1Notre ami François Horn nous a quittés le 16 juin 2015. Il était, depuis la fondation de la Revue française de socio-économie en 2008, l’un de ses membres les plus actifs. Son parcours de recherche et ses activités universitaires constituent une belle illustration de ce que peut être une démarche socio-économique.
1 – Partir d’un objet circonscrit pour ouvrir des questions plus larges dans le cadre d’un parcours cohérent
2Son parcours de recherche a débuté au milieu des années 1990, au sein de l’équipe de recherche dirigée par Jean Gadrey sur la socio-économie des services, à partir de l’analyse d’un champ bien spécifique, l’économie des logiciels, qu’il connaissait d’autant plus finement qu’il avait lui-même une formation en informatique. Pour appréhender cet objet, il a, dès le départ, choisi d’en comprendre la complexité en soulignant la diversité des « mondes de production » possibles. Les logiques marchandes ou industrielles classiquement étudiées et convoquées cohabitent avec d’autres modèles de production et d’organisation. Il a montré, avec brio, que les motivations des acteurs étaient loin de se réduire à une rationalité instrumentale, fût-elle complexe. Elles peuvent au contraire relever de logiques plurielles qui expliquent le succès ou l’échec de certaines organisations. C’est la compréhension de ces modèles alternatifs de production et des diverses rationalités des acteurs qui les sous-tendent, et qui s’écartent ou contournent plus ou moins intentionnellement la logique capitaliste instrumentale, qui a alors constitué le cœur des recherches de François Horn. Ce champ où se confrontent des « entreprises archétypes du capitalisme d’une part et une intense activité désintéressée d’autre part » [Horn, 2014] lui a permis, en mobilisant de multiples outils et méthodes, de faire émerger des questions de recherches bien plus riches : en changeant le travail, en transformant la relation d’emploi, mais également en modifiant la notion même de droits de propriété, ces nouvelles formes de production rejaillissent sur des enjeux sociopolitiques décisifs. Parmi ceux-ci, il a abordé deux interrogations majeures : comment fonctionnent les communautés produisant les logiciels libres ? Comment expliquer l’engagement des individus dans ces activités désintéressées ? C’est ainsi que François Horn a pu questionner et réinterpréter des concepts essentiels comme celui de « gratuité ». Les concepts mobilisés, et notamment l’économie des conventions et la notion de « mondes de production », réinterprétés à partir des travaux fondateurs de Robert Salais et Michael Storper, lui ont également permis de lire différemment les transformations en cours dans d’autres activités de service, comme ceux du care ou du clean que l’on retrouve dans le champ des services à la personne. La confrontation des apports de l’économie des services avec le cadre théorique de l’économie des conventions a été, sur ces différents thèmes, un ensemble de cadres théoriques hybridés particulièrement féconds.
2 – Une grille d’analyse plurielle et fondamentalement socio-économique
3Une autre caractéristique des travaux de François Horn est leur ancrage dans des approches profondément socio-économiques, ce qui explique sans doute pourquoi il a accepté dès ses débuts d’accompagner l’aventure de la RFSE. La diversité des rationalités des acteurs et le refus d’analyser les actes désintéressés comme des formes « cachées » d’utilitarisme, l’importance de l’encastrement social des relations économiques, le poids des conflits sociaux et des rapports inégalitaires étaient pour lui autant de problématiques stimulantes et de signifiants de l’insuffisance des seuls outils de l’économie mainstream pour saisir les dynamiques du capitalisme contemporain tant au niveau des choix individuels que du fonctionnement global d’un secteur d’activité. La récente crise financière a, elle aussi, mis en évidence les limites, voire l’aveuglement, de ces théories mainstream, comme il le rappelait dans un édito de 2010 qu’il avait écrit pour la RFSE : « L’utilisation de modèles de plus en plus sophistiqués, où la fuite en avant dans la virtuosité technique ne suffit pas à masquer la fragilité des hypothèses et de la croyance en leur infaillibilité... jusqu’au dur verdict de la réalité » [Horn, 2010].
4La pratique de la pluridisciplinarité n’a jamais été pour lui un « placage » ou un simple ajout instrumenté de méthodes ou de matériaux issus de la sociologie, mais a toujours correspondu à une « hybridation réciproque », pour reprendre ses propres termes. Cette démarche qui s’est progressivement approfondie lui a permis, ainsi qu’à ses coauteurs, de développer des contributions particulièrement originales sur la gratuité à l’ère du numérique ou encore, et avant même l’engouement qu’on lui connaît, sur la notion de biens communs. Enfin, cette « élaboration conjointe » d’une problématique de recherche a récemment abouti à l’articulation « d’un thème traditionnellement étudié par la science économique (la réussite économique d’un produit) et un thème familier de la sociologie (l’analyse d’un projet militant) ».
5Le cadre conceptuel construit dans cette contribution [Demazière et al., 2013] est opportun pour analyser des secteurs bien plus divers que ceux que François Horn a eu le temps d’aborder.
6L’étude de collectifs – non seulement les communautés de production de logiciels qu’il connaissait sur le bout des doigts, mais également les structures associatives, les coopératives, etc. – reposant sur un « projet » pourrait s’appuyer avec profit sur le cadre théorique élaboré par François et ses coauteurs. Les « projets » concernent les valeurs militantes des communautés, ainsi que les normes de fonctionnement du collectif, les références partagées, etc. ; elles dépendent de la réussite économique d’un « produit », c’est-à-dire les performances, les attributs techniques, mais aussi les modes d’organisation du travail, etc. On le voit, c’est un champ riche en questions qui est ouvert.
3 – Garder en tête l’encastrement social et l’utilité sociale de la recherche sans pour autant céder sur les exigences de rigueur
7Au-delà des analyses sectorielles qu’il a pu mener, c’est aussi à la compréhension de la dynamique du capitalisme contemporain que s’attachait François Horn. Cette posture se nourrissait aussi de la révolte qui l’animait et de la volonté de dénoncer les ravages sociaux, écologiques et humains d’un modèle économique tout entier devenu néolibéral. L’existence de voies alternatives ou de stratégies de contournement de la relation de travail classique était alors mise en exergue. Ainsi, si François Horn n’a jamais fait la moindre concession à la rigueur scientifique, il s’est toujours attaché à traiter de questions qui sont au cœur des enjeux sociaux, comme les nouveaux modes de propriété et de production ou, plus récemment, les emplois de mauvaise qualité et la compréhension des rapports sociaux et des logiques structurelles qui les génèrent. Les questions traitées n’étaient jamais, avec lui, désincarnées et apparaissaient, au contraire, toujours étudiées en lien avec les acteurs concernés. La recherche devait répondre à une demande sociale et avoir un sens politique. En cela, comme il le rappelait dans son édito de la RFSE en 2010, « le développement des théories critiques, le dialogue entre elles et leurs capacités à formuler des analyses et des propositions concrètes attirant l’attention peuvent contribuer à l’essor de mouvements sociaux critiques de l’ordre existant ».
8Ce n’est donc pas un hasard si François était également très engagé professionnellement en faveur du pluralisme, d’abord au CNU (Snesup), mais aussi à l’Association française d’économie politique (AFEP) dont il suivait l’actualité avec passion. Il était aussi un militant politique infatigable, d’abord à la Ligue communiste révolutionnaire puis au Nouveau parti anticapitaliste.
4 – Un engagement sur les multiples dimensions du métier universitaire
9Ce texte serait très incomplet si nous ne rappelions pas l’investissement de François Horn dans les tâches pédagogiques et administratives. Prendre la direction d’un UFR et s’y consacrer pleinement n’est pas le choix de la facilité. Dans ce domaine aussi, François nous fournit un bel exemple. Et s’il n’a pas cédé aux pressions de certains de ses collègues en laissant de côté le projet d’habilitation à diriger des recherches, il n’en a pas moins joué un rôle fondamental dans le cheminement et l’encadrement de doctorants et d’autres collègues. Il avait un vrai talent pour faire émerger et aider à structurer les réflexions des autres. Sa démarche scientifique était profondément altruiste et désintéressée. C’est peut-être aussi pour cela qu’il avait si bien compris la complexité des motivations individuelles dans des communautés non marchandes.