Aline Conchon, Les administrateurs salariés en France. Contribution à une sociologie de la participation des salariés aux décisions de l’entreprise. Thèse de Sociologie, réalisée sous la direction de Michel LALLEMENT, Professeur, titulaire de chaire, Cnam, et Annette JOBERT, Directrice de recherche CNRS, ENS Cachan, soutenue le 2 décembre 2014 au Conservatoire national des arts et métiers de Paris. Jury composé de Sylvaine LAULOM, Professeure, Université Lumière Lyon 2 (rapporteure) ; Arnaud MIAS, Professeur, Université Paris Dauphine (rapporteur) ; Roland ERNE, Senior lecturer, University College Dublin ; Udo REHFELDT, Chercheur senior, Institut de recherches économiques et sociales
1Qu’elle soit impérative dans les entreprises publiques, d’obligation au moins temporaire dans les entreprises privatisées ou facultative dans les entreprises privées hors grandes entreprises, la représentation du personnel avec droit de vote au conseil d’administration [CA] ou de surveillance [CS] figure depuis plus d’un demi-siècle parmi les dispositifs de participation des travailleurs aux décisions de l’entreprise en France. Elle en demeure pourtant l’un des volets les moins connus alors même que l’actualité de ces dernières années (nous pensons en particulier aux débats autour du gouvernement d’entreprise menés notamment dans l’optique d’identifier de nouvelles voies de sortie de crise) a conduit à interroger l’opportunité d’une telle participation aux décisions stratégiques. C’est ainsi que l’obligation d’ouverture des CA ou CS aux administrateurs salariés a été étendue en juin 2013 aux grandes entreprises du secteur privé.
2Prenant pour point de départ cet objet de recherche original, cette thèse interroge la régulation sociale qui se joue dans les entreprises ainsi dites « démocratisées ». Dans une volonté de prolongement des rares études antérieures et avec l’ambition d’offrir une généralisation des résultats, la méthodologie de recherche procède d’un croisement de différentes techniques d’enquête : une analyse documentaire d’archives et de documents syndicaux et parlementaires ; deux études monographiques d’entreprises accueillant des administrateurs salariés au sein desquelles 58 entretiens semi-directifs ont été conduits ; une enquête par questionnaire à laquelle ont répondu 148 administrateurs salariés ; des observations participantes de 27 réunions de collectifs syndicaux d’administrateurs salariés. Les résultats sont mis à profit pour éclairer la mise en musique de cette modalité singulière de participation des salariés aux décisions.
3Parce que le sujet prête encore à confusion, nous commençons par une double mise en contexte : conceptuelle, d’un côté, en opérant un retour sur la définition de la « participation des salariés aux décisions » pour souligner la singularité du CA ou CS comme espace participatif ; historique, de l’autre, en analysant la dynamique de l’institutionnalisation saccadée des administrateurs salariés pour en éclairer sa dimension de jure.
4Nous nous intéressons ensuite à sa dimension de facto. Nous interrogeons en premier lieu l’effectivité de la règle et constatons d’une part que son application est directement dépendante de son ancrage dans une source de droit contraignant et, d’autre part, que la singularité de ce dispositif se reflète dans le profil des syndicalistes appelés à siéger au CA ou CS qui, selon les données du recensement inédit des administrateurs salariés en France (545 individus a minima) que nous avons effectué, présentent un capital militant particulièrement développé. Et ce parce que l’action de l’administrateur salarié, que nous observons en second lieu, a pour particularité de s’inscrire à la fois au sein du système de gouvernement d’entreprise et des relations professionnelles. Si sa capacité d’action dans le premier est le plus souvent limitée à la sphère de l’influence, le CA, ou CS, peut néanmoins constituer un espace pertinent de l’action collective à la condition d’un effort d’articulation des différentes scènes de représentation du personnel par l’organisation syndicale. Nous montrons ainsi que la participation des salariés aux décisions stratégiques ne conduit pas mécaniquement à un rééquilibrage des pouvoirs dans l’entreprise, mais qu’elle peut produire une reconfiguration des relations professionnelles pour peu que les différents acteurs en présence s’en saisissent.
5Aline CONCHON, Chercheure, Institut syndical européen, aconchon@etui.org
Anaïs Albert, Consommation de masse et consommation de classe. Une histoire sociale et culturelle du cycle de vie des objets dans les classes populaires parisiennes (des années 1880 aux années 1920). Thèse d’Histoire, réalisée sous la direction de Christophe CHARLE, Professeur, Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Anne-Marie SOHN, Professeure émérite, École Normale Supérieure de Lyon, soutenue le 28 novembre 2014 à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Jury composé de Florence BOURILLON, Professeure, Université Paris-Est Créteil (rapporteure) ; Dominique KALIFA, Professeur, Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne ; Olivier SCHWARTZ, Professeur, Université Paris Descartes (rapporteur)
6Cette thèse a eu comme point de départ la volonté d’affronter le silence de la recherche historique récente sur les classes sociales en général et sur les classes populaires en particulier. Or l’analyse de la consommation de ce groupe social, dans une période de croissance économique et dans une ville – Paris – qui s’impose comme une capitale du luxe, permet d’aborder des questions restées ouvertes sur la construction d’une classe sociale et sur son existence au quotidien, appréhendées par le biais de la vie privée, des échanges économiques ordinaires et des relations de sociabilité. La consommation dévoile à la fois des distinctions internes et la position des individus dans la société englobante : elle est un champ complexe, traversé de rapports de pouvoir et de liens de solidarité, qui vient reposer la question classique de la domination et de la résistance. Cette thèse, à la croisée de l’histoire sociale et de l’histoire de la consommation, a donc pour ambition à la fois de revoir la périodisation de l’entrée de la France dans la « consommation de masse » et de mettre à jour ce que recouvre – et dissimule – cette notion, c’est-à-dire la complexité de l’achat, de la circulation et de l’utilisation des biens dans un groupe social très divers qui ne peut simplement être réduit à sa composante ouvrière.
7Des années 1880 aux années 1920, la capitale française est le théâtre d’un élargissement significatif de l’accès aux biens, rendu possible par l’augmentation globale des revenus des classes populaires et par la mise en place de médiations nouvelles (le crédit et la publicité). On peut en ce sens parler d’une première phase de la consommation de masse. Cependant, ces objets, les manières de se les procurer et de les user restent intégrés au sein des modes de vie et des quartiers populaires. Il s’agit donc toujours d’une consommation de classe qui se manifeste à la fois dans l’usage de choses et dans la conception de la valeur des biens. Les objets dans les classes populaires sont souvent des « consommations transitoires », pris entre le crédit à l’achat et le prêt sur gage. Leur possession est fragile et les transactions qui les concernent sont au point de jonction de multiples rapports de domination.
8Cette consommation de classe s’exprime également dans la coexistence temporelle, spatiale et sociale de deux modèles : d’une part, se met en place progressivement un système de consommation nouveau fondé sur le développement des grands magasins de crédit et l’achat d’objets neufs, à prix fixe. Cette modernité commerciale coexiste néanmoins pendant toute la période avec des pratiques de circulations, d’usages et d’acquisitions alternatives, celles des objets d’occasion, usés, réparés, récupérés ou marchandés. La ligne de partage n’est pas simplement sociale, passant entre la fraction supérieure et la fraction inférieure des classes populaires. Il s’avère plutôt que ces deux rapports à la culture matérielle et marchande subsistent côte à côte, si bien que les membres des classes populaires peuvent passer rapidement de l’un à l’autre en cas de difficultés, car les savoirs pratiques associés à la nécessité sont toujours mobilisables pour l’ensemble du groupe social. C’est ce que prouve la résurgence d’un rapport traditionnel aux choses dans la période de grande difficulté qu’est la Première Guerre mondiale. L’articulation étroite de ces deux modèles est, à notre sens, ce qui définit la configuration spécifique de la consommation populaire parisienne, des années 1880 aux années 1920.
9Anaïs ALBERT, ATER Université de Paris-Est Marne-la-Vallée, affiliée au Centre d’Histoire du xixe siècle, anaisalbert@yahoo.fr
Boris Deschanel, Négoce, espaces et politique. Les recompositions socio-économiques du commerce dauphinois dans la Révolution (années 1780 – années 1820). Thèse d’Histoire, réalisée sous la direction de Dominique MARGAIRAZ, Professeure, Université Paris 1, soutenue le 5 décembre 2015 à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Jury composé de Gilbert BUTI, Professeur, Université Aix-Marseille (rapporteur) ; Pierre GERVAIS, Professeur, Université Paris 3 (rapporteur) ; Jean-Pierre JESSENNE, Professeur émérite, Université Lille 3 ; Silvia MARZAGALLI, Professeure, Université de Nice ; Philippe MINARD, Professeur, Université Paris 8
10À travers l’observation des commerçants dauphinois et des circuits marchands dans lesquels ils se situaient, en Europe, en Méditerranée et dans les Caraïbes, cette thèse examine le rapport entre dynamiques révolutionnaires et milieux négociants. L’enquête s’inscrit dans le cadre plus large d’une réflexion sur les retombées économiques de la Révolution et sur le passage d’un capitalisme commercial à un capitalisme industriel. Ce travail s’efforce de dépasser l’opposition classique entre les conséquences destructrices et positives du processus révolutionnaire, selon une approche qui emprunte à l’histoire économique, sociale et politique, mais aussi à la sociologie critique et à la sociologie économique.
11À partir de la mobilisation de plusieurs fonds privés, de documents administratifs ou fiscaux, de la littérature consacrée au commerce, il s’agit d’abord de décrire les structures sociales et spatiales du négoce dauphinois à la fin de l’Ancien Régime. L’étude s’étend aussi aux attentes des milieux d’affaires, conciliant promotion de la liberté du commerce et volonté de protections économiques. Les recherches effectuées conduisent à reconsidérer la vision du négoce préindustriel, souvent véhiculée par l’historiographie. Loin de l’image d’une aristocratie mercantile consciente de soi, le groupe apparaît comme un ensemble aux contours incertains, dont la définition s’enracine dans des enjeux statutaires propres à la société d’ordres.
12Ce sont ces structures que le processus révolutionnaire a modifiées à court et à long terme. Pourtant, en dépit des difficultés conjoncturelles qui marquent les années 1790, les négociants dauphinois les plus influents parviennent dans l’ensemble à préserver leurs positions. Dès les débuts de la Révolution, les entrepreneurs s’impliquent directement ou indirectement dans la sphère politique et administrative, selon des modalités d’engagement variées. Ils renforcent en outre leur influence grâce aux fonctions économiques assumées après les déclarations de guerre de 1792-1793 et à l’époque du Blocus continental.
13Par-delà la séquence révolutionnaire, une analyse statistique démontre ainsi la remarquable stabilité des principales familles issues du négoce, dont la puissance se perpétue, malgré un profond remaniement de leur environnement institutionnel, social et géographique. Si les acteurs observés se maintiennent, ce n’est toutefois qu’au prix d’une réorganisation de leurs activités et d’une requalification de leurs fonctions, dans un espace social en mutation. Nombreux sont les individus qui abandonnent le commerce, pour accéder au statut de propriétaire, acquérir des charges administratives ou politiques, créer de nouvelles sociétés bancaires et manufacturières. Les transformations du négoce s’inscrivent en ce sens dans une évolution plus générale des structures économiques et des représentations collectives, qui caractérise le début de l’âge industriel.
14Boris DESCHANEL, ATER Université de Limoges, Chercheur associé IDHÉS, bdeschanel@orange.fr
Céline Remy, La relation partenariale sous l’angle de la confiance : de l’autonomisation à la capacitation. Thèse en Sciences politiques et sociales, réalisée sous la direction de Jean-François ORIANNE et de François PICHAULT, Professeurs, Université de Liège, Belgique, soutenue le 15 avril 2014 à Liège. Jury composé de Jean-Michel BONVIN, Professeur, Haute École de travail social et de la santé, EESP de Lausanne (rapporteur) ; Abraham FRANSSEN, Professeur, Université Saint-Louis de Bruxelles ; Bruno FRÈRE, Chercheur qualifié du FNRS, Université de Liège/Sciences Po Paris ; Albert OGIEN, Chercheur qualifié du CNRS, EHESS de Paris
15Cette recherche porte sur les partenariats publics-privés (PPP) dans le champ de l’emploi et, plus précisément, sur la relation partenariale entre les Services publics de l’emploi (SPE) et les opérateurs privés (marchands et non marchands) qui développent des projets d’accompagnement et de formation pour les demandeurs d’emploi. Son objectif était d’examiner les processus d’autonomisation (conçue comme passage d’un niveau interpersonnel de la confiance à un niveau systémique) et de capacitation (acquisition de capacités supplémentaires) d’un partenariat afin de comprendre les liens qui s’établissent entre ces deux processus et ce, en regard du « vécu » des acteurs et des « variables de contexte ».
16Le premier chapitre situe notre recherche par rapport à la littérature sur les PPP. Nous y proposons un modèle original d’analyse de la relation partenariale fondé sur l’articulation de la théorie de la justification, de la sociologie de la confiance et de la théorie de la capacitation, où la confiance apparaît comme un outil d’analyse de la relation entre les parties prenantes du partenariat.
17Le deuxième chapitre est consacré à la méthodologie de recherche et aux enquêtes de terrains réalisées au sein de trois Services publics de l’emploi, deux en Belgique (Actiris à Bruxelles et le Forem en Wallonie) et un en Suisse (Office cantonal pour l’emploi à Genève). La description des données empiriques recueillies à partir d’un long travail d’observation des pratiques des acteurs et de la réalisation d’entretiens semi-directifs avec les agents des SPE et les prestataires met en lumière les gains heuristiques du recours à la démarche « abductive » qui a été privilégiée.
18Le troisième chapitre explore la sélection des prestataires par les SPE. Nous nous centrons sur les débats entre les agents autour des dossiers critiques. L’analyse fait émerger les principaux registres de justification utilisés par les agents, ce qui nous permet d’établir une sorte de « cartographie cognitive » de leur manière de juger.
19Le quatrième chapitre est centré sur la « vie des partenariats ». Il est découpé en trois grandes parties : le conventionnement ; le suivi des projets par les agents du SPE ; l’évaluation de ces projets. Notre analyse s’intéresse aux « épreuves » vécues par les parties prenantes et à la manière dont elles sont résolues afin de comprendre la dynamique interne de la relation partenariale. Nous articulons cette analyse à une description des « formes logiques de la confiance » afin d’identifier les conditions d’autonomisation d’un partenariat.
20Les chapitres cinq et six présentent l’analyse des « variables de contexte » et la comparaison internationale. Nous établissons comment les techniques de génération et de gestion du PPP ont, par des combinaisons spécifiques des variables qui les caractérisent, une influence sur le destin des partenariats. Contrairement à notre hypothèse initiale, selon laquelle les processus d’autonomisation et de capacitation se développent de façon simultanée, il apparaît que ceux-ci ne sont pas liés de façon automatique. La thèse montre en effet qu’ils peuvent être inversement proportionnels, au sens où un partenariat autonomisé peut être peu capacitant ou, à l’inverse, peu autonomisé et fortement capacitant pour les membres qui le composent.
21Céline REMY, Chercheure associée au Centre de recherche et d’interventions Sociologies (CRIS), Université de Liège, et au Centre d’étude des capabilités dans les services sociaux et sanitaires (CESCAP), EESP de Lausanne, celineremy9@gmail.com
Irène Berthonnet, De l’efficacité à la concurrence. Histoire d’une synthèse entre économie néoclassique et néolibéralisme. Thèse d’Économie, réalisée sous la direction de Nicolas POSTEL, Maître de conférences, Université de Lille 1, et Florence JANY-CATRICE, Professeure, Université de Lille 1, soutenue le 8 décembre 2014 à l’Université de Lille 1. Jury composé de Olivier FAVEREAU, Professeur émérite, Université Paris Ouest (rapporteur) ; Laurent LE MAUX, Professeur, Université de Bretagne Occidentale (rapporteur) ; Philippe STEINER, Professeur, Université Paris-Sorbonne ; André ORLEAN, Directeur de recherches CNRS, École Normale Supérieure
22L’efficacité constitue aujourd’hui un argument récurrent dans la légitimation de toute activité économique, depuis l’élaboration des politiques économiques jusqu’à la réforme de l’action publique. Son invocation semble permettre une objectivation technique des enjeux politiques, une rationalisation incontestable de nature gestionnaire plutôt que politique. Considérant que cet aspect objectivé et dépolitisé rend le concept d’efficacité suspect, la thèse part d’une réflexion sur les enjeux de ce concept en économie.
23La démarche mobilisée est historique et consiste à retracer l’histoire du critère de Pareto depuis 1894 jusqu’à la période contemporaine. Ce critère, initialement introduit comme « maximum d’ophélimité pour la collectivité » a subi plusieurs transformations sémantiques, épistémologiques et théoriques avant de s’imposer comme le critère d’efficacité largement hégémonique en économie. La thèse propose ainsi une « histoire du discours scientifique », c’est-à-dire une histoire qui couvre un large champ chronologique et thématique, de manière à faire ressortir les homogénéités du discours scientifique en économie plutôt que les particularités des approches individuelles. La lecture de l’histoire des idées proposée ici est une lecture désindividualisée, qui permet de retracer une histoire longue qui s’étend sur plus d’un siècle, dans laquelle sont identifiés des éléments de continuité en même temps que des déplacements théoriques, épistémologiques et sémantiques.
24Cette histoire fait émerger deux conclusions. D’une part, la thèse montre que la question de l’efficacité dans la théorie économique standard est consubstantielle de celle de la concurrence. Les deux notions sont systématiquement pensées et mobilisées conjointement, même si elles peuvent l’être selon des modalités différentes dans les multiples branches qui constituent la théorie économique standard, et dans les différents moments de l’histoire de l’économie politique. Ainsi, au cours du xxe siècle le lien entre efficacité et concurrence a d’abord pris la forme spécifique d’un énoncé qui affirme l’efficacité théorique et pratique de la concurrence (comme mécanisme et comme modalité de régulation des marchés), avant de se transformer en véritable identité des deux notions d’efficacité et de concurrence.
25D’autre part, la thèse montre que cette identité entre efficacité et concurrence est le produit de glissements, déplacements, approximations, et changements terminologiques successifs, et qu’en tant que telle, elle doit être considérée comme une doctrine plutôt que comme le résultat d’une analyse scientifique qui pourrait être clairement identifiée. Cet aspect doctrinal est le résultat d’un processus de co-construction dans lequel sont engagés la théorie néoclassique et le néolibéralisme, qui sont appréhendés comme deux discours qui s’établissent sur des registres différents, mais compatibles. Les interactions entre théorie néoclassique et néolibéralisme aboutissent à la définition d’une économie standard contemporaine qui se présente comme une synthèse de ces deux approches.
26Irène BERTHONNET, Maître de conférences, Université Paris 7, LADYSS, irene.berthonnet@univ-paris-diderot.fr
Julien Brailly, Coopérer pour résister : interactions marchandes et réseaux multiniveaux dans un salon d’échanges de programmes de télévision en Europe centrale et orientale. Thèse de Sociologie, réalisée sous la direction d’Emmanuel LAZEGA, Professeur, CSO-Sciences Po Paris et Albert DAVID, Professeur, DRM-Université Paris-Dauphine, soutenue le 13 décembre 2014 à l’Université Paris-Dauphine. Jury composé d’Hervé DUMEZ, Directeur de Recherche, CRG-Polytechniques ; Claire LEMERCIER, Directrice de Recherche, CSO-Sciences Po Paris (rapporteur) ; Tom A.B. SNIJDERS, Professeur, Université d’Oxford (rapporteur) ; Philippe STEINER, Professeur, GEMASS-Université Paris-Sorbonne
27Aujourd’hui, dans de nombreux pays, les programmes de télévision de quelques entreprises américaines, les Majors, sont les plus populaires auprès des téléspectateurs. Cette thèse propose d’étudier le processus d’uniformisation culturelle qui a rendu ce phénomène possible en se concentrant sur les interactions commerciales sur le marché de la distribution de programmes de télévision. Nous avons choisi d’observer à la fois les acteurs qui portent cette uniformisation, les Majors, et les autres qui essaient de résister. Plus spécifiquement, nous nous sommes demandé comment les acteurs les moins bien dotés en termes de ressources peuvent résister aux stratégies (agressives) des plus forts ?
28Pour ce faire, nous avons privilégié une entrée par les salons. En effet, ce secteur est structuré par un ensemble de salons et festivals, rythmant l’année. La stratégie de captation des Majors consiste à pratiquer des contrats exclusifs et à adopter un comportement de passager clandestin sur les salons. Durant ces derniers, ils sortent de la place de marché officielle, tout en restant à proximité, afin d’attirer les plus gros acheteurs. Ces comportements sont tolérés, car, pour un salon, la participation des Majors est une condition nécessaire à son succès du fait de leur popularité auprès des acheteurs.
29Afin d’explorer comment les acteurs marchands peuvent résister, nous avons adopté une position multiniveaux visant à regarder simultanément l’individu et l’organisation, et multimilieux, visant à regarder simultanément les acheteurs et les vendeurs. Nous avons reconstruit les réseaux d’échanges d’informations, de rendez-vous et de contrats sur le principal salon en Europe centrale et orientale.
30Ces réseaux nous ont permis d’explorer des mécanismes de coopération locale, c’est-à-dire des relations de type triadique à la fois multiplexes, multimilieux et multiniveaux. Selon la séquence dans laquelle s’enchaînent ces relations, nous en avons alors différencié six : l’échange d’opportunités, la prescription, la présentation, la recommandation, la mise en concurrence et le recoupement de l’information. Si, dans de nombreux travaux, ces mécanismes peuvent être évoqués plus ou moins explicitement, rarement sont-ils avancés et classifiés comme des mécanismes génériques permettant et soutenant l’action économique à un niveau local.
31Nous avons dès lors montré que les logiques de coopération sont multiples, et contingentes de la structure de contraintes pesant sur l’individu. Les individus inexpérimentés sont ceux qui utilisent fortement les mécanismes d’échange d’opportunités, de prescription et de présentation. Les individus dans de petites organisations sont ceux qui utilisent fortement les mécanismes de recommandation, de mise en concurrence et de recoupement de l’information.
32Si les mécanismes de coopération locale témoignent de la dimension collective de l’apprentissage sur un marché, ils révèlent aussi des inégalités que certains essayent de compenser. Surtout, ceux qui les mobilisent le plus sont ceux qui réussissent à résister à la logique du winner-take-all des plus forts. Ainsi, contrairement à certains résultats de l’orthodoxie en théorie économique, la coopération sur la scène marchande n’est pas un danger menaçant la diversité de l’offre ou au moins le nombre d’offreurs, mais bien la condition nécessaire à ce que les plus petits puissent survivre. Coopérer pour résister.
33Julien BRAILLY, Attaché temporaire d’enseignement et de recherche (ATER) à l’IRISSO-Université Paris-Dauphine, Chercheur associé au CSO-Sciences Po Paris, j.brailly@cso.cnrs.fr
Nicolas Brisset, Performativité des énoncés de la théorie économique : une approche conventionnaliste. Thèse d’Économie, réalisée sous la direction de Roberto BARANZINI, Professeur, Centre Walras-Pareto, Université de Lausanne et de Jérôme LALLEMENT, Professeur, Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, soutenue le 11 décembre 2014 à l’Université de Lausanne. Jury composé de Olivier FAVEREAU, Professeur, Université Paris Ouest Nanterre La Défense (rapporteur) ; Harro MAAS, Professeur, Universiteit Utrecht ; Emmanuel PICAVET, Professeur, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ; Philippe STEINER, Professeur, Université Paris Sorbonne (rapporteur) ; Alessandro VILLA, Professeur, Université de Lausanne (président du jury) ; Dominique VINCK, Professeur, Université de Lausanne ; Bernard WALLISER, Ingénieur général des ponts et chaussées, École nationale des ponts et chaussées, directeur de recherche, EHESS
34La notion de performativité fait l’objet d’une grande attention depuis qu’elle a été utilisée par Michel Callon afin d’étudier le rôle structurant des économistes dans la constitution du monde social. J’irai jusqu’à dire que l’on sent un certain malaise vis-à-vis de cette approche. D’une part, il est pour le moins délicat pour les tenants d’une discipline, prétendant peut-être plus que les autres sciences sociales à l’objectivité scientifique, de s’entendre dire que leurs théories ne sont pas vraies, mais qu’elles le deviennent à mesure qu’elles sculptent le monde social à leur image. D’autre part, la possibilité de toute critique positive (descriptive) vis-à-vis des théories dominantes (au sens le plus sociologique du terme) qui semble s’évanouir. Callon a d’ailleurs souligné à maintes reprises que le rôle de la sociologie économique telle qu’il la concevait n’était pas de contester les descriptions des économistes (programme historique de l’école durkheimienne), mais bien de suivre la construction de l’économie réelle, construction à laquelle les économistes participent de manière active. Dans les deux cas, c’est bien l’objectivité scientifique (rappelons que Popper fonde cette objectivité sur la possibilité de la critique) qui est remise en cause. On comprend bien que certains sociologues et économistes critiques se soient dès lors opposés à l’approche callonienne de la performativité.
35Ce malaise constitue le point de départ de ma thèse. La première partie est précisément consacrée à la problématisation de ce dernier. Sa conclusion est celle-ci : si la thèse de la performativité callonienne dérange, c’est fondamentalement parce qu’elle abandonne un élément important issu de la théorie langagière de la performativité des énoncés développée par John Austin. Ce dernier a en effet pris le parti de définir la performativité par ses échecs potentiels : un énoncé performatif est un énoncé qui peut échouer à influencer le monde extérieur. Et Austin de produire une définition de la performativité par ses échecs, prenant la forme d’un ensemble de conditions de félicité qu’un acte langagier se doit de respecter pour quérir sa force illocutoire. On trouve donc chez Austin des critères aux noms desquels un énoncé peut échouer à performer le monde social. Perspective absente de l’approche callonienne, d’où une vision extrêmement malléable du monde social.
36Dans une perspective proche de celle d’Austin, je tente, dans la deuxième partie de la thèse, de construire une approche de la performativité des théories économiques par ses conditions : quelles conditions doivent être remplies pour qu’une théorie « performe » le monde social dans un contexte particulier ? Pour y répondre, la thèse entend proposer un moyen de revenir à une perspective austinienne de la performativité dans le cadre des études du monde social en remettant au centre l’idée de conditions de félicité. L’établissement de ces conditions ne peut cependant se faire dans le strict cadre austinien, et c’est bien plus les travaux de David Lewis qui servent de cadre théorique : une théorie devient performative dans la mesure où elle devient une convention au sens de David Lewis. J’identifie d’abord deux conditions de forme, i.e. deux conditions se référant aux caractéristiques de la théorie et une condition externe. Premièrement, pour performer le monde social, une théorie doit pouvoir servir à la formulation de propositions empiriques (c’est-à-dire produire une description du monde permettant d’identifier une voie qu’il s’agirait de suivre ou d’éviter). Deuxièmement, pour performer, une théorie doit être autoréalisatrice. J’identifie ensuite une condition contextuelle : pour performer, une théorie doit être compatible avec l’ensemble conventionnel au sein duquel elle s’insère. Ce cadre d’analyse, il est important de le préciser, ne prétend pas s’opposer frontalement à l’approche callonienne de la performativité, mais s’offre plutôt de la compléter par certains éléments heuristiquement pertinents.
37Ces trois conditions, qui ne prétendent pas à l’exhaustivité, sont utilisées dans la troisième partie de la thèse afin d’étudier trois « scènes de performativité » différentes, à savoir trois lieux où l’état du monde semble indiquer qu’il y a eu performation (donc mise en place d’une convention sociale sur la base d’une théorie économique), mais où tout reste à prouver. Ces trois scènes de performativité sont les politiques de nudging, destinées à performer la théorie économique de la rationalité ; les marchés financiers, dont on considère souvent qu’ils ont été façonnés à l’aide des théories financières ; et enfin la tentative de mise en place de marché aux organes. Dans chacun de ces cas, la théorie économique a buté sur une des trois conditions, devant être amendée pour que l’acte performatif puisse se poursuivre. Au carrefour des disciplines, cette thèse se veut une contribution à la fois à la théorie économique, à la sociologie économique ainsi qu’à la philosophie des sciences.
38Nicolas BRISSET, Chercheur postdoctoral, Collège d’études mondiales, Fondation Maison des sciences de l’homme de Paris (Bourse Fernand Braudel), brissetni@gmail.com
Nicolas Da Silva, Instituer la performance. Une application au travail du médecin. Thèse d’Économie, réalisée sous la direction de Philippe BATIFOULIER, Maître de conférences HDR, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, soutenue le 9 décembre 2014 à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense. Jury composé d’Olivier FAVEREAU, Professeur, Université Paris Ouest Nanterre La Défense ; Maryse GADREAU, Professeure émérite, Université de Bourgogne ; Florence JANY-CATRICE, Professeure, Université Lille 1 (rapporteur) ; Bruno VENTELOU, Directeur de recherche au CNRS, GREQAM et INSERM Marseille (rapporteur) ; Corinne VERCHER, Professeure, Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité
39L’émergence d’une logique de « performance totale » marque un changement majeur dans les stratégies publiques ou privées de gestion des ressources humaines. La relation médicale est exemplaire de cette évolution. Alors qu’historiquement les négociations entre l’État et les médecins portaient exclusivement sur des problématiques de prix, depuis le début des années 1990, la régulation publique se fait par les pratiques. L’objectif du contrôle est alors de promouvoir la qualité des soins – notamment sur les enjeux de santé publique – et la réduction des dépenses – en évitant le développement des maladies chroniques et en favorisant la prescription de médicaments génériques. L’introduction d’un dispositif de paiement à la performance médicale nommé Rémunération sur objectif de santé publique, en 2011, est l’étape ultime de ce tournant métrologique de la profession qui conduit à multiplier les dispositifs d’évaluation chiffrée de la pratique médicale et à mettre en indicateurs le travail du médecin. Dans une perspective d’économie politique institutionnaliste, notre thèse propose d’interroger la pertinence de cette réforme visant à instituer la performance.
40Méthodologiquement, en plus du recours à des textes juridiques et à des données historiques permettant de situer le propos, notre recherche développe une analyse économétrique inspirée par une épistémologie constructiviste des objets statistiques. Ainsi, à partir de l’analyse du dispositif de rémunération sur objectif de santé publique des médecins d’Île-de-France et de quelques entretiens exploratoires, nous cherchons à mettre en perspective les résultats économétriques par la discussion approfondie des nomenclatures de la « performance » médicale.
41Notre thèse est que la régulation par les pratiques, mise au point par la puissance publique, en niant l’existence de rapports de force propre au capitalisme et en acceptant une naturalisation de la définition de la « bonne » santé, se fait au détriment des intérêts des patients et des médecins de première ligne. L’injonction à la performance ne conduit pas à améliorer la qualité des soins et à renforcer la maîtrise des dépenses de santé, contrairement aux objectifs annoncés. Par contre, dans l’esprit du néolibéralisme contemporain, la santé est assimilée à un bien comme un autre autour duquel il est possible de mettre en concurrence les producteurs et les consommateurs.
42En effet, la logique de performance implique une définition univoque et uniforme du produit médical – le soin – qui n’est pas possible. Le soin apporté par le médecin à son patient est un service singulier dont la définition se nourrit des représentations normatives que se font les acteurs sur la santé. Notamment parce que la santé est un besoin et non une préférence, les acteurs ont développé des représentations excluant le soin du domaine marchand. Dans cette configuration, l’éthique médicale est une ressource indispensable pour l’action, mais elle est menacée par l’industrialisation de la production des soins en germe dans la politique de régulation des pratiques. En désingularisant les soins et en érodant les valeurs hippocratiques de la médecine, cette politique de santé participe au néolibéralisme sanitaire visant à une mise en concurrence généralisée.
43Nicolas DA SILVA, Post-doctorant, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, EconomiX, niconds@hotmail.fr
Sébastien Durand, Les entreprises de la Gironde occupée (1940-1944). Restrictions, intégrations, adaptations. Thèse d’Histoire contemporaine, réalisée sous la direction de Christophe BOUNEAU, Professeur, Université Bordeaux Montaigne, soutenue le 8 décembre 2014 à l’Université Bordeaux Montaigne. Jury composé de Dominique BARJOT, Professeur, Université Paris-Sorbonne (Paris 4) ; Marcel BOLDORF, Professeur, Université Lyon 2 ; Alexandre FERNANDEZ, Professeur, Université Bordeaux Montaigne ; Hervé JOLY, Directeur de recherche CNRS, UMR Triangle-ENS Lyon (rapporteur) ; Michel MARGAIRAZ, Professeur, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (rapporteur)
44Tandis que la Drôle de Guerre est l’occasion d’une première confrontation avec la réglementation et la réquisition, la signature de l’armistice marque pour les entreprises de la Gironde occupée le début d’un dialogue complexe et constant avec le gouvernement de Vichy et les occupants. L’analyse d’une large documentation, qui associe archives publiques et privées, archives locales et nationales, archives françaises et allemandes, permet de dresser les contours d’une polycratie franco-allemande, imposant de nouveaux cadres, administratifs et territoriaux, à l’activité. La ligne de démarcation, en particulier, devient un outil redoutable d’emprise spatiale et de sujétion économique. L’entreprise devient même un enjeu de pouvoir : apparaissent autour d’elle des réels points de convergence et moments de collaboration (aryanisation des entreprises « juives »), mais aussi d’importantes surfaces de tension (rémunérations du travail, concentration de la production, départ d’ouvriers outre-Rhin).
45Par ailleurs, le régime de Vichy ne lésine pas sur les moyens, en vue de faire de l’entreprise une vitrine idéologique (Révolution nationale) : cérémonies collectives, structures d’entraide, corporatismes, associations politiques, mouvements collaborationnistes. Armé d’un arsenal législatif et répressif, il parvient – avec le soutien des Allemands – à en faire un lieu d’exclusion, d’où sont violemment extraits les éléments jugés indésirables, que ce soit pour leurs activités militantes (les communistes) ou pour leur appartenance religieuse abusivement qualifiée de « raciale » (les juifs). À l’inverse, la stratégie consistant à faire de chaque établissement un lieu d’intégration à ses idéaux ne rencontre qu’un succès mitigé. L’attachement des acteurs de l’entreprise à la personne même du maréchal Pétain, réel au début de la période, s’estompe sous l’effet des épreuves dont sont victimes les Girondins. De ce point de vue, la politique sociale de l’État français (Charte du travail et comités sociaux) ne lui permet pas – sauf exception – de ramener patrons et ouvriers dans le giron vichyste.
46Dans un contexte de graves restrictions (matières premières, main-d’œuvre, transports), les entreprises girondines cherchent bien des alternatives à la « collaboration économique » : utilisation de produits de remplacement, reconversion des activités, réadaptation de l’appareil productif, essor des pratiques illicites (marché noir). Mais rares sont les patrons à ne pas devoir se poser la question de l’opportunité de proposer une offre de travail à l’occupant, quelle que soit sa forme (imposée, assumée, induite). En misant sur une exploitation systématique du facteur humain, en procédant à une orchestration sélective des pénuries et en tirant profit des atouts pluriséculaires du tissu économique local, les occupants parviennent à intégrer à leur économie de guerre les industries anciennement mobilisées pour la Défense nationale et plus encore les richesses tirées du sol girondin : le bois, la résine, le vin.
47À la Libération, les patrons girondins sont tenus de rendre compte de leurs actions, devant l’opinion, d’abord, devant les institutions en charge de l’épuration, ensuite. Très tôt émerge à Bordeaux l’image d’une épuration économique « manquée ». Si les sanctions judiciaires et professionnelles semblent modestes, la confiscation des « profits illicites » connaît en Gironde une ampleur certaine. L’existence d’une épuration réelle, mais contrastée est le fruit d’un compromis, assumé sur le moment par la puissance publique, permettant de concilier le temps de l’épuration et la phase de reconstruction, dont les impératifs font de l’entreprise un acteur incontournable.
48Sébastien DURAND, Docteur en histoire, professeur au collège Anatole France de Cadillac (Gironde) et chargé de cours à l’Université Bordeaux Montaigne, sebastien.durand@u-bordeaux-montaigne.fr
Stève Bernardin, La fabrique privée d’un problème public. La sécurité routière entre industriels et assureurs aux États-Unis (années 1920 à 2000). Thèse de Science politique, réalisée sous la direction de Michel OFFERLÉ, Professeur, ENS Ulm, soutenue le 21 novembre 2014 à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Jury composé de Brigitte GAITI, Professeure, Université Paris 1 (présidente) ; Emmanuel HENRY, Professeur, Université Paris Dauphine (rapporteur) ; Sheila JASANOFF, Professeure, Université Harvard ; Michel OFFERLÉ, Professeur, ENS Ulm ; Antoine PICON, Professeur, École des Ponts et Université Harvard (rapporteur)
49La sécurité routière fait office de cas d’école pour l’analyse des problèmes publics. Elle permet d’étudier comment des questions d’ordre privé, initialement, deviennent des enjeux d’action publique, au nom de la collectivité. Des recherches importantes ont ainsi mis en lumière le rôle décisif de scientifiques dans la définition juridique d’un problème de lutte contre l’alcool au volant, aux États-Unis. L’analyse a été approfondie en explicitant des logiques médiatiques contribuant à la mise à l’agenda politique de la sécurité routière. Peu de travaux ont en revanche traité du rôle spécifique des acteurs économiques dans la définition du problème des accidents. Constructeurs automobiles ou assureurs pourraient-ils participer à la mise en forme des priorités à traiter ?
50La question fait écho à un chantier de recherches plus général, relevant de la sociologie des groupes d’intérêt. Il invite à dépasser le présupposé d’acteurs n’agissant que dans l’ombre ou dans le secret, pour étudier des formes peut-être sous-estimées de mobilisation en public des entrepreneurs. Cette thèse s’inspire d’une même démarche, en cherchant à saisir un travail concret de fabrique privée de problèmes publics. Pour cela, elle s’appuie sur quatre-vingts entretiens menés outre-Atlantique, s’ajoutant à six mois d’enquête ethnographique au sein de l’administration fédérale de sécurité routière, à Washington. Elle repose aussi sur un large corpus de sources écrites, issues des archives nationales et de fonds privés, consultés à Boston, à Chicago et à New York.
51L’analyse permet d’isoler des formes distinctes de fabrique privée de problèmes publics. La première d’entre elles est exposée dans une partie de la thèse traitant d’industriels en appelant à la morale, des années 1920 à 1940. Ils parviennent de la sorte à éviter toute remise en question de l’activité de conduite pour la grande majorité des conducteurs, en insistant sur la nécessité d’un contrôle d’une minorité de déviants présumés. Une approche différente est mise en lumière dans une deuxième partie de la thèse. Elle renvoie à une mobilisation d’assureurs arguant de la science face à la morale, des années 1950 à 1970. Ils défendent ainsi le projet d’un réaménagement en profondeur des véhicules, en partant du constat d’accidents parfois inévitables, dont la gravité pourrait être limitée par l’installation d’équipements de sécurité, réduisant la sévérité des blessures et donc le montant des indemnisations à verser. Les deux approches sont initialement opposées. Elles en viennent cependant à coexister, des années 1980 à 2000, comme en atteste la troisième partie de la thèse.
52Le comprendre permet d’insister sur des savoir-faire distincts, pas nécessairement incompatibles, de fabrique privée de problèmes publics. L’analyse invite alors à tenir compte de trajectoires variées, pour des acteurs aux ressources potentiellement importantes, déployées dans des configurations sociales et politiques à expliciter. Elle amène aussi à souligner un invariant essentiel. Dans chacun des trois cas de figure, les acteurs économiques n’en viennent pas naturellement à l’enjeu de publicisation de leurs demandes. L’option paraît en effet incertaine et coûteuse. Elle implique notamment d’engager un travail complexe de légitimation morale ou savante des propositions avancées. La fabrique de problèmes publics peut cependant avoir d’importants effets sociaux et politiques. Elle contribue en particulier à l’instauration d’un consensus durable quant à la définition des priorités à traiter. Le mettre en lumière incite à prendre au sérieux l’activité de fabrique privée des problèmes publics, au-delà même du cas de la sécurité routière.
53Stève BERNARDIN, Docteur en science politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, bernardin.s@gmail.com
Tiana Smadja-Rakotondramanitra, Approche économique de la qualité d’un bien intermédiaire : application au cas de la filière rizicole dans l’Alaotra-Mangoro (Madagascar). Thèse d’Économie, réalisée sous la direction d’Olivier FAVEREAU, Professeur, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, soutenue le 3 décembre 2014 à Nanterre. Jury composé de Christian BESSY, Directeur de recherche CNRS, École Nationale Supérieure de Cachan (président) ; Jérôme BALLET, Maître de conférences HDR, Université de Bordeaux (rapporteur) ; Jean-Marc TOUZARD, Directeur de recherche INRA (rapporteur) ; Marie-Hélène DABAT, Chercheure au CIRAD ; Guillemette de LARQUIER, Maître de conférences, Université Paris Ouest Nanterre La Défense
54Tandis que les enjeux de sécurité alimentaire dans les pays en développement portent habituellement sur les questions de disponibilités (associant production et importation) et d’accessibilité (traitée souvent à partir des seuls enjeux des ménages urbains), la thèse s’attache à montrer que la question de la qualité sur un marché agricole est fondamentale pour le passage de la sécurité à la souveraineté alimentaire. Cela nécessite une théorie de marché bâtie autour de la dimension qualité d’un bien, à appliquer à un cas concret précis. Ainsi, la thèse mobilise le modèle de marché de Harrison White (2002) appliqué au cas de la filière rizicole dans la région d’Alaotra-Mangoro (Madagascar).
55La situation du riz à Madagascar, aliment de base de la population, constitue en effet un paradoxe au regard du contraste entre, d’une part, les faibles performances de la filière rizicole et la dépendance chronique de celle-ci en riz importé et, d’autre part, les fortes potentialités agricoles du pays et les perspectives de développement de la filière offertes par celles-ci. L’analyse des enjeux autour du riz (relatifs à la production, l’importation et la consommation) depuis l’adhésion du pays à la « Coalition for African Rice Development » en 2008 pointe que la production est souvent suffisante en termes de volume pour satisfaire la demande contrairement à la production commercialisée fortement déficiente. L’insuffisance de la disponibilité du riz sur les marchés est ainsi liée à un problème de commercialisation en lien avec la qualité, plus qu’à un problème de production.
56Pour mettre en lumière ce problème, la thèse reprend et prolonge le modèle de marché de White (2002), après un examen critique de la littérature sur l’économie de la qualité (confrontations entre littératures françaises et anglo-saxonnes, approches orthodoxes et hétérodoxes, travaux appliqués et théoriques, analyses à différentes échelles…). Ayant pour variable centrale la qualité du bien échangé sur un marché, ce modèle offre la possibilité d’analyser conjointement les marchés « aval » et « amont » qui lient les consommateurs d’un bien final aux fournisseurs du bien intermédiaire nécessaire à la production de celui-ci. Une relecture du modèle par l’Économie des conventions montre la viabilité des échanges autour des questions de qualité, dont les conditions passent par l’existence d’un ordre de qualité fondé sur les perceptions ressenties par les différents acteurs.
57L’analyse des échanges dans l’Alaotra-Mangoro donne trois résultats principaux. Premièrement, trois circuits de commercialisation du riz sont théoriquement viables. Le circuit « dominant » et le circuit « à la marge » sont dominés respectivement par une convention de qualité « domestique » basée sur la qualité nutritive du paddy et une autre « industrielle » basée sur la qualité esthétique du riz blanchi. Sur le circuit « transitionnel » coexistent les deux conventions de qualité, « domestique » en amont et « industrielle » en aval. Deuxièmement, l’ordre de qualité sur ce circuit résulterait d’un compromis entre conventions matérialisé par un référentiel de qualité esthétique et nutritive du riz (paddy et blanchi). Troisièmement, la reconnaissance de ces deux conventions de qualité et de la nécessité d’un compromis entre celles-ci rendrait les échanges viables et lèverait l’actuelle « crise de la qualité » dans la filière.
58Tiana SMADJA-RAKOTONDRAMANITRA, Post-doctorante, l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, tiana.rkt@gmail.com
Yi Zhenzhen, Dynamiques des relations professionnelles dans les entreprises publiques en Chine : le cas de deux entreprises de Shanghai. Thèse de Sociologie, réalisée sous la codirection de Claude DIDRY, Directeur de recherche CNRS, IDHES et WEN Jun, Professeur, ECNU, soutenue le 9 octobre 2014 à l’ECNU de Shanghai. Jury composé de HAN Wenjui, Professeur, New York University ; Annette JOBERT, Directrice de recherche CNRS, IDHES ; HE Xuesong, Professeur, ECUST, East China University of Science and Technology (rapporteur) ; ZHANG Wenhong, Professeur, Shanghai University (rapporteur) ; LUO Guozhen, Professeur, ECNU, East China Normal University
59Dans le contexte chinois de la transition d’une économie planifiée à une économie de marché, on pourrait penser que le processus dominant est celui d’une libéralisation des activités économiques remettant en cause les régulations étatiques. Ainsi, la distinction entre dirigeants d’entreprise et salariés est de plus en plus claire, mais en l’absence de la liberté syndicale, il paraît difficile de parler d’un véritable « système de relations professionnelles » au sens défini par Dunlop. Les conflits sociaux qui se développent aujourd’hui n’apparaissent ainsi que comme des formes de révolte contre une oppression générale résultant de la généralisation des mécanismes du marché. En ce sens, les réformes ouvrent la voie à l’émergence d’un système de relations professionnelles spécifique à la Chine. Pour le montrer, la thèse revient sur les profondes transformations qui ont touché les entreprises publiques chinoises depuis les réformes des années 1980. Elle indique que l’existence de ces entreprises publiques s’accompagne de rapports de travail spécifiques, dont certains sont hérités de la période de la planification et d’autres les produits des régulations nouvelles qui ont émergé des réformes.
60La dynamique des relations professionnelles est examinée à partir de deux monographies réalisées dans des entreprises publiques situées à Shanghai. La thèse s’attache à l’analyse des politiques du personnel dans ces entreprises, marquées par une autonomisation croissante à l’égard des autorités publiques, à la transformation du rôle du syndicat et à l’action collective des salariés notamment dans le contexte de restructurations et d’incertitude sur l’avenir de l’entreprise.
61La thèse met en évidence les formes de segmentation des marchés du travail qui sont notamment issues des règles du hukou limitant l’accès au marché local. Ces règles conduisent à une augmentation des mobilisations sociales ces dernières années. L’analyse de ces mobilisations fait apparaître des différences marquées entre les deux cas étudiés. Les travailleurs de KDS sont peu mobiles et expriment leur insatisfaction en choisissant une stratégie de « voice » que manifestent les conflits du travail, le recours aux syndicats et à l’action judiciaire. En revanche chez ALS, l’existence d’un marché professionnel dans le secteur des télécommunications en pleine expansion permet aux travailleurs insatisfaits – ingénieurs et ouvriers – d’être mobiles et de recourir à une stratégie d’« exit ». Mais ces entreprises publiques se distinguent aussi des entreprises privées, notamment en étant relativement plus soucieuses que les entreprises privées du « bien-être » de leur personnel. Mieux implanté dans les entreprises publiques que dans celles du privé, le syndicat demeure un « service » plus ou moins lié à la gestion des ressources humaines, mais sans reposer sur une adhésion large des salariés. Il est de ce fait peu présent dans l’expression des revendications de ces derniers, ou encore dans l’expression de leur point de vue lors des restructurations. Il en résulte une dynamique des relations professionnelles faiblement articulée à des institutions représentatives, dans laquelle il est difficile de dépasser le niveau des revendications individuelles pouvant par ailleurs se porter devant les tribunaux.
62YI ZHENZHEN, Maîtresse de conférences, Institute of Urban Development, ECNU (East China Normal University), jenny850313@163.com