1 – Introduction
1Derrière le vocable « économie sociale et solidaire » se trouvent deux champs de recherches qui se recoupent de plus en plus, mais qui restent différents : l’analyse des organisations de l’économie sociale et l’étude des initiatives solidaires. De plus, ces deux domaines scientifiques sont très diversifiés du point de vue théorique. Cette diversité théorique est relativement bien repérée pour l’économie sociale [Ferraton, 2007], mais assez peu mise en valeur pour l’économie solidaire. Pourtant, la richesse conceptuelle des travaux portant sur l’économie solidaire ouvre des pistes de réflexion permettant de renouveler la compréhension théorique de l’économie. C’est, en tout cas, la thèse que nous défendons dans ce texte qui se développera en deux temps. Premier temps, mettre en lumière les différences entre économie sociale et économie solidaire. Deuxième temps, montrer, à l’aide du concept en construction de « délibéralisme », que la multiplicité des approches théoriques de l’économie solidaire ouvre des pistes de recherches heuristiques. Précisons quelques éléments avant d’entrer dans le vif du sujet. Tout d’abord, d’un point de vue épistémologique, ce travail s’inscrit résolument dans une pensée de la complexité invitant le chercheur à assumer sa part de normativité [1]. C’est-à-dire, dans notre cas, à défendre l’idée que la conception orthodoxe de l’économie [2] a montré ses limites. Ensuite, même si nous sommes pleinement conscients de son hétérogénéité, le vocable « néolibéral » que nous employons fait référence à un appauvrissement idéologique du libéralisme [3] faisant du marché le seul garant de l’optimum social. De même, le terme « néoclassique » renvoie ici au noyau conceptuel servant de base à la formalisation de l’économie initiée par les marginalistes et repris aujourd’hui par les tenants de l’approche orthodoxe. De plus, notre réflexion se centre sur l’Union européenne qui est le contexte culturel et la réalité sociale auxquels se réfèrent nos analyses qui ne prétendent donc pas embrasser une totalité universelle. Par ailleurs, au niveau théorique, nos recherches se veulent résolument interdisciplinaires. Elles cherchent à articuler trois domaines du savoir généralement disjoints : les sciences économiques, la philosophie politique et les sciences de la communication afin de construire un cadre d’intelligibilité novateur, bien que partiel [4]. Enfin, dans la lignée de travaux menés dans divers domaines des sciences sociales (mouvement anti-utilitariste, sociologie de la traduction, etc.), notre approche pluridisciplinaire de l’économie participe à la remise en cause du « triple réductionnisme » de l’approche orthodoxe [Carvalho et Dzimira, 2000] : réductionnisme marchand (relations économiques assimilées aux relations marchandes), réductionnisme utilitariste (réduction des multiples motivations et raisons du sujet au seul intérêt calculé) et réductionnisme méthodologique (individualisme méthodologique). Alain Caillé propose de réunir tous ceux qui partagent cette remise en cause sous le vocable d’« économie politique institutionnaliste » [Caillé, 2008]. Or A. Caillé range explicitement les recherches sur l’économie solidaire dans cette approche hétérodoxe. Voilà qui donne envie de mieux définir ce terme.
2 – Le terme « économie sociale et solidaire » masque les différences théoriques entre économie sociale et économie solidaire
2En France, l’étiquette « économie sociale et solidaire » est entrée dans la loi du 31 juillet 2014. Ce terme est une appellation stratégique, un énoncé commode pour unifier et donner plus de poids à un secteur divisé et peu visible. Cette volonté de peser dans l’espace public trouve, il est vrai, sa justification dans le fait que beaucoup d’initiatives solidaires prennent les formes juridiques de l’économie sociale (coopératives et associations, principalement). De plus, au niveau international, cette dénomination est utilisée par des réseaux d’acteurs qui, cherchant à se constituer en réseau mondial, ont choisi cette appellation permettant de concilier des appartenances différentes (en particulier, l’économie sociale du Québec et l’économie solidaire et/ou populaire d’Amérique du Sud). L’expression « économie sociale et solidaire » est donc un terme fédérateur permettant à des acteurs différents d’agir ensemble. Mais il ne faut pas confondre étiquette politique et concept théorique. Des auteurs aussi différents que J.-F. Draperi [2011] et J.-L. Laville [2010], insistent – le premier à partir de ses recherches sur l’économie sociale, le second à partir de ses travaux sur l’économie solidaire – sur les différences théoriques entre les deux. Ce sont ces différences que nous allons expliciter (2.2), en commençant par définir le terme « économie solidaire » (2.1).
2.1 – Qu’est-ce que l’économie solidaire ?
3Pour les acteurs, l’économie solidaire est un ensemble de pratiques économiques concrètes et un projet politique visant « le lien plutôt que le bien » (Collectif MB2, 2001) : Association pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP), Système d’échanges locaux (SEL), etc., relèveraient de l’initiative solidaire. Ces initiatives concernent de nombreux secteurs : environnement, services à la personne, technologie de la communication, etc. Pour le dire autrement, l’économie solidaire est une dynamique militante et non un secteur économique précis. Ce sont des « engagements citoyens visant à démocratiser l’économie » [Dacheux et Laville, 2003]. Derrière la multiplicité économique des initiatives solidaires se dessine un projet politique global qui concerne l’ensemble de la société, une utopie. Il s’agit, simultanément, de renforcer la démocratie représentative en développant la démocratie participative (approfondissement) et de démocratiser la sphère économique (élargissement). Sa force éventuelle ne réside donc pas dans son poids économique, mais dans sa capacité à articuler, de manière cohérente, les trois dimensions de la société démocratique : le politique, le symbolique et l’économique.
2.1.1 – La dimension politique de l’économie solidaire
4Dans une perspective habermassienne, l’ordre politique est celui de la construction de la norme, de l’élaboration des règles du vivre ensemble. En démocratie, ces règles sont débattues dans l’espace public [Habermas, 1997]. Or une des caractéristiques centrales des initiatives solidaires est de mettre en place des « espaces publics de proximité » [Eme et Laville, 1994], c’est-à-dire des espaces de paroles où les acteurs concernés (usagers, salariés, pouvoirs publics, etc.) co-construisent l’offre et la demande, co-organisent la production et co-décident du prix et des quantités. Par exemple, dans les Cigales [5], les cigaliers (des citoyens ordinaires désireux de rendre utile leur épargne) discutent du projet entre eux et avec le futur entrepreneur, décident de la hauteur du financement et des modalités d’accompagnement du projet. Il s’agit donc de définir de manière commune les normes d’action collective des cigaliers. De plus, ces espaces publics de proximité permettent de publiciser certains besoins sociaux autrefois pris en charge dans le cadre domestique (garde d’enfants, aide aux personnes âgées, etc.). Ils contribuent ainsi à faire advenir de nouvelles revendications sociales et animent la vie politique des pays de l’Union [Fraisse, 2003].
2.1.2 – La dimension symbolique de l’économie solidaire
5Comme le montre Paul Ricœur [1997], c’est la confrontation entre utopie et idéologie qui dynamise la démocratie. Or, dans l’Union européenne, les sociétés démocratiques sont en panne d’utopie [Dacheux, 2008]. Le projet de l’économie solidaire (approfondir et élargir la démocratie) est un projet utopique qui peut combler ce déficit symbolique. De plus, en rappelant que la coopération est souvent plus efficace que la compétition dans la production et la distribution de biens et de services durables correspondant aux attentes sociales, l’économie solidaire propose une règle du jeu économique qui ne présente plus la contradiction structurelle entre la fin (la paix entre les peuples) et les moyens (la guerre économique de chacun contre tous) qui caractérise la société de marché [Polanyi, 2008]. La paix ne signifie pas seulement l’absence de guerre entre les classes et entre les nations. Une paix ne peut être durable que si elle est démocratique, c’est-à-dire non seulement désirée, mais construite par les citoyens. Dans cette perspective, l’économie solidaire cherche à réconcilier le citoyen, le salarié et le consommateur, en introduisant, au cœur des pratiques économiques, une rationalité démocratique [Floris, 2003]. Elle se situe alors en complète opposition avec le principe de gouvernance qui vise à introduire la rationalité économique au cœur même du processus démocratique [Habermas, 2012]. Ainsi, l’économie solidaire est une utopie qui, en contestant à la fois le paradigme scientifique néoclassique et le régime de justification du capitalisme (le libéralisme), s’attaque au déficit symbolique qui hante les démocraties de l’Union.
2.1.3 – La dimension économique de l’économie solidaire
6L’économie solidaire ouvre l’ordre économique lui-même à la pluralité. En développant des activités économiques comme les régies de quartier ou les services à la personne qui hybrident les principes marchands (vente de prestations), publics (subventions) et civils (bénévolat), l’économie solidaire démontre l’existence de la multiplicité des principes d’échanges qui avaient été mis en avant par l’anthropologie économique. Surtout, en plaçant au cœur de la lutte contre l’exclusion la notion de réciprocité, des initiatives solidaires comme les réseaux d’échanges réciproques de savoirs contribuent à restaurer un horizon d’égalité entre les citoyens. Mais l’intérêt de l’économie solidaire n’est pas seulement d’ordre microéconomique. L’économie solidaire propose, c’est le troisième point, une réflexion sur la monnaie, comme en attestent certaines initiatives, telles les monnaies sociales locales à monnaie fondante. Ces initiatives limitent l’usage de la monnaie à ses fonctions de mesure de la valeur de la production et d’intermédiaire à l’échange, ce qui revient à s’opposer aux pratiques monétaires spéculatives à l’origine de la crise actuelle.
7L’économie solidaire conjugue trois aspects : c’est un militantisme politique qui vise à faire entendre la voix des citoyens dans l’espace public, ce sont des pratiques économiques diversifiées qui se veulent des alternatives concrètes aux entreprises capitalistes, c’est une utopie singulière faisant le pari de plus de démocratie pour surmonter la crise actuelle. Or, comme nous l’avons vu précédemment à propos du libéralisme, la cohérence de ces trois aspects complémentaires (politique, économique et symbolique) dessine un cadre normatif du vivre ensemble, un régime de justification. Cependant, si le libéralisme s’appuyait sur l’étude empirique des entreprises capitalistes naissantes, l’économie solidaire est le régime de justification d’une démocratie économique reposant sur l’analyse de terrain des initiatives solidaires. Ainsi définie, en quoi l’économie solidaire est-elle différente de l’économie sociale ?
2.2 – Les différences entre économie sociale et économie solidaire
8Regroupant des organisations de statuts différents (mutuelles, coopératives, associations), de poids économiques variés (du Crédit Agricole à la petite association d’insertion), dans des secteurs d’activité très diversifiés (de l’agriculture à l’assurance-automobile), l’économie sociale [6] est une manière particulière de faire de l’économie et un discours militant que l’on entend dans l’espace public [7]. Certes, pour beaucoup d’organisations, l’écart entre les valeurs politiques affichées et les pratiques économiques réelles est gigantesque. Ce que leur reprochent d’ailleurs vivement les tenants de l’économie solidaire. Pourtant, l’économie sociale partage deux grands traits communs avec l’économie solidaire : une racine historique commune, l’associationnisme ouvrier [Frere, 2009] et une visée utopique de transformation sociale alternative au capitalisme [Jeantet, 2008]. Quelles sont alors les différences expliquant les querelles incessantes entre économie sociale et économie solidaire ? Il y a en trois selon nous.
2.2.1 – Trois différences
9Au-delà de la différence en termes de poids économique, on identifie plusieurs divergences théoriques. La première est relative au contexte historique d’apparition et concerne le productivisme. Au moment de sa naissance juridique, l’économie sociale a cherché à produire autrement des biens et des services, mais l’équation « plus de production = plus de richesse collective » n’était pas remise en cause. Les initiatives d’économie solidaire qui se sont développées dans les années 1980 s’inscrivent, quant à elles presque naturellement, dans une critique forte du productivisme. La deuxième différence théorique est liée à la vision du marché. L’économie sociale s’inscrit résolument dans l’économie de marché [Fauquet, 1965], alors que la mouvance la plus radicale de l’économie solidaire cherche au contraire à s’en extraire, à l’image des réseaux d’échanges de savoirs, par exemple. Ce qui est en jeu, au fond, c’est l’articulation entre marché et démocratie. Dans une perspective chère au libéralisme (politique et économique), l’économie de marché et la démocratie vont de pair. Cependant, dans une perspective plus critique, l’économie de marché conduit inexorablement au capitalisme qui lui-même est un déni de démocratie, thèse défendue, par exemple, par Karl Polanyi [1983] ou, plus près de nous, par Alain Caillé [2005], deux références très présentes dans la pensée sur l’économie solidaire. La troisième différence porte, quant à elle, sur la finalité poursuivie. Nous ferons nôtres les propos de Jean-François Draperi [2007] qui assure que l’élément clé permettant de caractériser l’économie sociale est « le principe de double qualité » : le producteur et le destinataire du bien et du service sont généralement membres de l’organisation [8]. C’est donc au nom de l’intérêt collectif des membres de l’organisation que sont prises les décisions. Or si, dans la pratique, cet intérêt collectif rejoint souvent l’intérêt général [9], la finalité d’une organisation de l’économie sociale est, à cause ou grâce au principe de double qualité, l’intérêt collectif. Cependant, la finalité d’une organisation d’économie solidaire est moins l’intérêt collectif de ses membres (qui est bien entendu pris en compte) que l’intérêt général (l’élaboration de règles du vivre ensemble dans des espaces publics de proximité).
10L’économie sociale et l’économie solidaire sont des réalités empiriques d’un poids économique très asymétrique et reposent sur des conceptions théoriques différentes (cf. tableau 1). Certes, elles ont une origine commune (l’associationnisme ouvrier) et partagent souvent une visée de transformation du capitalisme. C’est pourquoi il est compréhensible que les acteurs cherchent à se réunir politiquement sous une même bannière. Mais ce qui peut être une force politique s’avère être un obstacle épistémologique si l’on postule l’existence d’une théorie unique (ou pire l’absence de toute théorie) sous le vocable d’économie sociale et solidaire. En réalité, les théorisations de l’économie sociale sont plurielles, comme celles de l’économie solidaire. Mettre en lumière la pluralité de cette dernière nous paraît important pour explorer de nouvelles pistes conceptuelles.
Différences entre la conceptualisation de l’économie sociale et celle de l’économie solidaire

Différences entre la conceptualisation de l’économie sociale et celle de l’économie solidaire
3 – Le délibéralisme : une promesse théorique de l’économie solidaire
11Par sa triple nature, l’économie solidaire oblige le chercheur à penser ensemble le symbolique, le politique et l’économique. Or c’est cette capacité à rassembler en un tout intellectuellement cohérent ces trois dimensions qui, comme nous l’avons déjà mentionné, a fait la force du libéralisme originel. De là à penser qu’à l’image de la fabrique d’épingles, les initiatives solidaires permettent de conceptualiser un nouveau paradigme, il n’y a qu’un pas. Ce pas a été franchi, au niveau international, par des chercheurs comme A. Dash [2014] et E. Kawano [2012] qui s’efforcent de mettre au jour un idéal type d’économie sociale et solidaire, opposé point à point au paradigme néoclassique. Nous le franchissons aussi à notre tour en esquissant un nouveau modèle dénommé délibéralisme. Avant d’expliciter ce terme (3.1), nous devons, auparavant, montrer de quelle manière ce paradigme en construction prend sa source dans la diversité théorique de l’économie solidaire (3.2).
3.1 – La diversité des approches en économie solidaire
12Si la pluralité des approches conceptuelles est relativement bien établie pour l’économie sociale [Ferraton, 2007 ; Jeantet, 2008], elle reste très peu mise en lumière du côté de l’économie solidaire. C’est pourquoi nous nous proposons maintenant d’éclairer cette diversité. En effet, nous pensons que c’est en puisant dans cette variété conceptuelle que l’on peut trouver des pistes nouvelles pour penser l’économie politique en dehors de l’approche orthodoxe, mais aussi des approches hétérodoxes reconnues (École de la régulation et École des conventions). Par souci pédagogique, nous avons regroupé les principales approches de l’économie solidaire en trois catégories : celles, critiques, qui révèlent les limites et les dangers de l’économie solidaire ; celles, pragmatiques, qui analysent ses apports à la compréhension du phénomène économique ; celles, enfin, politiques et conceptuelles, qui se centrent sur ses promesses théoriques.
3.1.1 – Les recherches critiques qui mettent en lumière les dangers et les limites de l’économie solidaire
13Beaucoup de limites de l’économie solidaires sont mises en lumière par des chercheurs extérieurs au champ. Ces chercheurs justement, parce qu’ils n’ont pas pour objet de recherche l’économie solidaire, possèdent un recul critique les conduisant à souligner trois dangers. Le premier est de renforcer le néolibéralisme en facilitant le désengagement de l’État. Ainsi, l’insertion par l’économique est accusée de contribuer au « détricotage » du droit du travail, le secteur associatif participerait, quant à lui, au recul du service public en en assurant certaines missions à moindre coût et en réduisant le nombre de fonctionnaires en période de déficits publics accrus [Hely, 2008]. Le deuxième, soulevé par A. Gorz, est que les services à la personne peuvent être appréhendés comme une marche vers la dualisation salariale : les salariés intégrés employant à peu de frais des salariés précaires [Gorz, 1988]. Enfin, on retrouve les écrits de S. Latouche, qui reproche avant tout à l’économie solidaire de participer à ce qu’il appelle « la colonisation de l’imaginaire ». En effet, en reprenant le terme même d’« économie », l’économie solidaire, à son insu, impose une vision économique du social. Il ne s’agit pas, dit le défenseur de la décroissance, de développer une autre économie, mais de proposer une nouvelle utopie débarrassée de l’économicisation des esprits imposée par la société capitaliste [Latouche, 2004].
3.1.2 – Les recherches pragmatiques qui analysent les pratiques empiriques de l’économie solidaire pour souligner la pluralité des processus économiques à l’œuvre dans nos sociétés
14Ces recherches sont quantitativement les plus nombreuses. Dans ce type de travaux, on retrouve la vision d’économie plurielle reposant sur la diversité des principes d’échanges économiques [Polanyi, 1983] et l’affirmation d’une approche socio-économique inscrivant l’action économique dans une visée politique (l’émergence d’une citoyenneté participative). Cette approche, commencée par J.-L. Laville et B. Eme et reprise par les chercheurs du LISE [L. Gardin, L. Fraisse, E. Buccollo, etc.], est certainement la plus connue, à tel point que les personnes extérieures au champ réduisent souvent l’apport théorique de l’économie solidaire à cette conceptualisation. C’est effectivement une approche qui a permis l’élaboration de notions se démarquant fortement de l’analyse néoclassique comme celle de « solidarité démocratique [10] » formalisée par J.-L. Laville [2010]. Cependant, cette approche est complétée par de nombreuses autres perspectives théoriques. Parmi ces dernières, on peut relever celle de Jacques Prades, pour qui l’économie solidaire est, avant tout, un ensemble d’actions de résistance temporaires aux tendances dominantes de la globalisation. Cette dernière s’inscrit dans un processus de marchandisation du monde qui est indissociable du développement sans limites des technosciences. Ainsi, les initiatives solidaires seraient des oppositions concrètes à la domination du marché [Prades, 2000]. On le voit, ces approches qui visent à conceptualiser l’économie solidaire à partir des pratiques concrètes sont très diversifiées et ne sauraient être réduites ni aux approches d’économie plurielle qu’elles complètent utilement ni a fortiori aux approches canoniques de l’économie sociale.
3.1.3 – Les approches symboliques qui soulignent les potentialités émancipatrices et paradigmatiques de l’économie solidaire
15Alors que les approches critiques et pragmatiques élaborent des propositions théoriques à partir de l’observation fine des pratiques concrètes, l’approche symbolique se centre, avant tout, sur l’apport de l’économie solidaire à l’imaginaire politique de nos sociétés (approche émancipatrice) et aux pistes de renouvellement théorique qu’elle porte (approche paradigmatique). Il s’agit de prendre au sérieux le discours utopique de l’économie solidaire puisque l’utopie est une « forme de subversion sociale » [Ricœur, 1997] capable de remettre en question l’ordre politique. Dans la perspective émancipatrice, on retrouve une première sensibilité, marquée par les travaux de Proudhon, que nous qualifierons de « libertaire », incarnée par les travaux de B. Frère [2009] et de P. Corcuff [2012] : l’économie solidaire est un moyen de réaliser (ici et maintenant) et de faire advenir (demain dans tous les pays de l’Union) une démocratie « sociale libertaire ». Cette visée normative, peut-être parce qu’elle prend sa source dans une sociologie pragmatique, s’ancre dans une réflexion méthodologique poussée qui, rejetant dos à dos l’individualisme méthodologique et le holisme, propose une nouvelle approche : le relationnalisme méthodologique [11]. Cette tendance émancipatrice poursuit les travaux pionniers de G. Roustang et B. Perret qui, à partir d’une critique de la science économique orthodoxe et d’une volonté de restaurer un nouvel « imaginaire social » [Roustang, 2010], permettent d’inscrire l’économie solidaire dans une mission de résistance à la monétisation [12] des activités et dans un programme de restauration de l’autonomie productive des personnes, que G. Roustang nomme « autoproduction ». Vision conceptuelle réclamant l’instauration d’un nouveau paradigme : le délibéralisme.
3.2 – Vers le délibéralisme
16Nous l’avons vu, le concept d’économie solidaire est abordé sous des angles théoriques différents. Ces différences sont un frein à une synthèse théorique consensuelle de l’économie solidaire, mais elles sont aussi la source d’un réservoir théorique offrant une large panoplie conceptuelle à tous ceux cherchant à renouveler l’approche de l’économie (cf. tableau 2). Cette hétérogénéité théorique n’est en réalité guère surprenante, en raison du caractère multiforme des pratiques solidaires analysées. Ces dernières s’inscrivent dans un spectre très large s’étendant de la volonté pragmatique de réinsérer les exclus dans le marché, à des approches utopiques militant pour une société post-capitaliste. Dans la tradition des théoriciens de l’économie sociale, nous partons de ces pratiques pour proposer un modèle théorique. Mais, contrairement à ces théoriciens, nous n’analysons pas les entreprises démocratiques à l’aide des outils de la science économique, mais utilisons les ressources conceptuelles de l’analyse de la démocratie pour comprendre l’économie. Tout comme A. Smith, à son époque, découvrant les lois de marché à partir d’initiatives économiques innovantes (manufacture des épingles), il nous semble possible de nous appuyer sur les initiatives solidaires les plus novatrices (SEL, RERS, AMAP…) pour faire émerger le principe qui les caractérise : la délibération. Encore faut-il préciser ce que nous entendons par délibération…
La diversité théorique des approches de l’économie solidaire source de richesses conceptuelles

La diversité théorique des approches de l’économie solidaire source de richesses conceptuelles
3.2.1 – Une vision de la délibération qui se démarque de celle de J. Habermas
17Pour J. Habermas la délibération, entendue comme échange langagier rationnel entre individus égaux cherchant à établir une norme commune, est le concept central d’une théorie non libérale de la démocratie [1997] [13]. Ancré dans une réflexion sociologique sur les théories de l’action et une réflexion philosophique sur la raison, le philosophe héritier de l’École de Francfort, vise à rappeler la pluralité de la rationalité. À côté d’une raison instrumentale (d’un agir stratégique) existe une raison intersubjective (un agir communicationnel) qui se déploie, justement, dans la délibération collective et permet aux citoyens de se sentir auteurs du droit et non uniquement destinataires du droit. Comme l’ordre économique est l’un des constituants de la société démocratique, nous pensons que la délibération doit être au cœur d’une économie démocratique. Cependant, il convient ici de marquer notre différence avec la théorie habermassienne en reprenant à notre compte les travaux réalisés en sciences de la communication qui remettent en cause sa vision de la délibération sur trois points essentiels :
- l’égalité des acteurs n’est que formelle, elle n’est pas réelle. Pour intervenir dans un débat, les acteurs n’ont ni les mêmes ressources symboliques, ni les mêmes capacités communicationnelles, ni le même poids social ;
- une communication à visée politique n’est jamais totalement rationnelle. Même dans une discussion semblant rationnelle, il y a toujours, comme le rappelait Aristote, une part de rhétorique, de mise en sens sensible et émotionnelle visant à renforcer l’impact de l’argument ;
- le langage n’est qu’un élément de la communication. Dans la communication intersubjective, le sens ne provient pas uniquement du logos, des échanges langagiers. La communication non verbale (postures, vêtements, gestes), la situation de communication (disposition des intervenants, dispositifs techniques, etc.) et le contexte (politique, culturel, etc.) sont, eux aussi, producteurs de sens et affectent la compréhension des acteurs.
18Il convient donc de préciser notre propos, la délibération (comme pur agir communicationnel) est, en réalité, très peu présente dans la réalité empirique. Par contre, la délibération, entendue comme construction de normes communes à travers la confrontation de points de vue différents portés par des acteurs égaux en droit est un processus très répandu dans l’économie solidaire [Fraisse, 2003]. Ce qui justifie que nous utilisions le terme « délibéralisme » pour construire un nouveau paradigme qui s’ancre dans la réalité empirique des initiatives solidaires.
3.2.2 – Le « délibéralisme » : éléments pour un nouveau paradigme
19Le terme « délibéralisme » est un jeu de mots qui souligne que la liberté n’est pas l’apanage du libéralisme et qui marque la possibilité de construire un modèle théorique opposé au modèle néoclassique [14]. Ce terme inscrit notre démarche dans un cadre théorique interdisciplinaire où la délibération est comprise comme principe régulateur des sociétés démocratiques, donc de l’économie de ces sociétés. En effet, les initiatives solidaires démontrent la possibilité pragmatique de produire, distribuer et dépenser, en demandant leur avis aux différents acteurs (entreprises, clients, élus, etc.), c’est-à-dire en assujettissant les variables économiques aux décisions émanant de la délibération collective. En s’appuyant sur ces pratiques empiriques innovantes, il est possible de conceptualiser un nouvel idéal-type – le délibéralisme – opposé à l’idéal-type néoclassique. Ainsi, à l’image du système capitalisme tirant sa force de la congruence politique, économique et symbolique de son régime de justification (le libéralisme et son avatar actuel le néolibéralisme), la démocratie économique doit pouvoir s’appuyer sur la conjugaison de trois éléments trop souvent séparés dans les études académiques : une théorie politique (la délibération), une conceptualisation de l’économie en accord avec ce principe (le délibéralisme) et une vision symbolique articulant ces deux premiers éléments (la pensée complexe). Nous cherchons donc, tout simplement, à tirer les conséquences logiques de l’application de ce principe de régulation démocratique à l’ordre économique, à la lumière des avancées conceptuelles des recherches sur les initiatives solidaires. Autrement dit, l’idéal-type, en construction, de délibéralisme résulte de la synthèse du cadre épistémologique schématisé dans le tableau 1 et des concepts des recherches en économie solidaire qui nous semblent les plus heuristiques présentés dans le tableau 3.
Deux idéaux-types opposés

Deux idéaux-types opposés
4 – Conclusion
20L’économie sociale et solidaire n’est pas un champ théorique unifié (même si de récentes initiatives vont dans ce sens [Hiez et Lavillunière, 2013]), mais la conjonction de deux univers eux-mêmes très diversifiés : l’économie sociale et l’économie solidaire. Cette dernière, nous nous sommes efforcés de le montrer dans ce texte, est un cadre conceptuel qui ne cesse de s’enrichir des innovations portées par les initiatives solidaires. Or celles-ci articulent, en des proportions bien sûr variables d’une initiative à l’autre, militantisme politique, pratiques économiques alternatives et projet utopique, ce qui conduit le chercheur à renoncer à une épistémologie classique (positiviste et disciplinaire) au profit d’une épistémologie nouvelle (complexe et interdisciplinaire) ouvrant de nouveaux horizons théoriques. Ces derniers peuvent déboucher sur un fourre-tout post-moderne peu propice à une analyse méthodique, mais peuvent aussi donner naissance à la constitution d’un nouveau modèle économique. Modèle qui n’est nullement le principe de vérité de l’économie sociale et solidaire, mais peut – comme le libéralisme en son temps – faire entrer en congruence théorie politique, analyse économique et approche symbolique dans un nouveau régime de justification : l’économie solidaire.
Notes
-
[1]
Loin du positivisme, nous pensons, avec Edgar Morin, que le chercheur participe à la réflexivité du social, justement en développant une argumentation rationnelle qui explicite ses préférences normatives (ici, l’économie solidaire) de manière à favoriser une lecture pleinement critique du travail proposé [Hermès, 2011].
-
[2]
Par approche orthodoxe de l’économie, nous entendons la synthèse réalisée par Samuelson qui se retrouve sous une forme simplifiée dans L’économique [1953]. Bien entendu, il existe de nombreuses approches différentes à l’intérieur de cette synthèse, mais il nous semble qu’il existe un noyau dur qui n’est pas remis en cause : la définition de la science économique comme une science (formelle et explicative) de l’allocation efficiente des ressources rares.
-
[3]
Nous distinguons le néolibéralisme – interprétation moderne du libéralisme originel qui postule l’autorégulation économique comme seule source du bien-être collectif – du libéralisme proprement dit qui, pour nous, est un cadre normatif du vivre ensemble (un régime de justification du système capitaliste), conjuguant de manière articulée préceptes politiques, économiques et symboliques, comme nous le détaillons plus loin.
-
[4]
Bien entendu, comme le signale E. Morin [2006], l’interdisciplinarité ne peut pas embrasser l’ensemble des disciplines scientifiques, il ne s’agit pas de vouloir rendre compte de la totalité du social, mais d’essayer de mettre en lumière sa complexité.
-
[5]
Club d’investissement pour une gestion alternative et locale de l’épargne solidaire.
-
[6]
La charte de l’économie sociale rédigée en 1981 par les acteurs définit le domaine de la manière suivante : « Les entreprises de l’économie sociale fonctionnent de manière démocratique, elles sont constituées de sociétaires solidaires et égaux en devoirs et en droits » (article 1). « Les sociétaires, consommateurs ou producteurs membres des entreprises de l’économie sociale s’engagent librement suivant les formes d’action choisies (coopératives, mutualistes ou associatives), à prendre les responsabilités qui leur incombent en tant que membres à part entière des dites entreprises » (article 2).
-
[7]
Ce fut, le cas, lors des élections présidentielles de 2012, de regroupements comme la CPCA ou le CEGES. La Coordination permanente des coordinations associatives est un organe de réflexion et de lobbying du monde associatif qui revendique la représentation de ce dernier. Le Conseil des entreprises, employeurs et groupements de l’économie sociale est le syndicat employeur de l’économie sociale.
-
[8]
L’auteur, comme beaucoup de théoriciens de l’économie sociale, pense l’économie sociale à partir des coopératives. D’où l’insistance sur le principe de double qualité, principe au cœur du mouvement coopérativiste (et mutualiste), mais principe que l’on ne retrouve pas forcément dans le troisième secteur de l’économie sociale (quantitativement le plus important) : le monde associatif.
-
[9]
Si la différence théorique entre intérêt général (l’intérêt de l’ensemble de la communauté politique) et intérêt collectif (intérêt d’un segment de la communauté politique) est relativement simple, dans la réalité empirique, la distinction est beaucoup plus délicate, comme le montrent, par exemple, des associations comme Act up qui, bien que se revendiquant d’une cause collective (la défense des personnes séropositives), participent pourtant à l’intérêt général (la lutte contre le sida). Mais ici notre propos est justement d’établir une série de distinctions théoriques entre économie sociale et économie solidaire (afin de montrer que chacune a donné lieu à des recherches spécifiques) et non de mettre au jour des critères empiriques et universels de distinction.
-
[10]
En opposition à la solidarité mécanique qui est subie et à la solidarité philanthropique qui enferme celui qui reçoit dans la dette, la solidarité démocratique est volontaire et égalitaire.
-
[11]
L’individu, comme l’institution sociale, est appréhendé comme étant le nœud de relations qui le constituent [Corcuff, 2012].
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[12]
« Désormais, la contestation du capitalisme libéral n’a guère d’avenir si elle ne se donne pas à la fois comme horizon et comme méthode la résistance de la société civile à la monétarisation des rapports sociaux » [Perret, 1999, p. 296].
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[13]
Plus précisément dans le chapitre 7 de Droit et démocratie, Habermas [1997] signale que sa théorie délibérative de la démocratie repose sur une synthèse critique de trois approches : la théorie libérale, la théorie républicaine et la théorie systémique.
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[14]
Le préfixe « dé » désigne ici une négation comme dans les verbes lier et délier.