1 – Introduction
1Depuis la faillite d’Enron en 2001 et les crises financières qui ont suivi, les analystes financiers ont souvent été désignés coupables d’être à l’origine de dysfonctionnements de l’économie, par exemple en diffusant une information biaisée. Inscrits dans un contexte favorisant le conflit d’intérêts, travaillant entre évaluation et recommandation, en situation d’oligopole, incapables de prévoir des catastrophes économiques comme celle d’Enron, alors qu’ils vantent la sophistication de leurs indicateurs boursiers, les analystes financiers ont été en proie aux plus vives critiques. Certaines viennent du monde académique, d’autres du monde politique. Nous nous intéressons dans ce travail à des critiques émanant de ce que l’on appelle l’Investissement socialement responsable (ISR).
2L’ISR est un marché financier récent justifié par le projet de sélectionner les titres des entreprises non pas sur des critères uniquement financiers, mais également selon des perspectives sociales, environnementales et éthiques. Apparu au début du xxe siècle aux États-Unis, il est à cette époque un investissement religieux : par exemple les secteurs du jeu ou de la pornographie sont exclus des univers d’investissement. Ces fonds dits éthiques apparaissent en France dans les années 1980, grâce une religieuse de la communauté Notre-Dame, dont la volonté est de se constituer une retraite. Néanmoins, ce phénomène reste très confidentiel jusqu’au milieu des années 1990 et l’arrivée d’une agence de notation extra-financière (Arese). À partir de ce moment, le marché de l’ISR se développe sur une ligne éloignée de la religion, et qui fait référence au développement durable pour choisir et légitimer les critères de sélection des titres boursiers. Il faut préciser que les analystes extra-financiers ne sont pas les seuls à œuvrer au développement de l’ISR. Ce marché s’est également vu proposer par l’État un encadrement législatif relativement ouvert à travers la loi NRE [1] de 2001 ou les dispositifs de promotion de l’épargne salariale. En effet, ces textes promeuvent la diffusion de l’information extra-financière et de l’ISR sans jamais les définir réellement, laissant le champ libre à différents groupes d’acteurs pour investir cette notion [Penalva-Icher, 2010]. Les origines de l’ISR sont donc assez hétérogènes et cette hétérogénéité se translate aux acteurs qui composent ce marché. Religieux, gérants de fonds, ONG, tous ont leur point de vue sur ce que doit être un fonds socialement responsable. Néanmoins, un groupe d’acteurs semble sortir du lot, il s’agit de celui dont la tâche consiste à produire l’analyse extra-financière des entreprises.
3Nous nous intéressons dans cet article à ces analystes extra-financiers. Ce métier, apparu avec l’ISR, a servi l’institutionnalisation de ce marché et en retour a profité de celui-ci pour exister. L’axe central de cet article repose sur l’articulation entre un marché en émergence et l’apparition d’une nouvelle activité liée à ce marché. Cette démarche suppose de croiser la sociologie des professions, pour examiner les dynamiques de professionnalisation de cette nouvelle activité, avec la sociologie économique, afin de contextualiser cette tentative de professionnalisation au sein des structures sociales de l’ISR.
4L’analyse extra-financière se présente comme différente de l’analyse financière en ce qu’elle prend en considération les dimensions sociales et environnementales des entreprises. Comment pouvons-nous définir ce nouveau métier ? Il est évident que la définition anglo-saxonne et fonctionnaliste des professions [Carr-Saunders et Wilson, 1933 ; Parsons, 1939] ne convient pas pour définir l’analyse extra-financière. Celle-ci ne possède certainement pas les caractéristiques fermées d’une profession reconnue socialement comme celle des médecins ou des avocats. Sommes-nous alors en face d’un groupe professionnel segmenté comme défini par les interactionnistes [Hughes, 1956 ; Becker, 1962 ; Strauss, 1992] ? Il paraît opportun de s’interroger sur l’analyse de la finance comme segment professionnel. Dans ce cas, on peut faire l’hypothèse que l’analyse extra-financière serait un sous-segment venant concurrencer le segment de l’analyse financière classique dit « mainstream » en remettant en cause ses pratiques. Cependant, ce n’est pas le parti pris pour lequel nous avons opté dans cet article. Même si nous pouvons dire des choses dans le développement de notre propos sur les parcours biographiques d’anciens analystes financiers, qui vivent une forme de « turning point » en se tournant vers l’analyse extra-financière, nous manquons d’éléments directs sur l’analyse financière à proprement parler, car celle-ci ne constitue pas notre terrain de recherche principal. De plus, ces turning points peuvent être investis de manière variée par les nouveaux analystes financiers : reconversion imposée, car la poursuite d’une activité dans la finance classique était bloquée, ou opportunité de développer une nouvelle forme d’activité, les deux cas de figure se retrouvent. Enfin, il est sans doute encore trop tôt pour conclure que l’analyse extra-financière est un groupe professionnel à part entière ou un segment professionnel. Il semble surtout que, pour le moment, le caractère émergent de cette activité professionnelle reste déterminant.
5L’optique que nous avons choisie pour traiter de ces deux formes émergentes, groupe professionnel et marché, est celle de la professionnalisation des analystes extra-financiers. Certes, ce terme est ambigu. En effet, la littérature en sociologie des professions nous apprend que l’utilisation du terme professionnalisation est intrinsèquement problématique, car derrière ce terme il y a l’idée d’un objectif : instaurer une profession reconnue et établie socialement ; alors que le processus de professionnalisation semble, lui, toujours inachevé et incomplet [Demazière, 2008 ; Demazière, 2009]. Nous venons d’ailleurs de souligner l’inachèvement de l’analyse extra-financière. Les processus de professionnalisation doivent être compris comme toujours en mouvement, la professionnalisation étant un objet de lutte pour les acteurs. Avec et grâce à toutes ces ambiguïtés, le concept de professionnalisation nous est donc apparu comme étant le plus utile pour comprendre les articulations qui existent entre l’émergence d’un marché et l’apparition d’un nouveau métier, comment l’un et l’autre s’entrecroisent, s’enrichissent et peuvent aussi entrer en contradiction. De plus, ce concept de professionnalisation permet de resituer les analystes extra-financiers au sein des structures sociales du marché de l’ISR. On peut ainsi comprendre les liens qu’entretient ce groupe d’acteurs avec les parties prenantes de l’ISR, mais également avec les acteurs d’autres marchés comme les analystes financiers classiques. La professionnalisation n’est donc pas tant la reconnaissance d’un groupe professionnel que le processus social plus large dans lequel s’engagent des acteurs pour définir ensemble leur activité, au cours de conflits, de négociations et d’efforts de coordination avec un ensemble d’autres acteurs. L’enjeu de ces luttes étant la définition d’un mandat, ici informel : celui de produire et diffuser l’analyse extra-financière. Cette définition de la professionnalisation est celle que nous retiendrons ici.
6Les modes de définition du travail peuvent être influencés par différents ordres : la règle et l’organisation dans le modèle bureaucratique, l’ordre professionnel et sa déontologie dans le modèle professionnel et enfin les consommateurs dans le modèle marchand. Nous proposons dans cet article de nous concentrer plus particulièrement sur ce troisième cas d’interactions entre activités professionnelles et marché (sans pour autant ignorer totalement les deux autres), en enrichissant la définition du marché non plus comme le lieu de rencontre entre offre et demande ou clients et vendeurs, mais en utilisant une définition élargie des marchés héritée de la sociologie économique. Le point central de notre réflexion articule l’idée de construction sociale du marché [Granovetter, 1985] et une tentative de professionnalisation faite par un groupe d’acteurs de ce marché : les analystes extra-financiers. L’originalité de cette démarche consiste à enrichir l’analyse de l’ISR en croisant les apports de la sociologie économique et ceux de la sociologie des professions, notamment grâce aux concepts d’encastrement et de découplage des marchés pour la première [White, 2001 ; Grossetti et Bès, 2001] et de professionnalisation d’une activité émergente pour la seconde [Baszanger, 1990 ; Barthélemy, 2009 ; Orianne et Draelants, 2010]. Cette perspective théorique a déjà été tentée avec succès pour comprendre, par exemple, comment la culture professionnelle des commerciaux du secteur bancaire est influencée par leurs interactions quotidiennes et locales [Courpasson, 1994]. Ou encore comment les formes variées de la concurrence interfèrent avec la définition de ce qu’est la profession d’architecte d’intérieur [Ollivier, 2012]. Le métier qui nous concerne ici est animé par des dynamiques internes : les analystes extra-financiers essaient de se construire une identité professionnelle, ils tentent de légitimer et de routiniser leurs pratiques d’évaluation des comportements sociaux et environnementaux des entreprises. Mais ils sont aussi confrontés plus largement à la finance classique et à l’analyse financière standard pour laquelle ils ressentent à la fois fascination (par exemple pour la force de son institutionnalisation, qui manque aujourd’hui à l’analyse extra-financière qui fait face à des agences de notation financière séculaires) et répulsion (on pense ici au rejet d’une vision strictement financière des activités des entreprises).
7On se propose, pour répondre à cette question, d’utiliser des outils méthodologiques sur trois niveaux d’analyse : un premier niveau individuel, les parcours biographiques de ces analystes extra-financiers ; dans un deuxième temps, leurs collectifs et organisations ; et enfin au troisième niveau, le niveau interorganisationnel, les réseaux qui animent l’ensemble du marché dans lesquels les segments professionnels liés à l’ISR peuvent se recouvrir, se combiner ou s’opposer. L’identité de ce groupe professionnel en émergence se construit donc dans une dynamique d’attraction-répulsion, qui a déjà été observée chez d’autres groupes professionnels comme les médecins de la douleur ou les employés de courtage en ligne (Baszanger, 1990 ; Sarfati, 2003). Dans notre cas, si elle est légitimée par une certaine remise en cause de la finance classique (une perte de foi dans le système financier et ses mécanismes), elle reste néanmoins ancrée dans un marché local qui la ramène à cette même finance.
8La construction de cette identité professionnelle est donc l’occasion d’examiner les liens entre profession et marché. Cela permet de montrer que les dynamiques professionnelles peuvent aussi être sous l’influence des mécanismes de marché, et renvoie également à une définition des marchés plus large que de simples lieux d’allocations entre offre et demande. Nous les considérons comme des milieux peuplés d’acteurs hétérogènes et interdépendants : producteurs et clients bien sûr, mais pas uniquement, on peut ajouter les fournisseurs d’informations, les certificateurs, les sous-traitants, etc. ; et où des mécanismes sociaux comme la coopération entre concurrents peuvent s’observer [Lazega, 2009]. En d’autres termes, nous les concevons comme de véritables mondes sociaux dans lesquels un ordre est en train de se négocier au travers de coopérations ou de conflits entre des individus inscrits à un niveau intra- et interorganisationnel [Strauss, 1992].
9Par ailleurs, l’étude des dispositifs marchands qui encadrent la relation entre clients et vendeurs est aujourd’hui assez riche [Cochoy et Dubuisson-Quellier, 2006]. Nous proposons ici l’étude d’un dispositif équivalent, qui touche cette fois un des métiers principaux de ce marché et les relations que les individus issus de ce métier entretiennent avec le reste des acteurs de l’ISR. La relation marchande peut donc être encadrée par des dispositifs façonnant la demande, mais également imposant un ordre à l’offre.
10Enfin, concernant l’objet ISR, il faut ajouter que ce type d’investissement se nourrit de la Responsabilité sociale des entreprises (RSE) pour définir et légitimer la forme de « responsabilité » qu’il préconise aux entreprises. L’étude économique et sociologique de la RSE commence à être féconde [Postel et al., 2006 ; Crague et al., 2012 ; Barraud de Lagerie, 2012]. Élargir à l’ISR permet de poursuivre l’étude de l’impact de la RSE hors des murs de l’entreprise, non plus au niveau intra-organisationnel mais interorganisationnel et sur les marchés financiers.
Encadré méthodologique 1. La population de l’ISR
Le dispositif méthodologique qui a été déployé dans cette recherche repose donc sur deux piliers : une analyse qualitative et une analyse quantitative. Ces deux méthodologies n’ont pas été déployées séparément mais conjointement, parfois même juxtaposées. Ainsi, lors de la passation du questionnaire, l’analyse de réseaux demandait une approche systématique et quantitative des relations, mais des questions ouvertes ont également été proposées et longuement développées. Le temps de passation des questionnaires a pu durer jusqu’à deux heures trente. Cette durée montre bien que la passation de cet outil était couplée à une méthode qualitative plus proche de l’entretien semi-directif. C’est une des raisons, avec la confidentialité liée aux variables relationnelles, de la passation des questionnaires en face-à-face. Les données ainsi récoltées ne constituent donc pas un échantillon de la population, mais renseignent sur l’ensemble de la population. L’arrêt de la passation du questionnaire a d’ailleurs été dicté par un phénomène de saturation et les non-réponses ont été contrôlées grâce à l’observation [Éloire et al., 2011].
11Dans une première partie, nous examinons les parcours individuels des analystes extra-financiers qui s’inscrivent souvent dans une situation de rupture voulue ou subie vis-à-vis de la finance classique. Nous interrogeons également l’existence de collectifs potentiels dans ce marché, notamment à travers la création des agences de notation extra-financière. Ensuite, le métier d’analyste extra-financier est examiné pour comprendre les spécificités des tâches liées au présupposé extra-financier. Il s’agit également de souligner les similitudes qu’entretient ce travail avec celui d’analyste financier classique. Enfin, la dernière partie interroge le mythe originel de l’ISR qui s’est construit par et pour les professionnels, en réaction à l’éclatement de la bulle Internet. En encadrant la construction du groupe professionnel dans un espace socio-historique borné par les deux crises de 2001 et 2008, nous pouvons nuancer le positionnement que les analystes extra-financiers veulent se donner vis-à-vis de la finance classique : ils en sont moins éloignés qu’il n’y paraît.
2 – Parcours individuels et collectifs
12Nous nous intéressons d’abord à ces nouveaux analystes extra-financiers sur lesquels le marché de l’ISR semble s’appuyer. Pour comprendre qui ils sont, nous devons d’abord examiner leurs parcours biographiques puis leur(s) collectif(s). Les analystes extra-financiers connaissent des parcours variés qu’ils investissent de différentes manières, entre la contrainte et l’opportunité. En cela, la professionnalisation des analystes extra-financiers est comparable à ce que l’on observe à propos des directeurs de développement durable. Ils sont eux aussi coincés entre la dénonciation de certaines pratiques des entreprises et la loyauté qu’ils doivent leur témoigner en tant que salariés [Chiapello et Gitiaux, 2009]. Les analystes extra-financiers dénoncent la finance, mais y restent néanmoins inscrits.
Encadré 2. L’histoire du marché de l’ISR et la mythologie qui l’accompagne
Ce n’est qu’avec l’arrivée d’un projet d’agence de notation extra-financière en 1996 (Arese, rachetée depuis par Vigeo) que l’ISR s’est constitué en un marché financier du développement durable. Le succès de l’agence Arese est très clairement lié à celui du marché. En effet, Arese a réussi à convaincre des gérants d’utiliser l’analyse extra-financière qu’elle produisait. Cette conversion s’est effectuée grâce à une légitimation symbolique et à des outils techniques [Gond, Léca 2004]. En ce qui concerne la technique, Arese a proposé aux gérants des évaluations quantitatives sous un format informatique de type fiche Excel, qu’ils avaient l’habitude de manier en finance classique. Afin de légitimer son existence, l’argumentaire développé par l’agence consistait à présenter l’analyse extra-financière comme mieux prédictive de la santé d’une entreprise, car englobant les critères sociaux et environnementaux, qui sont habituellement laissés de côté par la finance classique. C’est à partir de ce type d’arguments que se fonde la mythologie de l’ISR. Cette mythologie repose sur une croyance forte en la surperformance de l’ISR, car il serait mieux capable de prédire la santé d’une entreprise. Elle rejette la finance classique perçue comme trop limitée et incapable d’anticiper les récentes crises, parce que trop centrée sur une rentabilité définie uniquement à partir d’indicateurs financiers. Cette mythologie possède ses héros, notamment les premiers analystes Arese et surtout sa fondatrice. Les acteurs du marché parlent généralement de cette période comme « des années Arese ».
Cependant, cette période de genèse est aujourd’hui révolue pour deux raisons. La première est qu’Arese a été rachetée en 2003 pour devenir Vigeo, dirigée par Nicole Notat. Les premiers analystes ont généralement quitté leur emploi au cours du rachat pour en prendre d’autres au sein du monde de l’ISR : consultant, analyste chez des courtiers. La seconde raison est que le modèle économique de Vigeo est différent de celui d’Arese. Vigeo vend des évaluations extra-financières, mais aussi de l’audit auprès des entreprises, ce qui n’a pas manqué d’être critiqué après le rachat, à cause des conflits d’intérêts que peuvent générer ces deux activités.
2.1 – Les figures de l’ISR
13Trois grandes caractéristiques semblent importantes pour comprendre les métiers de la finance : l’âge, le genre et le diplôme [Godechot, 2001]. En effet, la finance emploie principalement de jeunes hommes très diplômés. On retrouve ces caractéristiques dans le marché de l’ISR, mais tout se passe comme si l’hétérogénéité induite par la définition du développement durable venait perturber ces figures de la finance.
14La population que nous avons étudiée est majoritairement composée d’individus assez jeunes pour un tel milieu professionnel : l’âge médian s’établit autour de 42 ans et seize individus interrogés ont entre 25 et 34 ans. Cependant, une partie de la population (huit individus) a dépassé l’âge de la retraite. Comment expliquer cet écart entre des gens relativement jeunes et des professionnels à la retraite ? Ce marché apparaît comme un marché de possibles pour ses membres, justement parce qu’il s’accompagne de la tentative de création d’un groupe professionnel. Cette professionnalisation en cours permet soit de devenir quelqu’un, soit de changer la façon dont les autres vous perçoivent. Ainsi, pour les retraités, cela permet de se « racheter une image ». Ce phénomène a déjà été observé dans le cas d’hommes d’affaires, qui n’ont pas toujours respecté l’éthique pendant leur carrière [Villette et Vuillermot, 2005].
« Faire de l’ISR, c’est faire avancer les idées que j’avais en tête et que je ne pouvais pas appliquer pendant ma vie professionnelle. »
16En ce qui concerne le niveau de diplôme des interviewés, il varie de l’absence de diplôme de second cycle à quelques énarques. Si les diplômes de finance, management et grandes écoles constituent la majorité de notre base de données, des autodidactes, formés sur le tas comme les courtiers d’autrefois [Godechot, 2001], composent également notre population. L’ISR est un sujet neuf et novateur, en ce sens il rend possible une formation endogène, qui de plus n’est pas encore certifiée par un diplôme. Un groupe de travail au sein de la société française d’analyse financière réfléchit à la possibilité de créer une certification, mais pour l’instant il n’existe aucune formation diplômante. D’autres études ont, elles aussi, souligné les difficultés liées à la création de formations sur le développement durable : inscriptions disciplinaires multiples, articulation entre la pédagogie et les pratiques [Didier et Huet, 2008].
17On compte un quart de femmes dans la population interrogée. Ce chiffre, considéré dans l’absolu, est faible. Toutefois, il faut le relativiser, car la finance est un milieu où les femmes sont encore très rares [Hassoun, 2000 ; Godechot, 2001 ; Roth, 2006]. Si les professions supérieures, comme celle des ingénieurs, se sont largement féminisées au cours du xxe siècle, il reste des mécanismes qui rendent inachevé ou réversible l’accès des femmes à ces emplois [Marry, 2004]. Les effets du plafond de verre sont encore assez présents, même s’il existe dans ces professions supérieures des possibilités de contournement, de levée de barrières légales, ou au contraire de renforcement de certaines inégalités liées au genre [Buscatto et Marry, 2009]. L’exemple du capital social est instructif pour saisir les inégalités liées au genre : on ne tire pas les mêmes avantages de l’emprunt du capital social d’un mentor quand on est un homme ou une femme [Ibarra, 1992]. L’ISR, du fait de sa dimension sociale et environnementale, présente une subtilité. Peut-être est-ce un domaine plus accessible aux femmes que les autres branches de la finance grâce à sa dimension extra-financière ? La dimension sociale, par exemple, trouverait un certain écho avec le cantonnement à la sphère domestique que subissent plus généralement les femmes. Nous pensons ici qu’une relative féminisation du métier d’analyste extra-financier repose sur l’idée que la dimension sociétale de l’analyse extra-financière entrerait en adéquation avec la perception des qualités pensées comme « naturelles » chez les femmes. Il y a donc là un paradoxe : un passage se fraie au travers du plafond de verre, mais il repose sur une perpétuation des inégalités entre hommes et femmes. Il renforce la division sexuelle des postes et le déni des qualifications féminines en renvoyant aux stéréotypes féminins [Kergoat, 1982 ; Maruani et Nicole, 1989]. Toutefois, cette interprétation reste au stade de l’hypothèse, car la taille de notre population et le peu de femmes qui y sont présentes ne nous permettent pas de construire un résultat rigoureux, mais uniquement une piste de recherche.
18Au-delà de ces trois grandes caractéristiques servant à décrire la population, on peut souligner d’autres traits marquants des acteurs de l’ISR. Lors des entretiens, les enquêtés ont souvent mis en avant un engagement politique ou associatif. Ils revendiquent des convictions pour expliquer leur entrée dans le monde de l’ISR. Tout d’abord, il faut noter que ces convictions ne sont pas uniformes en termes de contenu. Il n’y a pas un engagement-type relatif à l’ISR : on trouve du catholicisme social, des références à la social-démocratie ou encore à l’écologie dans les discours des acteurs. Ce n’est pas le contenu des valeurs qui est déterminant mais la forme d’engagement qu’ils revendiquent. En suivant l’héritage de Simmel, on peut faire la sociologie de ces formes d’engagement comme un mode de socialisation à ce nouveau marché. De plus, on peut se demander s’il ne s’agit pas là de rationalisation a posteriori, étant donné que l’ISR représente également pour eux une opportunité de carrière que nous allons examiner par la suite. Enfin, en ce qui concerne la vie associative, la construction sociale du marché s’appuie largement sur des associations qui ont justement pour objectif de développer l’ISR. Il est alors difficile de savoir ce qui dans l’engagement associatif des acteurs de l’ISR relève de leurs convictions ou du travail d’entrepreneur institutionnel de l’ISR. C’est pourquoi il nous semble important, à présent, d’examiner comment les parcours biographiques s’inscrivent dans les structures collectives du marché afin de comprendre cette forme de socialisation professionnelle au sein du marché.
2.2 – Articuler le parcours individuel et la création du groupe professionnel
19Au-delà de l’histoire du collectif de l’ISR autour des agences, il faut également s’interroger sur les raisons qui ont poussé ces individus à opérer un tournant dans leur carrière, et à venir à l’ISR. Ont-ils été contraints par leur hiérarchie ou pour des raisons économiques ? La finance classique représentait-elle pour eux une impasse ? Plusieurs raisons ont été invoquées par les enquêtés pour expliquer leur entrée dans le monde de l’ISR. Tout d’abord, cela peut prendre la forme d’une contrainte pouvant venir de la direction de l’entreprise ou des clients. D’autres enquêtés nous parlent d’une opportunité personnelle, qui repose sur la spécialisation dans le domaine du développement durable. Parfois, il s’agit d’une reconversion après une période de chômage. Que la porte d’entrée dans l’ISR se présente comme le résultat d’une contrainte ou d’une opportunité semble faire peu de différence, puisqu’il s’agit des deux faces d’une même réalité liée à un contexte de reconversion. Il s’agit bien du « turning point » précédemment évoqué, celui-ci pouvant être subi ou réapproprié par les acteurs. Enfin, une dernière catégorie d’analystes apparaît : ceux qui affirment avoir toujours fait de l’analyse extra-financière sans le savoir.
« C’est venu naturellement qu’il fallait en faire, c’est comme la prose de M. Jourdain, tout le monde en fait sans le savoir. »
« Dans mon propre travail d’analyse des sociétés, j’étais confrontée à l’aspect développement durable. »
22Cette explication permet aux anciens analystes financiers de renverser les pratiques avec lesquelles ils sont en rupture et de régler les dissonances qui peuvent se présenter entre un passé d’analyste financier et leurs tâches actuelles. Le terme « sensibilité » est d’ailleurs souvent repris par les interviewés pour expliquer leur approche de l’ISR. Ces sensibilités peuvent être de divers ordres : liées à l’environnement, aux problèmes sociaux, aux thématiques Nord-Sud, etc. Leur point commun est qu’elles sont toutes vécues sur un mode personnel, voire intime. Elles témoignent de l’existence d’un processus d’identification qui se produit pour les membres du monde de l’ISR.
« L’ISR collait bien avec mes convictions. Je suis une convaincue, sans tomber dans le militantisme. C’est du bon sens et de la sensibilité. »
3 – Être analyste extra-financier
24Ayant évoqué le poids des caractéristiques individuelles ainsi que le rôle d’acteurs institutionnels comme Arese au sein du processus de professionnalisation, nous nous intéressons maintenant au métier d’analyste extra-financier, à ses tâches et interactions, notamment en comparaison avec celui d’analyste financier. Ce dernier s’est constitué à partir des premières agences de presse. L’information, et l’idée de faire émerger une vérité sur l’état des entreprises à partir de cette information, y occupent une place centrale. Ce métier possède donc deux pans : information et recommandation, le second étant une traduction souvent quantitative du premier. Enfin, il est régi par une réglementation déontologique définie par la SFAF (Société française des analystes financiers) [Chambost, 2008].
3.1 – Le métier d’analyste extra-financier
25Si le métier d’analyste extra-financier se dit en rupture avec celui de l’analyse financière, les tâches que demandent ces deux formes d’analyses ne semblent pas si opposées que cela et certaines caractéristiques réunissent finalement ces deux métiers. Dans les deux cas, il s’agit de se procurer de l’information sur les entreprises et de traduire cette information en une évaluation compréhensible par et pour le monde financier. Les analystes financiers et extra-financiers collectent des informations par le biais de questionnaires, de rapports, ou grâce à des contacts, et synthétisent ces informations dans des indices généralement quantitatifs. On retrouve donc bien l’information et la recommandation. Mais la nature de l’information diffère. Dans un cas, il s’agit de chiffres sur l’activité économique de l’entreprise, dans le second, d’indicateurs sur sa politique sociale ou environnementale. Si le schisme entre économie et société peut être clair pour certains, il se brouille dès lors que l’on considère par exemple que le climat social a une incidence sur l’activité de l’entreprise à plus ou moins long terme. Cet extrait souligne les proximités et les différences entre le traitement de l’information financière et extra-financière, la seconde étant considérée comme une transformation ou un repositionnement de la première.
« J’essaie de repositionner l’information ISR et l’information financière, que je connais bien. J’en connais aussi les travers ! J’essaie donc de positionner complètement l’information financière pour la transformer en information de type ISR. »
27Dans la population interrogée, on compte dix-sept analystes extra-financiers. La majeure partie d’entre eux travaillent chez les financiers (analyse dite buy side), c’est-à-dire au sein des sociétés de gestion pour compte de tiers, et non chez les agences. Il y a donc un repositionnement de l’analyse extra-financière : créée dans les agences, elle se développe aujourd’hui au cœur des établissements financiers. Ce repositionnement organisationnel est d’importance, ce nouveau cadre de travail fait évoluer le métier et a des incidences sur le processus de professionnalisation, car il ré-agence les interactions.
28Il faut donc insister sur l’aspect particulièrement relationnel de ce métier. Beaucoup de professions possèdent cette particularité d’être des professions relationnelles et il existe une littérature riche sur ce sujet, où la professionnalité (c’est-à-dire l’ensemble des capacités considérées comme normales pour un groupe professionnel) se définit en partie autour de la capacité à posséder et gérer des relations [Demailly, 2008]. C’est particulièrement le cas quand le professionnel entretient une interaction de face-à-face avec un client, un patient ou un usager. Les travaux dans ce domaine témoignent d’un accroissement de l’interface et de la médiation. Ils enrichissent la compréhension de l’ISR, à la différence que les analystes extra-financiers ne gèrent pas une seule interaction de face-à-face mais des interfaces multiples avec d’autres mondes professionnels plus ou moins disjoints et qui représentent chacun une audience : clients, représentants de la finance, ONG, etc. Les analystes extra-financiers entretiennent des relations de collaboration avec les gérants, les associatifs, les syndicats, les consultants, etc., pour aller chercher une information à la périphérie du marché, par exemple au sein des ONG ou des syndicats, afin de la retraiter et de la diffuser à l’intérieur du marché, vers les gérants. Ces deux phases correspondent à ce qu’Abbott (1988) désigne comme « le diagnostic » : ici la collecte d’information ; et « l’inférence » : ici l’évaluation de la qualité de cette information et sa traduction dans une procédure de sélection financière. Néanmoins, « le traitement », c’est-à-dire la sélection ou non du titre boursier dans le fonds d’investissement reste l’apanage du gérant. Cela est dû à la spécificité de l’information extra-financière : difficile à rassembler et à intégrer à une procédure, elle passe par ces analystes qui la diffusent ensuite vers les financiers. Ces derniers gardent cependant toujours la main sur la décision finale d’investissement. Il manque donc au groupe des analystes extra-financiers cette dernière phase qui appartient à un autre groupe professionnel, plus ancré au centre du segment de la finance.
3.2 – À l’interface ? Interactions entre ISR, finance classique et monde des « parties prenantes »
29Nous venons d’insister sur l’aspect relationnel du métier d’analyste extra-financier. L’originalité de notre recherche consiste, en partie, en ce qu’elle croise la question de la professionnalisation d’une activité professionnelle émergente avec la méthodologie de l’analyse des réseaux sociaux. On peut imaginer différentes manières de traiter l’aspect relationnel d’une activité professionnelle. La première considère la compétence relationnelle construite dans l’interaction avec les usagers, les clients, etc., par exemple entre avocats et médiateurs [Milburn, 1992]. Une autre piste de recherche repose sur l’utilisation du concept du capital social, par exemple déployé dans le marché de l’architecture d’intérieur [Ollivier, 2011]. Enfin, on peut aborder cette problématique grâce à la coordination, quand celle-ci est imposée par une politique publique qui, en suivant une logique gestionnaire, demande aux professionnels de s’organiser au sein de réseaux formels. Ce cadre d’analyse est particulièrement pertinent pour saisir les réseaux de santé par exemple [Robelet et al., 2005]. Nous proposons de continuer dans cette voie de l’analyse des relations des professionnels en insistant cette fois sur la modélisation des interactions grâce à une analyse des réseaux informels de l’ISR.
30La première interaction importante dans le marché de l’ISR est celle qui se forme entre analystes extra-financiers et gérants. Elle est à l’interface entre finance classique et ISR, car c’est en direction du gérant que l’analyste extra-financier construit une évaluation des entreprises. Comme l’analyse extra-financière n’est pas encore complètement institutionnalisée, parfois ces deux métiers ne sont même pas distingués : s’il y a dix-sept analystes extra-financiers stricto sensu dans notre population, on compte également une dizaine de « gérants-analystes », ce qui floute les frontières de ce groupe professionnel en devenir.
31Parallèlement, l’analyse des réseaux du marché de l’ISR montre que les analystes extra-financiers possèdent des relations interorganisationnelles nombreuses et variées avec d’autres groupes professionnels. Il existe de nombreux colloques ou réunions qui servent de lieux de rencontre. Ainsi, le tableau 1 montre qu’au sein des relations de collaboration [2] du monde de l’ISR, les analystes extra-financiers reçoivent en moyenne plus de liens que les autres catégories. De la même manière, leur réputation [3] est en moyenne meilleure que celle des autres catégories.
Moyenne des centralités et de la réputation selon les catégories professionnelles [4]

Moyenne des centralités et de la réputation selon les catégories professionnelles [4]
32Le tableau 1 offre la lecture de trois indicateurs tirés de nos questions sociométriques : le demi-degré de centralité intérieur du réseau de collaboration [5], son demi-degré de centralité extérieure [6] et enfin un score de réputation. Ces indicateurs sont fournis par catégorie d’acteurs, ce qui permet de comparer le prestige des analystes extra-financiers au sein de l’ISR avec les autres groupes professionnels présents. Les structures relationnelles mettent en lumière la position des analystes dans la division du travail au sein du marché. Il s’agit de la catégorie qui reçoit le plus grand nombre de relations de collaboration, mais les financiers ont une meilleure connaissance qu’eux du milieu, car ils émettent plus de liens (autrement dit, ils citent plus de personnes).
3.3 – Une professionnalisation qui ramène au financier
33L’une des principales limites de la professionnalisation des analystes extra-financiers réside dans les liens étroits qu’ils entretiennent avec la finance classique et qui les empêchent de se définir comme un groupe professionnel complètement extérieur à la finance. Le paradoxe de cette professionnalisation est qu’en revendiquant la production d’une analyse différente et à part de l’analyse financière, ce groupe professionnel est obligé de se repositionner au sein du segment professionnel financier. Le fait le plus évident de ce paradoxe est qu’ils exercent aujourd’hui leur métier non plus dans des agences extra-financières comme originellement chez Arese, mais aussi dans des organismes financiers comme les courtiers ou les gestionnaires de fonds, ces derniers commençant à pratiquer l’analyse extra-financière suite au succès de l’ISR.
34Aujourd’hui, aux yeux des membres du marché, l’analyse extra-financière au sein des sociétés de gestion se doit de prolonger celle produite par les agences. Les gérants ne se contentent plus du dispositif technique proposé initialement par Arese et qui a facilité l’émergence de l’ISR. Ils veulent davantage et sont critiques vis-à-vis du travail des agences et particulièrement envers celui de Vigeo. Les bases de données telles que celles de Vigeo servent de ticket d’entrée dans l’ISR, mais ne suffisent plus.
« Nous on travaille avec Vigeo, la première chose qu’on fait c’est de regarder la base de données Vigeo pour voir ce qu’ils en pensent. S’ils en pensent du bien, à la limite on perd moins de temps et on la met dans le portefeuille. Et ensuite on fait leur travail, c’est-à-dire qu’on va la regarder, etc. Mais on prend plus notre temps. Par contre si l’entreprise est très mal notée par Vigeo, et bien du coup, on ne la liste pas et là on prend le dossier, on regarde, on va les voir, etc., voir si c’est vraiment mauvais ou pas. »
36Ainsi, si l’on examine les résultats de la variable réputation [7] dans le tableau 2, on constate que, dans le quartile des acteurs les plus réputés, le poids des acteurs travaillant dans une agence extra-financière ou un cabinet de conseil sur les comportements extra-financiers des entreprises est égal à celui des financiers (8 chacun), les associatifs sont quant à eux moins nombreux (5).
De quels métiers viennent les individus plus réputés ?

De quels métiers viennent les individus plus réputés ?
4 – À l’origine de l’analyse extra-financière : la crise de la net-économie ?
37Les analystes extra-financiers sont donc un groupe professionnel émergent qui veut exister à côté de la finance classique, mais qui, tout en essayant de se professionnaliser, se trouve rattrapé par celle-ci. Afin d’éclairer ce paradoxe, nous examinons, dans cette dernière partie, ce que disent ces acteurs quant aux raisons de la création de l’analyse extra-financière.
4.1 – Stigmatisation d’une criminalité en col blanc et mythologie de l’ISR
38Les analystes extra-financiers présentent l’analyse extra-financière comme une réaction à la crise financière du début des années 2000, produite par l’éclatement de la bulle internet. En effet, tous parlent de cette crise comme de l’événement fondateur, celui qui leur aurait ouvert les yeux sur la réalité du système financier. Cette mythologie est forte dans la création de l’identité professionnelle des analystes extra-financiers. Cependant, on ne peut imputer la naissance de ce métier uniquement à des réactions personnelles et individuelles, il faut également interroger les structures du marché de l’ISR pour saisir l’émergence de ce groupe professionnel, et notamment le rôle d’Arese. D’ailleurs, au-delà de la création de l’ISR, la finance (et le monde politique) cherche à présenter les événements survenus ces dernières années comme résultant des comportements d’individus malhonnêtes. Mais la faillite d’Enron et la crise financière de 2001 qui a suivi sont plus le fruit de conflits d’intérêts produits au sein des structures spécifiques à la finance, que le résultat de pratiques individuelles déviantes [Swedberg, 2005].
39Dans ce contexte, les acteurs de l’ISR sont les rares à dénoncer les logiques et pratiques de la finance dans l’origine des crises récentes. Cette attitude atypique les positionne contre le reste du secteur professionnel financier, et les conduit à investir le nouvel espace de l’ISR. Néanmoins, afin de saisir la portée réelle de ce qui est rationalisé a posteriori comme un engagement [8], nous devons confronter le mythe de l’ISR aux faits.
4.2 – Quel impact de l’ISR après la crise de 2008 ?
40Si la crise de 2001 est perçue comme l’événement déclencheur de l’ISR, on est en droit d’interroger sa dynamique face à des événements plus récents et notamment l’autre crise qui a secoué la finance en 2008. Ces événements de 2008 ont été perçus par les membres de l’ISR comme une opportunité de développement. En effet, le choc provoqué par cette crise devait donner de nouvelles forces à l’ISR. De même, une idée largement répandue dans le marché affirme que les fonds ISR auraient mieux résisté à la crise de 2008 que les autres. Pourtant, ces affirmations restent du domaine de la croyance. Rien ne permet aujourd’hui de dire que l’ISR protège les investisseurs des risques pris par la diversification et la titrisation. Cette représentation de la bonne santé de l’ISR est à lire à l’aune du parcours des individus qui portent l’ISR. Elle est concomitante du mythe soutenant ce marché, qui consiste à croire en une surperformance des fonds ISR. Or à l’heure actuelle il existe une littérature très riche en sciences de gestion sur cette question de la performance des critères extra-financiers, et la profitabilité d’une telle démarche reste toujours à prouver [Gond, 2001 ; Allouche et Laroche, 2005]. De même, l’analyse factuelle du marché de l’ISR montre que la tentative régulatoire proposée par ce milieu comporte des limites amplifiées par les événements de 2008. La première de ces limites concerne la part de l’ISR dans la finance française qui reste très minime [9].
41Ensuite, au-delà des chiffres, cette position des acteurs de l’ISR, et la tentative de régulation qui l’accompagne, peuvent être considérées comme marginales dans le monde de la finance classique. La preuve en est que la crise de 2008 est perçue par la communauté financière non comme une crise à laquelle l’ISR apporterait une solution, mais comme une bulle ou un soubresaut du système. Pire, ces événements posséderaient une portée « régulatoire » aux yeux de la finance. Mais régulatoire prend ici un sens économique et non juridique ou sociologique, c’est-à-dire qu’ils assainiraient les pratiques et ramèneraient le marché à l’équilibre au lieu de susciter de nouvelles règles.
42Enfin, examinons les règles de bonnes pratiques dont se dote l’analyse extra-financière. Les professions sont régies par des codes de déontologie. Quel est celui de l’analyse extra-financière, si elle en possède un ? A minima, quelles représentations ont les acteurs de ce groupe émergent de ce que devrait être leur travail ? L’exemple le plus flagrant de controverse qu’a connue l’ISR reste la création d’un département d’audit au sein de Vigeo. Cela a créé une collusion potentielle entre analyse et consulting et a fait grand bruit. Dans une moindre mesure, l’hétérogénéité de l’information extra-financière est telle qu’aucune règle ne fait, pour le moment, consensus. La qualité de l’analyse extra-financière est encore en discussion au sein des controverses qui animent ce marché récent. Il n’existe donc, à ce jour, aucun accord sur ce que doivent être les bonnes pratiques. De nombreuses initiatives [10] sont régulièrement proposées par des groupes d’acteurs, mais elles ne fédèrent pas. De plus, les acteurs qui proposent ces règles d’analyse sont plutôt du côté de la finance. D’ailleurs, d’autres chartes de bonne conduite sont également proposées pour la gestion des fonds et non plus uniquement l’analyse. On retrouve dans cette multiplication des propositions de régulation la confusion entre analyse et gestion, qui ramène l’analyse extra-financière dans la sphère d’influence de la finance.
5 – Conclusion
43Les acteurs à l’origine de l’ISR ont utilisé la crise de 2001 comme un terreau pour développer l’analyse extra-financière. Ils ont légitimé cette démarche en interprétant cette crise comme la faillite du système financier, et non d’une seule entreprise déviante. Ce faisant, ils ont construit une mythologie autour de l’ISR. En perdant la foi dans le système financier, ils ont construit d’autres croyances, notamment celle d’une surperformance de l’ISR. Cette mythologie a également servi la tentative de créer un groupe professionnel : les analystes extra-financiers. En effet, la naissance de l’ISR est fortement corrélée au développement de ce type d’analyse nouvelle. Néanmoins, un paradoxe se forme : née dans les agences extra-financières, l’analyse extra-financière s’est financiarisée en se professionnalisant. Les acteurs ont développé des outils adaptés au raisonnement financier et se sont déplacés des agences vers les établissements financiers. Aujourd’hui, la professionnalisation des analystes extra-financiers se révèle incomplète : il n’existe ni diplôme ni code de déontologie pouvant délimiter les contours et pratiques d’un groupe professionnel distinct.
44L’exemple de l’ISR témoigne que la professionnalisation conduit parfois à un paradoxe : en essayant de créer un groupe professionnel spécialisé, les analystes extra-financiers ont été obligés de s’appuyer sur des segments professionnels à la fois hors et dans la finance. Ce double mouvement ramène au final l’analyse extra-financière au sein de la finance, car ce qui est du domaine de l’extra-financier est, en définitive, traité à la manière financière. L’objet de la professionnalisation, qui serait d’obtenir un mandat pour les analystes extra-financiers, s’avère finalement manqué, car l’analyse extra-financière, et particulièrement son traitement, leur échappent.
45Plus généralement, le mouvement de la RSE s’impose de nos jours dans la vie économique. À un niveau macro, sa portée régulatoire est interrogée. S’agit-il d’une tentative d’encadrer la production, l’échange et la consommation ? Si oui, pour quels résultats ? À un niveau plus micro, la RSE a produit de nombreuses activités liées aux « marchés de la vertu » (Vogel, 2008) : auditeurs, certificateurs, consultants, etc. Nous espérons que la compréhension du processus paradoxal de professionnalisation du métier d’analyste extra-financier, encastré dans les structures sociales du monde de la finance, pourra éclairer d’autres processus similaires, comme le positionnement des directeurs de développement durable dans leurs entreprises, ou celui de formations associées à la RSE.
Notes
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[1]
La loi sur les Nouvelles régulations économiques, dite loi NRE, oblige notamment à rédiger un rapport de développement durable pour les entreprises cotées. Ce rapport doit servir de source d’information pour la notation sociétale. Néanmoins, les décrets d’application de la loi se sont avérés assez flous. Le Grenelle 2 devait élargir cette obligation à d’autres entreprises. Mais là encore, les décrets d’application ont rendu la loi moins contraignante que ce qui était prévu.
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[2]
Ces relations de collaboration sont les réponses apportées au générateur de noms suivant : « En regardant la liste de noms ci-dessous, pouvez-vous me dire avec qui vous travaillez régulièrement, c’est-à-dire avec qui vous participez à des groupes de travail, vous réfléchissez ensemble sur le sujet au cours de discussions de travail, dans des forums ou dans des déjeuners d’affaires, vous partagez des opinions sur le marché en général, sur la façon de travailler, sur l’actualité de ce marché, le but de l’ISR ? »
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[3]
Comprise comme le score des individus qui sont identifiés par les autres comme ceux travaillant au développement de l’ISR.
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[4]
Pour des questions de codage, nous avons regroupé les membres d’ONG et les journalistes. En fait, cette catégorie renferme les acteurs qui fournissent de l’information au marché, mais pas de manière institutionnalisée, comme c’est le cas des agences de notation.
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[5]
Ou indegree, ce qui correspond aux relations reçues et que l’on peut interpréter comme un indicateur du prestige des individus.
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[6]
Ou outdegree, c’est-à-dire les relations émises, soit un indicateur de la bonne connaissance globale du milieu.
La somme du demi-degré intérieur et du demi-degré extérieur forme le degré de centralité. -
[7]
Cette réputation est une variable relationnelle dans laquelle on désigne les individus les plus importants pour le développement du marché. Elle correspond à un score de choix reçus obtenu au générateur de noms : « Selon vous qui est important dans le marché de l’ISR, participe au développement du marché de l’ISR ? » Par exemple un acteur qui a obtenu un score de 14 a été choisi par 14 interviewés. Moyenne = 9 ; Q1 = 1 ; Médiane = 4 ; Q3 = 14, Min = 0, Max = 45.
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[8]
On peut légitimement s’interroger sur la nature de l’ISR. Est-ce un mouvement social ou un marché économique ? Si l’influence des mouvements sociaux semble claire dans l’ISR canadien ou américain [Gendron et Turcotte, 2007], l’ISR français ne relève pas de cette logique [Giamporcaro, 2004 ; Dejean et al., 2013], mais est bien un marché créé par sa propre offre et dans lequel les quelques clients institutionnels pèsent peu [Déjean, 2006].
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[9]
On parle en général de quelques pour cent des encours totaux. L’organisme Novethic, filiale de la Caisse des Dépôts, édite régulièrement des études pour décrire le marché de l’ISR. L’étude 2009 évalue le marché français à 50,7 milliards avec certes une progression de 70 % entre 2008 et 2009, mais on doit admettre que l’ISR reste très ponctuel dans le monde de la finance. Source : NOVETHIC (2010), « Les chiffres du marché français en 2009 », en ligne : http://www.novethic.fr
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[10]
On peut citer par exemple le Carbone Disclosure Project, une initiative qui vise à harmoniser les informations sur les émissions de gaz à effet de serre émanant des entreprises. Elle possède comme membres signataires de nombreuses sociétés de gestion. Un autre exemple est celui des codes de transparence de l’Association française de gestion, du Forum pour l’investissement responsable et de l’Eurosif, qui s’apparentent plus à des codes de bonne conduite pour les sociétés de gestion.