnaires financiers découle de la nature même des sociétés d’investissement et du rapport spécifique qu’elles entretiennent avec le capital. Les capitaux de ces sociétés proviennent de deux sources. D’abord, des investisseurs institutionnels (banques, assurances, organismes de retraite, fonds souverains, etc.) qui, attirés par des espérances de gains supérieures à celles du marché, mettent à leur disposition des capitaux pour une durée maximale de dix ans. Ensuite, des banques qui accordent massivement des crédits pour ces opérations dites de leverage buy out (LBO) [6], notamment depuis que les possibilités de titrisation des crédits octroyés réduisent – au moins dans un premier temps – leur exposition au risque de non-recouvrement. Les sociétés d’investissement, parce qu’elles achètent à crédit, sont donc soumises à la pression des remboursements. Ainsi, les groupes Arnault et Colony ont dû débourser 3,2 milliards d’euros pour acheter des actions Carrefour en 2007 [7], achat financé à hauteur de 2,4 milliards d’euros par un emprunt bancaire contracté auprès de Natixis et RBS. Le niveau de dette très élevé que contractent ces sociétés pour acquérir les entreprises fait de la maximisation de la valeur actionnariale une condition même de leur survie économique.
39L’objectif des sociétés d’investissement n’est pas de posséder la majorité du capital d’une entreprise pour en assurer durablement la direction, mais d’en prendre le contrôle tout en restant minoritaires – c’est-à-dire en immobilisant le moins de capital possible – pour conduire des opérations de restructurations de l’activité permettant d’accroître à court terme leur valeur financière. Elles transforment les entreprises en actifs et se rémunèrent par les dividendes et la plus-value découlant de l’accroissement de leur valorisation. C’est au moment de son désengagement de Carrefour que Blue Capital espère toucher la pleine rémunération de son investissement.
40Les investisseurs financiers ne suivent donc pas une stratégie de profit industrielle de moyen terme où la maximisation des profits est recherchée par une augmentation du résultat opérationnel, c’est-à-dire par le développement de l’activité, des investissements et de la productivité et la minimisation des coûts de production. La stratégie actionnariale déployée au cours des années 2000 vise la maximisation à court terme du versement des dividendes et du niveau des cours.
4.1 – Resserrement opérationnel
41Comment les investisseurs financiers ont-ils pu mettre en œuvre une stratégie actionnariale dans un contexte de déclin des profits ? Un premier levier utilisé par la direction consiste à recentrer la firme sur ses activités les plus profitables. En 2005 et 2006, elle fait le choix pour la première fois de diminuer son périmètre d’exploitation avec la sortie de quatre pays (Japon, Mexique, République tchèque et Slovaquie) et la cession de deux activités (restauration hors foyer en France et cash and carry en Espagne). Le repli est ensuite interrompu jusqu’en 2010, le groupe renforçant même sa position significativement dans des pays comme le Brésil, la Chine et la Turquie. Ainsi, la part du chiffre d’affaires réalisé à l’étranger passe de 51 % en 2001 à 61 % en 2010. Mais elle diminue à nouveau brutalement dans les années qui suivent pour atteindre 53 % en 2012 en raison de cessions d’actifs considérables. En 2011, l’enseigne de hard discount Ed/Dia quitte le giron de Carrefour et entre à la Bourse de Madrid tandis que Carrefour se retire de Thaïlande. En 2012, le recentrage du groupe s’accélère avec la cession des activités en Grèce, à Singapour, puis la vente de ses participations en Malaisie, Colombie et Indonésie durant l’automne. Au début des années 2010, le groupe s’est également séparé d’une part importante de son patrimoine immobilier afin de libérer du cash.
42Cette stratégie de réduction de l’activité permet d’accompagner la hausse des versements aux actionnaires au milieu des années 2000 puis, cinq ans plus tard, leur maintien à des niveaux élevés en 2010 et 2011, alors même que la rentabilité économique s’écroule. Mais cette stratégie conduit à faire plonger le chiffre d’affaires lui-même, et derrière lui le résultat et les dividendes. C’est ce qu’explique l’ancien directeur des ressources humaines du groupe.
Jacques Beauchet, directeur des ressources humaines du groupe de 2000 à 2009 : « L’idée de réduire la surface des magasins dont on n’arrive pas à assurer la rentabilité, de sortir trop vite de pays où on est entré, d’externaliser des rayons dont on ne peut assurer la rentabilité, ce sont des bêtises. Ce sont des actions de réduction de l’activité. On supprime des magasins, des rayons, des parties non rentables, mais en même temps on supprime aussi une part de l’attractivité. Donc certes, vous supprimez un puits de perte, mais vous diminuez aussi le profit sur tous les autres rayons. Et évidemment, très vite, vos pertes en profit sont beaucoup plus importantes que vos économies. Mais ça participe d’une même ligne stratégique qui consiste à dire : du profit vite, vite. Vous diminuez la surface, à très court terme c’est positif, vous avez des charges en moins, mais à moyen terme vous cassez l’affaire. C’est l’inverse de la logique du commerçant qui doit au contraire chercher à accroître le nombre de ces surfaces. Alors que ces stratégies court terme sont mortelles pour l’entreprise. Parce qu’un groupe de distribution tient son résultat de sa croissance qui est liée à sa puissance d’achat. Quand vous diminuez vos quantités vendues, parce que vous avez diminué vos activités, vous diminuez votre puissance d’achat et donc vous ne pouvez plus être compétitif sur les prix et donc les magasins perdent des clients et du chiffre d’affaires. C’est la spirale vicieuse. Et la spirale vertueuse, c’est augmentation de chiffre d’affaires, écrasement des coûts fixes, amélioration de la performance logistique, meilleures conditions d’achat et donc meilleure compétitivité prix, et donc meilleure attractivité, augmentation du chiffre d’affaires et ça recommence. »
44À court terme, la réduction de l’activité permet d’accroître la rentabilité financière, mais à moyen terme la baisse de la rentabilité économique rejaillit sur les paiements financiers. Le « cost killing » se transforme en « business killing ».
4.2 – Mise sous tension de la relation salariale
45Ces évolutions en termes de redéfinition du périmètre et de restructuration interne ont des conséquences négatives sur l’emploi et les conditions de travail. Entre 2001 et 2008, le groupe était passé de 330 000 à 495 000 salariés, il redescend en 2013 à 364 000, soit une diminution de 26 %. Cette évolution résulte pour une large part des désinvestissements du groupe dans les pays en développement et d’une pression sur les coûts salariaux particulièrement marquée entre 2007-2011 où les ventes par employés augmentent rapidement.
46Si l’on prend l’exemple de la business unit Hypermarchés France, on constate que l’entreprise est mise « sous tension » [Coutrot, 1999]. De 2006 à 2011, la branche hypermarché du groupe perd 16,7 % de salariés. L’ancienne division du travail par « métiers » est partiellement remplacée par une organisation par « tâches ». Les nouveaux salariés sont plus polyvalents, plus productifs et moins bien rémunérés qu’au cours de la période précédente. En 1999, on comptait un salarié pour 66 m2, dix ans plus tard, on compte un salarié pour 130 m2. Le pourcentage de promotion passe quant à lui de 6 % à 3 % entre 2005 et 2010.
47Ce durcissement de la relation salariale au sein du groupe est aux antipodes du modèle paternaliste qui avait accompagné le développement du groupe dans les années 1980. Les premiers niveaux de la grille de salaire chez Carrefour sont alors supérieurs aux minima salariaux de 25 %, un intéressement est instauré en 1986, les cadres touchent à partir de 1987 des bonus représentant un à quatre mois de salaire en fonction du chiffre du magasin et du périmètre de leurs responsabilités, et les salariés bénéficient d’une prime de vacances, d’une prévoyance, d’une mutuelle et de sept à huit semaines de congés par an.
Mme Martin, directrice au sein du département des relations sociales : « Il y a eu un contrat social à cette époque : gagnant-gagnant. “On a tous intérêt à la même chose, c’est-à-dire à la performance de l’entreprise, qui profite aux actionnaires comme aux salariés. Donc, allons-y !” C’était vraiment l’idée d’un capitalisme paternaliste avec très vite l’épargne salariale, l’actionnariat salarié. Très vite on est arrivé à ce qu’on a appelé pendant longtemps le “statut Carrefour” : c’est-à-dire le 13e mois, les primes vacances, les indemnités de licenciement, l’épargne salariale, etc. »
49La brutalité de la rupture avec une politique de ressources humaines élaborée durant plus de deux décennies aide à comprendre pourquoi l’intensification du travail est critiquée non seulement par les employés, mais aussi par l’encadrement intermédiaire, à l’image de ce directeur d’un hypermarché d’une ville moyenne de province.
Le directeur (hésitant) : « Non. On a quand même un vrai problème. C’est les réductions d’effectifs, on est light light light. Il me reste un manager à faire partir pour être dans l’organisation cible 2010. On a déjà fait partir les gens qu’il fallait en ne remplaçant pas. Donc on est bon pour l’équipe employée au 31 décembre 2009 et pour l’encadrement on est bon aussi. Mais, franchement, là pour 2010, je ne sais pas comment on va faire. Parce que mes gars travaillent déjà beaucoup. Donc je ne sais pas comment réduire encore. »
51Cette inquiétude est également patente dans les propos des cadres du siège en charge de l’exploitation des magasins.
Mme U, une directrice des ressources humaines hypermarchés : « Le prochain projet, il y a six cents personnes qui partent. C’est énorme. Et après j’enchaîne avec l’initiative X, puis la Y et enfin la Z. En gros, en magasin, on ne fait plus que du management. Moi je suis dans un flou artistique total. Tout ce que je sais, c’est qu’on m’a fixé l’objectif de moins 14 000 entre 2008 et 2011, donc c’est moins 3 500 chaque année. En 2009, on a réussi, en 2010, c’est bien parti et on continuera en 2011. C’est simple, depuis que je suis arrivée, on a perdu 10 % de l’effectif. Sauf qu’évidemment, on n’avait pas 10 % de gens qui foutent rien. Donc le résultat, c’est qu’on commence à être complètement exsangue. Je ne sais pas si vous êtes allés faire vos courses dans un hyper récemment, eh bien c’est très simple, il n’y a plus personne et les rayons sont à moitié vides. On n’est plus assez nombreux pour faire le boulot. »
53Le siège est lui aussi touché. Jusqu’ici organisé par fonction – département ressources humaines, marketing, juridique… –, il est repensé par produit – département produits frais, non alimentaires… Les cadres voient leurs postes se déqualifier, tout en travaillant plus puisque le siège perd un tiers de ses effectifs. Parallèlement, la nouvelle direction délaisse le dialogue social instauré avec Force Ouvrière, organisation syndicale majoritaire depuis les années 1970, qui adopte dans ce nouveau contexte une orientation syndicale plus radicale [Benquet, 2013]. Le 1er février 2008, ce secteur où les actions collectives sont rares connaît sa première journée de grève interenseigne et intersyndicale à laquelle se joignent, d’après les chiffres de l’intersyndicale, 80 % des hypermarchés [Benquet, 2010, 2011]. En avril 2011, une nouvelle journée d’action collective est organisée. La même année, le groupe est condamné pour la première fois sur demande syndicale pour n’avoir pas rémunéré les temps de pause des salariés.
54La financiarisation de l’actionnariat, parce qu’elle est solidaire d’une stratégie de profit non industrielle, c’est-à-dire non fondée sur l’accroissement du chiffre d’affaires et des profits, est donc clairement défavorable à l’emploi et, pour la France au moins, à la qualité du travail et aux conditions dans lesquelles il est accompli.
4.3 – Une aversion marquée pour l’investissement
55La stratégie de profit actionnariale affecte aussi les investissements. L’évolution du stock de capital fixe et du taux d’investissement par rapport au chiffre d’affaires (figure 6) est ici éclairante. Le stock de capital fixe – l’immobilier, les machines, les équipements – baisse de plus de 40 % entre 2000 et 2013. Avec 10,4 milliards d’euros (euros constants de 2010), il n’est plus que très légèrement supérieur à celui de Carrefour en 1999, c’est-à-dire avant même la fusion avec Promodès. Cette réduction ne résulte pas seulement des cessions d’actifs commerciaux et immobiliers que nous venons d’évoquer. En effet, la proportion des dépenses (hors acquisitions) consacrée à la formation du stock de capital fixe par rapport au chiffre d’affaires décroît elle aussi durant toute la période.
Stock de capital fixe et taux d’investissement du groupe (2000/2001-2013)

Stock de capital fixe et taux d’investissement du groupe (2000/2001-2013)
56Le déclin des investissements doit aussi être mis en relation avec le recul de la marge opérationnelle du groupe. À mesure que celle-ci se réduit, les investissements se contractent de telle sorte que le ratio entre les investissements en capital fixe et l’EBITDA reste relativement stable entre 2001 et 2013 (autour de 50 %). Il n’y a donc pas d’indication d’une substitution directe dans l’usage des profits entre la baisse des investissements et l’accroissement des versements aux actionnaires lors de la période 2006-2011.
4.4 – La génération de profits hors des opérations d’exploitation
57Ni la diminution de la part des salaires qui, en dépit de la mise sous tension de la relation salariale, oscille sur la période entre 9,4 % et 10 % du chiffre d’affaires, ni une baisse de la part du résultat opérationnel réinvesti, ni le recul de la charge des intérêts ne suffisent donc à expliquer l’accroissement des versements aux actionnaires, particulièrement au cours de la séquence 2006-2009, et leur maintien à des niveaux élevés jusqu’en 2011. La production de profits financiers au bénéfice des actionnaires de Carrefour est en fait un processus qui se situe principalement en dehors du champ des opérations d’exploitation.
58Une possibilité pourrait être un accroissement de l’endettement de la firme pour financer des versements de dividendes ou des rachats d’actions. Ce n’est pas le cas. On observe au contraire une réduction sensible de la dette en proportion du chiffre d’affaires jusqu’en 2004 puis sa stabilisation ite (figure 7). Cette figure montre également l’évolution du flux de trésorerie résultant des opérations de financement, c’est-à-dire la somme des financements reçus par la firme de la part de ses créditeurs et actionnaires nette de la somme des versements qu’elle a effectués en leur faveur. L’élément très significatif est que les flux de trésoreries résultant des opérations de financement ont un solde négatif durant toute la période. Carrefour est donc un financeur net. La stratégie de profit mise en œuvre par le groupe n’utilise pas l’endettement pour financer les versements aux actionnaires. Au contraire, un endettement maîtrisé vise à soutenir les cours et limiter les paiements des intérêts, ce qui se traduit en bout de chaîne par des flux positifs en direction du secteur financier. Cette évolution s’oppose à une logique industrielle qui voudrait que l’entreprise fasse appel au secteur financier pour développer son activité.
Dette et flux de trésorerie résultant des opérations de financement (net cash flow financing) en % du chiffre d’affaires du groupe (1999-2013)

Dette et flux de trésorerie résultant des opérations de financement (net cash flow financing) en % du chiffre d’affaires du groupe (1999-2013)
59Tout au long de la période étudiée, le groupe Carrefour a, parallèlement à la réduction de ses investissements, augmenté ses placements à court terme qui passent de 4 % du CA en 2004 à près de 9 % en 2012. L’aversion des investisseurs financiers pour les coûts irrécouvrables associés aux investissements en capital fixe qui nécessitent un déploiement dans la durée pour être valorisés les conduit à rechercher des modes de valorisation de la trésorerie de court terme afin de maximiser les paiements aux actionnaires.
60L’accroissement de l’activité financière propre du groupe résulte aussi de l’évolution de ses relations financières avec les fournisseurs (cet argument est développé par Baud et Durand, 2012). L’encours de l’endettement du groupe vis-à-vis de ses fournisseurs (net de ses propres créances vis-à-vis de ses clients) augmente fortement au cours de 2002 à 2004, puis se maintient à un niveau élevé jusqu’en 2010 (figure 8). Dans le même temps, le coût des stocks reste à peu près stable. Le solde de ces deux indicateurs montre que les fonds libérés par les délais de paiement obtenus par le groupe dépassent le coût de ses stocks. Les fournisseurs apportent donc sans contrepartie du capital dont le distributeur dispose librement et qu’il peut à sa guise choisir de placer – afin de générer des revenus financiers – ou de verser directement à ses actionnaires. À partir de 2001, ce rapport est structurellement en faveur du groupe Carrefour. Entre 2002 et 2010, ce sont de 2 à 4 milliards d’euros qui sont annuellement apportés au groupe gratuitement. Mais à partir de 2011, le solde baisse. Le repli opérationnel du groupe affecte sa capacité à générer des revenus financiers aux dépens de ses fournisseurs.
Stocks et créances fournisseurs du groupe (1999-2013)

Stocks et créances fournisseurs du groupe (1999-2013)
5 – Conclusion
61La réorganisation de l’actionnariat de Carrefour a conduit à une emprise plus directe des investisseurs financiers sur le groupe dès le début des années 2000 via l’augmentation du capital flottant et, plus encore à partir de 2007, lorsque le fonds d’investissement Blue Capital est devenu l’actionnaire de référence.
62Celle-ci est à l’origine du déploiement d’une stratégie de profit actionnariale dont l’essence est, suivant la formule de Jensen, de faire « dégorger du cash » [Jensen, 1986] au groupe sous la forme de dividendes et de rachats d’actions. Dans le cas de Carrefour, l’examen des comptes de l’entreprise montre que cela ne s’est effectué ni par le biais d’une augmentation du résultat d’exploitation aux dépens de la part des salaires, ni par un recul du taux de profits opérationnels réinvestis, ni encore par le biais d’un endettement accru. L’essentiel de la stratégie a consisté, d’une part, à générer du cash au profit des actionnaires hors du champ des opérations d’exploitation et, d’autre part, à réduire le périmètre des opérations d’exploitation elles-mêmes.
63Les principaux ressorts de cette stratégie sont les placements financiers de court terme, une extraction de capital aux dépens des fournisseurs et l’appropriation du capital libéré par la réduction de l’activité. Une telle stratégie n’est pas soutenable, comme le montrent non seulement l’effondrement du résultat opérationnel, mais également la baisse continue des cours et finalement la diminution des versements aux actionnaires en 2012 et 2013. Ne reposant sur aucun processus de production de valeur, cette stratégie peut satisfaire transitoirement des actionnaires impatients qui auront su se retirer à temps, mais aucunement l’actionnariat dans la durée.
64Ainsi, en dépit du traitement de choc infligé au groupe, l’opération de Blue Capital est un fiasco financier qui contraint le fonds à se retirer partiellement dès 2012 et à concéder une réorientation stratégique. Celle-ci est amorcée par Georges Plassat. Le P.-D.G. nommé en remplacement de Lars Olofsson le 30 janvier 2012 prend le contre-pied de son prédécesseur. Il rachète ainsi, en juin 2014, 800 magasins Dia en France, une enseigne dont le groupe s’était séparé et annonce le retour des investissements massifs. Il replace l’offre de prix au cœur de la stratégie de croissance en lançant la campagne « Garantie prix le plus bas » sur 500 produits et en augmentant son volume d’achat pour mieux négocier avec les fournisseurs. Carrefour renoue ainsi avec une stratégie de croissance fondée sur le volume de vente plutôt que sur la marge unitaire, et sur l’investissement plutôt que l’accroissement de paiements financiers immédiats.
65Il est trop tôt pour évaluer les effets à moyen terme de cette évolution stratégique, mais en 2013 et 2014, ce « back to basics [8] » a des effets salutaires sur les résultats. Le Monde souligne en mars 2013 que « les comptes de Carrefour repassent dans le vert [9] » et la presse salue le rebond du résultat opérationnel du groupe qui progresse en 2013 de 4,9 %, porté par la France et l’Amérique latine. Début 2015, Le Figaro publie un article intitulé « Carrefour boucle en beauté son plan triennal [10] ». En effet, en 2014, chiffre d’affaires, résultat et cours sont en hausse.
66Cette étude explique ainsi comment l’arrivée d’actionnaires impatients au sein du groupe Carrefour a bouleversé la dynamique économique de la firme. En l’absence d’une capacité à améliorer la marge opérationnelle au détriment des salariés ou des clients par le biais de prix plus élevés ou de volumes de vente plus importants, les profits financiers exigés par les investisseurs impatients ont été satisfaits par une réduction du périmètre de l’activité et hors du champ des opérations d’exploitation, minant la rentabilité financière de la firme dans la durée et les espoirs de plus-value du fonds lui-même. Cette stratégie est aussi destructrice pour les parties prenantes. Les salariés, en particulier, sont fragilisés dans leur emploi par les mauvais résultats de la firme et la réduction du périmètre de son activité, tandis que les sous-traitants sont pressurés par les conditions financières défavorables qu’ils subissent.
Notes
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[1]
Le bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement (EBITDA) désigne, en finance, le bénéfice d’une société avant que n’y soient soustraits les intérêts, les impôts et taxes, les dotations aux amortissements et les provisions sur immobilisations (mais après dotations aux provisions sur stocks et créances clients). Il est très proche de l’excédent brut d’exploitation.
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[2]
Le terme « ancrer » est ici une traduction du verbe to ground utilisé par la grounded theory [Strauss, Corbin, 1990].
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[3]
Cinquante-cinq entretiens ont été réalisés au cours de quatre enquêtes ethnographiques conduites dans deux hypermarchés du groupe durant deux et trois mois encadrés par un contrat de travail étudiant, au sein de l’organisation syndicale majoritaire durant cinq mois et du département des ressources humaines du groupe durant quatre mois, encadrés par deux conventions de stage. Pour les cadres dirigeants, les données biographiques ont été croisées et complétées avec les fiches de présentation des cadres disponibles sur le site internet du groupe.
-
[4]
Le poste de président-directeur général réunit les fonctions de président du conseil d’administration et de directeur général de l’entreprise et peut faire craindre aux actionnaires que son titulaire fasse passer les intérêts des parties prenantes de l’entreprise avant ceux de ses actionnaires. Ils peuvent alors faire le choix de scinder ce poste pour nommer d’un côté un président du conseil de surveillance en charge des intérêts actionnariaux et, de l’autre, un directeur du Directoire comptable de la gestion de l’entreprise.
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[5]
Les rachats d’actions sont des opérations ponctuelles ou au fil de l’eau par lesquelles une entreprise mobilise sa trésorerie pour acheter ses propres actions et, souvent, procéder à leur annulation. Ce faisant, l’entreprise redistribue une partie de sa trésorerie aux actionnaires qui cèdent leur titre. En outre, en diminuant le nombre des actions en circulation, ces opérations augmentent le ratio dividendes par action et favorisent mécaniquement l’élévation du cours.
-
[6]
Les opérations de leverage buy out (LBO) consistent dans le rachat des actions d’une entreprise financé en grande partie par endettement. Pour une présentation de l’industrie du Private-Equity et des mécanismes et des effets des acquisitions par LBO, voir notamment I. Chambost (2013).
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[7]
Ces achats ne bénéficient pas à l’entreprise puisqu’ils ont lieu sur le marché secondaire. Les 3,2 milliards sont versés aux actionnaires qui vendent leurs actions.
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[8]
L’Écho, 31 août 2012.
-
[9]
Le Monde, 29 mars 2013, consultable à l’adresse : http://www.lemonde.fr/economie/article/2013/08/29/les-comptes-de-carrefour-repassent-dans-le-vert_3467913_3234.html
-
[10]
Le Figaro économie, 16 janvier 2015.