Marlène Benquet, Encaisser. Enquête en immersion dans la grande distribution, La Découverte, coll. « Cahiers libres », Paris, 2013, 334 p.
1Tout éclairante qu’en soit encore la lecture presque cinq siècles après, le Discours sur la servitude volontaire (1549) de La Boétie est loin d’avoir épuisé cette énigme essentielle : pourquoi consentons-nous à des dominations que nous percevons pourtant comme injustes ? La véritable interrogation est en effet moins de savoir « pourquoi les hommes se rebellent », ainsi que s’intitule l’ouvrage où Ted Gurr expose sa fameuse mais non moins discutable théorie de la « frustration relative [1] », que de chercher à comprendre pourquoi ils, et plus encore elles, ne se révoltent pas plus souvent. Tel est donc le point de départ de l’enquête de Marlène Benquet menée dans le cadre de sa thèse de doctorat. Afin d’éclairer sous un jour contemporain cette énigme, la chercheuse a choisi un (triple) poste d’observation qui paraît aussi invisible aux sociologues qu’aux clients des grandes surfaces : le travail dans la grande distribution. Sous ses dehors policés par un marketing particulièrement développé, tant dans la publicité que dans l’organisation des magasins, ce secteur est pourtant aux premières loges de la financiarisation du capitalisme, avec tout ce que cela implique en termes de conditions d’emploi et d’organisation du travail. Et pourtant, les mobilisations collectives y restent largement exceptionnelles [2]. Pour tenter de comprendre, au sens wébérien du terme, comment y est fabriqué et entretenu le consentement des salarié-e-s à tous les échelons, la sociologue a mené une longue enquête ethnographique en immersion au sein d’un des principaux groupes du secteur employant pas moins de 100 000 salarié-e-s, et que l’auteure a pris la précaution d’anonymiser sous le nom de « Batax », bien que l’on n’ait guère de peine à l’identifier [3].
2La principale originalité, et l’un de ses principaux intérêts, de cette observation participante réside dans la multiplication des positions occupées : en se faisant successivement recruter comme caissière dans deux hypermarchés du groupe, puis comme stagiaire auprès du secrétaire fédéral de la branche à Force Ouvrière, et enfin comme stagiaire au sein de la direction des relations humaines du siège de « Batax », Marlène Benquet a fait sienne la recommandation de Jacques Revel selon laquelle davantage que le choix d’une bonne échelle, c’est « la variation d’échelle qui paraît fondamentale [4] » ; et elle peut de ce fait restituer une vision transversale des chaînes de consentement au travail, particulièrement heuristique. Rares en effet sont les sociologues qui peuvent accéder directement aux différents lieux où se construit au jour le jour la régulation concrète des activités laborieuses, des centres de décisions des « planneurs [5] » aux ateliers ou magasins en contact avec la matière ou les clients [6], voire les deux, sans oublier les espaces de négociation collective entre les représentants des salariés et ceux des employeurs.
3Ce sont précisément ces trois « bouts » de la chaîne de grande distribution que l’auteure s’efforce de tenir ici. Elle commence ainsi son récit « par le haut » et par la fin, du moins d’un point de vue chronologique, avec les observations qu’elle a menées au siège du groupe, en en décrivant tout d’abord minutieusement l’ambiance éminemment feutrée habillée, tant d’un point de vue matériel, avec un aménagement des locaux tout aussi luxueux qu’impersonnel, que discursif, avec la domination dans les échanges d’une véritable novlangue managériale truffée d’euphémismes. Cette atmosphère, ainsi qu’un organigramme particulièrement opaque, concourent plus encore au règne d’une véritable anomie parmi ces salarié-e-s privilégié-e-s : chacun-e s’affaire en effet à sa propre tâche ou à son « projet », sans pouvoir développer une quelconque vision d’ensemble de l’organisation générale dans laquelle il/elle s’insère. Car en dépit des titres parfois ronflants, ces « décideurs » ont bien moins d’influence qu’il n’y paraît et apparaissent finalement surtout « coincés » dans leurs positions respectives, plutôt qu’en mesure de prendre des initiatives. Et, marque de soumission autant qu’instrument disciplinaire, chacun-e doit savoir garder le silence quand elle ou il apprend que le projet sur lequel elle/il s’affaire avec zèle depuis des semaines est jeté aux oubliettes par le seul caprice d’un supérieur. Les rapports entre les « anciens » et les « nouveaux » managers sont également empreints de tensions particulières, qui tiennent cependant bien moins à une différence d’âge qu’à celle des profils : plus diplômés, les seconds sont aussi les vecteurs d’introduction de nouvelles méthodes et outils tournés vers la satisfaction des actionnaires. Pour autant, comme le montre l’auteure, la croyance dans la firme privée et le commerce comme des moyens privilégiés de réalisation de l’intérêt collectif semble rester solidement chevillée au corps de la plupart, et permet, pour ceux qu’elle a plus particulièrement côtoyés, qu’ils continuent à accomplir consciencieusement leur mission consistant à traduire les objectifs de l’état-major en discours de motivation des personnels ou, pour le dire autrement, à « construire les conditions de la paix sociale nécessaires à la performance et à la réalisation des projets du groupe » (p. 89), selon l’intitulé officiel du poste du directeur des ressources humaines du groupe auprès duquel la sociologue effectue son stage.
4Afin de constater comment se met en œuvre concrètement cette mobilisation des salarié-e-s, la deuxième partie de l’ouvrage propose une plongée « en bas » de la chaîne, au niveau des hypermarchés eux-mêmes, dont les clients que nous sommes pour la plupart croient à tort connaître l’organisation, alors que tout y est disposé de manière à nous ôter la peine de réfléchir pour nous laisser guider par nos envies, comme l’explique l’auteure en ouverture. Celle-ci y relate ensuite avec force détails les conditions de sa propre embauche, mais aussi ses nombreuses maladresses dans son activité et ses relations avec ses collègues, qui servent de révélateur aux règles implicites de fonctionnement de ce monde du travail particulier. Archétype du travail déqualifié et dévalorisé, y compris par ses occupant-e-s elles-mêmes, le poste de caissière n’en exige pas moins en réalité un certain « métier », comme le montre l’auteure, c’est-à-dire un ensemble de savoirs et savoir-faire informels et non reconnus, nécessaires au fonctionnement du magasin. Marlène Benquet décrit aussi les divisions qui fragmentent ce groupe de salarié-e-s et y jouent de ce fait notamment comme un frein à l’action collective. Deux populations s’y distinguent particulièrement : les employées permanentes, seules à se considérer comme des « vraies » caissières, et les étudiantes, qui envisagent cet emploi comme un appoint provisoire – pouvant finalement durer. La disponibilité des secondes, les soirs et week-ends notamment, permet en partie de relâcher la contrainte sur les premières, qui du reste ne sont pas rares à élever seules leurs enfants, mais dont la dépendance à cet emploi dévalorisé – mais c’est « toujours mieux que le chômage » – dissuade toute protestation. Tout au plus, certaines, notamment les plus jeunes, pratiquent de microrésistances, sous la forme de freinages ou perruques – comme le fait de ne pas scanner certains articles, qui ne leur apportent pas nécessairement de bénéfices personnels, mais sont un moyen de se venger silencieusement d’un employeur qui les exploite. Ces divisions internes n’empêchent pas certaines de se fréquenter en dehors du travail, mais au sein du magasin, le collectif peine à prendre corps, faute de l’existence d’équipes – chacune ayant un emploi du temps propre et variable –, et du fait d’un contrôle quasi permanent de la hiérarchie intermédiaire, même si cette dernière n’en nourrit pas moins un regard très critique vis-à-vis du siège et de ses décisions.
5La troisième partie enfin porte sur les représentants syndicaux, en l’occurrence ici ceux de la fédération du commerce à Force Ouvrière [7], que la sociologue analyse assez abruptement comme un circuit parallèle de pacification sociale au sein de l’entreprise, même si ce réseau de relations particulier et particulièrement occulté par les acteurs concernés, semble rentrer alors en « crise » avec la reconfiguration des rapports de force entre les organisations syndicales de la branche. L’auteure montre ainsi la manière dont, pour accroître son audience, les représentants syndicaux se mobilisent pour déminer les difficultés individuelles dans les magasins, quitte à solliciter au besoin les sommets de la fédération de branche. Marlène Benquet montre aussi comment ces élus salariés entretiennent des relations, sinon amicales, du moins très policées avec leurs interlocuteurs patronaux, en vertu d’intérêts respectifs bien compris, qui conduisent également ces derniers à accepeter en particulier de mettre des moyens non négligeables allant bien au-delà de leurs obligations légales à disposition des organisations syndicales, non sans jouer cependant sur la concurrence entre celles-ci. Si le jugement de la sociologue peut paraître quelque peu abrupt et doit être replacé dans le contexte d’une configuration particulière, elle met néanmoins bien en évidence certaines logiques de l’activité syndicale qui vont à rebours de l’image régulièrement assénée de syndicats qui seraient de simples forces de « blocage » dans les mondes du travail.
6Au final, le pari de l’auteure consistant à rendre visible le « fil de la financiarisation », autrement dit de mieux comprendre les motifs de consentement des salariés à la domination actionnariale, apparaît incontestablement réussi. Et la conclusion de la sociologue est qu’il s’agit en réalité moins d’une adhésion aveugle que d’une sorte de fatalisme face à la fermeture, réelle ou subjective, des possibles alternatifs. « Les modes d’obtention du travail sont donc avant tout des modes de définition des possibilités d’action des salariés. Le travail est obtenu quand il ne semble pas possible dans une situation possible de s’y soustraire », écrit ainsi la sociologue, tout en relevant que « l’éventail des actions possibles n’existe pas une fois pour toutes, le paysage de possibilités d’un individu n’est pas une donnée statique de sa situation, il est le produit de rapports de forces et de luttes de définition » [p. 307]. On ne saurait mieux dire que le travail, comme l’économie plus largement, est une question éminemment politique.
7Igor MARTINACHE
8Clersé, Université de Lille 1
Cécile Guillaume (dir.), La CFDT : sociologie d’une conversion réformiste, Presses universitaires de Rennes, coll. « Pour une histoire du travail », Rennes, 2014, 274 p.
10L’ouvrage dirigé par Cécile Guillaume réunit une quinzaine d’articles abordant l’évolution identitaire récente de la CFDT. Cette « sociologie d’une conversion réformiste » intègre une forte dimension historique – l’ouvrage paraissant d’ailleurs dans une collection consacrée à l’histoire du travail. La conversion réformiste dont il s’agit ici renvoie à l’appropriation graduelle par la centrale syndicale d’un référentiel de « syndicalisme de proposition », qui finit par être validé, nous dit la directrice de l’ouvrage, sans véritables visions discordantes lors des derniers congrès de 2006 et 2010. La CFDT (Confédération française démocratique du travail) est l’héritière du syndicalisme chrétien de la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens). En 1964, la CFTC donne naissance à la CFDT, centrale laïque prônant un syndicalisme démocratique de transformation sociale (une minorité poursuivant par ailleurs leur militantisme dans le cadre d’une CFTC « maintenue »). C. Guillaume retrace dans son introduction « l’intense activité de (re)définition identitaire », relativement bien documentée : passage d’un syndicalisme chrétien à une tendance autogestionnaire, puis promotion d’un syndicalisme de régulation et plus récemment d’un syndicalisme de proposition. Ce dernier s’oppose à un syndicalisme « contestataire » et se caractérise notamment par l’abandon d’un syndicalisme de classe, l’acceptation du marché comme principe légitime de régulation économique, la défense de l’activité de négociation dans l’entreprise. La ligne directrice de l’ouvrage et son intérêt premier est d’entrer dans la boîte noire des processus organisationnels qui ont permis à ce « répertoire réformiste » de s’imposer et de produire des effets. Le niveau retenu combine l’analyse de production « par le haut » de ce projet et la réception « par le bas » de ces orientations, qui façonne en retour ce sens syndical. L’ouvrage est divisé en trois parties qui reviennent chacune sur un des processus ayant contribué à cette fabrication organisationnelle de ce que d’autres auteurs ont nommé le « réformisme assumé » de la CFDT (Barthélémy et al., 2012) ; ce découpage éditorial offre une vraie cohérence à l’ouvrage et les articles s’enchaînent agréablement (pas moins de seize chercheurs ayant participé à ce travail, ce qui montre les liens toujours aussi importants entre la CFDT et la communauté des chercheurs !).
11Le premier processus porte sur la redéfinition des frontières internes et externes de l’organisation. Nicolas Defaud retient une approche « par le haut » de la conversion du syndicat, menée par une élite plus diplômée et moins politisée que la précédente. L’analyse des caractéristiques socioprofessionnelles des militants montre la progressive désouvriérisation de la centrale, qui va de pair avec une « déradicalisation » des positions centrales. Le moteur principal de la conversion serait lié aux propriétés de ce nouvel équilibre interne (plus de cadres et de diplômés, moins d’ouvriers) plutôt qu’une transformation idéologique délibérée, même si des textes de congrès donnent à voir un aggiornamento par étapes. La critique interne de gauche de ce processus conduira d’ailleurs à une solution d’exit, avec la création de syndicats SUD (au moment du plan Juppé de 1995 soutenu par Nicole Notat, alors que le précédent secrétaire général Edmond Maire avait affirmé peu de temps avant que le syndicalisme n’est ni de droite ni de gauche). Les frontières de l’organisation évoluent dans le même temps avec une mise à distance des mouvements sociaux, formalisant selon Marcos Ancelovici une nouvelle lecture moins critique du libéralisme économique. L’opération de « fermeture de l’espace organisationnel » se fait à la fois en rhétorique et en actes, avec selon l’auteur une « augmentation de l’intolérance et de la répression exercées par la direction » et une réduction du débat interne. Un même processus de repli à l’égard des mouvements féministes, étudié par Pascale Le Brouster, est analysé comme un signe de « dépolitisation » de la politique de la centrale envers les femmes, la question des rapports sociaux de sexe étant désormais traitée du point de vue du strict domaine de l’égalité professionnelle et de la mixité, et non plus dans une double articulation entre « lutte des classes » et « lutte des sexes ».
12Le second processus contribuant à produire le réformisme actuel de la CFDT est lié à la mécanique de professionnalisation des militants ainsi qu’à la rationalisation des structures. Est ici en jeu la force de l’appareil confédéral de la CFDT, pivot dans le travail d’« adaptation des structures » et d’« alignement » des militants. Cette partie s’intéresse aux démarches de (re-)syndicalisation, également baptisées politiques de « développement ». Celles-ci visent à définir un « syndicalisme d’adhérents » qui suit une logique de proposition et de négociation. Ce syndicalisme d’adhérents se place en rupture avec une vision « aristocratique » de l’adhésion, qui serait le « privilège de ceux qui sont formés et ont accédé à l’accord idéologique avec l’organisation » (selon les termes d’un rapport interne de 1980). La professionnalisation et la rationalisation des actions sont étudiées sur plusieurs terrains, notamment le développement syndical dans les petites entreprises (F. Rey) ou la fusion par le haut, et contournant les militants, de deux fédérations pour former une nouvelle fédération de la chimie (A. Thomas). C. Guillaume et S. Pochic comparent le travail de développement réalisé par deux fédérations de la CFDT dans les années 1980 et 1990. Le syndicat Interco (fonctionnaires territoriaux) cherche à s’implanter dans des grandes collectivités, ce qui lui offre des rétributions (notamment des permanents syndicaux) lui permettant de mieux asseoir sa politique de développement. À l’inverse, la Fédération des mines et de la métallurgie refuse de spécialiser des développeurs à temps plein. Comment gagner en adhérents et en militants ? Les comparaisons avec les mouvements américains d’organizing sont souvent intéressantes. Par comparaison avec l’analyse de la revitalisation du syndicalisme états-unien par élargissement de la base militante (de l’entreprise vers les mouvements sociaux), le changement organisationnel à la CFDT reste centré sur le lieu de travail et n’essaime pas au-delà. Peu de syndicats français y parviennent finalement. Cet angle d’analyse est d’autant plus pertinent que, depuis 2008, les syndicats français jouent leur survie locale, dans les entreprises, dans le cadre d’un nouveau régime de représentativité qui sanctionne les syndicats les moins « efficaces » en termes de résultats électoraux (les syndicats n’atteignant pas 10 % des suffrages lors des élections professionnelles perdent leur représentativité dans l’entreprise). Alors que l’analyse de Guillaume et Pochic court jusque 2003, on pressent que les nouvelles règles du jeu forment un cadre conduisant encore plus aujourd’hui à recentrer les syndicats sur le « business unionism » à défaut du « social movement unionism ». Et encore : quel besoin d’adhérents aujourd’hui quand ce qui compte, ce sont des électeurs ? L’analyse du rôle des développeurs de la CFDT dans le contexte actuel mériterait d’être poursuivie pour mieux comprendre les représentations de l’électeur, de l’adhérent et du militant au sein de la centrale. Des comparaisons avec d’autres syndicats seraient également parlantes. La CFDT dispose en effet de ressources importantes, en termes de permanents syndicaux, capables de réaliser ce travail de développement au sein des entreprises ou au niveau interprofessionnel, dans les unions locales par exemple. Ce n’est pas le cas des syndicats « outsiders », tels l’UNSA ou SUD, qui réalisent un travail comparable de développement avec les moyens du bord et selon un répertoire spécifique de défense de l’autonomie. Dans ces syndicats plus récents, le travail de militance tout en gardant son emploi est souvent représenté comme une force voire un avantage concurrentiel dans la course à la représentativité, par opposition aux syndicats armés de permanents formant un syndicalisme « repoussoir » (Béroud et Denis, 2013). Le travail de S. Nicourd, dans le présent ouvrage, qui présente les trajectoires de mandatés conservant une activité professionnelle, est d’autant plus intéressant à cet égard qu’il donne un portrait de syndicalistes en apprentissage, très loin de la figure du syndicaliste institutionnalisé. Les relations de proximité avec les collègues du syndicat, ainsi qu’avec les directions d’entreprise, forment autant le sens syndical que les directives verticales. À l’inverse, les carrières de permanent syndical, étudiées par C. Guillaume dans un autre article, sont loin d’être la situation tout confort parfois dépeinte de l’extérieur : l’auteur insiste sur la précarité de ces situations et sur la stigmatisation adossée au « statut principal » de syndicaliste qui l’emporte sur celui de « salarié normal ». Un autre article du même auteur étudie les formes de reclassement des ex-permanents, qui tous expriment « leur regret d’avoir quitté “ce métier idéal” qui n’en est pas un ».
13La dernière partie de l’ouvrage est consacrée à la production et la déclinaison du répertoire réformiste. L’usage du droit est un des fondements de ce répertoire (A.-S. Bruno, C. de Froment). M. Gantois revient aux sources de la « croyance » cédétiste dans la centralité de la négociation – marqueur central du répertoire réformiste. Cette croyance, produite dès la naissance du syndicat par des intellectuels très inspirés par la sociologie de M. Crozier, J.-D. Reynaud ou A. Touraine, fonde aujourd’hui les bonnes pratiques syndicales et c’est ce qui est enseigné dans les formations syndicales. Les équipes de la CFDT sont ainsi préparées mais aussi appétentes à négocier l’emploi, notamment dans les entreprises en restructuration (article de E. Béthoux, A. Jobert et A. Surubaru), ce qui renforce la position de la centrale dans un contexte où la législation promeut de plus en plus la décentralisation d’entreprise. Le négociateur s’équipe et s’outille à ces fins en recourant de plus en plus à des solutions extérieures (P. Cristofalo). Les experts deviennent même à ce titre de réels partenaires qui apportent une connaissance des entreprises. Les évolutions juridiques les plus récentes (loi Rebsamen sur le dialogue social) confortent l’analyse qui est faite du resserrement des liens entre l’action des syndicats et des IRP, au milieu desquels les experts peuvent jouer un rôle important d’appui à la négociation. Car – c’est un point qui pourrait être développé à la suite – la question de la capacité d’expertise est ici centrale : comment un salarié avec un mandat syndical peut-il être en capacité d’expertise et, tout à la fois, sur des sujets de plus en plus complexes, que l’on pense à l’individualisation des salaires, aux perspectives économiques de l’entreprise ou encore à la santé au travail (voir Jamet et Mias 2012) ? D’où provient ce savoir ? La formation syndicale suffit-elle ? Un article évoque la crainte de l’incompétence qui pousse des syndicalistes à miser davantage sur leur action de terrain (défense au quotidien des salariés) que sur la participation à la négociation ou à la délibération. Dans ce qui renvoie ainsi à la question de la capacité de négociation et des savoirs sous-jacents, l’ouvrage ouvre une piste de réflexion intéressante renvoyant à l’institution de cadres de connaissance par le haut pour les acteurs d’en bas. Dans cette perspective, la notion d’« autonomie » à laquelle il est fait à plusieurs reprises allusion dans l’ouvrage pourrait également être interrogée davantage. De l’extérieur, la CFDT est souvent dépeinte comme une confédération « forte », laissant peu de marges de manœuvre aux syndicalistes de terrain. C’est d’ailleurs un reproche qu’adressent de nombreux syndicalistes « dégoûtés » ou « conjurés » quittant la CFDT pour rejoindre des syndicats autonomes (Biétry, 2007 ; Farvaque, 2015). Quelle est l’autonomie réelle des syndicats dans ce contexte marqué par la prévalence d’un « centre » fort ? C’est toute la question de ce modèle confédéral dont Cécile Guillaume nous dit pourtant en introduction qu’il laisse une grande autonomie aux structures intermédiaires, tandis que les équipes de terrain, notamment celles dans les grandes entreprises et administrations, jouissent d’une grande autonomie de moyens. L’appui confédéral peut ainsi être une ressource pour certains, tandis que dans d’autres cas les syndicalistes de la CFDT font face à un « lien inexistant » avec le syndicat et la fédération (cas d’un administrateur salarié cité dans l’article d’A. Conchon). Le répertoire réformiste se matérialiserait donc dans des formes diverses de rapport entre le centre et le local. Dans le camp des syndicats réformistes, les travaux sur la CFE-CGC insistent également sur la forte capacité d’autonomie de certains syndicats dans les grandes entreprises dans un contexte où la confédération des cadres est affaiblie et à la recherche d’orientations stratégiques précises (Béthoux et al., 2013) ; l’UNSA essaye de son côté de développer sa base électorale et militante sur la base de création de sections syndicales justement attirées par ce vent nouveau de l’autonomie. Il n’est pas certain que l’autonomie – si tant est que le terme soit le bon – évoquée pour la CFDT soit réellement identique : on pourrait penser qu’elle se fonde sur d’autres méthodes de « production » et de régulation. Cette question est bien plus que sémantique et ouvre une problématique possible pour de nouvelles recherches comparatives dans la mobilisation quotidienne du réformisme syndical. Au final, c’est avec une compréhension fine de la sociologie de la CFDT et de multiples pistes de réflexion pour l’analyse du syndicalisme contemporain et de la mobilisation du répertoire réformiste que l’on referme cet ouvrage très complet et tout à fait enrichissant.
14Nicolas FARVAQUE
15ORSEU Recherches et études
Laurence Roulleau-Berger, Shiding Liu (dir.), Sociologies économiques française et chinoise : regards croisés, ENS, coll. « De l’Orient à l’Occident », Lyon, 2014, 406 p.
17Dans le domaine de la sociologie économique, la question concernant la place respective de la sociologie et de l’économie est récurrente. On peut ainsi se demander où se situe la ligne de démarcation entre les deux disciplines dans deux traditions nationales distinctes. Tel est le point de départ de cet ouvrage collectif où les chercheurs français et chinois expriment leur point de vue sur la question par le truchement de leurs propres recherches. Ils se proposent d’explorer ce domaine qui chevauche les deux disciplines établies en présentant ainsi des approches alternatives à la sociologie économique américaine actuellement dominante.
18L’ouvrage est issu d’une série de colloques organisés entre chercheurs français et chinois entre 2008 et 2011, intitulés « Nouvelles frontières des sociologies économiques chinoise et française ». La sélection d’articles qui en sont issus vise à explorer l’immense terrain de recherche que présente la Chine et à l’équiper des outils théoriques français. Liu Shiding, professeur à l’Université de Pékin, l’une des plus prestigieuses du pays, et codirecteur du livre, affirme avoir privilégié les recherches empiriques des jeunes chercheurs chinois qui ne visent pas à développer des modèles mathématiques mais à établir des modèles théoriques. Cet ouvrage offre ainsi une vue panoramique sur le renouvellement des sujets de recherche dans la sociologie économique en Chine et éclaire également les premières pistes d’une potentielle étude de comparaison entre la France et la Chine.
19On peut distinguer deux types d’articles parmi les douze contributions chinoises : d’une part, celles qui proposent un état des lieux sur un sujet de recherche dans la sociologie économique chinoise et de l’autre des recherches empiriques originales. La dimension de discussion est remarquable dans cet ouvrage : les chercheurs français, qui ont joué le rôle de discutant, se sont en effet efforcés d’échanger leurs points de vue et d’exposer leurs divergences d’approches par rapport à leurs collègues chinois. De plus, les discussions qui portent sur les sujets communs font ressortir, d’un côté, l’objectif convergent des chercheurs des deux pays – la constitution de nouveaux modèles théoriques – et, de l’autre, les différences dans leurs approches. Tandis que les chercheurs chinois profitent de la particularité historique et circonstancielle du pays qui se trouve au cœur d’une transformation sociale d’envergure, sur laquelle se fonde l’originalité de leur recherche, les chercheurs français attachent davantage d’importance à la généralisation des concepts élaborés lors de leur travail de terrain, en cherchant ce faisant à s’inscrire dans une tradition théorique.
20Les textes sont organisés autour de sept thématiques : l’organisation de la production, la relation entre les activités économiques et le gouvernement local, le marché du travail et les travailleurs migrants, la question du genre, la relation entre les marchés et les valeurs, la confiance sociale et dans les échanges commerciaux, et l’innovation technologique. Alors que les trois premiers thèmes reflètent les différentes dimensions de la grande transformation sociale de la Chine contemporaine, les quatre suivants montrent la diversité des objets et des méthodes des chercheurs chinois et français.
21Dans la première partie, la transformation sociale de la Chine est abordée sous l’angle de l’industrialisation. Liu Yuzhao et Li Guowu ont exposé leurs analyses basées sur les données qualitatives issues de leur travail de terrain sur les différents modes d’organisation de la production au début de la réforme d’ouverture (1978). Liu Yuzhao se focalise sur les définitions subjectives du coût et de l’investissement dans le monde rural et dans la production domestique durant les années 1980-1990. Au centre de son analyse, il place la question de la gestion de l’espace et du temps de production par rapport à la vie familiale dans l’émergence de la production domestique. Traitant également de l’industrialisation de la campagne chinoise, Li Guowu décrit la constitution d’un cluster de production. Il liste ainsi les facteurs favorisant ce processus dans le contexte de la transition vers une économie de marché et de privatisation des entreprises d’État. S’inscrivant dans la tradition wébérienne, Michel Lallement associe les cas chinois au thème traditionnel du processus de modernisation et de rationalisation du monde contemporain. Alors que les deux auteurs chinois critiquent les théories étatsuniennes, l’auteur français leur propose de renouer avec les théories classiques européennes pour comprendre la société chinoise actuelle.
22Dans la deuxième partie, la transformation est traitée sous l’angle du changement de la relation entre le secteur économique privé et le gouvernement local par la création de nouvelles instances de la régulation économique. D’après Liu Shiding, le droit d’organisation est au centre de cette relation, notamment le partage et la négociation autour de laquelle apparaissent des rapports de force et des stratégies d’adaptation de la part des différents acteurs. Il démontre, dans son texte, que la création des chambres de commerce à la fin des années 1990 marque la montée en puissance d’une élite marchande ainsi qu’une transformation de sa relation avec le gouvernement. La crise des affaires des tontines, relatée par Zhang Xiang et Zou Chuanwei, montre quant à elle la stratégie gouvernementale dans une situation de crise. La lecture des deux cas chinois par Éric Verdier le conduit à parler du rôle des statistiques publiques en tant qu’instrument de régulation intermédiaire, en s’appuyant sur l’expérience de la décentralisation politique en France. En employant les concepts du territorial et de la localité, inspirés d’Alain Desrosières, l’auteur montre la logique du changement des échelles de l’action publique et de la légitimité institutionnelle via la régulation d’information.
23La transformation sociale dans la troisième partie est abordée cette fois à propos du marché du travail dans le contexte de la globalisation et son lien avec la question de la migration. Shen Yuan, un grand nom de la sociologie du travail en Chine, aborde ce thème sous l’angle des travailleurs, les « perdants » dans la transformation sociale du fait de l’alliance de fait entre le gouvernement et le marché. Son texte présente, avec les résumés des recherches empiriques, les théories ayant la plus grande puissance explicative dans le contexte chinois – la théorie des processus de travail et la formation des classes ouvrières – et les méthodes privilégiées – l’étude de cas et l’approche historique. S’intéressant aux classes moyennes émergentes, Zhang Wenhong et Lei Kaichun étudient, avec des outils statistiques, les éléments qui influencent l’intégration sociale des immigrants dans les milieux urbains. Laurence Rouleau-Berger développe le thème de la migration des travailleurs en présentant les recherches sur la migration internationale européenne et en faisant une comparaison avec la migration interne chinoise. Porter la discussion à l’échelle internationale permet de considérer la question de la migration du point de vue de la stratification sociale globalisée et de la dénationalisation.
24Dans les quatre parties suivantes, les chercheurs chinois et français mettent en question les frontières du domaine de recherche par les intérêts très variés dans leur recherche et montrent la possibilité de traiter le même thème par des approches différentes. Leurs thématiques vont du marché des produits à l’innovation technologique et du genre à la confiance. L’interaction entre les textes des chercheurs français et chinois établit une discussion complémentaire des uns et des autres. Par exemple, à propos de la question du genre, le texte de Tong Xin présente un état des lieux de la situation professionnelle des femmes qui réussissent à prendre un rôle traditionnellement considéré comme masculin dans la société chinoise, alors que Tania Angeloff propose des pistes de recherche qui permettront aux chercheurs chinois d’approfondir le questionnement. Le texte de Zhou Yihu et de Philippe Steiner constitue enfin un dialogue sur la théorie à utiliser pour expliquer le rôle des médias dans le processus de la marchéisation.
25Un autre ensemble de textes montre la différence dans les approches de recherche entre les chercheurs des deux pays. Par exemple, sur la question de la confiance, les deux auteurs chinois ont employé respectivement la méthode du sondage d’opinion (Liu Aiyu) et la théorie des jeux (Wang Shuixiong) pour traiter respectivement de la confiance sociale chez les paysans-ouvriers et de l’équilibre entre corruption et lutte anticorruption dans le développement économique de la Chine. Pascale Trompette et Céline Cholez rappellent l’exemple des recherches ethnographiques qui portent sur l’établissement de la confiance dans une économie informelle, sur leur terrain à Madagascar. Les deux articles de la dernière partie montrent un autre contraste dans l’approche de recherche autour du thème de l’innovation technologique. Qiu Zequi et Zhang Maoyuan démontrent, par la méthode historique, l’influence des éléments culturels dans l’adaptation de la nouvelle technologie du dévidage mécanique de soie dans les deltas de Yangzi et de la rivière des Perles. Sur le même thème, Dominique Vinck et Gloria Tarama-Vasquez adoptent une approche individualiste et montrent comment l’influence de la nouvelle technologie dans la société est déterminée par les différents usages que les acteurs sociaux en font.
26Les thèmes traités dans cet ouvrage semblent variés, voire dispersés, ce qui donne l’impression parfois d’un relatif manque de cohérence dans le choix des textes, d’autant plus que, limité par le format, une partie des textes est réduite à un simple squelette des recherches présentées. Mais une lecture prenant en considération le fil rouge de la transformation sociale permet de mieux saisir les propos des chercheurs chinois et de comprendre l’intérêt de leur recherche.
27La différence dans l’approche entre les chercheurs chinois et les chercheurs français sur les mêmes thèmes invite à imaginer la mise en œuvre des approches françaises sur les terrains chinois. Le fait de mettre en parallèle les recherches des uns et des autres inspire de nouvelles pistes de recherche tant pour les chercheurs chinois que pour leurs collègues français. L’ouvrage apparaît enfin également précieux si l’on considère le travail onéreux de la traduction et les efforts pour réaliser ces échanges interculturels. Or les sujets fondamentaux dans la recherche, tels que l’approche de recherche sur les sujets communs ou les choix méthodologiques et théoriques ne sont pas discutés de front. Autant de défauts qui, loin de réduire l’intérêt de l’ouvrage, appellent au contraire à espérer la poursuite de ces échanges.
28Siyu LI
29Clersé et Centre Maurice Halbwachs Université de Lille 1 et ENS de Paris
Joan Martinez-Alier, L’écologisme des pauvres. Une étude des conflits environnementaux dans le monde, Trad. d’André Verkaeren, Institut Veblen/Les Petits Matins, Paris, 2014, 671 p.
31Il n’est sans doute pas exagéré de dire de cet ouvrage de Joan Martinez-Alier qu’il constitue aujourd’hui un classique de l’écologie politique comme de l’économie écologique, deux courants interdisciplinaires qui se sont constitués dans les années 1970 et 1980. Les bases de cet ouvrage ont été jetées à l’occasion d’un séminaire organisé par la nouvelle gauche latino-américaine qui s’est tenu au Pérou en 1992 (voir : http://www.envio.org.ni/articulo/718). Ces idées ont pris la forme d’un livre paru d’abord en espagnol (El ecologismo de los pobres), puis traduit en anglais en 2002 (The environmentalism of the poor). L’opportunité de disposer aujourd’hui pour le lectorat francophone d’une traduction française ne peut donc qu’être saluée !
32Joan Martinez-Alier est professeur émérite d’histoire économique à l’Université autonome de Barcelone. Il est l’un des membres fondateurs de la Société internationale d’économie écologique dont il a assuré la présidence de 2006 à 2007. À la fois activiste et scientifique, profondément impliqué dans une défense de la science post-normale, des enjeux de justice environnementale mais aussi plus récemment du mouvement pour une décroissance soutenable, l’ouvrage qu’il rédige constitue une somme, tant par son nombre de pages (671 p.) que par l’ampleur des sujets qui sont abordés. L’ouvrage est constitué de 12 chapitres écrits de manière accessible et richement illustrés d’exemples empruntés à des expériences situées sur les cinq continents. Il se conclut notamment sur un épilogue qui a été ajouté à la troisième édition espagnole de l’ouvrage et qui permet d’actualiser un certain nombre de thématiques qui parcourent ce livre. Il s’avérerait sans doute trop long et fastidieux de passer en revue, chapitre par chapitre, les différentes contributions rassemblées ici. Nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage lui-même, et notamment à l’introduction qui donne un bon aperçu de chacun des chapitres.
33Si l’on tente de synthétiser les arguments principaux contenus dans ce livre, il peut être utile de commencer par la question des valeurs attribuées à la nature et à l’environnement – celle-ci constituant une sorte de leitmotiv qui traverse tout cet ouvrage. Pour l’auteur, l’évaluation monétaire des ressources naturelles et de l’environnement, telle que pratiquée par les économistes standard, ne peut rendre compte que de manière très imparfaite de l’ensemble des valeurs attribuées à ces objets. Il plaide au contraire, en vertu du principe d’incommensurabilité, pour le recours à des méthodes multi-critères et délibératives d’évaluation, tenant compte aussi bien des dimensions physiques et énergétiques que des dimensions économiques, sociales, voire même métaphysiques.
34C’est cette vision pluraliste des valeurs qui le conduit à s’intéresser à ce qui n’apparaît souvent pas, ou qui demeure négligé dans les analyses économiques de l’environnement : la perception de l’environnement et des ressources chez les plus démunis, les exclus, ceux dont on spolie les terres dans des projets miniers d’extraction des ressources. Au sein de ces projets, seul le retour sur investissement est comptabilisé la plupart du temps, mais rarement l’impact irréversible sur les populations autochtones qui dépendent de ces ressources dont les sociétés minières s’accaparent l’usage, pour bien souvent les faire disparaître. L’économie écologique, comme l’affirme à plusieurs reprises Martinez-Alier, constitue ainsi un champ d’analyse qui reconnaît explicitement le conflit entre l’économie et l’environnement. L’écologisme des pauvres, qui se concentre sur les conflits environnementaux et sur les enjeux de justice et de redistribution, se distingue des deux autres mouvements écologistes que l’auteur identifie. Le premier, sans doute le plus ancien, se concentre sur l’idée d’une nature « sauvage » (wilderness en anglais) sans remettre en cause le développement industriel qui serait à l’origine des atteintes à la nature. Le second courant, associé à la « modernisation écologique », reconnaît explicitement les dommages causés par l’industrialisation, mais tente de trouver un compromis entre développement économique et protection de l’environnement, dans une perspective de développement soutenable. L’écologisme des pauvres en contraste, met en avant les mobilisations citoyennes qui sont le témoin de conflits irréductibles entre économie et environnement. Ces conflits sont en particulier de nature distributive, comme l’auteur l’argumente dans de longs passages de cet ouvrage. S’appuyant sur l’exemple de l’exploitation des mines de cuivre au Japon et sur les événements ayant suivi la catastrophe de Ashio, en 1907, Martinez-Alier souligne que « [l]’écologisme des pauvres japonais […] a beaucoup en commun avec d’autres cas dans le monde. L’écologisme des pauvres qui luttent pour la justice environnementale existe en effet dans des pays bien distincts, aux trajectoires historiques et culturelles différentes. Il est donc explicitement international » [p. 148]. De nombreux autres cas sont ainsi mis en exergue tout au long du livre pour souligner les spécificités des mobilisations pour une justice environnementale : au Pérou, toujours au sujet de l’exploitation du cuivre ; en Espagne, ou encore sur l’île de Bougainville (Papouasie-Nouvelle-Guinée) dans le Pacifique avec l’extraction du zinc par la compagnie Rio Tinto ; en zone côtière (en Amérique latine, mais aussi en Asie ou encore en Afrique) au sujet de l’élevage de la crevette industrielle et ses conséquences sur les mangroves et sur certaines espèces dont la survie dépend de ces espaces (tortues notamment). Des cas similaires de conflits environnementaux se retrouvent sur les cinq continents pour l’extraction de l’or et du pétrole, la déforestation pour le développement agricole ou pour l’industrie minière, les cas de biopiraterie, etc. Ces conflits localisés font écho à d’autres mobilisations particulièrement importantes à partir des années 1980 et 1990 au sujet des pluies acides, du trou dans la couche d’ozone, de la commercialisation des produits issus d’OGM ou encore du sort réservé aux déchets nucléaires. L’étude de ces différents mouvements prenant pour point de départ les enjeux de justice environnementale, constitue aux yeux de l’auteur l’origine de l’écologie politique telle qu’il envisage de la pratiquer. Selon lui, remédier à travers des analyses coûts-bénéfices aux arbitrages permettant de justifier tel ou tel projet d’infrastructure ou de développement est vain, dans la mesure où cela ne permet pas, une fois encore, de tenir compte de l’ensemble des valeurs attribuées à la nature.
35L’auteur tente ainsi d’identifier les contributions respectives de l’écologie politique et de l’économie écologique à la notion de justice environnementale – notion qui constitue le thème central de cet ouvrage. L’économie écologique, par sa vocation transdisciplinaire, sa vision holistique des rapports entre nature, société et économie, souligne le souci de faire des enjeux d’équité intra- et intergénérationnels le contrepoids des critères d’efficacité économique généralement promus par l’économie de l’environnement et des ressources naturelles. L’écologie politique pour sa part, en plaçant le conflit et les enjeux de pouvoir au centre de son analyse, permet de mettre l’accent sur les intérêts et les valeurs qui mettent en relation deux formes de pouvoir : celui d’imposer des choix ayant un impact sur les ressources, l’environnement et les populations qui en dépendent ; et celui ayant trait au langage de valorisation monétaire – pourtant incapable de rendre compte de l’ensemble des valeurs en jeu dans ce type de situation.
36En somme, l’auteur démontre avec cet ouvrage les multiples facettes de l’analyse contemporaine des enjeux environnementaux en sciences sociales. Sur le plan historique tout d’abord, en rappelant l’antériorité des mouvements contestataires citoyens et syndicaux, depuis le milieu du xixe siècle, face au développement industriel, à l’expansion urbaine et à leurs fondements – l’extraction et la destruction de ressources épuisables et renouvelables. En second lieu, il démontre la nécessité d’adopter un point de vue sur la question des valeurs associées à l’environnement, indispensable pour qui veut comprendre la logique et les raisons du conflit entre environnement et économie. Enfin, d’un point de vue conceptuel et théorique, il rappelle la nécessité de disposer d’une gamme de notions (la dette écologique, le métabolisme social, la justice environnementale, la décroissance…) permettant d’armer les scientifiques qui étudient ce champ comme les opposants à un développement économique peu soucieux des conséquences sociales et environnementales qu’il génère. Il s’agit à n’en pas douter d’un ouvrage qui trouvera un écho important pour tous ceux que ces questions intéressent et, plus largement, pour tous ceux qui sont curieux de comprendre les fondements historiques et théoriques des mouvements écologistes contestataires.
37Olivier PETIT
38Université d’Artois/CLERSE
Bernard Castelli, Isabelle Hillenkamp, Bernard Hours (dir.), Économie morale, morale de l’économie, L’Harmattan, Paris, 2015, 229 p.
40Issu des journées d’études éponymes organisées en 2014 par le CESSMA, l’ouvrage rassemble des contributions d’anthropologues, d’économistes et de sociologues qui chacune éclaircissent les liens entre morale et économie, deux notions dont la juxtaposition, dans le chiasme du titre, suggère les relations dialectiques. En interrogeant dans une première partie la moralité – ou plutôt, l’immoralité – de l’économie de marché, l’ouvrage s’intéresse, dans un second temps, à la manière de dépasser cette dernière, en analysant des systèmes où les pratiques économiques sont encastrées dans un ensemble de valeurs morales. Il offre ainsi une réflexion sur les inventions politiques et sociales permettant de rendre le système économique plus juste, tout en pointant leurs fragilités et leurs contradictions.
41B. Hours explique, dans le premier chapitre, comment le « marché fait [parfois] société », en prenant notamment l’exemple de la Chine qui a conféré à ce dernier valeur de civilisation, poussant ainsi à son paroxysme la force colonisatrice qu’il exprime partout ailleurs. Cette force découle elle-même de stratégies de légitimation, telle l’action humanitaire, qui visent à rendre acceptable un système décrit comme étant, par essence, inégalitaire. Celles-ci constituent ainsi autant de ce que l’auteur qualifie d’« entreprises de moralité », la production morale n’échappant en effet pas à la logique marchande. Il s’agit là d’un angle fort pour introduire l’ouvrage, consistant à présenter l’encastrement de la société dans le marché plutôt que l’inverse, même si l’on aurait pu attendre du « marché » qu’on le déconstruisît de manière à éclairer ses mécanismes constitutifs et son autonomisation.
42C. Özatalay revient ensuite sur la manière dont l’économie se nourrit de la morale, non plus pour légitimer sa suprématie, mais pour se développer avec elle. L’auteur montre que coexistent plusieurs morales, liées chacune à des héritages culturels différents et trahissant en partie la position des individus dans l’entreprise. Au travers de l’exemple turc, et en s’appuyant sur l’analyse que Luc Boltanski et Ève Chiapello proposent du « nouvel esprit du capitalisme » (1999), l’auteur dresse ainsi les contours d’une lutte morale intergroupe à l’œuvre dans la société anatolienne et s’intéresse à la manière dont cela affecte le développement du capitalisme. Morale(s) et économie seraient ainsi étroitement liées, non pas dans une relation conflictuelle, mais complice, générant des configurations spécifiques aux luttes (ou à l’absence de luttes) qui s’organisent dans chaque contexte.
43J.-M. Servet porte lui son regard sur une forme particulière d’organisation productive, celle des corporations françaises d’Ancien Régime, qui sont présentées comme liant production économique et moralité. Il interroge la compatibilité, dans ce cadre, entre le développement économique – compris comme l’accroissement des richesses produites – et celui des valeurs – d’entraide et de solidarité notamment – qui furent et restent souvent conférées aux corporations. Leur disparition progressive ne serait pas due, selon lui, à leur incapacité à produire plus face à la pression démographique mais à la propagation des idéaux libéraux. En rappelant, avec un souci de nuance, qu’elles ont présenté dans l’histoire des formes diverses et variées, non exemptes de leurs propres conflits sociaux, l’auteur montre qu’elles ont aussi pu favoriser une stabilité économique, vecteur parfois de progrès social, que le marché concurrentiel ne saurait, par nature, atteindre.
44Après avoir rappelé la distinction, chez Aristote, entre la « mauvaise » économie (chrématistique) – ne consistant qu’en la recherche de « l’accumulation de richesses illimitée » – et la « bonne » – qui s’attache en priorité à répondre aux besoins naturels des êtres humains –, D. Pouchain montre les points de ralliement supposés entre le commerce équitable et cette dernière définition, notamment dans la recherche d’un prix « juste ». Il apparaît néanmoins qu’en consacrant la production et son expansion comme finalités, cette recherche se situe en fait plus sur le plan légal que moral. Pour le consommateur, c’est aussi un consentement à payer plus cher, davantage pour obtenir une qualité supérieure que par éthique, même si l’on peut se demander ici sur quelles données empiriques l’analyse repose. Dans un contexte de désencastrement des pratiques de consommation, qui tendent à se réduire à leur aspect économique, le commerce équitable deviendrait une considération d’ordre politique – le consommateur étant ainsi distingué du citoyen –, ce qui amène à reconnaître que l’économie doit être encadrée politiquement pour retrouver des semblants de justice, et va, selon l’auteure, précisément à l’encontre de la « bonne économie » aristotélicienne.
45M. Selim analyse enfin comment le genre, en tant que catégorie analytique, s’est progressivement installé dans le débat public et scientifique, au détriment du féminisme, et a permis au capitalisme de trouver un autre objet de légitimation. En effet, la production de genre, nous dit l’auteure, permet de condamner les atteintes aux femmes que le système n’a cessé de générer, sans y apporter de solution radicale, le genre devant « convaincre sans heurter quiconque ». Au travers, entre autres, de l’exemple des Femen, l’anthropologue pose la question des conditions de l’émancipation féminine, et l’on comprend que, dans la mesure où la morale émane d’un système qui produit intrinsèquement de la domination, aller dans le sens de la « bonne pensée » revient à permettre à ce dernier de se reproduire indéfiniment.
46Au travers de ces cinq contributions, la première partie livre donc un regard critique sur l’économie de marché et sur son incapacité à générer des pratiques morales – au sens de vertueuses – alimentant et se nourrissant d’un leitmotiv néolibéral producteur d’inégalités, spirale que d’autres formes de configurations économiques tentent de dépasser, comme celles présentées dans la seconde partie.
47Après un historique documenté du développement de l’économie solidaire en Amérique latine, I. Hillenkamp montre comment celle-ci constitue une remise en cause – parfois fragile – du capitalisme néolibéral davantage qu’une tentative de le moraliser. Ses différents courants (autogestion, charité, ou Vivre bien) rejettent en effet tous « l’appât du gain », sans pour autant prétendre à une exclusivité sur leur territoire respectif d’implantation, ce qui peut être à l’origine de tensions entre leurs différents objectifs et empêche sans doute la constitution d’un véritable « mouvement anti-hégémonique ». En écho au chapitre précédent, l’auteure s’interroge aussi sur les traits d’union possibles entre féminisme et économie solidaire, dans la mesure où les femmes jouent un rôle central, bien qu’invisible car souvent cantonné à la sphère domestique, dans cette dernière. Reste à savoir si l’on peut conférer à la solidarité féminine générée par ces formes d’organisation un pouvoir émancipatoire, ou si ces dernières ne servent qu’à la reproduction de rapports sociaux inégaux, dont celles-ci pâtissent.
48C’est une forme particulière d’action solidaire que M.S. Cordoba et V. Hernandez entendent décrire, celle de la Red Agro-Solidaria (RAS), dans le Nord-Est de l’Argentine. Suite à l’expansion d’un « agrobusiness » favorisant les grandes exploitations de soja et appauvrissant les petits producteurs, la RAS a émané de réflexions conjointes des entreprises et de la société civile pour amortir les inégalités liées à la « sojarisation », au travers de dons d’une partie de la production aux plus démunis. Les auteures s’attachent à mettre en évidence la dynamique réticulaire de l’action, englobant aussi différents acteurs politiques, et la place centrale du soja au sein du système, qui prend tour à tour les fonctions de nourriture, marchandise et crédit, au travers d’une reconnaissance de dette de l’acheteur vers le producteur, dont ce dernier fait don à la RAS, permettant par la suite de financer des projets socioculturels ou encore des services de santé. Le contre-don se matérialise, pour les donataires, sous la forme du respect de valeurs « correctes » (« bon comportement »), définissant là les contours d’une vraie économie morale dont la finalité est d’assurer la légitimité d’un « agrobusiness » dont on ne questionne plus la nature inégalitaire.
49S’intéressant à trois oligarques roumains dans un contexte post-URSS de transition vers l’économie de marché, A. Heemerick souligne la manière dont la philanthropie constitue un « dispositif à caractère moral d’extension du pouvoir oligarchique ». Il illustre ainsi la transférabilité des capitaux, de l’économique vers le symbolique, dans une logique de « blanchiment moral » propre à conduire les récipiendaires dans une situation d’obligation vis-à-vis de ces richissimes donateurs. Celle-ci se double, au travers d’actions éducatives diverses et de stratégies de réencastrement dans la société (culture, religion, etc.) d’une propagation insidieuse d’idéaux légitimant leur propre réussite et invitant à adhérer, par la globalité de leur action, à la supériorité d’une gestion privatisée de l’État.
50B. Castelli questionne enfin la « révolution citoyenne » équatorienne, impulsée par le président Rafael Correa. En analysant les politiques menées par rapport à l’idéologie contestataire qui leur sert de fondement, l’auteur montre comment la question sociale apparaît « comme un problème moral », et la redistribution politiquement instituée est interprétée comme le « bien » face au « mal » incarné par le néolibéralisme. Se pose toutefois, dans cette vision duale où la morale vient se greffer a posteriori sur une économie extractive bien insérée dans le capitalisme globalisé, la question de sa durabilité, pour que la redistribution se dote des moyens de ses objectifs, au lieu de reproduire l’inégalité qu’elle entend combattre. Ce chapitre conclusif pose alors la question des modalités concrètes d’une révolution et invite à replacer la critique dans ses conditions opératoires.
51La lecture de l’ouvrage peut apparaître de prime abord frustrante, notamment de par le manque de cohésion entre les auteurs autour de l’expression de la critique que ce projet collectif entend délivrer. On peut en effet regretter une certaine dissonance entre des chapitres résolument engagés et ceux plus neutres dans le style, rendant parfois floues les frontières, déjà fragiles, entre critique morale et critique scientifique du système. Par ailleurs, le lecteur aurait certainement bénéficié d’une mise en perspective des deux parties et des différentes contributions, qui répondent pourtant bien à la question qui traverse l’ouvrage : comment l’invention d’un système plus juste peut-elle se nourrir de la critique du capitalisme néolibéral ?
52Mais peut-être est-ce justement là que réside la force de l’ouvrage : la pluralité des contributions, tant théoriques qu’empiriques, permet d’explorer la diversité des liens entre morale et économie ; la comparaison de terrains différents, tant dans l’espace que dans le temps, met en évidence l’impératif de contextualisation pour appréhender ensemble ces deux notions. Finalement, le lecteur en vient à trouver lui-même de stimulantes passerelles pour penser l’émancipation au travers de pratiques économiques inscrites dans la morale et élaborer ainsi sa propre critique du système actuel.
53Quentin CHAPUS
54LISE, Conservatoire National des Arts et Métiers
Jérôme Blanc, Ludovic Desmedt (dir.), Les pensées monétaires dans l’histoire. L’Europe, 1517-1776, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque de l’économiste », Paris, 2014, 1057 p.
56Difficile de présenter cet ouvrage colossal sans faire référence au contexte qui entoure sa genèse. Ce travail collectif s’est en effet déroulé en parallèle des réflexions compilées dans La monnaie dévoilée par ses crises [8], auxquelles une partie des auteurs réunis dans cet ouvrage ont pris part. Pour rappel, l’objet était alors d’extraire des éléments de compréhension du fait monétaire de l’analyse de différentes situations de crises et au travers d’un dialogue interdisciplinaire. Cette filiation intellectuelle se retrouve dans Les pensées monétaires dans l’histoire, bien que ce dernier soit avant tout un ouvrage d’histoire de la pensée et non d’économie historique.
57Elle s’exprime ainsi dans le choix d’étudier une période (1517-1776) en pleine mutation avec la conquête de nouveaux espaces et la montée en puissance des figures du marchand et du banquier au détriment du prince et du féodalisme. Tout comme en temps de crise, on se trouve plongé dans un moment d’ébullition intellectuelle où, entre la parution du Traité sur la monnaie de Nicolas Copernic et celle de Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations d’Adam Smith, l’on cherche à redéfinir les institutions et, parmi elles, la monnaie.
58L’ensemble de la démarche poursuivie par les coordinateurs est explicitée et contextualisée dans les trois premiers chapitres, dont on ne peut par conséquent faire l’économie d’une lecture en bloc. Dans l’introduction générale, Jérôme Blanc et Ludovic Desmedt exposent les choix temporel et méthodologiques qui guident l’ensemble des contributions rassemblées dans cet ouvrage collectif. Puis, dans un objectif de « reconstruction historique », les deux chapitres suivants – très complémentaires – viennent, d’une part, dresser un portrait du système monétaire de l’époque (chapitre 1, « Les faits monétaires et financiers en Europe du seizième au dix-huitième siècle ») et d’autre part, présenter « les idées telles qu’elles ont pu être conçues en leur temps » (chapitre 2, « Le mouvement des idées monétaires dans l’Europe moderne »).
59Dans ce bloc introductif, un terme récurrent attire l’attention et constitue une entrée intéressante pour appréhender cet ouvrage : l’innovation. Celle-ci peut être définie au sens large comme une nouvelle façon de poser un problème voire l’invention d’un problème et d’un nouveau langage pour l’évoquer [9]. On passe ainsi à un degré de virtualisation, d’abstraction supérieur, de son environnement. Cette approche nouvelle se traduit en matière de financement des activités économiques par un nouvel instrument (la monnaie de crédit), ce qui requiert dès lors de nouvelles règles.
60On observe cette mutation en cours dans le chapitre 3 (intitulé « Dans l’atelier des banquiers : fortunes et infortunes diverses »). Celui-ci rassemble diverses contributions prolongeant l’étude des usages, des pratiques (y compris alchimiques) et des problématiques que pose l’émission monétaire à cette époque et principalement dans les grandes places financières et commerciales européennes (Angleterre et Pays-Bas).
61Les discours et autres textes compilés et analysés dans l’ouvrage permettent d’observer la phase de problématisation de cette innovation monétaire mais aussi sa phase d’intéressement. Il s’agit de l’étape où l’on doit rallier des intérêts disparates afin d’en faire les porte-parole de cette innovation et qu’ils soient capables de révéler dans quelle mesure et comment cette innovation va améliorer le quotidien, pour en l’occurrence constituer une « bonne » monnaie.
62C’est là une des richesses de cet ouvrage qui rassemble et étudie des textes restés jusque-là comme secondaires aux yeux de l’histoire de la pensée économique. Cette parole donnée aux savants et praticiens permet d’ailleurs aux coordinateurs dans le chapitre 2 d’affirmer l’objet de cet ouvrage, qui est de réfuter l’idée reçue selon laquelle le mercantilisme fut l’idéologie universelle d’un temps. J. Blanc et L. Desmedt extraient en effet de cette compilation inédite une catégorisation des auteurs en fonction de leur rapport aux cercles de pouvoirs, de leur position sociale qui fait incontestablement évoluer le débat sur la représentation des courants de pensée de l’époque.
63Ainsi, à l’opposé des approches déterministes du savoir et de la tendance à la « reconstruction rationnelle » qui a longtemps régné sur l’histoire de la pensée économique, les coordinateurs de cet ouvrage optent pour une approche des pensées monétaires qui se rapproche de ce qu’André Lapidus qualifie d’« intensive », la considérant comme « vouée à demeurer heuristique, elle n’en contribue pas moins à expliquer l’ancrage réciproque d’une théorie et d’une histoire de la pensée économique dont les enjeux ne sont ni dans le passé ni dans un présent acquis, mais dans le présent à construire de la discipline [10] ».
64L’autre qualité de cet ouvrage est qu’il ne se limite pas aux grandes puissances traditionnelles mais couvre l’ensemble du continent : la France, la Grande-Bretagne et son empire, l’Italie, la péninsule ibérique, le Saint-Empire romain germanique ainsi que les confins nordiques et orientaux de l’Europe. Cette segmentation géographique organise d’ailleurs la suite de l’ouvrage, c’est-à-dire les six autres chapitres qui le composent. Il est également important de souligner que les études ici rassemblées ont été réalisées à partir des écrits en langue d’origine et que chaque contribution présente la bibliographie primaire et secondaire.
65Au final, cet ouvrage est non seulement d’une lecture passionnante mais également très bien structuré, ce qui en fait un outil de travail fort utile. Il présente un caractère encyclopédique qui tient à ce que les contributions se suffisent à elles-mêmes et peuvent être lues en fonction des propres recherches et centres d’intérêt de chacun. En outre, l’ouvrage dispose d’un index thématique et d’un index des auteurs cités (jusqu’en 1776) qui facilite le travail de recherche.
66Ce livre novateur constituera certainement une référence pour tout chercheur ou étudiant s’intéressant aux rapports économiques, aux questions monétaires, voire à cette période de l’histoire.
67Julie LAZES
68Clersé, Telecom Lille
Notes
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[1]
Ted Gurr, Why Men Rebel ?, Princeton University Press, Princeton, 1970.
-
[2]
L’auteure a cependant étudié justement une grève « improbable » de 16 jours dans un hypermarché marseillais pour un précédent ouvrage : Marlène Banquet, Les damnées de la caisse. Enquête sur une grève dans un hypermarché, Éditions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2011.
-
[3]
Ce qui importe peu dans la mesure où les logiques sociales montrées ici sont sans doute similaires chez ses concurrents, en dépit des variations dans les montages financiers.
-
[4]
Voir Jacques Revel, « Micro-analyse et construction du social » in Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Le Seuil-Gallimard, Paris, 1996, p. 36.
-
[5]
Concept récemment proposé par Marie-Anne Dujarier pour désigner les concepteurs de « dispositifs » en tous genres. Voir Marie-Anne Dujarier, Le management désincarné, La Découverte, Paris, 2015.
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[6]
Depuis les enquêtes pionnières de Donald Roy (voir le recueil Un sociologue à l’usine, La Découverte, Paris, 2006), les immersions parmi les travailleurs se sont (heureusement) multipliées.
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[7]
Sur cette confédération particulièrement ambivalente, on peut se référer notamment aux travaux de Karel Yon, voir par exemple Karel Yon, « Quand le syndicalisme s’éprouve hors du lieu de travail. La production du sens confédéral à Force ouvrière », Politix, n° 85, 2009, p. 57-79. En ligne
-
[8]
Bruno Théret (dir.), La monnaie dévoilée par ses crises, Éditions de l’EHESS, Paris, 2007.
-
[9]
Voir en ce sens les travaux fondateurs de la sociologie de la traduction élaborés par Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour. Ces derniers identifient quatre phases de diffusion d’une innovation : la problématisation, l’intéressement, l’enrôlement et la mobilisation.
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[10]
André Lapidus, « Introduction à une “Histoire de la pensée économique” qui ne verra jamais le jour », Revue économique, vol. 47, n° 4, 1996, p. 867.