1 – Introduction
1La propension des banques à occuper une position centrale dans les réseaux d’administrateurs est l’un des enjeux récurrents, si ce n’est le plus crucial, des interlocking directorate studies [1]. Aussi loin que l’on remonte dans cette tradition, la position centrale des banques s’impose comme une constante. Plusieurs obstacles ont pourtant empêché l’émergence d’une interprétation consensuelle du phénomène. En premier lieu, la question de la « centralité bancaire » a longtemps été enfermée dans celle du « contrôle bancaire », à savoir le pouvoir que les institutions financières étaient en mesure d’exercer sur les firmes industrielles [Hilferding, 1970 [1910], House of Representatives, 1913]. Or, si la « centralité bancaire » est un fait objectif résultant de la métrique des réseaux [2], le « contrôle bancaire » est quant à lui une théorie qui intervient au mieux comme une interprétation de la première. En second lieu, comme l’illustrait bien la revue de cette littérature par Mizruchi et Marquis [2006], les interlocking directorate studies sont restées très dépendantes d’une approche interactionniste consistant à apprécier l’ensemble du réseau à partir des propriétés de chaque lien. En d’autres termes, à expliquer le tout par les parties. Or le fait que les liens interlocks perdurent au-delà des individus et des institutions qui les portent montre qu’il se joue autre chose que la confrontation de stratégies singulières. En troisième lieu, l’analyse des relations financières entre banque et industrie, couramment mobilisée pour rendre compte du « contrôle bancaire », s’est trop souvent cantonnée à des formes immédiates et évidentes de relations que sont la dette et la participation au capital. Ce faisant, elles ont laissé en point aveugle l’intermédiation boursière et, plus largement, les mécanismes de l’émission et de la circulation monétaires. Le but de cet article est d’éclairer ces points sans préjuger de la nature des liens particuliers entre chaque « banque » et chaque « industrie », mais de s’appuyer, davantage que les études passées, sur le rôle et le fonctionnement de la monnaie dans les économies capitalistes. Pourquoi ne pas appliquer à l’analyse de réseau Les règles de la méthode sociologique [Durkheim 1988 [1894]] et tenter d’expliquer le fait social qu’est la « centralité bancaire » par cet autre fait social qu’est la monnaie [Simiand, 1932] ?
2Dire que la monnaie est un fait social ne suffit pas à rendre compte des réseaux d’administrateurs et de la « centralité bancaire ». Nous avons besoin pour cela de mieux comprendre le rôle que les banques et plus généralement les institutions financières jouent dans le fait monétaire, tout particulièrement en relation avec les grandes entreprises cotées.
3Afin de proposer une nouvelle interprétation de la « centralité bancaire », nous rappellerons donc d’abord les principales thèses en présence dans la littérature sur les interlocks (§ 2). Nous présenterons alors notre interprétation de la « centralité bancaire » comme révélatrice du rôle particulier que jouent les institutions financières dans la circulation de l’argent (§ 3). Pour finir, nous nous demanderons ce que l’évolution des interlocks et de la centralité bancaire peut nous apprendre sur les formes de régulation sociale de l’émission monétaire (§ 4).
2 – La centralité bancaire
2.1 – La centralité bancaire dans les interlocking directorate studies
4« Les banques sont le socle des réseaux entre grandes entreprises. Même si les autres types d’entreprises sont provisoirement au premier plan et si quelques-unes d’entre elles y demeurent, les plus grandes banques commerciales y restent année après année [3] » [Bearden et al., 1975 cité in Scott, 1997, p. 114]. Cette affirmation se vérifie à double titre : en premier lieu parce que la « centralité bancaire » a depuis été confirmée par de nombreuses études, mais aussi parce qu’elle se trouve être au principe même des travaux pionniers des interlocking directorate studies. Dès le début du xxe siècle, Otto Jeidels [1905] avait, en effet, montré que six banques berlinoises entretenaient pas moins de 1 350 liens avec l’industrie allemande, elle-même organisée en cartel [4]. Une enquête parlementaire américaine conduite par le sénateur Pujo [House of Representatives, 1913] mit au jour une structure similaire à partir de la banque J. P. Morgan et de ses alliés. Établi suite à la crise financière de 1907, le comité Pujo dénonça l’entrelacement des liens sociaux et financiers qui organisait le contrôle bancaire sur l’industrie. La « centralité bancaire » était donc méthodologiquement au fondement des premières études interlocks, même si, rappelons-le, ce n’est pas la centralité pour elle-même qui était recherchée – et pour cause, les résultats auraient été tautologiques –, mais le contrôle des banques sur la grande industrie et, de là, sur l’ensemble de l’économie. Ce qui passerait aujourd’hui pour un biais méthodologique s’est finalement révélé être une propriété profonde des réseaux interlocks. Ainsi, dans leur étude longitudinale, menée cette fois sur un réseau complet [5], Bearden et ses collègues démontrèrent que, même si les firmes industrielles pouvaient parfois présenter un score de centralité supérieur, c’étaient les grandes banques commerciales qui arrivaient le plus régulièrement en tête. Depuis, d’autres études menées sur des réseaux complets n’ont cessé de confirmer la régularité de la « centralité bancaire ». Dans une étude portant sur la période 1904-1974, Mizruchi [1982] a montré que les banques new-yorkaises demeuraient au cœur des réseaux d’affaires, bien que les liens aient connu d’importantes variations sur la période. De même, la chute brutale du réseau entre 1982 et 1994 n’a pas remis en cause la prééminence des banques commerciales, malgré la forte baisse de leur score de centralité [Davis, Mizruchi, 1999] [6]. Au Royaume-Uni, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la centralité bancaire est surtout visible en province, là où se situent des relations d’affaires étroites entre industrie et country banks, alors que les banques de la City s’investissent très peu dans l’industrie au profit du commerce international, de l’assurance maritime et des bons d’État [Scott, 1997]. Ce n’est qu’avec la crise des années 1930, et surtout la Deuxième Guerre mondiale, que les banques de la City commencent à devenir dominantes dans le réseau national. Ainsi, en 1976, parmi les dix entreprises présentant le plus haut score de centralité de degré, huit sont des banques. Bien que suivant des configurations et des dynamiques très différentes, la centralité bancaire a aussi été observée au Canada, en Australie et en Nouvelle-Zélande. Scott [1997, p. 130] concluait qu’il avait été établi que « les banques jouaient un rôle central dans les réseaux de grandes entreprises de toutes les économies anglo-saxonnes [7] ». Le même phénomène a été observé en Europe [Fennema, Schijf, 1979] et semble persister malgré une forte tendance à l’érosion des interlocks [Heinze, 2004 ; Heemskerk 2007 ; Dudouet et al., 2012]. La régularité avec laquelle la centralité bancaire a été observée à des intensités diverses incite clairement à la concevoir comme une propriété structurale des réseaux interlocks et à s’interroger sur sa signification.
2.2 – Du contrôle à l’hégémonie bancaire
5La « centralité bancaire » ne signifie pas le « contrôle bancaire ». La première est une observation, la seconde une thèse qui utilise la première comme justification. La thèse du contrôle bancaire a été développée aussi bien par les parlementaires américains que par les marxistes, mais ce sont ces derniers qui, par la suite, ont le plus défendu cette approche [Fennema, Schijf, 1979]. La thèse marxiste du contrôle bancaire s’appuie essentiellement sur l’ouvrage de Rudolf Hilferding Das Finanz Kapital [1910] qui fut l’un des premiers à théoriser le pouvoir des banques sur l’industrie et à y associer explicitement les interlocks [8] :
« La banque, non seulement peut accorder davantage de crédit à la société par actions qu’à l’entreprise privée, mais peut aussi placer une partie de son capital en actions pour une durée plus ou moins longue. Dans tous les cas, la banque prend un intérêt durable à la société par actions, qu’elle doit, d’une part, contrôler pour assurer le bon emploi de son crédit et, de l’autre, dominer le plus possible en vue de s’assurer toutes les transactions financières qui rapportent des bénéfices.
Tout cela explique l’effort que font les banques pour exercer une surveillance constante sur les sociétés par actions auxquelles elles sont intéressées, et cela en se faisant représenter au conseil d’administration. Cette représentation assure en même temps la garantie que la société laisse faire par la banque toutes les autres transactions financières en rapport avec les émissions. D’un autre côté, la banque s’efforce, pour répartir le risque et élargir son cercle d’affaires, de travailler avec le plus grand nombre de sociétés possibles. D’où la tendance à cumuler de tels postes de membres des conseils d’administration. »
7Les auteurs d’inspiration marxiste ont généralement retenu d’Hilferding que les banques cherchaient à contrôler les entreprises afin de sécuriser leurs engagements financiers, entendus comme des créances ou des participations au capital. Ils ont ainsi assimilé relations de dettes et d’actionnariat avec les représentations dans les conseils et le pouvoir des banques sur l’industrie. Ce faisant, ils ont omis l’autre dimension essentielle qu’est le rôle d’intermédiation boursière joué par les banques auprès des sociétés par actions : « Les autres transactions financières en rapport avec les émissions » (ibid.). Cette omission a perduré lorsque le renouveau des interlocking directorate studies, dans les années 1970, a revitalisé la thèse du contrôle bancaire contre les doctrines managérialistes [9] [Zeitlin, 1974 ; Mariolis, 1975]. Toutefois, la preuve d’une corrélation satisfaisante entre liens interlocks et liens financiers directs n’a jamais été apportée [Mizruchi, 1996].
8Un banquier peut, en effet, siéger au conseil d’administration d’une firme sans qu’il existe aucune relation d’endettement ou d’actionnariat. D’autres relations fonctionnelles peuvent exister comme l’intermédiation boursière [Hilferding, 1970 [1910]] ou encore l’échange d’informations [Mokken, Stokman, 1978]. Comment, dès lors, réduire la « centralité bancaire » à une relation univoque de pouvoir des banques fondée uniquement sur la dette et le capital ?
9Par ailleurs, si la thèse du contrôle bancaire suppose un échange de dirigeant entre la banque et l’industrie, elle ne dit rien des nombreux cas où ce sont les industriels qui siègent au conseil des banques. Forts de ce constat, Mintz et Schwartz [1985] ont avancé l’idée d’une hégémonie bancaire dans un système de gestion collective du capital marqué par des interdépendances asymétriques. Selon eux, le contrôle s’exercerait moins par des stratégies volontaires que par une forme de coordination implicite issue d’un système de contraintes mutuelles. Ainsi, la centralité des banques ne serait pas le fruit d’une stratégie mûrement réfléchie, mais la conséquence d’une succession de cooptations non coordonnées qui aboutissent néanmoins à positionner les banques au cœur du réseau interfirmes [Scott, 1997]. De ce point de vue, la « centralité bancaire » est moins l’expression d’un pouvoir de contrôle financier que d’une domination sociale et économique sur la vie des affaires : « Un ensemble disparate d’institutions de crédit contrôle l’accès au capital, mais les conseils d’administration des banques sont les arènes institutionnelles dans lesquelles les principaux créanciers et débiteurs se réunissent pour déterminer le cadre dans lequel ce crédit peut être utilisé [10] » [Scott, 1997, p. 140]. On a ici l’idée d’un espace social cohérent, mais non consciemment organisé, qui gérerait l’allocation des ressources financières. Si les grandes corporations sont des organisations bureaucratiques par excellence [Weber, 1995], leur direction est quant à elle de nature collégiale [11]. Cette collégialité s’observe d’abord au niveau de la firme, par la structure formelle du conseil d’administration et des différents comités exécutifs qui la composent, mais aussi, et surtout, entre les firmes. Le système de directions imbriquées qu’incarnent les interlocks constitue une forme interorganisationnelle de collégialité, plus informelle, qui ne va pas sans faire écho à la discipline sociale mise en avant par Emmanuel Lazega [2001], où la capacité d’influer sur l’action collective tient moins dans l’autorité formelle que dans l’expertise professionnelle, l’entregent et le prestige social. Or la sociologie américaine a négligé cette propriété structurale pour concevoir les interlocks sous un mode essentiellement interactionniste.
10Cette orientation interactionniste se constate de manière très claire dans le célèbre article de Mizruchi [1996] où l’auteur déclare explicitement s’intéresser à la nature des liens et aux effets qu’ils peuvent avoir sur les firmes. Pourtant, un réseau complet est un tout et non une somme de parties. Il faut dès lors reposer la question des conditions et des modes d’existence de la « centralité bancaire » comme structure sociale. Cela revient tout simplement à reprendre en les systématisant les présupposés du comité Pujo, à savoir que la « centralité bancaire » est l’expression d’un monopole sur la monnaie (money trust) [12]. Comment ne pas voir posé ici le problème sociologique d’un groupe social détenteur du monopole de l’émission et de la circulation monétaires ?
11Jusqu’à présent, les études interlocks ont saisi cet enjeu essentiellement d’après les relations de dette et de participation au capital [Mizruchi, Marquis, 2006]. Mais ces formes de relation, pour visibles qu’elles soient, ne représentent que le sommet de l’iceberg des relations financières possibles, d’autant plus lorsque les entreprises sont cotées en bourse. Plus que des créanciers ou des actionnaires, les institutions financières sont avant tout des pourvoyeurs de monnaie, des agents de la circulation monétaire. Leur rôle vis-à-vis des entreprises cotées, dont il est essentiellement question dans les études interlocks, dépasse largement la dette ou la participation au capital. Il est donc important de replacer les institutions financières dans le circuit de l’argent et non pas seulement sur le plan du crédit et de l’actionnariat.
3 – Les marchés financiers
12Si les relations de dettes et de capital ne suffisent pas à rendre compte de la « centralité bancaire », cela ne veut pas dire qu’on ne peut y trouver d’autres motifs financiers. Rappelons d’abord la distinction entre capital productif et capital financier et soulignons le rôle des banques dans l’intermédiation boursière.
3.1 – Capital productif et capital financier
13Scott [1997] avait raison de rappeler qu’Hilferding avait été mal lu quand, pour expliquer la domination des banques sur l’industrie, on opposa le capital financier (entendu comme capital des banques) au capital industriel (celui des industries). En fait, la différence entre ces deux types de capital n’est pas une distinction entre secteurs d’activité, mais une différence beaucoup plus subtile entre deux circuits de l’argent qui, pour être liés, n’en sont pas moins séparés [Hilferding, 1970 [1910]].
14Le capital productif est l’évaluation monétaire des moyens employés par l’entreprise pour mener à bien son activité économique (salaires, fournitures, machines, bâtiments, stocks) [13]. Par opposition, le capital financier exprime la quantité d’argent employée pour valoriser les titres de l’entreprise, notamment lorsqu’ils sont échangés sur les marchés financiers [14]. Or ces deux types de capitaux ne sont pas assimilables l’un à l’autre. Il existe entre eux une différence de nature juridique et économique. Dans le cadre des sociétés par actions, le droit stipule que la propriété de la société ne peut être confondue avec la propriété des actionnaires (personnes morales ou physiques distinctes de la société). Cela signifie que le capital productif est la propriété exclusive de la société, et non celle des actionnaires qui ne sont propriétaires que du capital social, autrement dit des actions. Or les actions ne sont pas des titres de propriété sur la société, mais des biens mobiliers ouvrant certains droits sur celle-ci, notamment celui de toucher une part des bénéfices et de voter en assemblée générale. L’actionnaire ne peut jamais perdre plus que ce qu’il a investi. Cette protection des investisseurs a pour effet de séparer nettement le capital de la firme de celui des actionnaires et donc de générer deux ordres de valorisation économique distincts : le capital effectivement employé par l’entreprise et le capital social qui peut éventuellement être échangé sur les marchés financiers. Le lien entre les deux types de capitaux existe, mais il réside uniquement dans les émissions d’actions et les versements de dividendes. La quantité de monnaie levée au moment d’une émission peut être effectivement convertie en capital productif, mais ce n’est pas nécessairement le cas, et surtout le capital financier correspondant à la valeur des actions échangées existe ensuite par lui-même indépendamment du capital effectivement employé par l’entreprise. Par exemple, fin 2012, la valorisation boursière de Peugeot était de 1,9 milliard d’euros pour un chiffre d’affaires de 55 milliards d’euros et des pertes annoncées à 5 milliards d’euros [15]. Dans le même temps, Google présentait une valorisation boursière de 233 milliards de dollars pour un chiffre d’affaires de 50 milliards de dollars et un bénéfice établi à 10 milliards de dollars [16]. La valorisation boursière est donc logiquement décorrélée du capital productif d’une firme, puisque celle-ci dépend des profits attendus, non du capital productif. L’investissement productif est donc une fonction seconde, voire marginale [Théret, 2008 ; 2014], des marchés financiers, même si, suivant les époques et les secteurs d’activité, les bourses peuvent accompagner ce type d’investissement. En règle générale, la fonction première des marchés financiers est de fixer le prix des parts sociales, c’est-à-dire le prix des droits aux bénéfices. Les actionnaires n’ont aucun droit direct sur ce capital productif. Tout au plus peuvent-ils espérer une quote-part perceptible sous forme de dividendes en cas de liquidation de la société. Si on ajoute à cela que la rémunération de l’actionnaire se situe au moins autant dans le cours de bourse que dans les dividendes [17], on cessera d’établir tout lien de nécessité avec l’entreprise, si ce n’est comme source de légitimation du fonctionnement des marchés financiers.
3.2 – L’intermédiation boursière
15L’avantage premier du marché actions [18] est que l’investisseur peut à tout moment sortir de la firme dans laquelle il a investi pour placer son capital ailleurs, contrairement à l’actionnaire de long terme dans une société dont le capital ne fait pas l’objet d’une cotation, ou au créancier qui est étroitement et durablement lié aux résultats, bons ou mauvais, de l’entreprise. Les banques ont moins intérêt à s’engager de la sorte qu’à encourager un marché financier dynamique et à le pourvoir en monnaie [19]. Lorsqu’une entreprise entreprend d’introduire des actions sur les marchés financiers, elle le fait rarement elle-même. Elle passe par un intermédiaire qui fait l’avance en capital et qui « place » ensuite les titres auprès de ses clients ou d’autres investisseurs (assureurs [20], fonds divers, clients des banques de dépôt). Le métier originel des banques de marché est de servir d’intermédiaires entre les entreprises et les actionnaires, non d’être elles-mêmes actionnaires. Ces opérations sont les plus lucratives, car, contrairement aux autres métiers de la banque, elles sont peu risquées tout en assurant le maximum de bénéfice. La banque se contente d’avancer le capital demandé par la firme en échange de ses actions, puis de revendre ensuite les actions auprès des investisseurs (petits porteurs, fonds d’investissement, compagnies d’assurance) tout en encaissant de confortables plus-values. Ce procédé est si intéressant que les banques cherchent généralement à se libérer des risques de créances en demandant aux entreprises de convertir tout ou partie de leur dette en actions. En siégeant dans les conseils d’administration, les banques gardent la mainmise sur ces émissions de titres. À y regarder de près, les augmentations de capital via le marché appellent moins que les autres modes de financement externes (dette et participation au capital) le contrôle des banques. En revanche, l’émission de titres requiert des relations étroites de confiance entre l’entreprise émettrice et l’intermédiaire financier. La banque joue son crédit dans le placement des actions qui doivent être émises au « juste prix », c’est-à-dire conformément aux bénéfices attendus. De son côté, l’entreprise doit respecter sa promesse, non seulement vis-à-vis des actionnaires, mais plus encore vis-à-vis des institutions financières dans leur ensemble, qui lui apportent leur crédit. Avant même les questions de dette ou d’actionnariat, les banques occupent une position structurellement incontournable pour les sociétés cotées.
4 – Structures sociales de l’émission monétaire
16Toutefois, le rôle des banques ne se limite pas au financement du capital, qu’il soit productif ou financier, mais touche l’ensemble des opérations financières qui font le quotidien de la vie des entreprises : tenue de compte, affacturage, compensation, moyens de paiement, etc. Autant d’opérations qui participent au premier chef de l’émission et de la circulation monétaire.
4.1 – L’émission monétaire dans les systèmes économiques modernes
17Pour de nombreux penseurs comme Schumpeter, Keynes ou Friedmann, la monnaie n’existe pas par elle-même : elle est constamment créée et détruite par les banques. Schumpeter [2005] considère un marché se tenant une fois par semaine et dans lequel toute la production de la semaine écoulée serait échangée. La banque fournirait au début du marché la quantité de monnaie nécessaire aux échanges (création de la monnaie) sous forme d’escompte des biens produits. Tous les biens ayant été achetés au cours du marché, chacun serait en mesure de rembourser son escompte et il n’y aurait plus d’argent en circulation (destruction de la monnaie). En réalité, poursuit-il, dans la mesure où les échanges se tiennent en permanence, les quantités de monnaie en circulation sont sans cesse détruites et créées. Le système bancaire dans son ensemble contrôle non seulement l’accès à la monnaie mais encore contribue-t-il matériellement à la quantité de monnaie disponible. Le crédit créant la monnaie et son remboursement la détruisant, le système bancaire peut générer de la monnaie sans limite, pour autant que la masse de crédit grossisse à un rythme supérieur à celui auquel les créances s’apurent. Cette faculté extraordinaire octroyée aux banques ne peut être justifiée, pour Stiglitz et Weiss [1998], que par les services qu’elles rendraient à l’économie dans son ensemble :
L’habillage néoclassique de l’explication économique joue plus comme un écran de fumée que comme une élucidation du phénomène. La référence à une sous-optimalité du « droit de seigneuriage » des banques n’exprime rien d’autre que l’existence d’un monopole de fait sur l’émission de la monnaie-crédit et sur les rentes associées qu’elle génère. Pour autant, l’exercice d’un privilège comme les formes d’autorité sont rarement, ou pas durablement, l’expression d’une volonté s’imposant unilatéralement à d’autres [Weber, 1995] [22]. Pour être durable, il exige non seulement l’adhésion au moins implicite de ceux qui y sont soumis, mais, plus encore, une forme de partage dans la mise en œuvre, autrement dit une forme de distribution de ses bénéfices à la manière dont un chef de guerre s’emploie à redistribuer le butin. Dès lors, on peut essayer de concevoir la « centralité bancaire » non plus seulement d’après les mécanismes de financement des firmes et des marchés de valeurs, mais plus largement en rapport avec les principes mêmes de l’émission monétaire.« Alors que la concession faite aux banques de n’avoir que des réserves partielles amplifie l’impact macroéconomique des politiques bancaires, les externalités positives que génèrent les actions de sélection et de contrôle exercées par les banques suggèrent que cet octroi de droits de seigneuriage (moins de 100 % de réserves) se justifie comme un optimum de troisième rang au problème consistant à trouver les incitations adéquates au financement de l’investissement par les banques, en présence d’externalités positives considérables générées par la dette bancaire [21]. »
4.2 – Évolutions de la « centralité bancaire »
18La première piste consiste à rechercher les rapports entre « centralité bancaire » et disponibilité monétaire. Dans les périodes où la monnaie serait rare, la « centralité bancaire » tendrait à augmenter, les relations sociales venant au secours du déficit d’un accès facile à la monnaie. Inversement, dans les périodes d’expansion monétaire, l’abondance de capitaux rendrait les relations privilégiées avec les institutions financières moins primordiales. C’est ainsi que l’on peut relire l’étude de Mizruchi [1982]. La forte « centralité bancaire » qu’il constate avant la Première Guerre mondiale correspond à une époque de croissance très forte, mais aussi de difficultés chroniques de financement dans un système monétaire fragile. La baisse des interlocks entre les années 1912 et 1935 est certainement d’abord attribuable au Clayton Act adopté en 1914 qui instaure des limites aux échanges d’administrateurs, mais cette période correspond aussi à la mise en place d’un système monétaire plus efficient sous l’égide de la Federal Reserve, et surtout à un afflux considérable de capitaux en provenance d’Europe. La crise de 1929 est d’abord une crise du crédit, autrement dit une phase de destruction monétaire faisant suite à une phase d’expansion. Mizruchi remarque une nouvelle densification des interlocks jusqu’aux années 1970, avec des liens entre entreprises financières et non financières en forte augmentation entre 1935 et 1964. Jusqu’en 1971, les États-Unis connaissent une relative stabilité monétaire, renforcée par les accords de Bretton Woods qui lient le dollar à l’or. La sortie de l’étalon or introduit une nouvelle phase d’expansion monétaire qui, malgré les crises de 1987 et 1999-2000, n’a vraiment éclaté qu’en 2007. Durant toute cette période, les interlocks n’ont cessé de diminuer aux États-Unis et la « centralité bancaire », même si elle n’a pas disparu, a beaucoup faibli [Davis, Mizruchi, 1999]. La corrélation entre « centralité bancaire » et disponibilité monétaire doit donc être plus systématiquement explorée.
19La seconde piste est que la collégialité qui présidait à la coordination de l’allocation des ressources financières a peu à peu laissé la place à une organisation plus hiérarchisée, bureaucratique, très liée aux politiques monétaires des banques centrales. La baisse tendancielle des réseaux interlocks et de la « centralité bancaire » peut signifier que l’allocation de monnaie entre grandes entreprises repose de moins en moins sur une discipline de conseil [White, 1992 ; Lazega, 2001], mais de plus en plus sur des logiques bureaucratiques. On assiste, en effet, depuis une quarantaine d’années, à une transformation phénoménale de la finance dont le point d’orgue a certainement été la crise de 2008 et la faillite de Lehman Brothers. Que le monde des affaires américain ait été incapable de sauver un acteur de cette taille, ou tout simplement ne l’ait pas voulu, montre assez que ce monde avait cessé d’exister en tant que communauté. Cet échec de la collégialité du monde des affaires américain se traduit aujourd’hui par une dépendance complète des marchés et de ses agents à l’égard des émissions monétaires de la banque centrale [23], au point que la valeur des titres, et pas seulement celle des actions, soit plus corrélée à la politique monétaire des banques centrales qu’à la santé financière des émetteurs : firmes ou État.
20Ainsi, la diminution de la centralité bancaire et plus généralement des liens interlocks s’inscrit dans un vaste mouvement de « bureaucratisation de la finance » [Clark, Thrift, 2005] qui a vu peu à peu l’entregent et le crédit personnel faire place à des outils rationnels de gestion. On peut distinguer plusieurs indices allant en ce sens. En premier lieu, les efforts de normalisation technique ont pu contribuer à dévaloriser les relations interpersonnelles de confiance au profit de procédures formelles d’identification et de contrôle. Les institutions de normalisation constituées au moment de la décorrélation du dollar avec l’or ont ainsi marqué une interdépendance accrue entre les établissements financiers et les banquiers centraux, eux-mêmes de plus en plus coordonnés au sein de la Banque des règlements internationaux. En second lieu, l’essor de la finance depuis une quarantaine d’années s’est accompagné d’une rationalisation accrue des pratiques financières [Montagne, Ortiz 2013]. Les choix d’investissement obéissent ainsi de plus en plus à des procès préconstruits d’évaluation et de justification qui limitent les comportements opportunistes. L’époque où le premier banquier des États-Unis pouvait affirmer que son principal critère de jugement pour prêter de l’argent était la personnalité de l’homme en face de lui [House of Representatives, 1913, p. 136] paraît bien lointaine.
5 – Conclusion
21En associant trop étroitement les réseaux d’administrateurs aux relations de dette et de capital, l’explication de la centralité bancaire par la thèse du contrôle bancaire n’a pas suffisamment pris en compte les autres intérêts financiers qui pouvaient lier les banques aux sociétés cotées. De même, l’attention portée à la singularité des liens plus qu’à la structure d’ensemble des réseaux interlocks a empêché d’apprécier la « centralité bancaire » comme un phénomène collégial de gestion de la monnaie. La disparition progressive des interlocks et de la « centralité bancaire » peut dès lors s’apprécier à l’aune des transformations de l’émission monétaire. Les années 1980-2000 sont ainsi apparues comme celles d’un changement profond de la régulation monétaire [24]. La bureaucratisation de la finance a certainement considérablement modifié les rapports entre institutions financières et grandes corporations, en bouleversant les logiques traditionnelles de régulation collégiale des affaires. Le lien que les réseaux interlocks pouvaient établir entre les cadres de l’émission monétaire et ceux du financement des firmes laisse progressivement la place à des formes d’administration financière légale-rationnelle.
22Aux États-Unis, la financiarisation a achevé de faire disparaître le petit milieu de la corporate elite [Mizruchi, 2013] et les grandes corporations sont parfois considérées comme condamnées [Davis, 2013]. On peut se demander si la disparition des interlocks est irrémédiable et si elle est propre à l’Occident. Il n’en demeure pas moins qu’une grande partie de la réponse réside dans les mécanismes sociaux de l’émission de la monnaie.
Notes
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[1]
Il s’agit d’une démarche sociologique qui étudie, depuis le début du xxe siècle, les réseaux d’administrateurs entre grandes compagnies [Fennema, Schijf, 1979 ; Scott, 1997]. Un lien interlock existe lorsqu’un individu affilié à une institution siège dans le conseil d’administration d’une autre institution [Mizruchi, 1996].
-
[2]
Il s’agit le plus souvent de la centralité dite de degré, c’est-à-dire du décompte du nombre de nœuds voisins d’un nœud. Plus ce nombre est important, plus la centralité sera considérée comme forte.
-
[3]
Traduit par nous.
-
[4]
Cité dans Fennema et Schijf [1979].
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[5]
On appelle réseau complet, un réseau pour lequel ont été définis préalablement les nœuds composant le réseau et pour lesquels sont recherchés les liens existants entre eux à l’exclusion de tout autre.
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[6]
La moyenne des scores de centralité des banques commerciales passe de 16,4 à 10,3, contre 8,4 à 7,2 pour les firmes non financières.
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[7]
Traduit par nous.
-
[8]
Rudolf Hilferding appartient, comme Otto Bauer, Karl Renner ou Max Adler, au courant marxiste de « l’école autrichienne ». Il a suivi, avec Ludwig von Mises ou Joseph Schumpeter, ses contempteurs libéraux, l’enseignement d’Eugen von Böhm-Bawerk, le père de cette école [Longuet, 2006].
-
[9]
Reprenant la distinction proposée par Berle et Means [1982 [1932]] entre propriété et pouvoir sur la firme, le courant managérialiste défendait l’idée que les dirigeants des grandes firmes cotées bénéficiaient d’une assez large autonomie vis-à-vis de leurs actionnaires, banquiers ou familiaux. Dans la « nouvelle société managériale » [Burnham, 1941], le contrôle du capital était supposé prendre le pas sur la propriété, faisant des managers les véritables détenteurs du pouvoir sur l’entreprise.
-
[10]
Traduit par nous.
-
[11]
Sur l’opposition entre bureaucratie et collégialité, voir notamment Lazega [2001] qui reprend la distinction faite par Weber dans Économie et Société.
-
[12]
Tout particulièrement quand l’État n’émet pas directement de la monnaie comme c’était le cas aux États-Unis au début du xxe siècle. Les États sont toujours, d’une certaine façon, émetteurs de monnaie, même quand ils ne la frappent pas directement. L’émission de dettes sur les marchés, pour autant qu’elle trouve preneur, peut être considérée comme une forme d’émission monétaire.
-
[13]
On se distinguera d’Orléan [1999] sur l’idée que le capital productif n’est pas la propriété des actionnaires mais de l’entreprise.
-
[14]
Les titres en question peuvent bien sûr être des actions de sociétés, peu importe qu’elles soient industrielles ou financières, mais aussi des obligations. Par souci de clarté, nous ne traiterons dans les lignes qui suivent que des actions qui correspondent de toute façon à la grande majorité des titres émis par les entreprises sur les marchés de valeurs.
-
[15]
PSA Peugeot Citroën, Document de référence 2012.
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[16]
United States Securities and Exchange Commission, Annual report pursuant to section 13 or 15(d) of the securities exchange Act of 1934. For the fiscal year ended December 31, 2012. Google Inc.
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[17]
La principale source de rémunération de l’actionnaire, et plus encore des acteurs de marché, repose sur les différences de cours, plus que sur les dividendes. La variation de la valeur d’une action sur une seule séance peut représenter plusieurs années de dividendes. C’est cela qu’achètent principalement les acteurs de marché.
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[18]
Nous employons ici le terme « marché actions » de façon générique et non au sens strict. Il faudrait en effet inclure ici les titres générés par des offres publiques (notamment les échanges d’actions), dont les modalités sont plus régulées que sur un marché classique.
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[19]
Contrairement aux acteurs de marché purs (traders) qui sont, a priori, indifférents à la hausse ou à la baisse des cours [Weber, 2010 [1894 et 1896]], les banques ont plutôt intérêt à ce que les marchés soient en croissance, car cela augmente la masse monétaire en circulation. De plus, les émissions de titres ont plus de chance de réussir et seront plus fréquentes sur des marchés haussiers que sur des marchés baissiers. Ainsi, l’orientation des marchés à la hausse est pour les banques une source continue de profits. Cela peut même devenir le cœur des stratégies bancaires au point de faire passer au second plan le financement des firmes.
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[20]
Les sociétés d’assurance se doivent de placer des capitaux supposés couvrir des risques ou des besoins à venir, elles sont parmi les premiers usagers des marchés actions, même si elles ne sont pas tenues d’y recourir.
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[21]
Traduit par nous.
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[22]
Weber n’applique pas son concept de « domination » au pouvoir exercé par les banques en vertu de leur position monopolistique [Weber, 1995, p. 287]. Weber [2014] va même jusqu’à parler explicitement du monopole exercé sur le loyer de l’argent par la banque centrale en considérant qu’il ne s’agit pas d’une domination pleine et entière au sens où elle n’appellerait pas l’assujettissement explicite de ceux qui y ont recours. Il est très probable que, influencé par la pensée de Böhm-Bawerk, il ait considéré toute forme de monopole économique comme foncièrement illégitime et que pour cette raison il ait exclu le pouvoir des banques des formes de domination légitime. Pourtant, dans le monde de la finance, il existe une croyance véritable en la légitimité des banques à détenir le monopole de l’émission monétaire.
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[23]
Nous parlons de dépendance à l’égard des émissions et non de la banque centrale. Le pouvoir sur la Federal Reserve repose en effet sur des mécanismes bien plus complexes que la seule autorité de ses membres. Une certaine forme de collégialité peut s’y retrouver, mais sans doute réduite aux acteurs les plus puissants de la finance. Il n’en demeure pas moins que les banquiers centraux occupent aujourd’hui une position centrale dans le champ économique [Lebaron, 2010].
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[24]
Notons que le sociologue qui, dans les années 1980, adressait les plus violentes critiques aux interlocking directorate studies, Arthur Stinchcombe, a été un chantre des nouveaux mécanismes de création monétaire et d’organisation de la liquidité [Carruthers, Stinchcombe, 1999].