1L’entreprise serait-elle une grande oubliée des sciences sociales ? Ce singulier objet semble se dérober aux sciences sociales, qui l’abordent sous des angles le ramenant à leurs catégories établies. En économie, c’est à travers les figures de la firme ou de l’entrepreneur ; les sociologues l’abordent avec les perspectives de la sociologie du travail ou des organisations, ou encore de la gestion ou du management ; les sciences de gestion l’envisagent sous l’angle des fonctions de gestion, finance, gestion des ressources humaines, marketing... Quant au droit, il n’y voit pas un objet, ou bien elle constitue une fiction, dans tous les cas une entité non juridique. Cette vision fragmentée ou indirecte nuit au dialogue entre sciences sociales, mais surtout à la possibilité d’appréhender cet acteur important dans la vie des sociétés, de plus en plus présent, voire envahissant. Trois ouvrages récents proposent de renouveler les éclairages sur cet objet étrange, en ouvrant un large dialogue entre sciences sociales, en montrant que la pensée critique peut l’appréhender et les sociétés faire en sorte qu’elle se mette davantage au service de formes de bien commun ou d’intérêt général.
2Michel Capron et Françoise Quairel-Lanoizelée, chercheurs en gestion, spécialistes reconnus de la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) [Capron et Quairel-Lanoizelée, 2010] invitent à interroger, à partir et au-delà de ces questionnements originels, la place et le rôle de l’entreprise dans la société pour l’envisager comme une question politique. Leur ouvrage, comme un manuel, propose une vaste synthèse des travaux sur la question, mobilisant une large littérature issue de recherches pluridisciplinaires en sciences sociales, mais émanant aussi du monde politique et de la société civile. Cette orientation didactique se complète d’analyses précises et critiques qui permettent la mise en perspective et en débat de la littérature mobilisée, des dispositifs et normes mis en place par les pouvoirs publics, les entreprises et acteurs de la société civile.
3Olivier Favereau, dans sa synthèse des travaux menés au sein du Collège des Bernardins, souligne le traitement erroné dont a fait l’objet l’entreprise dans les sciences sociales comme dans les pratiques. Il l’analyse comme l’articulation de quatre dispositifs, aujourd’hui essentiellement rabattus sur des logiques financières. Il souligne les dérives provenant de cette grande déformation issue de l’orthodoxie économique et de la financiarisation qui l’accompagne. À partir de ce diagnostic affûté adossé aux sciences sociales, il avance ensuite un ensemble de propositions pour restaurer une vision et un fonctionnement plus justes et surtout plus féconds des entreprises, remettant l’économie à sa juste place.
4Blanche Segrestin, Baudoin Roger et Stéphane Vernac (également membres actifs du « groupe des Bernardins ») ont coordonné un ensemble de contributions (issues d’un colloque de Cerisy) qui visent à interroger les impasses scientifiques, économiques, sociales et politiques quant à l’objet entreprise et leurs conséquences. Une vingtaine de chapitres abordent ce point aveugle du savoir (sous-titre de l’ouvrage) sous de multiples angles. Ils montrent comment les sciences sociales ont oublié cet objet ou l’ont traité de manière partielle, soulignent les conséquences de cet oubli et pointent les enjeux et ruptures épistémologiques nécessaires ; ils invitent ensuite à revenir à et sur des catégories fondatrices des sciences sociales avant d’envisager de nouvelles formes de gouvernance de l’engagement collectif.
5Assez différents dans la forme, les trois ouvrages présentent nombre de convergences et établissent des bases ouvertes et des perspectives fécondes, non seulement pour penser, ou repenser l’entreprise, mais aussi pour la réformer ou la refonder [1]. Les trois remettent en cause l’idée, soutenue par nombre d’économistes et d’acteurs économiques, que l’entreprise est avant tout une machine financière au service des actionnaires et des marchés financiers ; dès lors que l’on refuse de cantonner le champ d’intervention de l’entreprise à l’économie et à la finance, l’entreprise peut être réencastrée dans la société et c’est aux chercheurs comme aux acteurs de la société civile d’œuvrer en faveur de ce réencastrement qui constitue une question politique.
6Les trois ouvrages trouvent leur point de départ plus ou moins explicite dans des réflexions autour de la responsabilité sociale ou de la gouvernance de l’entreprise. Ce type de questionnement suscite un intérêt croissant chez les chercheurs en sciences sociales et ces ouvrages présentent de multiples raisons d’en asseoir la pertinence. Celle-ci réside peut-être dans le fait que la RSE (ou, à un moindre degré sans doute, la gouvernance) constitue dans une certaine mesure un objet-frontière, ce que nous évoquerons dans un premier temps. RSE et gouvernance peuvent également être abordées sous l’angle de la performativité, dans la mesure où, quoi qu’on pense des travaux de recherche développés autour de ces notions, ils ont contribué à façonner certains aspects des entreprises contemporaines. Nous nous pencherons dans un troisième temps sur le rôle et la portée de la pensée critique sur l’entreprise.
Au point de départ, des objets-frontières : la RSE et la gouvernance
7Conformément à la première propriété des objets-frontières [Star, 2010], largement popularisée, ces objets sont dotés d’une grande flexibilité interprétative, autrement dit, leur sens, leurs contours ou simplement leur définition sont non seulement loin de faire l’unanimité, flous ou imprécis, mais ils sont multiples et passablement hétérogènes. De cette propriété découle la suspicion de nombreux chercheurs en sciences sociales quant à leur légitimité comme objet d’étude, ce qui les conduit à considérer ces objets-frontières comme des phénomènes de mode managériale, des discours d’habillage, des rhétoriques volontaristes et manipulatrices.
8Le thème de la gouvernance puise à l’origine une part de sa légitimité scientifique dans des travaux de recherche d’économie néoclassique (théorie dite de l’agence ou plus largement théories économiques des contrats et des droits de propriété) qui conduisent à privilégier le point de vue des actionnaires : l’entreprise doit être gérée dans le sens de leur intérêt, la gouvernance doit permettre aux actionnaires de pallier l’opportunisme des dirigeants et l’asymétrie d’informations dont ils abusent. Le thème de la RSE, même s’il s’est développé antérieurement, s’est présenté comme une conception alternative à la précédente, pour mettre en avant d’autres intérêts que ceux des actionnaires et donc la prise en compte des responsabilités à l’égard d’autres acteurs : en ce sens, pour les tenants de l’approche actionnariale, la RSE est donc pernicieuse si elle conduit à mettre en avant d’autres intérêts. Néanmoins, Capron et Quairel-Lanoizelée le soulignent, ce potentiel critique est resté limité, car la RSE dans ces travaux reste arrimée à une approche contractuelle qu’elle étend simplement à d’autres catégories de contractants ; les relations entre l’entreprise et ses parties prenantes relèvent alors d’une régulation libérale ; on aboutit à une moralisation assez marginale de l’entreprise, et la RSE reste assez largement au service de ses dirigeants et de sa performance.
9C’est à partir de ces travaux et devant leurs limites que se sont développées des approches alternatives, avec des visées critiques plus ou moins poussées, étayées et fondées pour remettre en cause ces perspectives économiques contractuelles. Cette remise en cause de la perspective actionnariale mobilise des chercheurs de différents horizons, à partir d’arguments juridiques (par exemple sur la question de la propriété de l’entreprise et de son statut juridique) ou issus d’autres sciences sociales (autour des conceptions anthropologiques sous-jacentes, de l’absence de cadres institutionnels, du caractère anhistorique des analyses…). Cette remise en cause de la conception actionnariale est largement partagée par les trois ouvrages, même si c’est (naturellement) aux économistes, comme Favereau, que l’on doit la critique la plus poussée sur le plan théorique.
10L’un des intérêts de la flexibilité interprétative réside justement dans la possibilité d’aborder ces objets de manière variée, du point de vue de différentes sciences sociales : autour de la RSE travaillent aussi bien des chercheurs en économie (hétérodoxes en particulier), en droit (des affaires, du travail, voire en droit public ou international), en gestion (dans la plupart des spécialités), tout comme en histoire ou en sociologie. Les trois ouvrages sont l’illustration même de la fécondité d’analyses de ces objets à partir de différents champs des sciences sociales. L’ouvrage de Capron et Quairel-Lanoizelée déborde largement de leur champ académique d’origine et puise dans de nombreux travaux de recherche en économie, sociologie, droit ou histoire. L’ouvrage collectif a été dirigé par une gestionnaire, un philosophe et un juriste, et il rassemble des contributions de chercheurs de nombreuses sciences sociales. L’ouvrage de Favereau présente la synthèse par ce dernier des travaux pluridisciplinaires du « groupe des Bernardins », dont sont également issus les coordinateurs et certains contributeurs du second ouvrage. Les questions relatives à la RSE ou à la gouvernance et les interrogations autour de l’entreprise sur lesquelles elles débouchent ont permis de développer un dialogue enrichissant entre sciences sociales.
11Autre manifestation de cette flexibilité interprétative, RSE et gouvernance ne sont pas exclusivement des objets de recherche, mais suscitent aussi de multiples interrogations et préoccupations dans ce qu’il est convenu d’appeler la société civile. Ici réside encore un motif de suspicion scientifique ; on pourra à cet égard rétorquer que cet intérêt est également partagé par des acteurs et groupes, par exemple des syndicats de salariés ou des ONG, dont beaucoup sont peu suspects de complaisance envers les dirigeants d’entreprises ou le néolibéralisme. À défaut de constituer des concepts établis ou le cœur de constructions théoriques stabilisées, RSE ou gouvernance sont indissociablement des notions scientifiques et profanes aux usages multiples et hétérogènes et des phénomènes sociaux et, à ce dernier titre au moins, méritent les éclairages des sciences sociales.
12Il est une autre facette des objets-frontières que la fondatrice de la notion, Star [2010], reproche aux chercheurs en sciences sociales d’avoir occultée pour aboutir à un usage plutôt analogique de la notion, à la limite du stéréotype. Un objet-frontière est aussi arrimé à un ensemble de dispositifs, d’outils de mesure et de représentation, et de formes graphiques. L’objet-frontière ainsi conçu est doté d’une certaine matérialité et d’un pouvoir d’agir.
13Si la RSE et la gouvernance se plient justement assez mal aux frontières entre « théorie » et « pratique » ou entre monde de la recherche et monde de l’action, c’est aussi que, faisant feu de tout bois, face aux interrogations et préoccupations qu’elles suscitent, de multiples acteurs et intervenants sont parvenus à développer non seulement un ensemble de discours, mais aussi un ensemble de dispositifs visant à agir ou peser sur les phénomènes dans lesquels ces acteurs sont, bon gré mal gré, impliqués. Les dispositifs gestionnaires sont souvent les plus visibles et médiatisés, car ils sont indissociables des discours tenus et largement diffusés. Il est clair que les effets concrets de ces dispositifs restent plus ou moins difficiles à discerner et cela renforce la tentation de les réduire à des phénomènes de mode éphémères et trompeurs, initiés par les entreprises pour asseoir, à leur légitimité et leur avantage concurrentiel, leur attractivité financière ou commerciale.
14C’est oublier que ces dispositifs gestionnaires, au-delà de la communication qui en est faite, s’articulent à des dispositifs juridiques ou normatifs (ou en font partie), comme en attestent le développement de formes de soft law, l’essor des accords-cadres internationaux, la mise en place d’une négociation collective nationale et internationale sur ces thèmes, la création des normes (ISO) ou encore les initiatives internationales comme le Global Compact ou le Global Reporting Initiative. L’ouvrage de Capron et Quairel-Lanoizelée offre une analyse critique de ces dispositifs et de leur portée. Autour de la RSE et de la gouvernance s’est développée une multitude de représentations, d’outils de mesure, de dispositifs juridiques ou normatifs, de typologies qui constituent les parties les plus visibles de ces dispositifs.
15Objets-frontières, RSE et gouvernance ont permis d’articuler des collectifs, des chercheurs de différentes sciences sociales, mais aussi des acteurs de la société civile et elles se matérialisent dans un ensemble de dispositifs. Cette notion de dispositif est d’ailleurs au cœur de la synthèse de Favereau. S’appuyant sur le travail de Foucault, il analyse l’entreprise comme procédant de quatre dispositifs : accomplissement personnel (le sens du travail), valorisations croisées (des biens et services, du travail, des capitaux), création collective (de savoirs et de relations), pouvoir privé (avec l’émergence du pouvoir des firmes multinationales face aux pouvoirs publics et aux personnes physiques). Faute d’encadrement, de protection, de reconnaissance ou de régulation, l’entreprise a connu cette « grande déformation », pour devenir une simple machine financière au service des intérêts des actionnaires. C’est par un travail sur ces dispositifs qu’il s’avère possible de refonder alors l’entreprise, et Favereau s’attache à détailler à la fin de chaque chapitre, puis dans sa conclusion, des indications d’éléments constitutifs de dispositifs alternatifs.
16L’entreprise à la réinvention de laquelle invitent les trois ouvrages est sans doute elle aussi en passe de devenir un objet-frontière. Le projet de recherche dont ils posent des bases centrales constitue également un programme d’action.
La performativité, cadrages et débordements [2]
17On peut aussi considérer que les notions de RSE et de gouvernance sont pourvues de formes de performativité : quel que soit leur bien-fondé, les discours dont elles font l’objet, les notions et théories développées en sciences sociales sont traduits en politiques et en dispositifs qui contribuent à orienter, voire à façonner l’action dans la société.
18Dans le cas de la gouvernance, au début des années 2000, ce sont des travaux de chercheurs en finance, comme Jensen, qui ont d’abord consacré la primauté des actionnaires et développé la notion de valeur actionnariale, dont des outils de mesure ont été proposés, avec différents ratios et indicateurs, aujourd’hui largement utilisés pour l’évaluation des entreprises et des décisions de gestion lourdes de conséquences, restructurations, plans sociaux, fusions-acquisitions… Si les critiques ont parfois été vives, elles ont eu peu d’effets sur les pratiques, faute de se traduire dans des supports alternatifs pour l’action, suffisamment simples et efficaces pour concurrencer les outils de la valeur actionnariale.
19Reprenant et prolongeant les critiques de la financiarisation, et de manière tout à fait symptomatique, les trois ouvrages invitent non seulement à la réflexion, mais s’appuient également sur des expériences concrètes pour indiquer des pistes d’évolution et de changement ; c’est l’ouvrage de Favereau qui pousse cette invitation le plus loin puisqu’il se conclut par un ensemble de propositions de mesures concrètes visant à instaurer ou restaurer des modes de fonctionnement permettant d’endiguer les dérives issues de l’emprise actionnariale et de la domination des marchés financiers sur les entreprises. Segrestin et Hatchuel, dans le prolongement de leurs premières réflexions [2012], proposent une contractualisation originale des relations entre salariés, dirigeants et actionnaires durables, faisant de l’entreprise un véritable espace de création collective. Ils s’inspirent aussi pour cela d’expériences originales, la fondation Carl Zeiss ou la flexible purpose corporation californienne.
20À un autre égard, une certaine forme de performativité se manifeste également en ce que les questions soulevées par la RSE et la gouvernance conduisent, selon les perspectives adoptées, à dépasser ces questions originelles, à appréhender les limites de ces notions et des phénomènes qu’elles accompagnent, pour élargir la problématique. Des analyses critiques menées dans un corpus croissant de travaux de recherche montrent que les questions soulevées par la RSE et la gouvernance ne peuvent rester cantonnées à leur étroit périmètre d’origine et être traitées comme des questions purement économiques ou gestionnaires circonscrites à l’entreprise, mais impliquent pour qu’on y apporte des réponses aussi bien scientifiques que pratiques, qu’on élargisse la perspective : comme le souligne amplement l’ouvrage de Capron et Quairel-Lanoizelée, la RSE dans une perspective institutionnaliste débouche sur la question plus large de l’entreprise en société, dont la portée politique est centrale. De la même manière, il apparaît clairement dans les deux autres ouvrages que la gouvernance ne se limite pas à la question des relations entre marchés financiers, actionnaires et entreprises, mais qu’elle conduit à interroger les modes de régulation du capitalisme dans ses multiples dimensions.
21Ce qui est en question au fond, c’est bien la conception même de l’entreprise : quels rôles joue-t-elle dans l’économie et surtout dans la société, et donc comment la faire entrer en démocratie, comment mettre ses objectifs et son fonctionnement en délibération ou en débat et en faire, non plus seulement une question étroitement économique, mais plus largement une question politique, liée au bien commun et à l’intérêt général ? [voir également Gendron et Girard, 2013]
22Enfin, les trois ouvrages développent une perspective institutionnelle qu’ils revendiquent explicitement et l’éclairage par les sciences sociales sur les questionnements soulevés par l’entreprise témoigne avec force de la pertinence de cette perspective dont notre revue s’est fait l’écho.
De la critique à la transformation ?
23Les trois ouvrages sont également stimulants, quoique sous des angles différents. Ils le sont entre autres pour le débat, et donc les questions qu’ils soulèvent. Ils ne manquent pas en particulier d’interroger le rôle et la portée de la critique. Boltanski [2009] à ce propos en distingue deux modalités qu’il appelle assez classiquement critique réformiste et critique radicale : la première vise avant tout à réaménager l’existant ou lui rendre une certaine cohérence ou, selon ses propres termes, mobilise des épreuves de réalité et reste dans le cadre construit par les institutions ; la seconde repose sur des épreuves existentielles qui mettent directement en cause les institutions. La (très vaste) question que nous soulevons ici relève de ce second type de critique : dans quelle mesure s’agit-il de transformer les institutions, et peut-on se limiter à les aménager ? Peut-on sortir de la grande déformation sans toucher aux cadres institutionnels dans lesquels elle a pu prendre place ?
24Il n’y a pas lieu de débattre sur les mérites respectifs des hétérodoxies, conventionnalistes et régulationnistes, dont les complémentarités sont plus fortes que les divergences. Nous aimerions néanmoins soulever quelques questions, sur lesquelles la théorie de la régulation ou certaines théories sociologiques, assez peu évoquées dans ces trois ouvrages, pourraient apporter des éclairages, des compléments ou des contrepoints intéressants. Si les trois ouvrages s’accordent assez largement pour voir dans les questions soulevées par et autour de l’entreprise une question politique, il reste à savoir jusqu’où pousser cette question, ou plus précisément jusqu’où pousser la critique et les propositions visant à sortir des impasses actuelles.
25Comme le souligne par exemple Loute [in Segrestin et al., 2014, p. 293-306] en s’appuyant sur les travaux de Lordon, il est crucial d’identifier les institutions comme le font les conventionnalistes, et Eymard-Duvernay [dont Favereau résume la contribution, p. 45-64, voir aussi Eymard-Duvernay, 2004] définit l’entreprise comme le croisement de différents pouvoirs de valorisation (des biens et services, des capitaux, du travail). Encore faut-il, souligne Loute, en retracer la genèse, c’est-à-dire, selon ses termes, identifier les conditions d’efficacité de ces pouvoirs de valorisation et la source à laquelle ils puisent leur force sociale.
26Il s’agit là d’une question importante pour une perspective institutionnaliste sur l’entreprise. L’économie des conventions a fait l’objet de critiques, avançant qu’elle postule une forme de consensualisme ou que l’anime le désir de neutraliser ou dépasser les conflits, mais celles-ci peuvent paraître encore trop générales, si ce n’est polarisantes ou doctrinales. Pour la question plus précise soulevée par Loute, il nous semble qu’on devrait peut-être raisonner non pas seulement en termes de pouvoir, mais aussi de domination. La première notion implique le plus souvent une forme de réversibilité ou de réciprocité et conduit à insister en particulier sur l’indispensable légitimité. Si les trois ouvrages s’accordent pour reconnaître la crise de légitimité de l’entreprise – sur quoi une légitimité restaurée pourrait-elle reposer et dans quelle mesure cette restauration permettrait-elle de sortir de la grande déformation ? –, différents auteurs, sociologues [Courpasson, 2000 ; Martuccelli, 2004 ; Burawoy, 2011, 2012] ou économistes [Coutrot, 1998, 1999 ; Lordon, 2010a, 2010b] mettent en avant la pertinence de la notion de domination par rapport à celle de pouvoir : celle-ci implique l’exercice d’une force arbitraire qui s’impose, non plus grâce à la légitimité qu’elle se construit, mais grâce à l’acceptation ou au consentement, qu’elle obtient (ou extorque) par la menace.
27C’est avec la question de la démocratisation de l’entreprise que la dimension politique des propos et des projets que portent les trois ouvrages ressort avec le plus d’éclat. Elle paraît largement complémentaire, même si c’est en creux, des questions de représentations de l’entreprise ou de son rôle dans les sociétés. Faire entrer les entreprises en démocratie, ce qui constitue le sens même de la question politique abordée, implique aussi de faire entrer la démocratie dans l’entreprise.
28Capron et Quairel-Lanoizelée montrent tout l’intérêt, aussi bien que les limites ou les risques de la démocratie participative et des forums citoyens, mais la question de la démocratie dans l’entreprise ne constitue pas le centre de leur propos et dépasse un peu le cadre de leur ouvrage. Favereau [p. 128] indique qu’il existe aussi des formes non capitalistes d’entreprises (associations, SCOP…) qu’il faudrait appuyer. Quant aux formes plus classiques d’entreprises, il évoque les propositions de Ferreras [2012] visant à rétablir un certain équilibre des pouvoirs dans l’entreprise : parallèlement à l’assemblée générale des apporteurs en capital (les actionnaires), les salariés seraient représentés dans une assemblée générale des investisseurs en travail et le comité exécutif de l’entreprise serait responsable devant ces deux chambres qui le superviseraient. Rééquilibrer les pouvoirs revient-il à modifier ou infléchir la domination ? Dans quelle mesure le salariat ainsi aménagé constitue-t-il un cadre institutionnel propice à réinventer l’entreprise ? À ces questions, des auteurs comme Coutrot [1998, 1999] ou Lordon [2010a, 2010b] apportent, au moins sur le plan analytique, des éléments de réponse : si le rapport salarial est une institution cardinale du capitalisme, il est peut-être illusoire d’envisager la réinvention des entreprises (comme la création ou le développement d’autres formes d’organisation des activités productives) en le maintenant, de manière simplement aménagée ou infléchie.
29Ces quelques remarques visaient avant tout à élargir le débat. Les trois ouvrages portent à la fois un programme de recherche solidement étayé et ouvert, et ont le grand mérite de proposer un diagnostic de l’existant et des pistes pour faire des entreprises autre chose que des machines financières avec les conséquences humaines, sociales, environnementales et politiques qu’on sait… ou peut-être faire autre chose que des entreprises…