1 – Introduction
1L’idée d’un « au-delà du PIB » (« Beyond GDP ») semble désormais bien ancrée dans le paysage intellectuel et politique de la majorité des pays de l’OCDE et d’une frange croissante de pays hors OCDE [Boarini et Mira D’Ercole, 2013 ; NDP Steering Committee, 2013]. La mise en œuvre d’un tel objectif se heurte en revanche à l’absence de modèle alternatif consensuel qui permettrait de donner sens, orientation et cohérence à la nébuleuse des enjeux divers qu’un au-delà du PIB entend intégrer [Cassiers et al., 2011].
2La grande hétérogénéité des propositions de nouveaux cadres d’analyse et d’indicateurs alternatifs [Gadrey et Jany-Catrice, 2012] fait écho à l’extrême pluralité des définitions du développement soutenable [Pezzey, 1992 ; Theys, 2014 ; Vivien, 2005] et contribue à expliquer qu’à ce jour ne soit apparu aucun indicateur susceptible de concurrencer et a fortiori de supplanter le PIB.
3L’étude des facteurs de (non-)adoption d’indicateurs nouveaux montre le caractère nodal de cette absence de cadre d’intelligibilité crédible et partagé [Thiry et al., 2013]. Corollairement, il est souvent reproché aux indicateurs alternatifs de ne pas reposer sur une théorie robuste, de procéder à des agrégations arbitraires et de mobiliser des méthodes ad hoc. Nous n’aurions pas encore trouvé le bon modèle pour expliquer le monde ni le bon algorithme pour en quantifier les enjeux et en envisager les futurs [Levrel, 2008].
4Dans cette nébuleuse, une initiative semble fournir un cadre d’intelligibilité cohérent incluant toutes les grandes dimensions usuellement reconnues de la soutenabilité : l’Indicateur de richesse inclusive (Inclusive Wealth Index, ci-après IWI) [1]. Ses promoteurs proposent un indicateur susceptible de rendre compte de la mesure dans laquelle les sociétés humaines accroissent ou détruisent la base productive constituée par la somme des capitaux (manufacturé, humain, naturel et social) qui sous-tendent leur bien-être aujourd’hui et dans le futur [UNU-IHDP et UNEP, 2012, ci-après Inclusive Wealth Report (IWR) 2012, p. xv]. L’adoption de l’indicateur à large échelle est présentée comme une nécessité qui impliquerait une révision profonde des comptabilités nationales. C’est pour la cohérence de son effort « inclusif » que l’indicateur semble accueilli et apprécié [2].
5Nous proposons une analyse critique du modèle théorique et de la méthodologie de l’IWI au regard d’une posture épistémologique qui appréhende l’indicateur par ses caractéristiques ontologiques : à la fois comme construit technico-théorique à finalité empirique, objet conventionnel et outil de gouvernance [Thiry, 2012]. À l’instar de Kovacic et Giampietro [2015], nous pensons que ces caractéristiques ontologiques, qui font de l’indicateur un outil porteur de valeurs à la charnière entre science et gouvernance, justifient que ces dimensions soient abordées lors de la discussion de sa pertinence. Notre critique s’appuie également dans une large mesure sur des travaux et réflexions menés au sein de l’économie écologique, qui depuis la fin des années 1980 prend à bras-le-corps la question du développement soutenable, de ses représentations et de sa mesure [Røpke, 2005]. Nous partageons avec le courant de la « social ecological economics » notamment le souci d’intégrer aux réflexions sur le développement soutenable la reconnaissance du pluralisme axiologique et de l’incertitude radicale [Spash, 2012].
6L’analyse que nous proposons révèle plusieurs difficultés épistémologiques, théoriques et méthodologiques, qui mettent en doute la pertinence d’adopter un tel indicateur pour quantifier la soutenabilité. Outre les critiques classiques adressées aux approches de la soutenabilité par les capitaux [Stern, 1997 ; Faucheux et al., 1997 ; Vivien, 2009] et à l’Épargne nette ajustée (ENA) [3][Neumayer, 2000 ; Thiry, 2012] que nous évoquerons brièvement, nous soulevons des problèmes spécifiques à l’IWI : le lien entre bien-être et soutenabilité, la difficulté à prendre en compte le futur, les contradictions entre choix théoriques et options méthodologiques, et le risque d’impérialisme économique d’une telle approche inclusive de la soutenabilité.
7Nous verrons que ces différentes difficultés n’apparaissent pas à l’aune des critères habituels de qualité statistique, au prisme desquels l’IWI semble être de « bonne qualité ». Notre analyse nous conduira alors à questionner l’épistémologie sous-tendant ces critères d’évaluation et à promouvoir le développement d’une épistémologie alternative propre à la quantification de la soutenabilité.
8L’article est structuré comme suit. La section 2 expose la vision et l’armature analytique de l’IWI. Les sections 3 à 6 abordent les principaux aspects de l’IWI qui mettent en doute sa pertinence comme indicateur de soutenabilité. La section 3 synthétise les critiques classiques d’une approche de la soutenabilité par capitaux. La section 4 questionne la prise en compte du bien-être présent et futur dans l’IWI. La section 5 soulève deux contradictions majeures entre choix théoriques et options méthodologiques. La section 6 pose la question de savoir dans quelle mesure le cadre de la richesse inclusive peut être considéré comme une forme d’impérialisme économique, et quelles implications cela peut avoir pour la soutenabilité. Prenant acte de ces pierres d’achoppement, la section 6 interroge les raisons de leur invisibilité à l’aune des critères les plus couramment utilisés pour évaluer la qualité des indicateurs. La section 7 conclut sur la nécessité de développer une épistémologie alternative pour évaluer la quantification de la soutenabilité.
2 – L’IWI : une brève présentation
9Appréhender l’IWI comme construit technico-théorique à finalité empirique, objet conventionnel et outil de gouvernance, implique de comprendre les raisons fondamentales pour lesquelles il a été créé (origines et vision), le modèle sur lequel il repose et la manière dont il est construit (cadre analytique), ainsi que les principaux messages qu’il délivre.
2.1 – Origines et vision
10Il existe une grande diversité d’approches de la soutenabilité [Vivien, 2005 ; Zaccaï, 2013], y compris au sein de l’économie [Martinet, 2005]. Dans la vision standard [4], héritée de la théorie de la croissance initiée par Robert Solow dans les années 1950, une croissance soutenue est possible à condition de substituer au capital naturel d’autres formes de capitaux. Les dimensions du développement durable sont appréhendées dans la catégorie des « capitaux » : manufacturé, humain, naturel (et éventuellement social, de santé et institutionnel). Dans la lignée d’Irving Fisher [1930], chaque capital est conçu comme un stock de richesses produisant un flux de revenus. Les hypothèses concernant le degré de substituabilité entre types de capitaux distinguent les approches de « soutenabilité faible » et de « soutenabilité forte » [Neumayer, 2010].
11Partha Dasgupta, l’un des principaux architectes de l’IWI, s’inscrit dans cette approche tout en tentant de la dépasser dans le but de rendre ses hypothèses plus réalistes [Dasgupta, 2001, 2009]. Son approche consiste à traiter, à l’intérieur d’un cadre standard d’économie de l’environnement et des ressources naturelles, des enjeux soulevés à l’origine par les pionniers de l’économie écologique [5]. Le cadre de la richesse inclusive est au confluent de plusieurs sous-courants de l’économie standard (économie du bien-être et du choix social, économie de l’environnement et des ressources naturelles, économie du développement et comptabilité verte). Les travaux récents de Dasgupta et Mäler témoignent d’un effort de penser la dynamique complexe et incertaine des systèmes économiques et écologiques à l’intérieur d’un cadre standard d’économie du bien-être (maximisation d’utilité, individualisme méthodologique, valorisation monétaire des dimensions prises en compte…), ce qui les conduit à relâcher certaines hypothèses d’optimalité généralement admises (notamment le sentier de consommation optimal et l’optimisation du bien-être intergénérationnel) [Dasgupta et Mäler, 2003]. Dasgupta entend raisonner non plus dans un cadre restrictif de croissance optimale et de politiques optimisatrices (« Agathotopia »), mais dans un monde non optimal plus réaliste (« Kakotopia ») [Dasgupta, 2001]. Il s’agit là de l’une des principales avancées théoriques revendiquées par les auteurs de l’IWI par rapport à l’approche de l’ENA. Depuis plus d’une décennie, le cadre normatif de la richesse inclusive est consolidé avec l’aide de K. Arrow notamment [Arrow et al., 2004 ; Arrow et al., 2012].
12L’élaboration de l’IWI semble aussi procéder d’une recherche d’alternatives au célèbre indice de développement humain (IDH) du PNUD, actuellement principal indicateur du développement des nations et auquel Dasgupta (2001, 2007, 2009) adresse deux critiques fortes. D’une part, les trois dimensions constitutives de l’IDH (santé, éducation et revenu par tête) sont pondérées arbitrairement. D’autre part, Dasgupta considère que l’IDH, en ne tenant pas compte de l’environnement [6], peine à appréhender les enjeux de soutenabilité puisqu’un pays peut voir son IDH croître alors que sa base productive est en déclin [7].
13Dans le sillage de cette critique, Neskakis et al. [2013, p. 54] proposent d’« arrêter de pondérer arbitrairement les capitaux et de s’attacher plutôt à identifier les valeurs que les individus accordent à ces capitaux » (nous traduisons). Constatant la difficulté des Millenium Development Goals (MDGs) et des Sustainable Development Goals (SDGs) à intégrer l’interdépendance des objectifs, la spécificité des contextes et le pluralisme des valeurs, ces auteurs considèrent vaine la volonté de s’accorder sur les constituants du bien-être, tant ceux-ci sont subjectifs et varient à travers les cultures et les peuples. Pour ces différentes raisons, le cadre analytique de la richesse inclusive entend reposer sur un pluralisme axiologique. Le bien-être est appréhendé par ses déterminants (les facteurs objectifs supposés causer le bien-être, et qu’il s’agit de préserver ; par exemple, la qualité du système de santé ou du système éducatif) plutôt que par ses constituants (par exemple, le bonheur, la santé physique et psychique, etc.), comme l’illustre la figure 1.
Cadre analytique de la richesse inclusive

Cadre analytique de la richesse inclusive
14Selon la typologie des indicateurs de soutenabilité de Gasparatos et Scolobig [2012, p. 3], la vision préanalytique [8] sous-tendant l’IWI est très proche des caractéristiques de la catégorie « outils biophysiques ». Celle-ci repose sur une théorie de la valeur centrée sur les coûts de production et un système d’évaluation focalisé sur les entités « donatrices » de ressources (les auteurs de l’IWI parlent de base productive pour désigner la somme des capitaux qu’ils calculent, cette somme constituant la richesse inclusive). En revanche, la construction effective de l’IWI s’apparente plus à la catégorie « agrégation monétaire néoclassique », impliquant une « théorie de la valeur subjective » et un système d’évaluation focalisé sur les entités « réceptrices » de ressources (le consommateur). C’est précisément cette ambivalence qui constitue à la fois la principale force de l’IWI, dont les intentions explicites peuvent largement être partagées, et le principal problème, puisque l’édifice sur lequel il repose est déconnecté de ces intentions, comme nous le montrerons plus loin.
2.2 – Cadre théorique et méthodologie
15La notion de richesse inclusive, développée dans sa forme théorique la plus aboutie dans Arrow et al. [2012], entend lier, au sein d’un même cadre d’analyse économique, le bien-être à la soutenabilité : il s’agit, pour soutenir le niveau de bien-être actuel et futur, de préserver la somme des capitaux dont il dépend, la base productive. Les auteurs de l’IWI présentent la richesse inclusive comme un progrès en termes de cohérence par rapport aux travaux théoriques (initiés par Solow, 1974 et Hartwick, 1977) et empiriques [Nordhaus et Tobin, 1972 ; Jones et Klenow, 2010] dont l’approche de la soutenabilité est centrée sur le bien-être de la génération actuelle.
16Par rapport aux modèles de croissance classiques, ce cadre d’analyse procède à un élargissement de la « fonction de production [9] » à la fois dans son objectif (variable expliquée) et dans ses arguments (variables explicatives). La variable expliquée n’est plus le PIB, mais le bien-être tiré de la consommation de biens et services ainsi que des services rendus directement par le capital naturel. Les variables explicatives ne sont plus seulement le travail et le capital (augmentés du progrès technique), mais un ensemble « inclusif » de capitaux, sources non pas uniquement de biens et services marchands, mais plus généralement de bien-être intergénérationnel [10].
17Formellement, au cœur de l’articulation entre bien-être et soutenabilité se trouve un « théorème d’équivalence » [IWR 2012, p. 6], au moyen duquel les auteurs appréhendent le bien-être uniquement par ses déterminants, et non par ses constituants. Le bien-être intergénérationnel au temps t est dénoté V(t) et défini comme la somme du bien-être de chaque génération incluse dans l’horizon temporel considéré :

19où δ est le taux d’actualisation de la félicité (flux d’utilité) et C(s) désigne un vecteur de flux de consommation au temps s. Le bien-être intergénérationnel est le flux actualisé des félicités des générations présentes et futures. Le développement économique est dit soutenu (sustained) si . Le calcul de V implique de prédire le futur de l’économie au-delà de t [11]. Ce futur dépend du stock de capitaux au temps t, de l’évolution structurelle de la technologie, des valeurs et préférences des individus, et des institutions au-delà de t. Dès lors, étant donné K(t) (le vecteur des stocks de capitaux au temps t), on peut déterminer K(s), C(s) et donc U(C(s)) pour tout s ≥ t. En conséquence, V(t) peut également être écrit :

21Le bien-être intergénérationnel est exprimé comme une fonction des capitaux et du temps [12]. En dérivant V(t) par rapport à t dans l’équation (2) et en imposant , on obtient le critère de développement soutenable au temps t :

23Les auteurs relient ce critère de soutenabilité aux prix et aux investissements à travers les prix implicites (shadow prices), définis comme :

25La variable pi (t) est la contribution de Ki (t) à V(t), tant indirecte (par les biens et services que ce capital contribue à produire) que directe (la jouissance directe des stocks). Les raretés futures de toute forme de capital sont supposées être reflétées dans les prix implicites actuels de tous les biens et services. L’influence du bien-être futur sur le bien-être présent dépend de la valeur du taux d’actualisation. Plus δ est élevé, moins le futur pèse sur le présent [13]. Étant donné le critère de soutenabilité (équation (3)) et la définition des prix implicites (équation (4)), les rapports des prix implicites sont les taux marginaux de substitution sociaux entre les différents capitaux [Arrow et al., 2012, p. 7].
26Les auteurs définissent la richesse inclusive d’une économie comme la valeur implicite de la somme de tous ses capitaux [14] :

28À partir de cette définition, les auteurs définissent l’investissement inclusif comme suit :

30où et Δ désigne une petite perturbation.
31Ainsi, les auteurs affirment que, pour connaître la soutenabilité du bien-être intergénérationnel, il suffit de connaître l’état de la base productive présente, c’est-à-dire la richesse inclusive, ainsi que sa dynamique. La soutenabilité est donc comprise comme la préservation d’un portefeuille de capitaux permettant à la base productive de maintenir le bien-être intergénérationnel dans le temps [IWR 2012] [15].
Représentation de l’IWI et de l’IWI ajusté

Représentation de l’IWI et de l’IWI ajusté
32Dans le calcul concret de l’indicateur, ces capitaux incluent le capital manufacturé, humain et naturel [16] et sont agrégés sur base d’une estimation de leurs prix implicites respectifs. Le capital manufacturé est évalué à partir de la méthode d’inventaire perpétuel [17] ; le capital humain, à partir de la valeur actualisée des flux de revenus présents et futurs que le niveau d’éducation génère durant le nombre d’années de travail ; et le capital naturel [18], à partir des rentes présentes et futures qu’il génère. Dans l’IWI ajusté, trois facteurs supplémentaires affectant la base productive sont pris en compte : les dommages liés aux émissions de carbone, les gains liés à la valorisation des ressources pétrolières et la productivité totale des facteurs. La richesse inclusive comprend également une dimension de santé. Les auteurs de l’IWI ont cependant décidé de ne pas l’intégrer car, selon les calculs de Hamilton [2012], elle représenterait 95,4 % de la valeur totale de l’IWI, ce qui rendrait les autres dimensions presque invisibles.
33Le calcul de l’IWI est schématiquement représenté dans la Figure 2.
2.3 – Principaux messages de l’IWI
34Dans l’IWR 2014, l’IWI a été calculé pour 140 pays (représentant 99 % du PIB mondial et 95 % de la population globale), sur une période de 20 ans (1990-2010). Alors que 128 pays présentent un IWI total croissant sur la période 1990-2010, ce chiffre tombe à 85 pour l’IWI par tête.
35La croissance démographique et la dépréciation du capital naturel constituent les principaux facteurs de diminution de l’IWI par tête dans la majorité des pays, la croissance démographique ayant l’impact le plus négatif. La croissance de l’IWI total est généralement plus faible que celle du PIB ou de l’IDH. Le capital humain s’avère être le plus gros contributeur au taux de croissance de l’IWI total dans 100 pays sur 140, et le capital produit, dans 28 pays. Après ajustement par les dommages liés aux émissions de carbone, les gains liés à la valorisation des ressources pétrolières, et la productivité totale des facteurs, le nombre de pays dont l’IWI est croissant diminue de 85 à 58.
36En termes de stocks, le capital produit ne représente que 18 % de la richesse inclusive totale des nations, le capital humain 54 % et le capital naturel 28 %. Les pays à faible revenu sont ceux dans lesquels le capital naturel a le poids le plus élevé (41 % en moyenne), tandis que dans les pays à revenu élevé le capital naturel ne pèse que 12 % de la richesse inclusive, et le capital humain y contribue à hauteur de 64 %.
37Les pays ayant les plus faibles taux de croissance de l’IWI par tête sont pour la plupart situés en Afrique subsaharienne. Alors que l’IWI par tête de la Chine est croissant, son IWI ajusté est décroissant. En revanche les États-Unis restent dans le vert après ajustement, tout comme la plupart des pays européens. Les pays d’Europe de l’Ouest et du Sud ont accru leur IWI essentiellement grâce à la hausse de leur capital humain. Si l’évolution du capital naturel y joue un rôle quasi nul, c’est moins le cas dans les pays d’Europe de l’Est et du Nord, pour lesquels le capital naturel joue un rôle non négligeable et l’évolution du capital produit pèse davantage que celle du capital humain. Les pays aux taux de croissance de l’IWI ajusté les plus négatifs sont en Amérique latine, en Afrique et en Asie (à l’exception de la Chine, dont l’IWI ajusté est croissant). La grande majorité des pays extracteurs de pétrole ont les taux de croissance annuels moyens parmi les plus bas, à l’exception des Émirats arabes unis, du Qatar, du Yémen, et dans une moindre mesure, du Canada et de l’Arabie saoudite.
38Calculés à un niveau global, l’IWI mondial et l’IWI mondial par tête sont en hausse. Le message est donc globalement positif, alors que le capital naturel mondial est en constante baisse, comme le montre le graphique ci-dessous [19].
Évolution de l’IWI mondial par tête et autres indicateurs (1992-2010)

Évolution de l’IWI mondial par tête et autres indicateurs (1992-2010)
3 – Critiques de l’approche de la soutenabilité par les capitaux
39L’IWI s’inscrit dans une approche de la soutenabilité par les capitaux. Celle-ci trouve son origine dans les travaux théoriques des années 1970 de Geoffrey Heal, John Hartwick, Robert Solow et Joseph Stiglitz (pour ne citer que les auteurs principaux) portant sur le lien entre croissance économique et ressources non renouvelables dans le cadre néoclassique. Cette approche a très tôt fait l’objet de critiques [Victor, 1991 ; Common et Perrings, 1992] dont nous synthétisons ici les principales, sans prétention à l’exhaustivité.
40Tout d’abord se pose la question de la possibilité et de l’opportunité d’agglomérer des éléments extrêmement disparates dans une même grandeur (monétaire) dite « capital ». Du point de vue systémique de l’écologie, l’agrégation unidimensionnelle d’un si grand nombre de réalités aux dynamiques à la fois complexes et potentiellement hétérogènes est largement factice.
41Ensuite, l’approche par les capitaux revient à considérer les « dimensions » du développement soutenable à travers des lunettes économicistes, c’est-à-dire selon l’idée de stocks producteurs de flux d’utilité évaluables monétairement. Dès lors, nombre de dimensions difficilement monétarisables sont maintenues hors de l’analyse. Par ailleurs, il existe un risque que cette approche promeuve une marchandisation de la nature, par l’intermédiaire des estimations monétaires des différentes dimensions du capital naturel qu’elle suppose. Enfin, la difficulté même de procéder à ces évaluations monétaires est très grande [Vatn, 2005], de même que la détermination des « bons » prix implicites (« shadow prices »), censés pondérer les différents capitaux dans l’indicateur agrégé [Azqueta et Sotelsek, 2007].
42Le point qui focalise les critiques de l’approche par les capitaux est certainement l’hypothèse selon laquelle les différentes formes de capitaux sont substituables, l’accroissement d’un type de capital pouvant suppléer la raréfaction d’un autre. Si la question du degré effectif de substituabilité entre les capitaux n’est pas tranchée, et en dépit des doutes sérieux sur la possibilité de remplacer le capital naturel par d’autres formes de capitaux, la plupart des travaux ne postulent pas a priori de limites à la substitution. Certaines approches intègrent toutefois la possibilité d’évolutions non linéaires (possibilité de ruptures au-delà de certains seuils) ou l’idée de « capital naturel critique » (niveau plancher de capital naturel), apportant des limites à la substitution [voir Ekins et al., 2003] [20].
43Enfin, cette vision de la soutenabilité est centrée sur les nations et ne tient généralement pas compte de la contribution de ces dernières à la soutenabilité globale. Ainsi, l’IWI d’un pays, tout comme l’ENA, renseigne sur la capacité de ce dernier à maintenir son niveau de vie, mais sans tenir compte de ses impacts sur les autres pays [21]. La dégradation de capital (humain ou naturel) liée à la production de biens importés n’est pas comptabilisée dans l’indicateur.
44En résumé, les approches de la soutenabilité par les capitaux présentent des problèmes d’agrégation, de substituabilité, de calcul des prix implicites et de périmètre d’analyse. Dans sa synthèse critique de l’approche par les capitaux, Stern [1997] ajoute que la focalisation sur un indicateur unique de soutenabilité ou de bien-être agrégé « obscurcit les hypothèses de modélisation, entérine les valeurs liées au statu quo et ne va pas dans le sens d’un débat public informé sur les politiques de soutenabilité » [p. 166, nous traduisons].
4 – Le bien-être et le futur au cœur de l’IWI
45L’IWI se définit comme un indicateur de soutenabilité. Comme le montrent Fleurbaey et Blanchet [2013, p. 49], l’évaluation de la soutenabilité implique nécessairement de faire des projections. Or l’IWI ne reposant (à ce stade) sur aucun modèle dynamique, rien dans le cadre de la richesse inclusive ne permet de faire des hypothèses crédibles sur le futur. Pourtant, les auteurs considèrent l’IWI comme une amélioration vis-à-vis de l’ENA. Dans la construction de l’ENA, comme mentionné en section 2.2, la consommation est supposée a priori croissante à un rythme constant et positif, donc soutenable. Pour les auteurs de l’IWI, dans cette perspective, la soutenabilité est présupposée, alors qu’elle devrait être évaluée. C’est pourquoi ils entendent se départir d’une telle hypothèse sur les flux de consommation futurs. Mais ce progrès théorique se fait au prix de l’établissement d’une nouvelle hypothèse qui nous semble tout aussi ad hoc en l’absence de modèle dynamique : le mécanisme d’allocation des ressources dans le temps (le « modèle » de l’économie future en quelque sorte) est supposé connu.
46Cette absence de fondement dynamique est un problème nodal dans un indicateur de soutenabilité qui prétend parler du futur [Fleurbaey et Blanchet, 2013]. Dans l’IWI, deux aspects de l’axiomatique cristallisent cette appréhension problématique du futur : le théorème d’équivalence, qui entend focaliser l’analyse de la soutenabilité sur la base productive, dans une perspective de long terme, et les prix implicites, censés refléter les évolutions temporelles des différents capitaux.
4.1 – Le « théorème d’équivalence » en question
47Lier le bien-être à la soutenabilité, théoriquement ou empiriquement, est une tâche ardue [Bartelmus, 2013 ; Stiglitz et al., 2009]. Pourtant, toute la démarche sous- tendant l’IWI est construite sur ce lien, par le biais du « théorème d’équivalence ». C’est en effet grâce à ce théorème que les évolutions des déterminants du bien-être (i. e. la base productive) peuvent être interprétées comme l’approximation des évolutions de ses constituants (i. e. le bien-être substantiel). On peut dès lors s’étonner qu’il n’en soit fait mention qu’une seule fois dans l’IWR 2012, et qu’Arrow et al. [2012] et l’IWR 2014 ne l’évoquent pas. Ce théorème n’est pourtant pas sans poser problème.
48Au niveau axiologique, d’abord, ne pas tenir compte des constituants est une limite à l’approche libérale de l’IWI : il est implicitement supposé que les mêmes capitaux impliquent inconditionnellement les mêmes effets à travers le temps ; aucune possibilité de rupture dans les systèmes de valeurs n’est envisagée. À travers ce théorème, les auteurs procèdent à une réification des préférences présentes comme cristallisation des valeurs en tout lieu et en tout temps. Or il est probable que les évolutions à prévoir dans le sens d’une plus grande soutenabilité des modes de vie impliquent des transformations profondes des systèmes de valeurs.
49Sur le plan épistémologique, ensuite, l’usage du terme « théorème » apparaît abusif. La relation entre déterminants et constituants du bien-être, établie par ce théorème, n’est tout au plus qu’une hypothèse de travail dont la validité dépend de la capacité des prix implicites à refléter la contribution marginale de chaque capital au bien-être intergénérationnel, ce qui empiriquement n’est ni vérifié ni vérifiable. Ce « théorème » d’équivalence n’acquiert donc son sens qu’à partir de la structure théorique dont il émerge. C’est pourtant forts de ce théorème que les auteurs de l’IWI ne prennent pas la peine de définir substantiellement le bien-être, celui-ci n’étant appréhendé que comme fonction de ses déterminants. Il apparaît alors tautologique d’affirmer que la richesse inclusive varie à l’unisson avec le bien-être, comme le font les auteurs de l’IWI.
4.2 – Des prix implicites problématiques
50Pour quantifier la relation entre bien-être et soutenabilité, les auteurs font usage de prix implicites, qui permettent de lier les capitaux au bien-être. L’utilisation de tels prix est problématique au moins à deux égards.
51D’abord, lorsque l’IWI est calculé empiriquement, les capitaux sont pondérés sur la base de prix de marché. En situation d’incertitude et sans modèle dynamique, rien ne permet d’affirmer que ces prix reflètent effectivement la contribution marginale des différents types de capital au bien-être intergénérationnel. Étant donné que l’indicateur est intrinsèquement construit pour être utilisé empiriquement, se pose la question de la pertinence de l’usage de prix implicites, dont le rôle pondérateur ne tient que théoriquement.
52Le second problème réside dans la réification des prix. Dès lors que le bien-être intergénérationnel est approximé par les stocks actuels de capitaux évalués à leurs prix implicites, l’évaluation correcte de la valeur sociale de ces capitaux requiert une quantité infinie d’informations sur le présent et le futur. Les auteurs le reconnaissent eux-mêmes, une telle information n’existe pas. Pourtant, ils continuent à considérer les prix implicites comme pertinents pour informer sur la contribution des capitaux au bien-être.
5 – Choix théoriques et méthodologiques : quelques contradictions et limites
53Si les limites précitées sont indépendantes de la volonté des auteurs, d’autres en revanche résultent de choix contradictoires entre théorie et méthodologie. C’est le cas pour le traitement de la santé et l’ajustement de l’IWI par la productivité totale des facteurs.
5.1 – La santé : trop importante pour compter ?
54Suivant le mode de calcul actuellement préconisé par les auteurs de l’IWI (méthode de la « valeur d’une vie statistique », Value of a Statistical Life), la santé est la composante la plus significative de la richesse inclusive. Comme son poids relatif (plus de 90 % de l’IWI) « noierait » les autres capitaux, les auteurs ont décidé de ne pas l’inclure dans l’IWI [22].
55Outre l’apparente contradiction entre l’importance de la dimension de santé telle qu’elle est calculée et son absence de l’IWI, ce choix méthodologique pose plus fondamentalement question. Certes, un chapitre entier de l’IWR 2014 est consacré à la santé. Toutefois, l’exercice de mise en cohérence de l’IWI comme indicateur synthétique (et non comme tableau de bord) est questionné par l’absence d’une dimension apparemment si importante. En ne comptabilisant pas la santé dans l’IWI, les auteurs reconnaissent tacitement (et certainement malgré eux) que la valeur sociale des capitaux n’est pas reflétée dans les prix relatifs empiriquement construits ou observés.
5.2 – Confusion entre richesse inclusive et PIB dans l’IWI ajusté
56L’une des avancées de l’IWI est l’élargissement de la « fonction de production », où la variable expliquée n’est plus le PIB, mais le bien-être intergénérationnel. Il est dès lors surprenant de constater que l’une des variables d’ajustement de l’IWI, celle dont l’impact est le plus important sur l’IWI ajusté, est la productivité totale des facteurs.
57Alors que les auteurs insistent à plusieurs reprises sur l’importance d’interpréter les capitaux formant la base productive comme déterminant le bien-être intergénérationnel et non le PIB, ils ajustent l’IWI par une variable censée capter l’effet d’un ensemble de capitaux (résiduels) contribuant au PIB et non au bien-être intergénérationnel. À travers cet ajustement, les auteurs semblent faire l’hypothèse que la part inexpliquée de l’IWI est la même que la part inexpliquée du PIB. Cette hypothèse n’est toutefois ni explicitement formulée ni justifiée. Nous pouvons juste constater que l’ouverture opérée par les auteurs en prenant une autre variable expliquée que le PIB, se referme subrepticement lors de cet ajustement.
5.3 – Le capital naturel : les limites de l’« inclusivité »
58Les penseurs de la richesse inclusive voient dans cette dernière une manière de faire entrer la nature, sous la forme du capital naturel, dans l’évaluation des performances économiques des nations. Mais comme ils le reconnaissent eux-mêmes (voir IWR 2014, p. 40 et suivantes), la disponibilité des données leur impose de sérieuses limites en la matière. Le périmètre des éléments pris en compte est le suivant : terres agricoles, ressources forestières, pêcheries (seulement dans l’IWR 2012), combustibles fossiles, métaux et minerais. La méthode générique de calcul du capital naturel consiste à évaluer un stock physique de ressources et à le multiplier par son prix implicite [23]. Le prix implicite d’une ressource naturelle est lié au niveau de la rente associée, à savoir la différence entre prix de marché et coûts d’extraction. Il s’agit donc de se reposer sur des prix de marché pour trouver une variable proxy de la rareté relative présente et future des ressources et de leur contribution au bien-être intergénérationnel. Pour transformer les prix présents en niveaux de richesse (donc une somme de flux de bien-être sur un horizon infini), les hypothèses formulées sont nombreuses et discutables. La richesse en terres arables découle d’une somme actualisée sur un horizon infini de flux de rentes moyens supposés fixes. C’est faire une hypothèse très forte et irréaliste sur le futur. Par ailleurs, un grand nombre d’éléments du capital naturel ne sont pas encore pris en compte, comme certains services écosystémiques, ou encore le « capital eau ». En ce qui concerne ce dernier, il est fort probable que son calcul en termes monétaires soit inenvisageable et/ou ne fasse pas sens, ce que reconnaît assez explicitement l’auteur du chapitre dédié à ce sujet dans l’IWR 2012 (chapitre 10, p. 215 et suivantes). Reste à savoir dans quelle mesure ce mitage massif de l’analyse remet en cause l’entièreté de l’édifice intellectuel.
6 – L’ambition inclusive de l’IWI, un nouvel impérialisme économique ?
59La théorie de la richesse inclusive dépouille l’économie standard de la soutenabilité de certaines hypothèses d’optimalité sans modifier son cœur d’analyse. Le pouvoir d’extension de l’analyse et la prétention à synthétiser une très grande diversité de connaissances et d’informations portent en germe à nos yeux une forme nouvelle d’impérialisme économique.
6.1 – Quelle(s) forme(s) d’impérialisme ?
60L’impérialisme économique est défini par la transgression des frontières disciplinaires et l’extension du domaine d’explication (l’ensemble des phénomènes réputés pouvant être expliqués par la discipline). Gautié [2007] distingue l’impérialisme économique théorique (l’élargissement, par exemple, de la catégorie « capital » aux capitaux « humain », « social », « naturel »…) de l’impérialisme économique empirique (application des outils de l’économie à des problèmes « exotiques »). Ces deux formes d’impérialisme économique portent l’ambition explicative au-delà des frontières habituelles de l’économie, soit par les lunettes théoriques appliquées à l’analyse (le choix rationnel, l’analyse coûts-avantages monétaire…), soit par la puissance des outils statistiques mobilisés (l’économie servant à débusquer des corrélations surprenantes).
61Les travaux de Dasgupta, Arrow et leurs co-auteurs présentent cette spécificité par rapport aux formes d’impérialisme identifiées par Gautié qu’ils se dispensent d’avoir recours à deux éléments qui sont au cœur du projet scientifique de l’économie standard, bien qu’à dose variable : l’ambition explicative et prédictive, et le recours à l’homo oeconomicus. La dimension autoréférentielle de l’économie néoclassique acquiert sans doute une dimension nouvelle dans le cas de l’IWI dans la mesure où l’outil est construit ab initio en vue d’indiquer une réalité, non pour en rendre compte de manière causale ou simplement explicative, et encore moins prédictive.
62Malgré le (et probablement en raison du) relâchement de certaines hypothèses constitutives de l’économie standard, l’IWI nous semble opérer un impérialisme économique spécifique. Mäki [2009, 2013] distingue l’impérialisme de portée (imperialism of scope), l’impérialisme de style (imperialism of style) et l’impérialisme de réputation (imperialism of standing).
63L’impérialisme de portée fait référence à l’ensemble des faits considérés comme explicables par une théorie [Mäki, 2009, p. 355]. Dans le cas de l’IWI, on peut difficilement parler de portée explicative. Toutefois, une certaine relation causale est postulée entre la fonction objectif (élargie au bien-être) et la somme estimée des capitaux. Si le bien-être est conçu comme dépassant largement le PIB, il n’est toutefois pas défini substantiellement, mais en fonction des capitaux (au sens le plus large possible) qui le sous-tendent. On peut donc soutenir que la richesse inclusive procède à un impérialisme de portée à travers la diversité des capitaux qu’elle fait intervenir dans sa définition du bien-être intergénérationnel. Si certains capitaux comme le capital manufacturé, le capital humain et le capital santé font désormais l’objet d’évaluations relativement standardisées, le capital naturel est pris en compte partiellement, mais fait figure de nouvelle frontière pour l’analyse [24]. Quant au capital social, les difficultés qui lui sont inhérentes sont reconnues, mais le chantier est ouvert. De manière générale, les manques en termes de portée ou de terrains d’analyse couverts font l’objet à la fois d’une prise de recul critique et d’un optimisme constant de la part des concepteurs de l’IWI : les données sont encore limitées, mais le temps et une large mobilisation des économistes et statisticiens devraient y remédier. En termes de portée, l’extension est donc opérée au niveau de l’objectif social et des facteurs considérés comme y concourant.
64L’impérialisme de style fait référence à la boîte à outils analytique. Si la prise en compte monétarisée de différents capitaux peut être justifiée par la nécessité de donner visibilité et reconnaissance à un domaine de la réalité trop largement négligé [Jany-Catrice et Méda, 2013], il n’en reste pas moins que la monétarisation de chaque dimension considérée dans l’IWI conduit à un impérialisme de style. Bien que les auteurs raisonnent dans une économie de type « kakotopia », ils maintiennent une large confiance dans le système des prix de marché. Les capitaux n’ayant pas de prix de marché sont censés recevoir un prix implicite issu de simulations de marché. Par ailleurs, réduire à des capitaux ce qui peut alternativement être considéré comme des patrimoines [Vivien, 2009] ou comme des socio-écosystèmes en coévolution [Kallis et Norgaard, 2011] procède également d’un impérialisme de style.
65Mäki [2013] définit l’impérialisme de réputation comme le prestige et le pouvoir académiques et non académiques dont peut jouir une discipline au détriment d’autres disciplines. Nous ne disposons pas d’analyses relevant de la sociologie ou de la science politique nous permettant de nous prononcer sur ce point. Il est toutefois indéniable que l’économie jouit d’une place importante dans les débats sur les indicateurs de prospérité et de soutenabilité, comme l’a illustré la constitution de la Commission Stiglitz.
6.2 – Un impérialisme acceptable ?
66Mäki [2009, 2013] distingue le « bon » impérialisme du « mauvais ». Il propose un ensemble de contraintes que l’expansionnisme économique doit respecter pour être considéré comme acceptable.
67La première contrainte à respecter est ontologique. Mäki oppose à l’unification ontologique l’unification dérivationnelle (derivational unification), qui consiste à dériver des explications de classes de phénomènes de plus en plus grandes à partir d’une armature axiomatique parcimonieuse, mais sans postuler d’unité ontologique à propos des éléments analysés. La richesse inclusive opère une unification ontologique en considérant une grande diversité de phénomènes comme partageant la même nature de « capital », i. e. de source de bien-être présent et futur. Cependant, Dasgupta et Mäler mettent en avant des caractéristiques ontologiques spécifiques des phénomènes naturels que l’économie standard peine à prendre en compte. Or, s’ils proposent une économie permettant de rendre compte des non-linéarités et complexités que présentent les écosystèmes, l’unification effective est faite autour de méthodes d’évaluation et d’agrégation qui sont encore étrangères à ces complexités. Plus fondamentalement, on peut s’interroger sur la possibilité d’unifier ontologiquement l’ensemble des relations entre bien-être présent et bien-être futur à travers un ensemble de capitaux. On peut ainsi conclure à une tension majeure au sein de la richesse inclusive entre unification dérivationnelle et unification ontologique.
68La seconde contrainte est d’ordre épistémologique. La théorie doit reconnaître explicitement ses failles, ses limites et les incertitudes qui persistent. Mäki évoque par ailleurs un sens de la faillibilité et d’ouverture à la conversation critique à travers les frontières disciplinaires [Mäki, 2009, p. 23]. Si les auteurs de l’IWI ne cachent pas les difficultés théoriques ni les manques de données, deux types de problèmes subsistent. Tout d’abord, la conversation critique est limitée, ou indexée à l’acceptation d’un édifice théorique dont dépend tout le reste. Or il est difficile de s’engager dans une critique de l’IWI sans remettre en cause l’axiomatique qui le sous-tend. Ensuite, les caveats étant présentés, l’impact de ceux-ci sur son message, son interprétation ou sa portée reste impossible à estimer. Alors que l’eau dans ses diverses formes et à travers l’ensemble des « services » qu’elle rend aux êtres humains est reconnue comme un élément absolument essentiel de la base productive des économies et du bien-être intergénérationnel, on ne sait quelles conséquences tirer de la non-prise en compte du « capital eau » dans l’IWI.
69La contrainte axiologique renvoie à des « valeurs non épistémiques ». Il faut éviter que des valeurs humaines importantes soient non exprimées, voire niées, en conséquence de l’impérialisme scientifique [Mäki, 2013, p. 337]. Cela nous ramène au questionnement de la capacité de l’IWI à refléter la pluralité des valeurs en jeu dans le développement soutenable. On peut à cet égard douter que les préférences révélées par les prix de marché ou par les techniques de simulation de marché reflètent fidèlement les conceptions que se font les gens de ce qui doit être préservé, et pour quelle raison. Une fois de plus, la limite est reconnue par les concepteurs de l’IWI, mais pas au point qu’il ne soit pas possible de tirer des enseignements des calculs partiels proposés.
70La contrainte institutionnelle, enfin, requiert que l’impérialisme procède en s’engageant dans des débats ouverts et en explicitant et défendant ses postulats plutôt qu’en s’imposant grâce à la réputation académique ou non académique de la discipline impérialiste [Mäki, 2013, p. 337]. Il est trop tôt pour dire dans quelle mesure la portée de la théorie de la richesse inclusive est étendue grâce à des moyens non strictement scientifiques.
71Au terme de cette confrontation du cadre théorique de l’IWI aux critères d’appréciation de l’impérialisme économique proposés par Mäki, nous concluons à son caractère problématique.
7 – L’IWI, un « bon » indicateur ?
72Notre analyse a relevé certaines défaillances de l’IWI qui mettent en doute sa pertinence comme indicateur de soutenabilité. Pourtant, à l’aune des critères les plus fréquemment utilisés pour juger de la qualité des instruments statistiques, ces limites n’apparaissent pas. Nous passons désormais l’IWI au crible du guide des bonnes pratiques statistiques d’Eurostat [25], représentatif des critères usuels en matière de qualité statistique [Levrel, 2008].
73La pertinence (adéquation entre l’outil et les besoins de l’utilisateur) : il est difficile d’estimer si l’outil IWI est en adéquation avec les besoins des utilisateurs putatifs de l’indicateur. Nous nous limiterons donc à deux remarques. Tout d’abord, les rapports de l’IWI sont accompagnés de recommandations portant sur les types de capitaux dans lesquels les pays devraient investir. Le message est donc plutôt clair pour les pouvoirs publics, quoique restant à un haut niveau de généralité. Cependant, une mise en œuvre de l’indicateur en accord avec ses prémisses théoriques requiert des évolutions profondes des appareils statistiques nationaux, afin de fournir les bons prix implicites pour la totalité des éléments constituant les grandes familles de capitaux. Or une telle refonte des comptes a peu de chances d’emporter la conviction des comptables nationaux.
74L’exactitude et la fiabilité (proximité entre la valeur estimée et la vraie valeur) : si la valeur estimée est la « valeur sociale » des différents capitaux, définie comme la valeur monétaire de ces capitaux, l’exactitude ou la fiabilité portent uniquement sur la concordance des données monétaires disponibles à la définition formelle de cette valeur. L’IWI étant calculé uniquement pour les valeurs dont des estimations monétaires existent, il apparaît comme exact et fiable. Ce critère suppose toutefois qu’une « vraie » valeur existe. Or, dans le cas de la soutenabilité, rien ne permet de déterminer une telle valeur. Ni l’exactitude ni la fiabilité ne mettent en lumière les conventions et rapports de force à l’œuvre dans la définition de la « vraie valeur ». C’est l’existence même d’une « vraie » valeur en situation d’incertitude et d’incommensurabilité des valeurs qui est sujette à caution.
75L’actualité et la ponctualité (échéances et fréquences de publication des données) : la fréquence bisannuelle prévue pour le calcul de l’IWI semble satisfaire à ce critère.
76La cohérence et la comparabilité (méthode de standardisation des données et interprétation) : dans l’IWI, les données sont traduites dans une même unité monétaire pour que tous les types de capitaux puissent être agrégés. À l’aune de ce critère, l’IWI est donc méthodologiquement cohérent et ses composantes sont comparables entre elles. Pourtant, nous avons montré combien la traduction de chaque capital en une même unité de mesure est problématique. L’exclusion de la santé ou du capital eau met en question l’édifice de la pondération par les prix implicites. Les critères de cohérence et de comparabilité ne questionnent donc pas les choix de pondération en amont de la normalisation ou de la traduction en une même unité, alors même que ceux-ci déterminent l’interprétation de l’indicateur.
77L’accessibilité des données statistiques et la clarté : l’IWI, tel qu’effectivement calculé, se fonde sur de nombreuses données de statistiques publiques, disponibles pour un nombre important de pays [26] : il satisfait au critère d’accessibilité. En matière de clarté, l’IWI jouit d’un mode de calcul dont le principe est simple : la somme pondérée des différents capitaux qui sous-tendent le bien-être. Toutefois, comme nous l’avons montré plus haut, l’interprétation est périlleuse, ce que le critère de clarté ne met pas en lumière.
78L’IWI semble donc satisfaire de manière générale aux critères de qualité statistique les plus utilisés. Pourquoi, alors, les lacunes décelées dans notre analyse sont-elles invisibles à l’aune de ces critères ?
79Il semble que ces derniers souffrent d’un angle mort, aveugle à ce qui singularise les indicateurs de soutenabilité : l’incertitude radicale qui caractérise leur objet. La principale raison est que ces critères reposent sur une épistémologie positiviste. Au cœur de cette posture se trouve la réfutabilité (au sens poppérien), qui implique l’existence d’un fait tangible au regard duquel établir la réfutation. Ainsi, le degré de pertinence de l’indicateur serait défini par la congruence ou la distance entre l’indicateur et le fait dont il traite, et dont il serait la traduction quantitative plus ou moins « correcte ». En l’absence d’un tel fait observable, comme dans le cas de la soutenabilité, les critères de pertinence, de précision ou d’exactitude de l’indicateur se réfèrent à une réalité « définitionnelle » et non empirique. Dans le cas de l’IWI, la définition de la soutenabilité repose sur le lien théoriquement établi entre capitaux et bien-être intergénérationnel.
80Si l’IWI contribue, comme les auteurs l’appellent de leurs vœux, à définir des objectifs en matière de soutenabilité (objectifs dont l’orientation résulte in fine de la manière dont la soutenabilité est conçue dans l’indicateur), le principe démocratique exigerait que la définition et la quantification de la soutenabilité fassent l’objet d’un processus délibératif et transparent, où l’incertitude serait prise en compte et où le statut du savoir mobilisé lors de l’élaboration de l’indicateur ne serait pas de l’ordre de la vérité scientifique (au sens positiviste).
81Les critères d’évaluation des indicateurs de soutenabilité, compte tenu de leur singularité, devraient donc intégrer cette dimension normative, qui se situe en amont des usages politiques des indicateurs. Plus fondamentalement, ils devraient évaluer l’indicateur non pas seulement du point de vue de sa cohérence logique, mais de sa cohérence « performative » [Thiry, 2012] : il s’agirait alors de mettre au jour les possibles contradictions entre le message normatif porté par la prise en compte de différentes dimensions dans l’indicateur, et les impacts de l’ossature théorique et/ou méthodologique sur laquelle il repose. Si cet appel à une posture que certains ont qualifiée de « post-normale » à propos des pratiques scientifiques portant sur des objets complexes [Funtowicz et Ravetz, 1990], qui reconnaîtrait explicitement l’incertitude et la diversité de points de vue légitimes n’est pas neuf, l’incapacité des critères d’évaluation usuels à soulever ces contradictions justifie de le réintégrer dans le domaine de l’évaluation des indicateurs de soutenabilité.
8 – Conclusion
82L’IWI reflète l’ambition de ses auteurs d’ouvrir la focale de l’économie, de décentrer cette discipline de ses variables traditionnelles (et notamment du PIB) et d’intégrer les apports des sciences de la nature et des sciences humaines. Cette démarche est sans aucun doute louable. Toutefois, notre analyse suggère que plusieurs points d’achoppement compromettent la capacité de l’IWI à quantifier la soutenabilité de manière pertinente.
83Pourtant, ces lacunes sont invisibles à l’aune des critères d’évaluation les plus utilisés, selon lesquels l’IWI apparaît comme un indicateur de soutenabilité globalement satisfaisant. Ces critères n’ont, en effet, pas vocation à intégrer l’incertitude et la complexité qui caractérisent la soutenabilité. Ils reposent sur une épistémologie positiviste, dont l’une des caractéristiques est de ne pas intégrer le point de vue et la normativité des chercheurs et acteurs sociaux dans la construction de l’objet scientifique.
84Or, si les indicateurs de soutenabilité sont des construits technico-théoriques, ils sont également des instruments de gouvernance élaborés sur des conventions. En ce sens, la « pertinence » de ces indicateurs devrait être jugée non pas au regard de leur « élégance » formelle (comme c’est en partie le cas pour l’IWI), mais bien de la transparence de leur élaboration et de leur capacité à répondre explicitement aux questions essentielles de la soutenabilité [O’Connor, 2002 ; Vatn, 2005] : que veut-on soutenir ? Pour qui ? Pour quoi ?
Notes
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[1]
L’indicateur a été officiellement présenté lors du Sommet « Rio+20 », en juin 2012. Un nouveau rapport est paru en décembre 2014 [UNU-IHDP, 2014, ci-après Inclusive Wealth Report (IWR) 2014]. Celui-ci se penche particulièrement sur le capital humain, alors que celui de 2012 mettait l’accent sur le capital naturel.
-
[2]
Voir, par exemple, Mooney [2013].
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[3]
Indicateur de soutenabilité de la Banque mondiale dont la méthodologie est proche de celle de l’IWI et dont les auteurs de la richesse inclusive essaient de dépasser certaines limites théoriques.
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[4]
Nous suivons la préconisation de Lawson [2013] d’éviter le vocable « néoclassique » pour lui préférer celui de « standard » (mainstream). L’économie « standard » contemporaine est diverse, et son degré de rattachement à la tradition néoclassique est variable. Lawson réunit sous la bannière d’économie « standard » les approches ayant en commun un recours important à la formalisation et au déductivisme mathématique.
-
[5]
L’économie écologique s’est constituée à la fin des années 1980 à la confluence de l’écologie et de l’économie, en réaction aux traitements monodisciplinaires des enjeux environnementaux ainsi qu’aux approches économiques de la question, jugées étroites et inadaptées. De manière générale, l’économie écologique étudie les conditions de soutenabilité des systèmes socio-écologiques [Merino-Saum et Roman, 2012]. Elle se distingue de l’économie de l’environnement et des ressources naturelles standard en ce qu’elle met moins l’accent sur les solutions de marché et l’évaluation monétaire de l’environnement, et davantage sur les conflits, les valeurs non monétarisables, et les incertitudes et complexités liées à l’analyse des socio-écosystèmes.
-
[6]
Depuis la première publication de l’IDH en 1990, cet indicateur a fait l’objet de propositions de « verdissement », mais aucune ne s’est imposée [Bravo, 2014].
-
[7]
L’idée de mêler au sein d’un même indicateur des considérations de bien-être et de soutenabilité a été fortement critiquée au sein du rapport Stiglitz [Stiglitz et al., 2009, p. 19].
-
[8]
Schumpeter (1954) observe que « tout effort analytique est nécessairement précédé d’un acte cognitif préanalytique qui fournit la matière première à l’effort analytique » (p. 41, nous traduisons). Schumpeter nomme cet acte cognitif préanalytique une « vision ».
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[9]
Notons toutefois que le terme « fonction de production » n’apparaît pas explicitement dans les travaux des auteurs de l’IWI.
-
[10]
Nous explorons dans la section 6 l’impérialisme économique sur lequel cette double ouverture de l’analyse peut déboucher.
-
[11]
Cette caractéristique du modèle constitue la principale différence théorique entre l’IWI et l’ENA. Dans l’ENA, le bien-être intergénérationnel est calculé sur base de la consommation présente, supposée a priori croissante à un rythme constant et positif, donc soutenable.
-
[12]
Le fait que V dépende directement de t reflète la prise en compte de l’impact de facteurs exogènes qui varient dans le temps.
-
[13]
Le capital humain est actualisé à un taux annuel de 8,5 %. Pour les terres agricoles, les prairies, les forêts et la santé, le taux d’actualisation est supposé de 5 % par an.
-
[14]
r(t) est le prix implicite du temps, considéré comme une forme spécifique de capital, et égal à ∂V/∂t.
-
[15]
Pour une présentation des différences théoriques et méthodologiques entre l’IWI et l’ENA, consulter l’Inclusive Wealth Report 2012, p. 23 et suivantes (section 6.1).
-
[16]
Le capital social, bien qu’étant reconnu comme un déterminant important du bien-être, n’est pas calculé dans les IWR 2012 et 2014, faute de données.
-
[17]
La méthode d’inventaire perpétuel consiste à calculer la différence entre la valeur agrégée de l’investissement et celle de la dépréciation, à partir de l’établissement d’un stock initial de capital. Le ratio capital/output est supposé constant.
-
[18]
Voir l’annexe méthodologique de l’IWR 2012.
-
[19]
Les auteurs insistent toutefois sur la nécessité d’enrayer l’érosion du capital naturel.
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[20]
Il existe sur ce sujet tout un continuum de positions entre soutenabilité très faible et soutenabilité très forte [Godard, 2015].
-
[21]
L’IWR 2012 contient un chapitre qui distingue l’approche par la production de l’approche par la consommation et développe l’idée de « soutenabilité virtuelle ». Cette idée n’est pas reprise dans l’IWR 2014.
-
[22]
Les auteurs travaillent à améliorer la méthode de quantification de la santé pour pouvoir intégrer cette dimension dans l’IWR 2016.
-
[23]
Pour une description de la méthodologie du calcul du capital naturel, voir l’IWR 2012, p. 283 et suivantes, et l’IWR 2014, p. 209 et suivantes.
-
[24]
Il est intéressant de noter que bien que le chapitre de l’IWR 2012 portant sur l’évaluation monétaire du « capital eau » montre clairement les apories d’une telle entreprise, la synthèse du rapport laisse quant à elle entendre que la quantification, puis l’évaluation monétaire sont envisageables. Une simple question de temps, en somme.
- [25]
-
[26]
Voir l’annexe méthodologique de l’IWR 2014.