CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Pierre Alary et Elsa Lafaye de Micheaux (dir.), Capitalismes asiatiques et puissance chinoise : diversité et recomposition des trajectoires nationales, Presses de Sciences Po, coll. « Académique », Paris, 2015, 304 p.

1Avec la publication de cet ouvrage collectif, une nouvelle étape est franchie dans la tradition régulationniste d’étude de la diversité des capitalismes. La théorie de la régulation (TR) s’est tout d’abord forgée dans l’observation des États-Unis et de l’Europe occidentale des Trente Glorieuses. Elle fut rapidement prolongée par les travaux de Bernard Chavance et Jacques Sapir sur l’analyse de la comparaison des systèmes (ACS) en Europe de l’Est, de facto ramenée à la comparaison des systèmes capitalistes après la chute du mur de Berlin. L’attention portée par la TR à l’analyse des crises l’a ensuite amenée presque naturellement à se tourner vers l’Amérique latine frappée par les déséquilibres macroéconomiques et l’instabilité financière. À l’exception notable du Japon et de la Corée du Sud, l’Asie était cependant restée jusqu’à présent pratiquement en dehors des écrans radars des chercheurs de ce courant. C’est en effet sur ces deux pays uniquement que se basait Bruno Amable pour caractériser la famille du « capitalisme asiatique », laissant alors de côté la diversité des modes de développement déjà en place d’Oulan-Bator à Jakarta. Il fallut attendre 2011 pour que Robert Boyer, Hiroyasu Uemura et Akinori Isogai abordent la diversité des capitalismes asiatiques, les auteurs intégrant l’étude de la République populaire de Chine (RPC) aux côtés du Japon et de la Corée du Sud.

2La place grandissante occupée par les pays asiatiques dans le système capitaliste mondialisé contemporain – à l’exception notable de la Corée du Nord – appelait pourtant à une meilleure connaissance de cette aire géographique. L’ouvrage de Pierre Alary et d’Elsa Lafaye de Micheaux – qui reprend des contributions de deux numéros de la Revue de la régulation consacrés à l’« économie politique de l’Asie » – a vocation à prolonger cet agenda de recherche. Compte tenu de son importance dans la région, la première partie est consacrée à la seule Chine continentale et la seconde élargit la réflexion à cinq autres pays d’Asie de l’Est et du Sud-Est (Taiwan, Laos, Cambodge, Malaisie et Indonésie).

3Le second mérite de cet ouvrage est de renforcer le dialogue entre l’économie et d’autres sciences sociales (histoire, sociologie, sciences politiques, droit), contribuant ainsi à confirmer l’ancrage pluridisciplinaire de la TR. Chaque auteur prend généralement le soin de situer les concepts qu’il mobilise sur un territoire et dans un cadre sociohistorique particuliers. Le premier chapitre de contextualisation et de présentation du cadre théorique par Elsa Lafaye de Micheaux est donc le bienvenu pour rappeler les avancées que représente pour la TR l’exploration de nouveaux territoires, et le souci de pluridisciplinarité qui anime chacune des contributions regroupées ici.

4La première partie de l’ouvrage vient inaugurer ce qu’il convient désormais de qualifier de « géopolitique régulationniste ». Robert Boyer (chapitre 2) propose une tentative d’élargissement de la problématique régulationniste généralement confinée à l’étude d’une configuration nationale, en interprétant le positionnement des États dans les relations internationales comme le prolongement de la lutte contre les contradictions internes au mode de développement. La politique extérieure des États est ainsi comprise comme une « fuite en avant » qui s’inscrit dans l’obsession de maintien de la viabilité de leur configuration institutionnelle. Un retour historique sur le développement économique du Japon, un temps annoncé comme le nouvel hégémon aux dépens des États-Unis, le conduit à tempérer les discours laudateurs aujourd’hui formulés à l’égard de la Chine. Boyer voit plutôt se dessiner un monde multipolaire dans lequel la Chine est en train d’acquérir, au même titre que les États-Unis, la capacité de reporter sur ses voisins une partie des contradictions de son système. Les pays de « second rang » doivent quant à eux composer avec cette nouvelle donne.

5Jean-Paul Maréchal (chapitre 3) se focalise ensuite sur la place de la Chine dans les négociations internationales sur le climat, faisant le constat que ni elle ni les États-Unis n’ont réellement intérêt à promouvoir la mise en place d’une régulation trop contraignante. Ce spécialiste de la question offre une mise en perspective avisée des différents traités visant à limiter les émissions de gaz à effets de serre et des blocages provoqués par les deux plus gros pollueurs mondiaux. On peut néanmoins regretter l’absence d’éclairage sur les rapports de force internes à la société chinoise – entre l’État, les capitalistes et certaines ONG environnementales particulièrement dynamiques – qui conduisent le gouvernement à défendre une telle position en externe.

6Muriel Périsse (chapitre 4) s’appuie quant à elle sur l’approche fonctionnaliste du droit développée par John R. Commons pour étudier les processus d’élaboration et d’application des règles qui encadrent l’usage du travail en Chine. Elle montre le décalage entre des normes juridiques ambitieuses – le droit du travail s’étant considérablement développé depuis 1995 – et leur faible degré de mise en œuvre. En particulier, les travailleurs-migrants, pourtant essentiels au développement industriel des dernières décennies, bénéficient très peu de ces avancées. Conscient des risques d’instabilité sociale liés à la persistance des « problèmes du travail », l’État chinois instrumentalise selon elle le droit comme un outil de gouvernance sociale propice à un « capitalisme raisonnable ». La multiplication récente des conflits liés au travail démontre cependant la volonté des travailleurs d’exercer des droits collectifs jusqu’à présent non couverts par la législation.

7La seconde partie de l’ouvrage déporte ensuite l’analyse vers d’autres pays asiatiques, tout en gardant à l’esprit l’influence du puissant voisin sur les transformations internes de ces derniers. Le cas de Taiwan est à cet égard éloquent (Ming-hua Chiang, Bernard Gerbier, chapitre 5). Les grandes firmes de l’île ont certes su profiter de la puissance industrielle chinoise pour acquérir un nouveau statut international (Foxconn, Compal, Quanta Computer), mais cette prospérité se fait au détriment de l’industrie taiwanaise elle-même. Le basculement du rapport de force économique qui lui était jadis favorable se traduit par une dépendance commerciale accrue et largement subie, tandis que la part de Taiwan dans le commerce extérieur chinois est décroissante. À terme, cette dépendance expose l’île à un risque de perte de sa souveraineté politique.

8François Bafoil (chapitre 6) propose ensuite de remettre au goût du jour la notion wébérienne de « capitalisme politique » pour qualifier les configurations institutionnelles en vigueur au Laos et au Cambodge. Cette situation se traduit d’après lui par un contrôle autoritaire d’un groupe politique restreint sur l’ensemble de la société et de ses ressources. La faiblesse des institutions encadrant l’activité économique, le déficit d’infrastructures et la dépendance aux aides et investissements étrangers limitent les capacités de développement de ces États « très en retard ». Ainsi, la mise en place de stratégies de dérégulation et de défiscalisation dans les zones économiques spéciales n’est pas en mesure de jouer le rôle d’avant-poste de la modernisation industrielle, comme ce fut le cas en Chine.

9David Delfolie (chapitre 7) s’inspire lui aussi de Max Weber, mais pour explorer cette fois-ci la place de l’Islam dans la trajectoire du capitalisme malais. L’auteur s’intéresse en particulier à l’action de l’État dans la promotion de la finance, symptomatique selon lui de la volonté de conjuguer « modernité capitaliste » et « conservatisme sociétal ». Ce volontarisme se traduit notamment par le dynamisme de la recherche fondamentale dans le domaine, l’élaboration d’un cadre juridique favorisant les innovations techniques, avec la mise sur le marché de titres de dettes « charia-compatibles » rencontrant un succès important dans les pays musulmans et enfin par le rôle influent de la Malaisie dans les institutions internationales édictant les normes en la matière. Cet exemple permet ainsi d’illustrer une stratégie nationale bien particulière de réappropriation du capitalisme, permettant aujourd’hui à cet État de bénéficier d’un « avantage comparatif » déterminant dans son insertion économique régionale.

10L’ouvrage se termine sur un chapitre rédigé par Stéphanie Barral consacré au processus d’institutionnalisation du rapport salarial dans les firmes agro-industrielles indonésiennes. Cette étude est menée sous l’angle de la politique salariale, l’échelle nationale étant mise en perspective avec une enquête de terrain menée dans six grandes plantations. Le système de protection sociale y est qualifié de « libéral-paternaliste ». Un droit du travail « minimal » laisse en effet d’importantes marges de manœuvre aux dirigeants des grandes firmes et légitime la mise en place de tutelles paternalistes aux côtés de la rémunération, tandis que le régime des retraites en place depuis plus de trois décennies a recours au marché. Localement, le niveau de protections salariales est en réalité tributaire non seulement de la situation du marché du travail, mais également du rapport foncier, la possibilité pour les ouvriers d’accéder à la propriété foncière pouvant jouer en leur faveur dans les négociations salariales. L’auteure met ainsi en évidence de fortes variations d’une firme à l’autre. Dans les plantations récentes, les dirigeants en quête de main-d’œuvre proposent des rémunérations attractives. En revanche, dans les plantations d’héritage colonial, la massification du mouvement migratoire a fait basculer le rapport de force en faveur des propriétaires, qui peuvent dorénavant se permettre de ne proposer au mieux que les minima exigés par la législation du travail.

11Pour conclure, la lecture de cet ouvrage doit être recommandée, tant pour des raisons factuelles que théoriques. Sur le plan empirique, il offre en effet une contribution inédite en langue française sur les trajectoires empruntées par les diverses formes de capitalismes d’Asie de l’Est et du Sud-Est. Ne pouvant prétendre à l’exhaustivité, il appelle à élargir les recherches à de nouveaux territoires asiatiques (et au-delà) inexplorés par la TR. Sur le plan théorique, l’ensemble des contributions est traversé par l’idée que les objets économiques sont façonnés par l’histoire, au contact des sociétés et de leurs caractéristiques propres. La richesse et la diversité des approches et des auteurs mobilisés (Weber, Castel, Commons, etc.) offrent des perspectives stimulantes pour approfondir l’ancrage de l’école régulationniste dans un pluralisme vivifiant.

12Clément SÉHIER

13Clersé, Université Lille 1

14clement.sehier@gmail.com

Robert Salais, Le viol d’Europe : enquête sur la disparition d’une idée, Presses universitaires de France, Paris, 2013, 432 p.

15Dans cet essai, Robert Salais affiche un double projet : d’une part, faire une histoire de l’Europe dépouillée de l’histoire héroïque que l’Union européenne raconte sur elle-même, que l’auteur appelle « le Grand Récit » ; d’autre part, comprendre, du point de vue d’un Européen convaincu comment et pourquoi on ne retrouve dans l’Union européenne de 2013 à peu près rien de l’« Idée d’Europe », cet élan politique né de l’immédiat après-guerre, aspiration à une communauté des peuples européens ; un projet auquel Salais reste fidèle.

16Adoptant une démarche d’« économiste historien », Salais s’appuie essentiellement sur des archives écrites (rapports publics, écrits politiques, minutes de débats), pour en extraire à la fois les représentations, les conceptions, mais plus encore le dessein d’Europe que portaient les différents acteurs de la construction européenne à chaque grande étape de son histoire. Il restitue notamment à chaque époque les termes du débat concernant l’avenir de l’Europe tels qu’ils étaient alors posés par les élites administratives et politiques. Le tout compose un ouvrage relativement long et extrêmement dense qui rend la lecture exigeante.

17Du point de vue historique on peut résumer la thèse en disant que l’Europe, dont l’idée était de faire une union politique d’États-nations souverains et démocratiques, s’est tourné le dos à elle-même en adoptant le projet d’un marché néolibéral, administré par-dessus les États démocratiques. L’uniformisation institutionnelle des structures économiques a été, selon l’auteur, le produit d’une hybridation idéologique entre néolibéraux et technocrates planistes. Ces deux courants dominants des élites européennes d’après-guerre partageaient la croyance mystique qu’un fonctionnement économique parfait peut résulter de la mise en œuvre centralisée d’une abstraction, qu’ils auraient conjointement définie comme la meilleure configuration institutionnelle possible.

18Selon un schéma historique emprunté à Walter Benjamin, Salais indique que la construction européenne n’a cessé de ressasser un épisode originel survenu entre 1945 et 1951 : l’effacement de l’Idée d’Europe et son remplacement par un grand marché européen. L’auteur situe la principale occasion manquée à la conférence des Européens de La Haye en 1948, sorte de congrès des organisations politiques favorables à la construction d’une Europe politique. Depuis, l’Europe ne se serait construite que par renoncements successifs à cette idée. Toutefois, si le renoncement à l’Idée d’Europe est présent dès la CECA (1951), le basculement hypothéquant tout espoir d’une Europe démocratique se situe sous les deux commissions Delors (1985-1995), notamment par l’instauration d’une libre circulation des capitaux au sein de l’Europe et à ses frontières. C’est à cette époque qu’est entériné par les gouvernements, notamment sociaux-démocrates, et par les syndicats le schéma d’une harmonisation européenne a minima, par le marché et pour la concurrence. C’est également à cette époque qu’est définitivement abandonnée la possibilité d’une convergence par la coopération politique librement consentie.

19En regard de cet échec ressassé, des « lucioles », lueurs dans l’obscurité de l’histoire, signalent que d’autres embranchements auraient pu être choisis ; une autre Europe, plus conforme à l’idéal européen aurait été possible à plusieurs reprises. Dans la conclusion de l’ouvrage, Robert Salais s’appuie sur ces lucioles pour suggérer des perspectives pour l’avenir, pour que la construction européenne renoue avec son projet originel auquel elle a presque systématiquement tourné le dos. Il s’agirait de « libérer l’Europe » par la reconstitution d’un mouvement européen ; l’auteur trace ainsi quelques perspectives telles que le contrôle des capitaux spéculatifs ou l’instauration de coopérations bilatérales entre États, qui rendraient conjointement responsables les États des déséquilibres de leur balance commerciale. Enfin, associant étroitement les échecs de l’Union européenne au centralisme planificateur (néolibéral), l’auteur en appelle à constituer une fédération d’États au sein de laquelle l’autonomie politique des niveaux nationaux et infranationaux serait renforcée (il suggère une organisation proche de l’organisation des Länder allemands, y compris avec un bicamérisme intégrant une chambre des États à l’image du Bundesrat) : le fédéralisme et la régionalisation démocratique pour sortir du planisme néolibéral centralisé et autoritaire.

Un récit érudit, alternatif à l’histoire officielle

20Au fil de l’essai, Salais poursuit deux objectifs de front : il nous livre simultanément une connaissance érudite du processus de construction européenne et sa lecture des échecs et abandons idéologiques à chaque étape. L’auteur accorde une grande importance à des réunions ou des rapports qui n’ont pas ou peu eu de conséquences institutionnelles (mais qu’il juge importants sur le plan des idées) et passe parfois rapidement sur les processus de négociation et de rédaction des traités européens, qui constituent eux le cadre formel de la construction européenne ; mais c’est justement cette forme subjective propre à l’essai qui produit un effet de connaissance et restitue avec une grande familiarité des débats du passé qui sans cela resteraient inaccessibles.

21Une excellente raison de lire l’ouvrage (parmi bien d’autres) est qu’il permet ainsi de s’approprier l’histoire de la construction européenne d’un point de vue différent de celui offert par les manuels, en insistant à chaque instant sur les hésitations (et non dans l’apparence d’avancées graduelles dans un chemin déjà tracé). Le livre rappelle par exemple (p. 108-125) que, de 1950 à 1958, alors que les monnaies européennes n’étaient pas convertibles en dollars, les pays de l’OECE participèrent à l’Union européenne de paiement (UEP), chambre de compensation qui présente bien des traits de la monnaie commune présentée par certains comme une alternative à l’euro. On y découvre également (p. 170-174) que, dès la négociation du traité de Rome, les socialistes au gouvernement (en l’occurrence Guy Mollet), peu soutenus par les hauts fonctionnaires, posent comme condition à la mise en place d’un marché commun une démarche conjointe d’harmonisation sociale et fiscale, pour n’obtenir finalement que des concessions marginales. On lit ailleurs le rôle important des États-Unis comme moteur initial de la construction européenne (contre le « Grand Récit » de pères fondateurs européens puisant leur seule inspiration en eux-mêmes) ou les doutes des banquiers centraux, y compris les plus libéraux, lors de la création de l’euro à marche forcée.

Une vision idéaliste de l’histoire ?

22La grille d’analyse historique de Salais se place essentiellement sur le plan du débat d’idées. Celles-ci sont généralement associées par l’auteur à un personnage, à un groupe de fonctionnaires ou aux représentants d’une nation dans le cadre de débats intergouvernementaux (le mauvais rôle étant alors systématiquement endossé par l’Angleterre dont les représentants ne participeraient à la construction européenne que pour empêcher le moindre développement d’une réelle construction politique). Mais toutes les idées, du moment qu’elles ont été formulées, sont présentées comme pouvant advenir avec la même probabilité. Pour Salais, si une orientation n’est pas mise en œuvre, c’est tantôt parce que les acteurs se sont trompés, tantôt parce qu’ils n’ont pas su convaincre, tantôt parce que les négociateurs ne se comprenant pas se sont entendus sur une formulation absconse. Partant, l’Union européenne telle qu’elle fonctionne aujourd’hui n’est pas le produit d’un grand dessein, mais de ruses de l’histoire, des phantasmes de technocrates et des erreurs de Jacques Delors.

23Or il y a quand même de bonnes raisons de penser que la diffusion et plus encore la mise en œuvre d’un projet politique ne s’abstraient pas de rapports de force matériels (idéologie comprise) et de forces organisées (partis, administrations, lobbies, etc.). Ainsi, si le congrès des Européens de 1948 ne débouche pas dans les faits sur l’Europe qu’attendait Robert Salais, ce n’est pas seulement parce qu’ils n’ont pas réussi à se mettre d’accord et à convaincre, mais c’est peut-être aussi parce qu’ils étaient des représentants non des États et de leurs gouvernements, mais de groupements politiques minoritaires en Europe et dans la plupart de leurs pays. De même, si le traité constitutionnel européen bien que non ratifié en 2005 s’est trouvé presque intégralement retranscrit dans le traité de Lisbonne de 2007, c’est bien parce que les idées dont ils étaient porteurs avaient su trouver des relais politiques et économiques suffisamment puissants pour faire rentrer par la fenêtre des dispositions que les citoyens avaient rejetés par la porte.

24Il faut enfin dire un mot du titre, car il est très présent dans l’ouvrage. Alors que le sous-titre « Enquête sur la disparition d’une idée » expose clairement la démarche du livre, le titre « Le viol d’Europe », qui fait référence à la mythologie grecque, introduit une métaphore assez longuement filée qui devient vite encombrante, parfois répugnante [1] et en tout cas peu utile : son usage fait essentiellement référence à une déesse Europe (métaphore de l’Idée d’Europe), dont la pureté originelle lui aurait été détournée par la ruse ou par la force – selon la version retenue du mythe –, ce qui n’est ni très subtil ni très convaincant.

Tirer l’idée d’Europe du cachot ?

25En plus de son intérêt proprement historique, l’autre perspective du livre est sa thèse, voire sa vision militante. L’auteur, dès le début du livre, présente l’Idée d’Europe comme la perspective du souhaitable et originellement souhaité, l’Europe des peuples, fédérale et respectueuse de l’autonomie politique. Cette idée n’aurait jamais été réellement mise en œuvre, mais c’est en son nom que le pouvoir politique a construit une autre Europe, l’Europe du marché total.

26De ce point de vue, le livre s’apparente aux enquêtes rétrospectives sur les grandes défaites politico-historiques (pour en parodier d’autres, le livre aurait pu prendre pour titre « L’étrange défaite de l’Idée d’Europe » ou encore « La révolution européenne trahie »). Mais cette posture prend le risque de la reconstruction a posteriori. En effet, constatant l’impasse et l’échec économique et social de l’Europe économique tels qu’ils sont, l’auteur s’efforce en permanence de montrer qu’ils n’ont rien à voir avec l’ambition initiale de l’Idée d’Europe. Et en pratique, le lecteur finit par se demander si toutes les qualités prêtées rétrospectivement à l’Idée d’Europe (démocratie, harmonisation sociale « par le haut », convergence patiente dans la coopération), a réellement une substance propre (au-delà d’une simple aspiration), ou au contraire si ce n’est pas l’image miroir de tous les défauts que l’auteur constate dans l’Union européenne telle qu’elle est (gouvernance autoritaire, mise en concurrence sociale et fiscale, convergence nominale précipitée…).

27Il faut attendre les pages 310-311 pour voire expliciter ce qui de toute évidence est une des clefs de lecture de l’ouvrage et qui aurait pu figurer dans le prologue : il ne s’agit pas simplement d’une œuvre d’analyse historique, mais du travail rétrospectif d’un acteur intellectuel qui, avec d’autres, a défendu un processus politique, « séduit » par l’« europhorie » des années 1980-1990. Robert Salais écrit ainsi :

28

« Il y a […] une dimension d’excès dans la séduction opérée, qui en dit long sur les espoirs d’une vraie “Europe” et à l’inverse sur l’humiliation refoulée. Le choc de la déception est difficile à surmonter, l’autocritique (le terme vient spontanément sous la plume), pénible bien que nécessaire, car, comme nous allons le voir, les acteurs sociaux ont été partie prenante “à l’insu de leur plein gré” comme l’on dit et il est difficile de se l’avouer. Les chercheurs eux-mêmes dont j’étais ont été séduits. Pourtant, il aurait dû paraître évident que la très petite coalition d’acteurs qui portent le néolibéralisme (intérêts financiers, dirigeants de multinationales, hauts fonctionnaires des banques centrales et des ministères des Finances) n’était pas mue par le souci du social. Commençant fin des années 1990 à m’intéresser à la construction européenne, j’ai fini par m’étonner de l’inaction des partis sociaux-démocrates face aux orientations de cette construction, alors qu’ils étaient dans les années 1980 majoritaires au sein des gouvernements d’Europe. Je n’avais pas compris que c’était un des leurs [Delors], un des meilleurs, qui avait mis en œuvre cette orientation au niveau européen. »

29Comme souvent, l’autocritique (puisque c’est le mot de l’auteur) contient une part d’autojustification, et on se demande parfois si un des enjeux idéologiques du livre n’est pas, en condamnant les faits, de sauver à tout prix l’intention initiale de ceux qui ont soutenu le processus politique.

30Le lecteur qui, pour des raisons politiques ou par effet de génération, n’a pas partagé cette expérience d’un élan européiste déçu, se demande quel est le véritable enjeu politique de ressusciter aujourd’hui l’idée d’Europe, si celle-ci, née dans l’immédiat après-guerre, n’a pas de lien avec la réalité européenne présente. Même si l’entreprise historique est utile pour mieux comprendre le présent et le passé récent, le problème européen n’est-il pas mieux posé par l’analyse des rapports de force économiques et idéologiques aujourd’hui en présence (par exemple la tension décrite par Dani Rodrik entre État-Nation, démocratie et libéralisation financière, ou par la description du clivage européen comme un clivage politique orthogonal à l’axe gauche-droite) que par la référence à l’Idée d’Europe ? D’autant que, contrairement à ce qu’avance Robert Salais, cela fait maintenant plus d’une décennie (au moins depuis le référendum de 2005 en France) que l’adhésion à la construction européenne est présentée sans fard par ses promoteurs comme la seule stratégie de développement économique viable à laquelle il faudrait se rallier par réalisme, et non plus comme la marche patiente faite de compromis vers un idéal européen.

31Michael ZEMMOUR

32michael.zemmour@univ-lille1.fr

Thomas Reverdy, La construction politique du prix de l’énergie : sociologie d’une réforme libérale, Presses de Sciences Po, coll. « Domaine Gouvernances », Paris, 2014, 319 p.

33L’ouvrage de Thomas Reverdy retrace un des fils de notre histoire collective récente, celui qui a vu le secteur de l’énergie se confronter, voire s’affronter, aux réformes néolibérales. En sociologue mêlant sociologie économique néo-institutionnaliste et sociologie des sciences et des techniques, et au terme d’une enquête de longue haleine (de 2004 à 2010), l’auteur revient, avec précision et finesse, sur les étapes qui ont jalonné le processus de libéralisation des secteurs, principalement de l’électricité, mais aussi du gaz et du carbone (échanges de quotas d’émission de CO2), en France et en Europe. Découpé en dix chapitres, le livre parvient à faire avancer son lecteur sur deux axes simultanément, l’un chronologique, l’autre analytique. La problématique, explicitement rattachable à la sociologie économique, interroge la question de la construction sociale, mais aussi économique et politique, des marchés : elle débute par un récit de la genèse des politiques libérales en matière d’énergie, et se clôt sur la façon dont s’est effectuée, au terme d’un processus (d’une quinzaine d’années) d’essais-erreurs, une reconfiguration des marchés de l’énergie, notamment de celui de l’électricité, elle-même découlant d’un changement profond de leur conception. Ce récit permet à l’auteur de poser différentes questions : comment se fixent les prix de l’énergie, comment la concurrence joue-t-elle sur ces prix, et quels sont les bienfaits (ou méfaits) réels de la forme « marché » dans ce domaine ?

34Le récit que propose Thomas Reverdy démarre dans les années 1980, au moment où se fissure un consensus international, qui prévalait depuis 1945, concernant les industries de réseau. En effet, c’est le moment charnière où est remise en cause l’idée selon laquelle le gaz et l’électricité seraient des « monopoles naturels » devant nécessairement être produits et distribués dans un cadre fortement administré (au sein duquel les États planifient leurs investissements et fixent politiquement les tarifs). En s’affaiblissant, cette conception elle-même adossée à une représentation keynésienne de l’économie laisse de plus en plus place à une autre conception, néolibérale, de ces secteurs, largement appuyée sur l’exemple des nouvelles industries en réseau que sont les technologies de l’information et de la communication (téléphonie, Internet). Ces dernières semblent faire la preuve qu’il est possible d’organiser la concurrence entre plusieurs producteurs utilisant un même réseau. Dans les années 1990, des privatisations d’industries de réseau ont lieu dans le monde entier, et c’est sous le gouvernement Jospin (1997-2002), particulièrement actif en ce domaine, qu’elles commencent à être initiées en France.

La construction politique de la concurrence

35Les réformes « néolibérales » des industries énergétiques s’appuient sur la théorie économique néoclassique devenue entre-temps dominante. Elles émanent d’économistes et de certains gros consommateurs industriels qui accusent les États et leurs monopoles publics d’être inefficaces, et plaident pour un changement des règles. Cette nouvelle « politique de la concurrence » postule non seulement que c’est le libre jeu de la concurrence qui est la principale source de régulation des marchés, mais aussi que pour pouvoir fonctionner pleinement et être efficace, cette concurrence doit être pilotée par une autorité indépendante. Mise en place d’abord aux États-Unis et au Royaume-Uni (dans les années 1980), elle va être promue, en Europe par l’Union européenne (dans les années 1990).

36La première expérience de privatisation du secteur électrique intervient donc en Angleterre, dans un contexte de restructuration industrielle qui est celui de l’abandon du charbon pour le gaz. La réforme conçue par le gouvernement de Margaret Thatcher obéit aux prescriptions de la théorie économique : la séparation entre la production et la gestion du réseau pour former un marché « contestable », c’est-à-dire ouvert à de nouveaux entrants. Et les prix se mettent à baisser. Cependant, ce n’est pas dû à l’effet de la mise en marché puisqu’aucune attaque frontale n’est venue déstabiliser les producteurs dominants du secteur. Un autre facteur sous-jacent est à l’œuvre : la conversion du charbon vers le gaz a bien fonctionné. Les producteurs ont remplacé les centrales à charbon par des centrales à cycle combiné gaz, et bénéficié de nouvelles ressources en gaz issues de la mer du Nord à prix très bas répercutés sur l’électricité. Par ailleurs, les coûts sociaux de la restructuration des industries minières ont été sévères : M. Thatcher y a gagné son surnom de « dame de fer ».

37Bien que cette conception politique néolibérale anglo-saxonne n’ait pas été au pouvoir partout en Europe à cette époque, le même mouvement de libéralisation a pourtant aussi eu lieu ailleurs, efficacement initié par la Commission européenne présidée par Jacques Delors dès 1985 (à une époque où l’intégration européenne est en panne). S’appuyant sur l’une de ses seules ressources, le droit de la concurrence, la Commission fait paraître le Livre blanc sur l’achèvement du marché intérieur qui vise à entamer les discussions sur la libéralisation des télécoms, de la finance, de l’énergie, des postes et des transports ferroviaires, routiers et aériens. La concrétisation de ces nombreux chantiers interviendra plus ou moins rapidement selon les secteurs et les pays.

38La première directive sur l’électricité paraît en 1996 avec, comme mécanisme régulateur le droit de la concurrence, et comme relais institutionnel le Conseil européen de la concurrence, qui va peu à peu harmoniser les règles de la concurrence dans toute l’UE et pour tous les secteurs. Progressivement, l’Europe impose « la concurrence libre et non faussée » comme principe unique d’organisation de la vie économique. En France, c’est le gouvernement Jospin qui s’engage dans la voie de la privatisation d’EDF-GDF par souci de cohésion avec les voisins européens : la directive européenne transposée dans la loi française en 1999, l’ouverture du marché se fait par étapes : 2000 pour les « grands comptes » industriels, 2004 pour les entreprises, 2007 pour les particuliers. Depuis la fin des années 1990, EDF a joué le jeu du marché, en rachetant notamment de nombreux producteurs européens. Il devenait compliqué pour la France de ne pas ouvrir son propre marché.

Comment fixer un prix à l’énergie ?

39En 2000, un consensus se dessine pour créer une bourse européenne de l’électricité : des bourses nationales voient le jour ; elles permettent de développer les échanges transfrontaliers au sein de plates-formes informatisées d’enchères. Celles-ci sont construites sur le modèle de celle organisée, dès 1993, par la Norvège, qui reproduit le schéma d’un marché walrassien centralisant offres et demandes pour aboutir à un indice de prix de marché. Le marché en France est, à ce moment-là, largement artificiel. La Commission de régulation de l’énergie (CRE) oblige EDF à vendre son électricité sur le marché spot, c’est-à-dire au comptant, à ses concurrents tels que Poweo ou Direct Energy, en s’alignant sur les prix de marché des pays voisins. Les « grands comptes » industriels peuvent s’y fournir tandis que les tarifs réglementés continuent d’exister pour les PME et les particuliers.

40En 2009, après l’ouverture complète du marché, celui-ci reste encore très peu développé en raison de l’échec des concurrents à s’implanter (sur 519 térawattheures produits, seuls 38 sont vendus sur le marché). Cependant, EDF a adapté sa politique tarifaire, proposant dès 2004 aux entreprises de choisir entre rester au tarif régulé ou acheter l’électricité au prix du marché. Cette décision à prendre n’a rien d’évident pour les entreprises qui voient s’ajouter, avec la libéralisation, une nouvelle forme d’incertitude et d’expertise. En effet, elles se doivent de développer de nouvelles capacités de calcul et de trading, d’apprendre à mettre en concurrence et à décrypter les offres des différents opérateurs (qui remplacent les tarifs par des formules mathématiques, faisant varier en permanence les prix d’approvisionnement), et de connaître les évolutions du marché électrique.

41Finalement, dans un tel contexte de confrontation au marché spot où le prix varie instantanément, les entreprises industrielles sont conduites à adopter une nouvelle logique comptable, passant d’une logique budgétaire de calcul, en amont, des coûts de production, à une logique financière où ces derniers ne peuvent plus être connus à l’avance. La culture du trading pénètre peu à peu, et une dépendance s’instaure soit vis-à-vis de leur conseiller (en interne ou externe – sociétés de trading), soit directement vis-à-vis de leur fournisseur d’énergie.

Quel est l’effet du marché sur les prix ?

42Cependant, contrairement à ce que prévoit la théorie de la concurrence, l’ouverture du marché de l’énergie va provoquer une crise car, non seulement les prix sont très instables, peuvent varier brutalement, et ne convergent jamais naturellement vers un équilibre, mais en plus ils vont se mettre à augmenter jusqu’à dépasser le niveau des anciens tarifs régulés. En France, entre 2002 et 2008, ils vont ainsi être multipliés par quatre. Et tous les industriels, qui avaient pourtant réclamé le marché, vont se retrouver pris au piège de l’ouverture à la concurrence. Mise en cause, EDF réagit, arguant que « quand on passe au prix de marché, il faut en accepter les lois » : comme la demande a augmenté au sein du marché de gros, il semble logique que les prix aient augmenté. D’autres explications sont avancées dans les rapports produits par la CRE, qui font état de mauvaises anticipations, de la part d’EDF, de certaines baisses de la température. Mais ce n’est pas tout : l’organisation du travail chez les traders de l’électricité est aussi évoquée comme facteur explicatif. Et, plus inquiétant, la CRE ne sait pas faire la part entre des faiblesses organisationnelles conduisant à des décisions erronées et des possibles stratégies de manipulation délibérées des prix.

43Un effet supplémentaire, largement imprévu, va également intervenir : celui du marché du carbone mis en place en 2005. Un couplage entre les deux marchés va se créer du fait que l’électricité est aussi produite à partir d’énergies fossiles (charbon, gaz), et que les producteurs vont tenir compte du coût des quotas supplémentaires à acheter en cas de volume d’électricité à produire en plus si la demande augmente. Ainsi, non seulement les mécanismes de prix fonctionnent de façon chaotique, mais en plus, lorsque les marchés se couplent entre eux, ils deviennent encore plus difficilement contrôlables. On aboutit au paradoxe suivant : étant surveillée étroitement par la CRE (qui vérifie qu’elle ne propose pas des prix trop bas qui empêcheraient l’entrée de nouveaux entrants), EDF ne cherche en rien à enrayer la hausse des prix ; de ce fait, non seulement l’introduction de la concurrence n’a pas pour effet de faire baisser les prix, mais elle les laisse augmenter pour protéger la concurrence.

La « reconception » du marché de l’électricité

44La controverse qui va naître autour des niveaux de prix atteints par l’électricité ne va pas pour autant remettre en cause le fait que le marché reste l’institution de référence. Cependant, les critiques formulées par les industriels vont être jugées légitimes. L’objectif de l’État français va alors consister à stabiliser une valeur de l’électricité par un tarif qui ne soit pas étroitement couplé au prix de marché. Ainsi, en 2006, il instaure le Tartam (Tarif réglementé et transitoire d’ajustement au marché), s’exposant à une lourde amende devant la Commission européenne. Puis, en 2010, il fait voter la loi dite NOME (Nouvelle organisation du marché de l’électricité). La solution adoptée à la suite des travaux de la commission présidée par Paul Champsaur consiste à exclure du marché toute la production électrique provenant du nucléaire, favorisant ainsi une forme de « découplage » et établissant de nouvelles frontières au marché.

45Faisant de l’électricité un « bien intermédiaire essentiel », la loi NOME institue trois tarifs distincts : le tarif réglementé pour les particuliers ; le tarif de marché pour ceux qui le souhaitent ; et l’ARENH (Accès régulé à l’électricité nucléaire « historique ») pour remplacer le Tartam. Le gouvernement Fillon se montre alors très actif pour démontrer la validité de ce nouveau tarif que la Commission finit par valider, tout en émettant réserves et inquiétudes concernant de possibles entraves à la concurrence. Reste à fixer le montant du mégawattheure, qui va faire l’objet d’une négociation rude entre le gouvernement, l’administration, EDF et ses concurrents : il sera fixé à un niveau supérieur au tarif réglementé historique, mais inférieur au prix du marché. Finalement, au terme de ce long processus, l’ouvrage aura permis, d’une part, de comprendre en quoi la loi NOME trahit explicitement les préceptes libéraux pour préserver les fondamentaux de l’intervention publique. Et d’autre part, de souligner, à travers le rappel des débats politiques qu’elle a suscités, le profond attachement qui existe en France pour le contrôle des prix de l’électricité par un acteur public, et la méfiance vis-à-vis du marché.

46Fabien ELOIRE

47fabien.eloire@univ-lille1.fr

Susi Geiger, Debbie Harrison, Hans Kjellberg, Alexandre Mallard, Concerned Markets : Economic Ordering for Multiple Values, Edward Elgar, Cheltenham, 2014, xv-269 p.

48La construction sociale des marchés constitue un objet d’étude privilégié pour la sociologie économique depuis son renouveau dans les années 1980 (incarné notamment par les travaux de Granovetter, Fligstein, Garcia-Parpet ou Zelizer). En réponse aux théories néoclassiques porteuses du modèle de l’homo œconomicus, certains sociologues avancent l’idée que les marchés seraient en fait socialement construits et profondément encastrés dans un substrat social. Marquées par des enjeux disciplinaires, ces discussions ont largement contribué à renforcer l’opposition courante entre économie et social. Néanmoins, cette décennie a vu fleurir de nouvelles approches qui tentent d’en finir avec ce « grand partage » en symétrisant l’étude des relations entre marché et société. Par exemple, de récents travaux [2] mettent l’accent sur la capacité des marchés à générer du lien social et affirment ainsi que le développement du marché n’aboutit pas nécessairement à la destruction du social comme pouvaient l’annoncer Karl Polanyi ou les critiques habituelles de la commodification.

49C’est dans la veine de ces approches que s’inscrit cet ouvrage collectif, qui offre une relecture stimulante de ces problématiques. Les marchés concernés y sont définis comme « les marchés où simplement l’économique et le social sont intimement liés [et] qui prennent en compte les diverses préoccupations qui sont associées au déroulement des transactions économiques » (p. 2, notre traduction). Les dix chapitres qui composent l’ouvrage dirigé par Susi Geiger, Debbie Harrison, Hans Kjellberg et Alexandre Mallard, (re)mettent ainsi au cœur de l’analyse la capacité des marchés à porter des considérations « sociales » et entendent, de cette manière, mettre fin à l’opposition (conceptuelle, mais aussi disciplinaire) entre société et économie.

50Comme le rappelle justement l’introduction de l’ouvrage, intitulée « Being Concerned about Markets » (chapitre 1), cette réflexion semble bienvenue dans un contexte où les avancées scientifiques et technologiques suscitent de plus en plus souvent d’âpres polémiques. En effet, en tant que supports privilégiés de diffusion des innovations, les marchés sont au cœur de nombreuses controverses publiques actuelles. Celles-ci conduisent des acteurs aux profils diversifiés à revoir le fonctionnement des marchés afin d’intégrer de nouvelles préoccupations (ou des « matters of concern » pour reprendre les termes de Bruno Latour auquel cet ouvrage se réfère abondamment).

51C’est ici que l’ouvrage contraste avec des thèses plus anciennes : dans Concerned Markets, ces débordements du marché sur la société sont considérés comme des « conséquences ordinaires » de l’activité marchande. Ils ne doivent pas inciter à repousser la logique marchande, ni même à souhaiter à l’inverse une organisation économique purifiée de tout substrat social. En d’autres termes, les multiples controverses autour de l’huile de palme, de ses conditions de production ou de son utilisation alimentaire ne devraient pas, selon les auteurs, conduire à un refus complet de la marchandisation de l’huile de palme (marché banni), ni même à ignorer les revendications dont ce marché fait l’objet. La notion de « marchés concernés » offre au contraire la possibilité de penser la capacité des marchés à intégrer, agencer, organiser les différentes préoccupations qui entourent leur fonctionnement. C’est là le véritable apport de ce livre : le marché y est considéré comme intrinsèquement politique, et plus encore, comme un véritable outil de gouvernement des concerns.

52L’ouvrage collectif se structure de la manière suivante : l’introduction des coordinateurs pose le cadre théorique et offre ainsi un fil conducteur aux contributions empiriques qui suivent. Ces dernières sont plutôt représentatives de l’interdisciplinarité des markets studies actuelles dans la mesure où elles empruntent à la fois à la sociologie économique, au marketing, à l’économie, à la philosophie, au management et à la finance. On notera aussi la diversité des cas empiriques traités qui couvrent des objets aussi divers que l’éducation, avec le travail de G. Dix sur l’introduction d’incitations marchandes dans le système éducatif danois (chapitre 2), la santé avec le chapitre de L. J. Krafve sur les premiers soins (chapitre 3), l’alimentation, avec les contributions de F. Azimont et L. Araujo sur les aliments fonctionnels (chapitre 6), de R. Chakrabarti et K. Mason sur les marchés « bottom-up » (chapitre 7), de W. I. Onyas et A. Ryan sur le café ougandais (chapitre 8) et enfin l’environnement, appréhendé par J. Hauber et C. Rupper-Winkel sous l’angle de l’utilisation du maïs comme bioénergie (chapitre 5), par Kjelberg et Stigzelius via les pratiques culinaires « vertes » (chapitre 9) ou encore par S. D’Antone et R. Spencer dans leur étude sur la marchandisation de l’huile de palme (chapitre 4). La démonstration introductive s’organise autour de trois axes, pensés autour des trois sens du mot concern : référer à, affecter et inquiéter.

53La première partie, intitulée « Refer, relate to : markets uncut », rappelle que les marchés ne peuvent rester « froids » (c’est-à-dire des espaces de calcul désencastrés du social) qu’au prix de nombreux efforts et investissements. Le processus d’économisation produit nécessairement des débordements, qui invitent des acteurs aux intérêts et valeurs diverses (y compris économiques) à se sentir concernés par le fonctionnement du marché et à le « réchauffer ». Ce fut le cas sur le marché du café ougandais décrit par W. Ikring Onyas et A. Ryan (chapitre 8) où les producteurs de café locaux ont pu faire entendre leurs inquiétudes concernant l’éducation de leurs enfants (que l’agriculture finance directement) à l’exportateur Good African Company qui ne prenait alors en considération que les qualités matérielles du café et non les conditions de vie de ses producteurs.

54Ainsi, les marchés concernés mobilisent une pluralité de valeurs et de justifications qui oblige les acteurs à trouver un compromis, à définir un bien commun puisque la compétition n’est plus un principe suffisant pour résoudre les conflits. Ce processus est parfois long et complexe : l’exemple de l’alimentation fonctionnelle illustre bien (Azimont et Araujo, chapitre 6) à quel point il est difficile et surtout coûteux de s’assurer de la « crédibilité » de nouveaux procédés de qualification (promouvoir les effets bénéfiques de certains aliments sur la santé : améliore le transit, réduit le risque de maladie, diminue le cholestérol, etc.) face à des publics qui sont souvent sensibles à d’autres formes de justification. En effet, les aliments fonctionnels doivent séduire des consommateurs devenus méfiants vis-à-vis de la mention « scientifiquement prouvé », en même temps qu’ils ont à se faire une place au sein d’une industrie alimentaire réglementée, concurrentielle, qui oblige les entreprises qui s’y risquent à investir massivement pour prouver le caractère sain de leurs produits. Ce cas atteste bien (autant qu’il la relativise) la capacité des marchés à intégrer la critique (Boltanski et Chiapello) en montrant comment des préoccupations sociales (la santé) donnent lieu à l’émergence de nouveaux marchés (les aliments fonctionnels).

55La deuxième partie, baptisée « Affect, influence : markets, heterarchie, hybrid forums » questionne les processus et instruments envisageables pour trouver des compromis et introduire durablement les matters of concerns dans les marchés. La première solution repérée par les auteurs est le « marché civilisé » (concept proposé par Michel Callon), qui consiste à organiser au sein même des agencements marchands la discussion et le traitement des préoccupations et débordements. Sur ce point, le chapitre de S. D’Antone et R. Spencer sur la table ronde pour l’huile de palme durable (RPSO) offre une belle illustration de ce type de dispositif, en même temps qu’il en souligne les limites. La seconde solution évoquée par les auteurs est l’hétérarchie. Tirée des travaux de David Stark, cette notion renvoie à la capacité d’une organisation à prendre en charge simultanément plusieurs biens communs, par exemple en diversifiant ses critères d’évaluation. Tant pour le marché civilisé que pour l’hétérarchie, force est de constater que, dans un marché concerné, l’ambition majeure est toujours de réconcilier et de réarticuler des intérêts jugés (à tort ou à raison) divergents (public/privé par exemple).

56Mais cette réconciliation n’est pas toujours évidente et c’est sur ces difficultés que revient la troisième partie, intitulée « Trouble, worry : controversies ongoing ». En effet, comme le laissent entrevoir les chapitres sur la santé (chapitre 3) et sur l’éducation (chapitre 2), certains marchés sont hautement controversés. Il est ici tentant de faire le parallèle entre Concerned Markets et le récent ouvrage de P. Steiner et M. Trespeuch sur les marchés contestés [3], et c’est d’ailleurs ce que se propose de faire Franck Cochoy dans sa postface (chapitre 10). Si, à première vue, les deux ouvrages couvrent une thématique commune, leurs approches et leurs ambitions sont en réalité bien distinctes. Alors que l’ouvrage de P. Steiner et M. Trespeuch se donne pour objectif de définir et de décrire un type de marché particulier, le « marché contesté », le projet de S. Geiger et de ses collègues est tout autre. Pour eux, le marché concerné ne désigne pas un type particulier de marché, et encore moins une exception. Il est et devient de plus en plus la norme dans le paysage économique : « Les chapitres empiriques et notre analyse antérieure suggèrent la conclusion audacieuse qu’il n’existe pas de marché dépourvu de préoccupations » (p. 14, notre traduction). Comme le souligne Franck Cochoy, le défi actuel n’est pas de savoir comment contester les marchés, ni même de tracer des frontières entre le marchand et le non-marchand. Le véritable défi consiste à trouver les bons agencements qui permettront de répondre aux multiples préoccupations qui peuplent les marchés contemporains.

57Ainsi, Concerned Markets ne représente pas seulement une contribution importante pour les markets studies, c’est également un appel à repenser positivement la fonction politique des marchés et leur capacité à gouverner les divers intérêts dans notre société. Dans une perspective citoyenne, voire engagée, les auteurs de l’ouvrage soulignent d’ailleurs à plusieurs reprises que tout individu (même le moins doté) peut participer à l’émergence et à la prise en compte de nouvelles préoccupations et donc à l’émergence d’une gouvernance des marchés plus démocratique. Il semblerait qu’une telle conclusion vienne largement faire écho au désir de Michel Callon de développer une ingénierie politique des marchés, où la sociologie aurait toute sa place. Après avoir « jeté les fondements d’une théorie qui ouvre la voie à la performation de marchés conçus comme des compromis entre des exigences contradictoires au lieu de vouloir les contenir par des réglementations plus ou moins contraignantes [4] », la sociologie des agencements marchands peut effectivement « rendre possible le débat sur la conception des marchés [5] » et permettre ainsi l’émergence de marchés plus « aimables ».

58Anaïs DANIAU

59CERTOP, Université Jean-Jaurès

60anais.daniau@univ-tlse2.fr

Philippe Batifoulier, Capital Santé : quand le patient devient client, La Découverte, coll. « Cahiers livres », Paris, 2014, 192 p.

61C’est au chevet d’une septuagénaire que nous mène l’ouvrage de Philippe Batifoulier : la Sécurité sociale. Pour l’auteur, c’est en repartant de la construction de cette dernière dans l’immédiat après-guerre qu’il nous est possible de comprendre l’évolution contemporaine du champ de la santé, et en particulier sa transformation sous l’emprise du capitalisme néolibéral. À travers son essai, l’économiste résume ici en moins de deux cents pages plusieurs années de recherche autour de la santé et de la question de sa mise en marché. À rebours des économistes accompagnant les réformes du système de soin et de l’assurance maladie, qu’il s’agisse de la mise en place d’une tarification à l’acte dans les hôpitaux [6], de l’autonomie croissante des établissements de santé ou encore du remboursement par l’assurance santé sur la base de paniers de soins [7], Ph. Batifoulier s’inscrit dans une critique radicale de la réforme libérale du système de santé. Contrairement à eux, il cherche à rompre avec les fondements néoclassiques de la théorie économique et à réhabiliter une approche de la santé résolument ancrée dans l’économie politique. Destiné à un large public et rédigé dans un style accessible, l’ouvrage n’en demeure pas moins solidement appuyé sur une riche documentation de l’évolution du système de santé et de ses effets sur les populations.

62Si l’auteur choisit de revenir soixante-dix ans plus tôt, c’est parce que les discours et les enjeux qui marquent aujourd’hui le système de santé et de l’assurance-maladie reprennent, sous des formes à peine différentes, les débats extrêmement vifs qui ont accompagné la constitution de la Sécurité sociale en 1945. Les dénonciations de l’« inefficacité » de la dépense de santé, des « abus » des patients ou encore le risque de déficits de financement des caisses, ont en effet marqué la construction de l’assurance sociale santé dès ses débuts. Les opposants à la construction d’une assurance universelle, à financement socialisé et assis sur la cotisation sociale, ont ainsi toujours mobilisé ces arguments pour tenter d’enrayer la socialisation des dépenses de santé. Le retour aux débats fondateurs de la Sécurité sociale est donc salutaire en ce qu’il montre la permanence des oppositions de conception politique de l’assurance santé, mais également celle des acteurs qui se sont érigés contre la socialisation de la dépense de santé et l’universalité de l’assurance-maladie.

63L’auteur montre ainsi comment la conception libérale de l’exercice de la médecine (dominante en France) a constamment freiné l’essor de l’assurance santé universelle. Pour ne citer qu’un seul des nombreux exemples qu’il mobilise pour asseoir son propos, c’est sûrement dans la tarification des soins de médecine de ville que la conception libérale de la médecine s’est le plus farouchement opposée à la construction d’une assurance santé universelle. Préférant répondre aux exigences de revalorisation des revenus des médecins par la création d’un secteur à honoraires libres, plutôt qu’en relevant les tarifs du secteur conventionné, l’État a fini par créer une brèche au début des années 1980 dans l’édification d’un système universel qui ne sera ainsi jamais achevé. En raison des différents échecs pour maîtriser la tendance aux dépassements d’honoraires – et donc la privatisation croissante des dépenses de santé –, cette brèche ne fera par la suite que s’étendre, la réforme du parcours de soin cordonné en 2005 constituant le point d’orgue de la libéralisation des tarifs. Trente années plus tard, la fissure s’est transformée en véritable gouffre.

64Derrière l’affrontement sur la tarification et le tournant qui s’amorce au début des années 1980, c’est une transformation profonde de la conception et de l’organisation du système de santé qui se réalise. Tandis qu’une logique de prise en charge des patients et de développement du système de soins débouchait sur un principe d’ajustement des finances par les recettes, le débat portant sur le coût du travail qui s’intensifie avec la montée du chômage, et celui autour des déficits publics, ont amené à remettre en cause le principe d’ajustement par les recettes et à placer au cœur des politiques de santé la logique de maîtrise des dépenses. Cette réorientation va s’appuyer sur les deux piliers d’un système de soin renouvelé : d’une part, une privatisation multidimensionnelle du système de soin et, d’autre part, une fiscalisation de l’assurance santé.

65Sans y consacrer un développement très important, Ph. Batifoulier revient néanmoins sur le rôle de la fiscalisation des recettes dans l’inflexion de la conception du système de santé. Marquant un tournant à partir de la création de la Contribution sociale généralisée (CSG) par le gouvernement Rocard en 1991, la fiscalisation des recettes de l’assurance santé constitue une rupture conceptuelle forte dans le système de solidarité voulu par le Conseil national de la résistance (CNR). Alors qu’il s’agissait, par le système de cotisation, de financer la protection sociale par le prélèvement direct à la source de la création de valeur, et faire ainsi contribuer les employeurs aux côtés des salariés via la cotisation patronale, la fiscalisation des recettes transfère la solidarité des producteurs vers les citoyens dans le cadre d’une répartition des revenus non plus primaire mais secondaire. Les entreprises, pourtant directement concernées, d’une part par les effets positifs sur la productivité de salariés en bonne santé et, d’autre part, par les conséquences négatives du travail sur la santé des salariés, se voient de ce fait doublement dédouanées de la solidarité qui incombe désormais de plus en plus aux contribuables, quelle que soit leur place dans les rapports sociaux de production. Alors qu’elles représentaient 80 % des recettes de la Sécurité sociale entre 1950 et 1980, les cotisations n’en constituaient plus que 58,4 % en 2012. Aujourd’hui, le « retour » des employeurs dans le financement de la santé accompagne sa privatisation, puisqu’elle se fait dans le cadre de la souscription aux mutuelles complémentaires devenues obligatoires. L’auteur explique ainsi que si l’assurance santé universelle a été combattue par la médecine libérale et le patronat, son troisième adversaire historique est le secteur mutualiste, jusqu’alors détenteur du monopole de la gestion fonds collectifs de prévoyance, qui a toujours été opposé à l’apparition puis à l’extension de l’assurance sociale universelle.

66Au-delà de son financement, le système de santé connaît également une autre forme de privatisation avec le développement des méthodes de gestion privée dans les hôpitaux publics, ainsi que par le transfert de l’activité de soin du secteur public vers le secteur privé. Ce transfert s’opère à travers le développement de cliniques privées et le développement de consultations et de cabinets privés au sein des hôpitaux publics. Il s’incarne, avec la loi « Hôpital patient santé territoire » de 2007 et la création des Agences régionales de santé (ARS), dans le passage du service public hospitalier à la notion de « mission de service public », qui peut dès lors faire l’objet de contrats de délégation avec différents opérateurs de santé privés. Enfin, la privatisation se déploie dans une troisième dimension dont l’analyse constitue un axe de recherche privilégié de l’auteur depuis maintenant plusieurs années : la transformation identitaire des acteurs de la relation de soin.

67Sous l’effet du développement des incitations tarifaires et de la nouvelle structure institutionnelle qui se met en place, ces acteurs, et notamment les patients, sont ainsi incités à calculer, arbitrer et optimiser, à l’image du consommateur modélisé par l’analyse économique standard. Extrait (dans les discours) des rapports sociaux dans lesquels il s’inscrit, le patient est « responsabilisé » et doit devenir entrepreneur de lui-même pour maintenir et développer son « capital santé ». Cet étiolement des responsabilités collectives conduit au partage de la prise en charge des soins de santé entre le « petit risque », assumé par les patients et leurs assurances ou mutuelles privées, et le « gros risque », assumé par la collectivité publique et l’assurance sociale. Ce partage des responsabilités entre « gros » et « petit » risque, constituant le socle de la séparation entre financement socialisé et financement privé, a été défendu par le patronat dès l’origine de la Sécurité sociale. Tandis que la rhétorique de la responsabilisation des patients fait fi des réalités sanitaires et du poids des origines sociales dans la détermination de l’état de santé des individus, elle offre en revanche un espace de déploiement fantastique au capitalisme sanitaire. Elle participe à la libéralisation-privatisation à grande vitesse de la médecine de ville et du secteur du médicament, une transformation qui, contrairement aux principes de la théorie économique dominante, ne permet pas de baisser les prix ou d’améliorer le service rendu.

68La principale originalité de l’ouvrage de Ph. Batifoulier se trouve peut-être, paradoxalement, dans l’absence d’originalité des solutions qu’il préconise. Ce n’est pas par l’inventivité et l’astuce que l’auteur se distingue, mais il s’en remet de façon salutaire à ce qui avait été préconisé par le CNR et qui fit du système de santé français l’un des plus performants et des plus enviés au monde. Accomplir réellement le programme du CNR et atteindre une assurance universelle socialisant la totalité des dépenses de santé nécessiterait néanmoins de changer de cadre de réflexion. Il faudrait affronter les questions éminemment politiques et ne pas s’en remettre à la théorie économique dominante et ses promesses d’optimisation politiquement neutre. Les soins de santé génèrent des recettes (pour les praticiens, les hôpitaux, les pharmacies…), mais ces recettes pour les uns constituent également des dépenses pour les autres. La question est de savoir qui doit assumer ces dernières et, comme le montre l’auteur, la réponse implicitement apportée aujourd’hui consiste à les faire reposer de plus en plus sur les seuls malades (qu’il faut « responsabiliser ») et non sur les bien-portants, ainsi que sur les contribuables plutôt que les entreprises.

69Le livre de Ph. Batifoulier offre en fin de compte une plongée au cœur de l’échec économique, social et politique du néolibéralisme en matière sanitaire. Il en dissèque les origines, en analyse les ressorts théoriques et politiques et en identifie les principaux soutiens historiques à des degrés divers. En assumant de rompre avec les fondements de la théorie économique dominante et de revenir aux questions politiques majeures qui ont structuré le programme du CNR, l’ouvrage de l’économiste constitue une voix dissonante au discours généralement entendu concernant le système de santé. On ne peut donc qu’en recommander la lecture.

70Sylvain VATAN

71Adees Rhône-Alpes, Clersé

72sylvain.vatan@adeesra.org

Bruno Boidin, La santé, bien public mondial ou bien marchand ? Réflexions à partir des expériences africaines, Presses universitaires du Septentrion, coll. « Capitalismes, éthique, institutions », Villeneuve d’Ascq, 2014, 183 p.

73Parce que l’accès aux soins de santé est considéré comme un facteur important de développement, les pays riches ont accordé une aide à la santé substantielle aux pays pauvres. Pourtant, cette aide ne se traduit pas par davantage de développement, particulièrement en Afrique. En s’appuyant sur de nombreuses enquêtes de terrain, notamment au Bénin, Gabon, Mali et Sénégal, Bruno Boidin démonte les mécanismes de l’aide et révèle ses carences structurelles. L’ouvrage se nourrit d’une réflexion théorique stimulante, articulant économie de la santé et du développement et mobilisant aussi les enseignements des autres sciences sociales pour appréhender l’un des problèmes socio-économiques les plus importants. Toutefois, le livre va bien au-delà de son sujet d’étude et intéressera ainsi tous ceux qui considèrent que l’économie ne se réduit pas à une réflexion technique, mais est profondément politique.

74Le propos général s’articule étroitement autour de la notion de « Bien public mondial » (BPM), expression née dans les années 1990 et popularisée tant par les organismes internationaux que par la communauté des chercheurs. Il existe trois façons de considérer que la santé constitue un BPM. La première n’est en fait qu’une extension au niveau mondial de la notion de bien public développée par l’approche économique standard. La deuxième relève d’une approche sécuritaire, pour laquelle l’aide à la santé pour les pays pauvres serait motivée par la peur que les maladies arrivent chez les pays riches. Enfin, dans la troisième conception, poser la question de la santé comme BPM renverrait aux droits humains fondamentaux et permettrait de ce fait d’aller au-delà de l’approche utilitariste.

75Sans doute parce que, dans ses travaux antérieurs, Bruno Boidin avait déjà largement développé sa critique de la notion de bien public appliquée à l’aide à la santé, le présent ouvrage n’y consacre que quelques pages. Il est vrai que la notion de bien public n’a pas plus d’intérêt au niveau mondial qu’elle n’en avait au niveau national (ou en économie fermée). Considérer qu’il existerait des biens dont les caractéristiques techniques empêcheraient un traitement par le marché ne vise rien moins qu’à naturaliser les caractéristiques de la santé. Or la santé est un objet social. Sa gestion et son financement ne peuvent ignorer les processus sociaux historiques et les rapports de force. L’insistance sur les externalités pour justifier les défaillances de marché repose sur l’idée d’un optimum technique marchand ignorant la délibération politique.

76La deuxième interprétation dite « sécuritaire » poursuit la stratégie marchande, mais par d’autres moyens. Cette vision de la santé comme BPM est dominante, car elle est portée par les acteurs dominants que sont les bailleurs de fonds, mais aussi les laboratoires pharmaceutiques pour lesquels la promotion de la santé comme BPM constitue en fait un outil de communication. Ces derniers affichent ainsi que l’amélioration de l’accès aux soins est un défi majeur, entendre un marché majeur. L’ouvrage soutient que la captation de la notion de santé comme BPM par les intérêts privés réduit la santé à « un bien quasi marchand sans régulation transnationale commune ». Il montre comment s’exprime cette conception et en dresse un bilan.

77Le risque est grand, dans certains pays d’Afrique en particulier, que l’aide à la santé soit accaparée par des groupes dominants ou s’évapore sous l’effet de la corruption. Au nom d’une « bonne gouvernance », les bailleurs de fonds ont en effet imposé des critères pour que l’aide soit efficace : la bonne gestion des ressources doit être validée par des indicateurs de performance. Cette conception de l’aide est qualifiée par l’auteur de « verticale », car elle est imposée par les bailleurs selon leur propre conception du besoin des populations et leurs options politiques. À noter que la démonstration de Bruno Boidin s’appuie principalement sur des analyses de cas. Ainsi, il montre qu’au Sénégal la bonne gouvernance se traduit par la responsabilisation du patient via le paiement d’un forfait à un réseau de soins qui est une communauté d’assurance. Cette conception s’appuie sur la critique de la gratuité des soins qui ne serait pas efficace (ce que ne montrent pas du tout les études citées p. 134) et à laquelle il faudrait privilégier le « marketing social », c’est-à-dire l’incitation à l’achat direct des traitements par les ménages afin de soutenir une demande durable. La promotion de l’assurance privée est ainsi menée au Sénégal au nom du programme de « santé communautaire » qui vise à impliquer les populations dans les programmes de santé au nom d’une approche coopérative.

78Celle-ci s’exprime aussi par l’argumentaire classique « gagnant-gagnant » entre les firmes (pharmaceutiques) et les États et qui a été médiatisé par la réussite de l’antipaludéen ASAQ, fruit d’un partenariat multi-acteurs entre l’OMS, la fondation Bill Gates et Sanofi notamment. Ce partenariat a tenté de dépasser le verrou du brevet dont « Big Pharma » revendique la légitimité, mais qui nuit gravement à la santé publique en mettant des barrières tarifaires à l’accès aux soins. « L’approche coopérative » promeut l’accès des populations aux traitements, mais sous contrainte de respect de la logique du profit. Ainsi, la lutte contre la dengue, valorisée par les firmes pharmaceutiques comme BPM leur permet de se positionner comme bienfaitrices de l’humanité en luttant contre les maladies tropicales. Dans le même temps, elles se rapprochent des malades des pays pauvres en délocalisant partiellement leur production, mais sans pour autant accepter le développement des médicaments génériques. L’auteur montre toute l’ambivalence d’un discours sur l’accès aux soins des pauvres qui, sous couvert de termes consensuels comme « bonne gouvernance » ou « coopération », sous-tend une intervention tous azimuts pour graver dans le marbre le modèle du brevet avec des législations plus dures pour contrecarrer la volonté de certains pays émergents à imposer des prix faibles ou des licences obligatoires.

79Le bilan de cette approche verticale de l’aide est en fin de compte mitigé, explique Bruno Boidin. L’aide ne s’est en effet pas traduite par une amélioration notable des indicateurs d’état de santé et le développement ne s’est pas non plus accéléré. La thèse de l’ouvrage est que ces mauvais résultats sont à mettre au débit de cette conception de l’aide, qui ignore délibérément le tissu institutionnel et évite de réformer structurellement le système de santé. Ainsi, on veut faire la promotion de la santé, mais sans réduire les inégalités. Les plus pauvres sont alors faiblement bénéficiaires de l’aide à la santé. On prétend vouloir permettre l’accès aux soins, mais sans faire évoluer le système de santé dans son ensemble. Au Mali, l’aide à la santé se heurte structurellement au sous-paiement des personnels médicaux alors qu’ils remplissent le plus souvent des tâches surqualifiées. Ils sont alors conduits à délaisser l’activité médicale pour gagner leur vie autrement.

80Cette analyse conduit l’auteur à plaider pour une approche « éthique » de l’aide à la santé en considérant que la norme éthique est une métanorme, car elle dépasse le critère d’efficience.

81La référence à l’éthique dans l’aide à la santé n’est certes pas originale. Cependant, dans le modèle sécuritaire, elle est au mieux sur le même plan que l’injonction à l’efficacité. Dans le modèle proposé par Bruno Boidin, la défense des valeurs prime sur l’efficacité tandis que les seuils de santé sont des seuils de développement humain. Ils sont considérés comme des pré-requis à la « bonne gouvernance ». Aussi, il convient de garantir un niveau de seuil de santé minimal permettant à une personne de mettre en œuvre ses capabilités. La faiblesse des libertés de choix et des opportunités offertes à chacun constitue un blocage pour le développement humain. Or l’aide à la santé, telle qu’elle est construite, est incapable d’atteindre des seuils de santé compatibles avec un développement humain.

82L’approche défendue par Bruno Boidin tend à faire de la santé un droit humain en considérant que l’atteinte par tous d’un seuil de santé minimal est un droit imprescriptible. On peut se demander si le vocabulaire du droit et la référence à la tradition humaniste restent compatibles avec la notion de BPM. L’auteur ne veut pas abandonner cette expression pour plaider pour « une économie politique de la santé comme BPM » en renvoyant à la conception « maximaliste » des BPM, selon l’expression de Philippe Hugon. Il est alors amené à tordre la notion de BPM pour y faire entrer une « économie politique internationale de la santé », un « projet commun » pour la santé, un « modèle de régulation commune » ou encore « un projet de coordination globale de la santé ».

83Dans la conception défendue ici d’un droit universel à la santé, le « bien » de BPM renvoie davantage à la justice qu’au bien économique du consommateur. Il ouvre sur la définition du « commun » avec laquelle l’auteur semble mal à l’aise. La référence au « bien commun », que mobilise l’ouvrage, est utile parce qu’elle souligne l’encastrement de la santé dans une normativité fondamentale. Le soin de santé est une ressource dont chacun doit pouvoir disposer pour vivre dignement dans une communauté donnée. La façon dont on peut assurer cette ambition fait appel à des règles de gouvernance qui garantissent la façon dont les droits sont distribués. C’est davantage la référence au « commun » – à entendre comme une revendication davantage qu’un état de fait – qui permet de concilier gouvernance et bien commun. Encore faut-il que des forces politiques puissent soutenir l’institution de l’accès à la santé comme commun.

84Le travail de Bruno Boidin est donc consacré à l’accès à la santé dans les pays pauvres. Mais les problèmes qu’il affronte sont les mêmes dans les pays riches où domine la même promotion des mécanismes de marché et des comportements entrepreneuriaux. C’est aussi une approche sécuritaire qui domine la prise en charge de maladies liées à l’obésité ou au tabagisme quand la sécurité financière des bien-portants impose que l’on prenne en charge ces maladies avant que leur coût explose. Le cas d’école de l’antiviral « Sofosbuvir », vendu en France au prix de 41 000 euros la cure de 12 semaines et qui oblige, à ce tarif, les médecins à opérer des « choix » parmi les patients victimes de l’hépatite C, rappelle que le modèle du brevet et la logique du profit sont aujourd’hui très présents. Le modèle d’affaire des firmes rend en fait aujourd’hui « pauvres » tous les pays, car tous rencontrent toujours plus de difficulté pour « se payer » les innovations fondées sur les biotechnologies. Enfin, la référence à la santé comme droit humain fondamental montre que les priorités de santé ne peuvent avoir comme motivation principale le durcissement de la contrainte budgétaire. Au contraire, si un soin de santé est considéré comme prioritaire, alors il devrait être insensible à la contrainte budgétaire.

85Plus encore, le travail de Bruno Boidin ouvre sur la conception que l’on se fait de l’analyse économique. Au nom de la scientificité, la conception dominante de l’analyse économique évite soigneusement d’affronter la question des valeurs, qui ouvrirait la porte au relativisme et au dogmatisme. Pourtant, le primat accordé au marché et à l’efficacité se défend au nom de valeurs, en l’occurrence celle de la souveraineté individuelle. On peut ainsi y opposer d’autres valeurs sans pour autant considérer celles-ci comme des vérités indiscutables, ainsi que le fait a contrario l’économie mainstream pour fuir la controverse. Introduire la question des valeurs doit indissociablement mener à introduire le débat sur les valeurs. En ce sens, l’économie, toute l’économie, ne peut être que politique.

86Philippe BATIFOULIER

87EconomiX, Université Paris Ouest, UMR CNRS 7235

88philippe.batifoulier@u-paris10.fr

Anne Eydoux, Bernard Gomel (dir.), Apprendre (de l’échec) du RSA : la solidarité active en question, Éditions Liaisons, coll. « Liaisons sociales », Rueil-Malmaison, 2014, 275 p.

89Le RSA, mis en place le 1er décembre 2008, est un dispositif hybride, alliant un revenu minimum garanti dans sa version « socle » et un complément de revenus d’activité, le cas échéant. En 2005, le rapport de la commission « Familles, vulnérabilité et pauvreté » remis au ministère des Solidarités, de la Santé et de la Famille qualifie ces changements de « nouvelle équation sociale » permettant de cumuler revenus du travail et de solidarité. Le nouvel outil est alors doté d’objectifs ambitieux : réduction de la pauvreté (en particulier « laborieuse », c’est-à-dire celle qui concerne les agents en emploi), incitation à la reprise d’activité et amélioration des dispositifs d’accompagnement pour garantir l’insertion des bénéficiaires.

90L’ouvrage collectif dirigé par Anne Eydoux et Bernard Gomel prend comme point de départ le rapport final du comité d’évaluation paru en 2011 qui, malgré des résultats mitigés, « se refuse à conclure à l’échec du dispositif » (p. 19). Cinq ans après la mise en place du RSA, les auteurs concluent quant à eux à un échec dont les indicateurs seraient notamment l’absence de baisse du taux de pauvreté et le non-recours massif au RSA activité par ceux qui y sont éligibles. L’intérêt du livre est renforcé par l’annonce en avril 2015 de la mise en place de la prime d’activité. Les débats entre chercheurs toujours vifs sur ce sujet [8] témoignent de la nécessité de comprendre et d’« apprendre (de l’échec) du RSA ».

91La quinzaine de contributions émane de chercheurs venant de disciplines variées (économistes, sociologues, juristes, statisticiens), mais aussi d’acteurs de « terrain » appartenant notamment à la CNAF, à l’Agence nouvelle des solidarités actives (ANSA) [9]. Alternant des chapitres à vocation théorique, analysant l’évolution du système de protection sociale français, et des études empiriques résultant d’enquêtes de terrain, cet ouvrage présente à nos yeux un intérêt double. D’une part, il constitue un apport pertinent pour la recherche académique. D’autre part, il est un outil clef pour mieux appréhender ce que les auteurs nomment la « solidarité active ». Le livre s’adresse ainsi à un public beaucoup plus large, que le public universitaire.

92L’introduction revient sur la genèse du RSA. Comme le réaffirment Anne Eydoux et Bernard Gomel, son « échec » n’est pas uniquement dû à des raisons conjoncturelles (crise économique, fusion de l’ANPE et des ASSSEDIC) ou à la lenteur de la mise en place du dispositif, mais bien à des défauts originels de conception, que les auteurs présentent en première partie. Les quatre parties suivantes reviennent sur les trois objectifs initiaux du RSA et les raisons pour lesquelles ils paraissent aujourd’hui difficiles à atteindre. Sont alors évoqués la faiblesse du retour à l’emploi (partie 2), le système de redistribution ne permettant pas de diminuer le taux de pauvreté (partie 3), la politique d’insertion dont la gouvernance est mise en difficulté (partie 4), pouvant alors conduire un accompagnement parfois inefficace (partie 5).

93La première partie du livre montre que le RSA s’inscrit dans la continuité de ce que les auteurs appellent « la grande transformation » des politiques sociales. Dans le premier chapitre, Anne Eydoux montre comment à la fin des années 1990 les objectifs changent et il convient maintenant de « rendre la protection sociale favorable à l’emploi » (p. 27). Dans les deux contributions suivantes, Bernard Gomel insiste plus particulièrement sur l’impact du RSA concernant l’équilibre entre activation et sécurisation, dont le curseur se déplace de plus en plus du côté de l’activation. Pour les auteurs, cette inscription dans l’évolution générale des politiques sociales et ce choix de l’incitation fondent les raisons de l’échec du dispositif.

94Après cette remise en contexte historique et théorique, la deuxième partie aborde les rapports entre protection sociale et marché du travail. En théorie, le RSA se positionne comme un instrument pouvant influer sur le marché du travail en « activant » l’offre tout en évitant les effets d’aubaine de la demande (développement des emplois précaires) (Eydoux, chapitre 1). En pratique, le RSA ne semble avoir que très peu d’impact. La situation des allocataires change peu par rapport à l’emploi (Simmonet, chapitre 3). Du côté de la demande, aucun détournement du RSA n’est visible, mais c’est principalement dû à la méconnaissance du dispositif par les entreprises et à l’image négative associée aux bénéficiaires du RSA et à leur faible productivité supposée (Béraud, Eydoux, Fretel, Higelé, chapitre 5).

95La troisième partie, au titre explicite « Redistribution, chroniques d’un échec annoncé », aborde les différentes problématiques relatives à la redistribution. Plus particulièrement, Anne Eydoux (chapitre 1) évoque la complexité du dispositif mêlant logique d’assistance et logique d’incitation et donc deux types de populations différentes. Dans cette partie plus « technique », les auteurs abordent des propositions de réformes : baser la redistribution sur les revenus individuels (Eydoux, chapitre 1), articuler un RSA dégressif avec un SMIC élevé et un allégement des cotisations (Allègre, chapitre 2). Après avoir comparé la logique sous-tendue par le RSA, la prime pour l’emploi et la future prime d’activité, Évelyne Serverin (chapitre 4) propose quant à elle une définition plus étroite des cercles de pauvreté [10] (p. 162). Les deux autres chapitres abordent de manière empirique le non-recours (Obkani, chapitre 3) et le cas particulier des étrangers hors Union européenne (Math, chapitre 5).

96Les deux dernières parties se focalisent enfin sur la question de l’insertion. Si le RSA a eu peu d’effets sur la redistribution et sur le marché du travail, son impact sur la gouvernance est réel (partie 4). Les lois de décentralisation de 2003 et 2004 avaient déjà fait du Conseil général le « chef de file de l’insertion ». Depuis 2008, il est chargé de l’orientation et de l’accompagnement obligatoire des bénéficiaires du RSA. Mêlant des contributions de chercheurs et d’acteurs de terrain, cette partie met en exergue les deux principales difficultés de la gouvernance : les contraintes budgétaires toujours accrues émanant de restrictions financières venant de l’État et la complexité du dispositif d’insertion dont Isabelle Blanchemanche (chapitre 2) témoigne à partir de son expérience de chargée de mission d’insertion. La division stricte entre orientation sociale et professionnelle, remise en cause depuis 2014, et le rapport Iborra [11] créent des situations complexes, notamment pour deux acteurs clefs que sont les CAF (Eydoux et Pacifico, chapitre 1) et Pôle Emploi (Gomel, chapitre 3).

97L’ouvrage se termine par l’enjeu de l’accompagnement. La division entre insertion sociale et professionnelle nécessite de la part des différents partenaires de pouvoir déterminer l’employabilité des futurs bénéficiaires afin de leur proposer la meilleure orientation possible. Pour Julie Garda (chapitre 2), l’évaluation de l’employabilité s’est transformée aujourd’hui en l’évaluation de « l’accompagnabilité », où les situations individuelles doivent s’adapter aux pratiques professionnelles et non l’inverse. À partir de leur étude de cas concernant Paris, Bernard Gomel et Dominique Méda (chapitre 1) soulignent le manque de cohérence entre une orientation majoritairement effectuée vers l’insertion professionnelle et les futurs bénéficiaires « qui ne sont pas en situation objective et subjective de reprise d’emploi » (p. 228). Les deux derniers chapitres abordent, pour l’un, la situation d’une frange des bénéficiaires (les artistes au RSA, Arvaguez et al., chapitre 3) et, pour l’autre, la question de la participation des allocataires aux politiques d’insertion (Drouault, chapitre 4).

98Sans conclure explicitement sur des propositions de réformes, les auteurs réaffirment à la fin de l’ouvrage que l’échec du RSA provient selon eux de la conception même du dispositif. Le RSA a en effet transféré une partie des responsabilités au niveau local, or « le niveau d’emploi ne dépend ni des allocataires ni des acteurs locaux, qui disposent de peu de moyen pour insérer “leurs” allocataires » (p. 260). Les quelques pistes de réflexion évoquées en conclusion et dans la partie 3 ne semblent pas être entendues au niveau politique aujourd’hui. En effet, en avril 2015, le projet de loi relatif au dialogue social et à l’emploi prévoit la mise en place au 1er janvier 2016 de la prime d’activité. Ce nouveau dispositif, préconisé par le rapport Sirugue [12], doit pallier à la fois les difficultés du RSA activité (avec un taux de non-recours important) et celles de la prime pour l’emploi (manque d’immédiateté, « saupoudrage » de l’aide). Le choix d’une prime d’activité relevant du droit social et non du droit fiscal comme la PPE permet de résoudre l’effet d’immédiateté, mais le risque de non-recours n’en est que plus grand puisque les demandes devront être faites auprès des CAF. L’ouvrage publié avant même le projet de 2015 mettait déjà en garde de façon prémonitoire contre ce nouveau dispositif : « Une telle réforme permettrait certes à l’État de réaliser des économies, mais ce serait aux dépens des travailleurs pauvres et modestes » (p. 263).

99Laura NIRELLO

100LEMNA, Université de Nantes

101laura.nirello@univ-nantes.fr

Annie Jolivet, Anne-Françoise Molinié, Serge Volkoff (dir.), Le travail avant la retraite : emploi, travail et savoirs professionnels des seniors, Éditions Liaisons, coll. « Liaisons sociales »/CEE, Rueil-Malmaison, 2014, 225 p.

102Cet ouvrage collectif présente l’intérêt de fournir un éclairage pluridisciplinaire sur une vaste thématique, le travail avant la retraite. Cette période ne peut se définir par un strict critère d’âge, celui ouvrant droit à la retraite étant reculé progressivement au fil des réformes successives, ni par l’appartenance à une catégorie « senior », car cette dernière peut considérablement varier selon la qualification de l’emploi occupé. Si ces salariés sont plutôt concentrés dans certains métiers (enseignants ou employés administratifs par exemple) et sous-représentés dans d’autres (ceux de l’informatique ou de l’hôtellerie-restauration), ils sont devenus depuis une quinzaine d’années une cible des politiques publiques visant à augmenter leur taux d’emploi. L’ouvrage passe également en revue les stéréotypes sur les seniors, tant positifs tels que la fidélité ou la stabilité, que négatifs (santé fragile, faible mobilité…) qui peuvent – ou non - les mettre en difficulté sur le marché du travail, à la sortie du chômage ou lors de l’accès à la formation notamment. Les idées reçues sur le vieillissement au travail sont ainsi battues en brèche. Au fil de ses trois grandes parties, cet ouvrage synthétique et fort bien préfacé par Jean-Louis Dayan, pointe les grands enjeux du travail avant la retraite. L’objectif actuel des politiques publiques visant à maintenir dans l’emploi les salariés âgés gagne a être remis dans une perspective historique, afin de bien comprendre pourquoi il est devenu nécessaire de transformer l’emploi, en agissant sur sa qualité, et de changer le contenu du travail, les conditions de travail et la pénibilité particulièrement. Les méthodes d’observations mobilisées dans l’ouvrage sont variées, quantitatives et qualitatives et font intervenir différentes échelles d’analyse : celles des salariés, des entreprises, des secteurs d’activité ou encore des politiques publiques.

103Dans la première partie intitulée « Emploi, activité, retraite », la contribution d’Annie Jolivet traite de l’emploi des seniors sous l’angle des politiques publiques. Elle rappelle que les incitations à l’allongement de la durée de vie active ont commencé dès les années 1990 et se sont poursuivies et accentuées sur la période récente, via les réformes des régimes de retraites de 2003 puis de 2008. Les travailleurs âgés sont ainsi devenus de véritables objets des politiques de l’emploi, car l’augmentation de leur taux d’emploi constitue l’un des objectifs phares de la stratégie européenne pour l’emploi (SEE) depuis le début des années 2000. À cette fin, les différents dispositifs de préretraites ont été drastiquement réduits, tant ceux financés par l’État que par le système d’assurance chômage. Si ces différentes réformes sont détaillées avec précision, on peut cependant regretter que les enjeux en termes de relations professionnelles ou de rapports de force entre les acteurs (syndicats/patronat/État) ne soient pas plus clairement mis en évidence. Les préretraites ont longtemps été utilisées par les entreprises pour se séparer des salariés âgés à moindres frais et par l’État pour limiter la montée du chômage ou pour négocier la paix sociale en période de fortes restructurations.

104Un autre outil des politiques dites « passives » de l’emploi concerne les systèmes d’indemnisation du chômage qui ont été aménagés pour les chômeurs âgés, ces régimes vont alors servir de substitution aux préretraites en voie d’extinction. Autre mesure emblématique, les dispenses de recherche d’emploi (DRE) qui permettaient aux chômeurs âgés de percevoir l’indemnisation du chômage sans avoir à justifier d’une recherche active d’emploi ont été supprimées en 2012 afin d’inciter ces personnes à reprendre un emploi. Ici, l’intérêt est surtout de voir comment les acteurs s’emparent des différents dispositifs, comment les chômeurs âgés ont été pénalisés par les réformes récentes ou encore, comment la charge se reporte sur les régimes d’assistance (et sur le RSA notamment). Les réformes des systèmes de retraite qui se sont succédé entre 1993 et 2014 ont joué sur les différents paramètres possibles, du relèvement de l’âge du départ à la retraite aux incitations au prolongement de la vie active jusqu’au cumul emploi/retraite réformé en 2014. Les modes de gestion des âges par les employeurs ont-ils été modifiés par ces séries d’incitations ? On peut en douter au regard de la montée du chômage, notamment de longue durée des personnes âgées de plus de 50 ans depuis la crise financière et la nette dégradation de la situation sur le marché du travail en 2009. L’accord national interprofessionnel (ANI) de 2013 marqué, entre autres, par la création du contrat de génération visant à favoriser l’embauche d’un jeune et le maintien d’un salarié âgé dans l’emploi, a introduit de nouvelles obligations de négocier sur l’emploi des salariés âgés. Or le bilan des années écoulées montre qu’elles ont été peu suivies d’effets et que le contrat de génération n’est, à ce jour, guère monté en charge. Ces politiques publiques peuvent générer des effets contradictoires bien soulignés par A. Jolivet, car une partie des anciens préretraités se trouvent maintenant du côté des chômeurs âgés souvent sans perspective de retour à l’emploi.

105Les motifs de la rupture conventionnelle des seniors sont abordés par Raphael Dalmasso et Bernard Gomel sous forme de bilan coût/avantage pour les parties prenantes. La rupture conventionnelle représente-t-elle une menace pour le maintien des seniors dans leur emploi ? Créée en 2008, cette possibilité de rupture du contrat de travail à durée indéterminée a fait rapidement l’objet de suspicion de détournement vers une « préretraite de type Unedic » par les employeurs qui peuvent ainsi aisément se séparer des salariés âgés et reporter le coût sur le système d’assurance chômage. Les auteurs soulignent la bonne sécurité juridique et les atouts financiers que la rupture conventionnelle procure à l’employeur. Pour le salarié senior, cette forme de rupture du CDI présente aussi certains avantages compte tenu de la quasi-suppression des dispositifs de préretraite, mais aussi des inconvénients. Du côté de l’indemnisation du chômage, si l’allocation de retour à l’emploi a une durée maximale plus longue passé 50 ans (de 36 mois au lieu de 24 mois), en revanche ces demandeurs d’emploi doivent maintenant effectuer des actes positifs de recherche d’emploi. Par ailleurs, le régime fiscal est défavorable au salarié par rapport à celui des retraites. Au total, les auteurs listent les « sept bonnes raisons juridiques pour les employeurs de recourir à cette forme de rupture et six pour les salariés », mais il existe beaucoup plus de raisons dissuasives pour le salarié (huit) que pour l’employeur (deux). Cette rupture est donc moins favorable juridiquement aux salariés qu’aux employeurs. De plus, des effets de seuils interviennent : si le salarié atteint 58-59 ans, l’employeur a intérêt à pratiquer la rupture conventionnelle. Pour le salarié, ceci dépend de l’âge où il pourra toucher sa retraite à taux plein et de son besoin de continuer à cotiser, ce qui l’incite à rester en emploi.

106Yannick Fondeur, Guillemette de Larquier et Géraldine Rieucau s’intéressent ensuite aux entreprises qui ne recrutent pas de seniors. Il s’agit ici de cerner les mécanismes de sélectivité du marché du travail et les discriminations, en combinant une approche quantitative et qualitative. L’enquête OFER (offre d’emploi et recrutement, Dares, 2005) montre, en première analyse, la faible place des seniors dans les recrutements tandis que les monographies concernant deux secteurs des services (grande distribution et services informatiques) éclairent plus finement les logiques qui conduisent à préférer les jeunes aux candidats plus âgés. En termes de qualification, les seniors recrutés sont surreprésentés à la fois parmi les salariés non qualifiés tels que les ouvriers et les plus qualifiés – cadres notamment. Les auteurs proposent une interprétation de cette polarisation en termes de segmentation du marché du travail dans la mesure où les marchés internes jouent toujours pour les salariés âgés de cette génération déjà en poste tandis que ceux non diplômés restent cantonnés sur les marchés secondaires. Ainsi, les entreprises qui recrutent des seniors sont plutôt des petites structures et passent plus souvent que les autres par les réseaux de relation. Les emplois dans la grande distribution, particulièrement en magasin, sont typiques du secteur secondaire et les seniors y sont fréquemment écartés en raison des contraintes de pénibilité physique ou selon une discrimination fondée sur le « goût du client » qui justifie l’embauche de jeunes. Au mieux, dans ce secteur, certains aménagements de poste en fin de carrière peuvent être proposés aux anciens. Les qualités supposées des seniors (maturité, stabilité, etc.) seraient privilégiées pour l’embauche sur certains métiers en tension tels que les boulangers ou les bouchers. Dans les services informatiques (SSII), les salariés deviennent seniors très vite, dès 35 ans, ce qui écarte de facto les candidats âgés de ces emplois de manière implicite, voire explicite. Dans ce secteur, ces personnes sont aussi victimes d’un faisceau de stéréotypes où les représentations des clients sont mobilisées pour justifier les critères de recrutement sur l’âge.

107La deuxième partie de l’ouvrage aborde le problème des conditions de travail en fin de carrière qui génèrent souvent des départs anticipés. Valérie Pueyo et Valérie Zara-Meylan proposent une approche ergonomique et conditionnelle du vieillissement au travail, afin de mieux comprendre les relations entre âge et travail compte tenu des transformations des secteurs et des métiers. Ces auteures insistent sur le caractère relatif de la notion de vieillissement puisqu’aux mêmes âges, les salariés ne seront pas considérés de la même façon par les entreprises et donc sur l’idée que le vieillissement est une réalité socialement modelée. L’intensification du travail et les nouvelles normes de changement permanent risquent de produire encore plus d’effet sur les salariés âgés en renforçant les problèmes qu’ils peuvent rencontrer et en fragilisant les acquis de leurs expériences. Les évolutions biologiques liées à l’âge qui peuvent avoir un effet sur le travail (baisse de la force musculaire, de certaines fonctions cognitives, etc.) se caractérisent aussi par de fortes différences interindividuelles. De plus, il est difficile, voire impossible, de mesurer ce qui est relatif à l’âge proprement dit et ce qui tient aux différences de générations qui ont été marquées par les mêmes événements ou les mêmes conditions de travail. Dans les métiers du bâtiment ou des hôpitaux, certaines conditions de travail ont des effets avérés sur la santé qui progressent avec l’âge ; il en est de même pour ceux ayant travaillé avec des horaires décalés. L’organisation du travail peut donc jouer un rôle important dans la façon dont les troubles de santé se manifestent et sont – ou non – aggravés par le travail. Les auteures font ici référence au vieillissement « en miroir », c’est à dire révélé par les exigences du travail. Bien sûr, tout dépend si les salariés ont pu développer et faire valoir leur expérience avec le temps. Les auteures expliquent aussi comment les salariés arrivent à déployer des stratégies en lien avec leurs expériences et susceptibles de valoriser leurs compétences. Des exemples bien choisis viennent à l’appui de la démonstration : dans les chaînes de montage de l’industrie automobile, chez les guichetiers de la Poste ou les autocontrôleurs dans la sidérurgie qui arrivent à conquérir des zones d’initiatives et d’autonomie. Ces stratégies restent toutefois fragiles et peuvent être brisées par des exigences de polyvalence et de turnover. Bien que ce chapitre commence par resynthétiser les apports des précédents, ce qui lui donne un caractère un peu répétitif, son apport ressort plus particulièrement dans l’analyse de certains contextes de travail précis.

108Le chapitre d’Anne-Françoise Molinié est centré sur les salariées seniors en Europe, notamment sur la progression de leur taux d’emploi, en soulignant au préalable que leurs situations en la matière sont plus hétérogènes que celles des hommes. Le croisement entre taux d’emploi et temps partiel s’avère très pertinent pour différencier des groupes de pays. Des travaux comparatifs ont ainsi fait ressortir des « contrats sociaux de genre », car les femmes travaillant actuellement au-delà de 50 ans ont connu d’importantes transformations des modèles de références, de celui de monsieur « Gagne-pain » à celui de madame « Gagne-petit ». La question du travail soutenable se pose avec une acuité particulière lorsqu’il s’agit de rester dans l’emploi ou de s’en éloigner. Deux aspects sont ici questionnés : les femmes de plus de 50 ans sont-elles à l’abri de certaines exigences professionnelles ? Quelles sont les caractéristiques du travail qui font qu’elles puissent rester ou partir ? L’utilisation de l’enquête européenne sur les conditions de travail (Eurofound) permet de cerner des aspects de la qualité du travail appréhendée sous l’angle des conditions de travail. L’auteure construit un indicateur d’horaires décalés mieux adapté au travail des femmes que celui, plus restrictif, de travail posté ou alternant. Pour les femmes, les contraintes liées aux horaires décalés ne se réduisent qu’avec un âge vraiment tardif, soit après 55 ans, elles restent donc longtemps exposées à des pénibilités professionnelles. Les seniors ont aussi moins d’occasions de se former, surtout les femmes travaillant à temps partiel. « Tenir au travail » suppose certains ajustements qui se sont produits au cours du temps. Plus les femmes s’approchent des 60 ans, plus elles pensent pouvoir rester dans leur emploi jusqu’à la retraite, en lien avec les marges de manœuvre qu’elles ont pu créer. Il s’agit ici du sens qu’elles peuvent donner au travail, cette notion faisant référence à la compatibilité avec la vie hors travail, la latitude, la richesse du contenu du travail ou encore aux possibilités de formation. Les comparaisons européennes en fin de chapitre suggèrent d’intéressantes pistes d’ouverture en termes de modèles d’emploi, où le sentiment d’être capable de rester dans le même travail jusqu’à 60 ans joue beaucoup, la France étant plutôt mal placée en la matière.

109Dans leur contribution portant sur les « accords seniors : quelles actions sur les conditions de travail ? », Annie Jolivet et Serge Volkoff s’interrogent d’emblée sur un paradoxe : comment retarder les départs de la vie professionnelle alors que certaines conditions de travail les rendent plus difficiles avec l’avancée en âge ? D’autant que le nombre de seniors concerné s’accroît quantitativement ces dernières années. La voie la plus générale consiste à améliorer les conditions de travail de tous et d’autres, plus ciblées, peuvent porter sur les réaffectations ou protections des travailleurs qui ont été les plus touchés par la pénibilité du travail. Une troisième voie peut s’appuyer sur une valorisation des acquis de l’expérience et des stratégies de protection développées par les salariés et enfin une quatrième, proche à mon sens de la précédente, propose d’adapter les itinéraires. Suite à la loi de 2008 qui incite à la négociation sur l’emploi des salariés âgés, ces problèmes ont été mis sur le devant de la scène et les auteurs s’intéressent à certaines bonnes pratiques des entreprises en matière de conditions de travail. En s’appuyant sur des monographies d’entreprises, l’accent est mis sur certains métiers qui sollicitent particulièrement les seniors, avec une comparaison entre les personnes âgées de moins de 50 ans et celles plus âgées. Les auteurs insistent sur la pertinence de l’approche « conditionnelle » du vieillissement abordée dans le chapitre précédent. Les horaires de nuit posent des problèmes particuliers aux seniors en raison de la fatigue accumulée, d’où l’importance des modes de gestion collective de ces situations dans les entreprises où le travail en continu impose des horaires de nuit structurels (exemple de la chimie où des solutions ont été recherchées). Les marges de manœuvre sur les parcours professionnels montrent l’étendue des possibles et des contraintes qui peuvent s’articuler, par exemple sur l’évolution de la santé liée à l’âge qui ne permet plus de supporter certaines contraintes dans un établissement hospitalier. Ces établissements peuvent développer des fonctions nouvelles ou spécialiser leur personnel soignant pour alléger leurs charges psychologiques ou physiques et redonner une « ouverture » en fin de carrière. Autre expérience intéressante observée ici, celles des actions individuelles permettant d’adapter les situations de travail en fonction de l’âge, des contraintes physiques et de la spécialisation des salariés. Les plans seniors les plus cohérents sont alors ceux qui associent des actions de prévention de la pénibilité à celles de reclassement/réaffectation des salariés vieillissants.

110La dernière partie de l’ouvrage porte sur l’expérience et la transmission des savoirs professionnels. Jeanne Thébault s’intéresse plus particulièrement à la question du tutorat prévu dans les accords seniors de la loi de 2008 et dans les contrats de génération qui posent directement la question de la transmission des compétences. Or le contexte sociodémographique fait qu’en proportion, les seniors sont maintenant plus nombreux dans les entreprises et avec des parcours professionnels très hétérogènes. Pour les entreprises, l’un des enjeux est de favoriser cette transmission des savoirs professionnels, lorsque cela est possible et souhaitable, car ces savoirs peuvent être frappés d’obsolescence et, par ailleurs, les anciens peuvent avoir développé des formes de résistances au changement. De plus, les entreprises peuvent percevoir ces temps de transmission comme inutiles car non productifs. Les difficultés de montée en charge des contrats de génération attestent bien du cumul de contraintes qui pèsent sur ce type de politiques de l’emploi. L’auteure applique sa problématique centrée sur les « interactions formatives » aux personnels soignants. Il s’agit de montrer que ces savoirs dépassent largement le savoir-faire technique, car les soins combinent du technique et du relationnel : savoir parler d’autre chose que des soins proprement dits pour les aides-soignants, de banalités par exemple qui peuvent créer du lien avec le patient. Beaucoup de ces savoirs sont supposés innés, or l’auteure démontre l’importance de la co-construction de la relation entre les agents dans un contexte où l’intensification du travail incite à ne pas « perdre de temps » dans les transmissions. De plus, le nouveau salarié apparaît comme une charge supplémentaire pour les anciens, ce qui génère des tensions et des arbitrages, surtout si le tuteur n’a pas de statut officiel, ce problème étant signalé comme fréquent. La transmission peut ainsi être mise entre parenthèses, s’effectuer en fonction des opportunités ou encore en dehors du binôme. Cette analyse atteste donc de la complexité de la transmission professionnelle, au-delà des stéréotypes véhiculés.

111La contribution de Nathalie Greenan et Pierre-Jean Messe porte sur un autre aspect de la transmission informelle en fin de carrière. L’enquête COI sur les changements organisationnels et l’informatisation qui permet d’identifier qui est « formateur » en entreprise est ici mobilisée. Après avoir rappelé les enjeux d’une bonne transmission des savoirs accumulés pour l’entreprise, les auteurs s’interrogent sur certains problèmes soulevés par la mise en œuvre des contrats de génération dans les « entreprises innovantes » : en effet, les seniors ne sont pas toujours les tuteurs des jeunes et leur complémentarité n’est pas évidente. Se pose alors la question de la sélection des « formateurs » par l’entreprise puisque les seniors y sont sous-représentés. Ceci peut s’expliquer par différentes raisons : un effet mécanique lié au faible nombre de jeunes à intégrer, un mauvais état de santé des salariés vieillissants, mais cette hypothèse est réfutée par de nombreux travaux, ou encore par une dépréciation du savoir des anciens du fait des changements technologiques récents. Ce dernier effet semble jouer plus que les autres. Le senior a plus de chances d’être formateur si son savoir accumulé au cours de l’expérience n’a pas été déprécié. Avoir bénéficié d’une formation dans des entreprises ayant connu des changements est aussi un facteur qui joue positivement sur cette probabilité, ceci intervenant comme une mise à jour des compétences. Les auteurs préconisent d’accompagner le contrat de génération d’un volet formation ciblé sur les travailleurs âgés de 50 ans et plus, ce qui permettrait de restaurer leur rôle de transmetteur de savoirs. Ces éléments pourraient expliquer pourquoi cette politique de l’emploi ciblée sur l’âge des bénéficiaires est peu utilisée dans les entreprises innovantes.

112Alex Alber, Danièle Guillemot et Anne-Marie Waser prolongent ces réflexions en s’interrogeant sur la place des « compétences relationnelles » des anciens. Cette contribution s’appuie sur une enquête qualitative par entretiens et s’intéresse au rapport aux changements des salariés âgés de 40 à 58 ans, en montrant que ceux-ci veulent surtout préserver une qualité relationnelle au travail. Les auteurs invitent ici à relativiser la prétendue « résistance au changement » des seniors. La question de l’appauvrissement des contacts humains, voire de leur disparition, est au centre de l’analyse, en lien avec le développement de l’informatique - des courriels notamment – ou encore des fréquentes réorganisations des services. De ce fait, les rapports humains dans le travail deviennent de plus en plus souvent distanciés. Pour les auteurs, les interstices de la technique (souvent informatique) servent en quelque sorte de « niche » aux salariés expérimentés âgés. Cette lecture des réticences exprimées par les salariés vieillissants face aux changements signale aussi un travail invisible aux yeux de la hiérarchie et en opposition avec les nouvelles pratiques managériales. Par ailleurs, ces salariés vieillissants peuvent aussi combler les lacunes des organisations défectueuses en termes de circulation de l’information ou de relations humaines. Or ces compétences relationnelles sont attachées à la personne et non au poste, elles sont difficilement transférables. Ces salariés ont acquis une utilité économique et sociale certaine pour l’entreprise, mais qui n’est souvent pas reconnue, ils ne seront donc souvent pas remplacés lors de leur départ à la retraite.

113Au total, cet ouvrage collectif ouvre de nombreuses pistes de réflexion sur cette période de transition, souvent critique, entre le travail salarié et la retraite. Cet objet d’étude ne risque pas de se tarir étant donné que les fins de carrière vont forcément s’allonger avec le report progressif de l’âge de départ à la retraite. La lecture de cet ouvrage est facilitée par sa construction : les introductions de parties synthétisent bien le contenu et les bibliographies complètes par chapitre fournissent des ouvertures pour qui souhaite aller plus loin. D’un contenu très empirique, l’ensemble est fort bien documenté, avec des tableaux statistiques et des encadrés précis. Comme souvent dans les ouvrages collectifs, chaque contribution peut être lue indépendamment des autres. Il manque parfois une cohérence d’ensemble, même si des liens entre les chapitres ont été quelquefois habilement établis. De mon point de vue, l’accent mis sur les inégalités sociales face au vieillissement au travail s’avère pertinent et permet de mieux comprendre les objectifs explicites et surtout implicites des politiques publiques visant à allonger la durée de vie active, notamment la multiplicité des problèmes que cet objectif pose aux acteurs – individus, entreprises, partenaires sociaux et État. On peut toutefois regretter le manque d’éclairage sur les politiques d’emploi visant à allonger la durée d’activité mises en œuvre dans certains pays européens ou encore sur le travail avant la retraite pour ceux qui ont un statut d’indépendant, dans un contexte de développement de l’auto-entrepreneuriat.

114Laurence LIZÉ

115Centre d’économie de la Sorbonne, Université de Paris 1

116laurence.lize@univ-paris1.fr

Sonia Rocha, Allocations sociales et pauvreté au Brésil : le bon combat ?, Préface de Pierre Salama, traduit du portugais par Pascal Reuillard, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Le (Bien) commun », Paris, 2014, 232 p.

117Il existe assez peu d’ouvrages en France sur les systèmes de protection sociale dans les pays du Sud et celui-ci, de l’économiste brésilienne Sonia Rocha, permet de combler un vide en analysant la mise en place et la consolidation de différents programmes d’allocations au Brésil et, en particulier, le plus célèbre d’entre eux, Bolsa Familia (Bourse-Famille). Il s’agit d’une traduction d’un livre paru en portugais chez Elsevier en 2013, qui ne s’adresse donc pas spécifiquement à un lectorat français, ce qui pourra rendre sa compréhension parfois malaisée pour un lecteur qui connaîtrait peu ou pas le Brésil.

118Le sous-titre « Le bon combat ? » est finalement assez trompeur, car Sonia Rocha ne remet pas en cause le bien-fondé de ces programmes, bien qu’elle appelle de ses vœux une transformation des politiques d’assistance. L’objet de l’ouvrage réside dans son analyse du ciblage de deux grandes catégories d’allocations sociales, les premières nées dans les années 1970 et ciblant principalement les personnes âgées et les handicapés pauvres, les secondes étant plus récentes – à partir des années 1990 – et davantage ciblées sur les plus pauvres (et les ménages avec enfants). L’auteure revient sur la genèse et la transformation progressive de ces programmes et en discute la pertinence du ciblage dans une perspective de réduction de la pauvreté.

119Avant toute chose, il nous faut décrire ces différents programmes. La première allocation a été mise en place dans les années 1970, sous la dictature et en période de forte croissance économique, et a ciblé les plus de 70 ans et les personnes handicapées pauvres. Moyennant certaines conditions, celles-ci se voyaient verser une allocation égale à la moitié du salaire minimum (très bas à l’époque) et pouvaient accéder aux prestations médicales de la sécurité sociale brésilienne. Ces Prestations continues d’assistance [13] (PCA) étaient particulièrement novatrices dans les années 1970, quand l’aide aux pauvres était encore organisée de façon largement paternaliste ou clientéliste. Avec la nouvelle Constitution de 1988, un changement important se produit puisque ces PCA sont revalorisées à hauteur du salaire minimum (qui devient leur plancher). Cette revalorisation, associée à une hausse importante du Salaire minimum (SM) lors de la dernière décennie, a rendu ces prestations attractives pour les personnes âgées qui en sont les principaux bénéficiaires.

120Les « nouveaux » programmes sociaux naissent quant à eux dans les années 1990. Plusieurs ont été mis en place (Bourse-École, Carte-Alimentation, Bourse-Alimentation et Allocation Gaz, Bourse-Famille [14]) ; pour des raisons de clarté, nous nous focaliserons sur les deux plus connus, Bourse-École et Bourse-Famille, ce dernier fusionnant tout ou partie des autres programmes.

121Leur initiative a d’abord été locale. Les programmes de Bourse-école les plus célèbres naissent en 1995 dans la ville de Campinas et dans le District fédéral (qui abrite Brasilia), soit deux zones aisées au regard du reste du Brésil. À Campinas, le programme ciblait principalement les enfants de moins de 14 ans en situation de risque, par le biais d’une allocation versée à leur famille. Cette allocation était conditionnée (en fonction du revenu par tête) et au bout d’un an, le montant moyen versé était de 100 reais [15] par famille, dont le revenu moyen était de 65 reais. Le coût de ce programme est resté modeste, ne dépassant pas 1 % du budget municipal. Dans le District fédéral, différentes conditionnalités étaient également fixées – scolarisation dans le public, résidence dans le DF depuis plus de 5 ans, revenu par personne inférieur à un demi-SM. Devant la réussite de ces programmes, d’autres municipalités vont reprendre l’idée, mais sans connaître le même succès – pour Sonia Rocha, dans des villes plus pauvres et ne disposant par d’une administration efficace, le programme était voué à l’échec. En outre, ces allocations directes étaient encore mal vues dans la société brésilienne, où les prestations en nature étaient privilégiées.

122Dans ce contexte, le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso a fait voter une loi en décembre 1997 permettant le soutien financier de l’État fédéral aux municipalités qui mettraient en œuvre un programme inspiré de Bourse-École. La gestion était décentralisée aux communes, lesquelles étaient chargées de sélectionner les familles et de compléter l’aide fédérale. Conditionnées à la fréquentation scolaire (et également au revenu), les allocations étaient alors d’un faible montant (en moyenne, les allocations versées atteignaient 33 reais par famille en 2000). Surtout, la contrepartie municipale a découragé nombre de communes et les problèmes de gestion ont limité l’impact du programme sur la pauvreté. Devant cet échec, le gouvernement fédéral a alors simplifié les conditions du programme avec la création d’un montant unique de 15 reais par enfant, l’abandon de la contrepartie financière des communes et la mise en place d’une carte bancaire magnétique, remise aux familles (quasi systématiquement aux femmes), afin qu’elles puissent toucher l’argent fédéral sans intermédiaire.

123L’arrivée au pouvoir de Luiz Inacio Lula da Silva (élu en 2002, réélu en 2006) va donner une nouvelle impulsion au programme. Lors de sa campagne, Lula élabora le programme « Faim Zéro », qui embrassait une trentaine d’actions ciblées sur les pauvres. Ce programme fut un échec retentissant, faute notamment de préparation suffisante du ciblage et il fut abandonné au bout de quelques mois, mais il permit de poser les jalons du programme le plus célèbre de la présidence Lula, à savoir Bourse-Famille. Ce programme a unifié les programmes existants en procédant à un ciblage très clair, en mettant en place un cadastre unique, et en faisant preuve d’une grande transparence sur les bénéficiaires (dont le nom est depuis 2006 accessible à tous sur Internet).

124Ce programme Bourse-Famille s’est progressivement consolidé. Les allocations initiales variaient en fonction du revenu et du nombre d’enfants, allant de 15 reais à 95 reais (montant maximal en 2003). Fin septembre 2004, plus de 11 millions de prestations des « nouveaux » programmes étaient versées, dont presque la moitié par Bourse-Famille. On ne reviendra pas sur les transformations successives du programme, très bien décrites par l’auteure, et notamment l’importance de son extension aux jeunes de 16 et 17 ans. Pour donner une idée de son importance, en 2011, plus de 13 millions de ménages touchaient cette allocation, avec un montant moyen de 119 reais (le SM étant alors de 545 reais) pour un coût modique (0,4 % du PIB) Le coût total de ce(s) programme(s) équivalait à prix constant à 21 fois le montant de ce qui était versé en 2001. Sonia Rocha estime que ce programme réduit de 3,3 % le nombre de pauvres au Brésil.

125On peut souligner plusieurs points importants qui sont mis en évidence par l’ouvrage. D’abord, contrairement aux idées reçues, ces programmes d’allocations sociales ont un impact assez limité sur la pauvreté. Si cette dernière a fortement reculé au Brésil depuis 10 ans, c’est en raison de l’augmentation de l’emploi formel et du montant du salaire minimum. Ces programmes tendent par contre à rendre les pauvres moins pauvres et à les éloigner des situations de misère. Ils ont ainsi largement contribué à faire disparaître (en partie) du paysage ces enfants dépenaillés qui erraient dans les métropoles brésiliennes jusqu’au début des années 2000. L’impact est également modeste en ce qui concerne la réduction des inégalités, mesurée par le coefficient de Gini du revenu des ménages. Les allocations ne représentant en moyenne que 1,4 % du revenu des familles brésiliennes en 2011, elles contribuent bien moins, malgré leur bon ciblage, à la diminution des inégalités de revenu que l’augmentation des revenus du travail dans les catégories populaires. Pour autant, l’auteure estime qu’elles sont responsables de « 18 % de la chute du degré d’inégalité de revenu » de 1995 à 2012 [16].

126Ensuite, ces allocations sociales, bannière du lulisme, se sont imposées progressivement comme des composantes légitimes du système de protection sociale, ce qui n’était pas une tâche facile au Brésil où, comme ailleurs, elles sont accusées à tort de stimuler la natalité des pauvres ou de les maintenir dans l’oisiveté. Cependant, l’efficacité de ces allocations en termes de ciblage ne doit pas faire oublier que les politiques de lutte contre la pauvreté sont bien plus amples et qu’elles font encore largement défaut. L’auteure insiste sur le fait que le système éducatif public brésilien présente des faiblesses majeures. De même, les politiques visant à favoriser l’emploi (formel) au sein des classes populaires restent limitées, comme en témoignent les grandes difficultés du Secrétariat national à l’économie solidaire au sein du gouvernement Dilma Rousseff (élue en 2010, réélue en 2014) [17].

127Sonia Rocha considère qu’il existe aujourd’hui une vraie injustice entre les PCA (destinées aux personnes âgées et aux handicapés) et le programme Bourse-Famille. Les premières, dont on rappelle qu’elles permettent de toucher un SM, coûtent 50 % de plus que le programme Bourse-Famille pour 4 fois moins de bénéficiaires. Elle appelle de ses vœux une refonte de ses programmes, qu’elle considère comme « incompatibles », puisque traitant différemment des sous-groupes de pauvres (les PCA étant perçues comme une sorte de retraite alors que la Bourse-Famille est perçue comme un revenu). Cette inégalité, rarement évoquée dans le débat public, semble renvoyer à un imaginaire social où l’aide aux pauvres n’a pas la même légitimité selon l’âge des bénéficiaires.

128Enfin, comme le souligne Pierre Salama dans sa préface, le programme Bourse-Famille a fait preuve d’une grande flexibilité et d’une grande efficacité pour absorber, au fur et à mesure, des transformations importantes (l’allocation est d’abord proportionnelle au Salaire minimum, avant d’être définie monétairement – le nombre d’enfants maximal pris en charge augmente). Le gouvernement de Dilma Rousseff a dénommé son programme phare « Brésil sans misère », pour souligner son objectif d’éradiquer l’extrême pauvreté, calculée sur une base monétaire, ce qui montre le chemin accompli depuis 2002.

129L’ouvrage se lit très bien, pour autant qu’on s’habitue aux nombreux sigles et acronymes et l’auteure arrive à passionner le lecteur sur des questions de ciblage. Certains points auraient cependant pu faire l’objet de développements plus conséquents, notamment une mise en perspective de Bourse-Famille au regard d’autres initiatives sur le continent sud-américain. On regrette également quelques absences importantes.

130Il en va d’abord de l’illustration de la transformation concrète des existences pour les familles touchant ces allocations. Certes, les statistiques présentées par l’auteur nous informent sur des seuils, mais on aurait aimé quelques références à des travaux ethnographiques soulignant combien ces allocations ont pu permettre aux familles de sortir de la misère, en leur donnant droit à un revenu régulier. Cette absence confère parfois aux propos de l’auteure un aspect technocratique assez désagréable et surtout une confiance exagérée dans les statistiques officielles.

131On regrette aussi que Sonia Rocha n’insiste pas suffisamment sur les difficultés rencontrées par ce programme à ses débuts (même si elle explique l’échec du programme Faim Zéro) et les multiples polémiques sur les bénéficiaires illégitimes qui avaient scandé les premiers pas du programme. Ces résistances se sont à tel point affaissées que Bourse-Famille est présentée, à tort, comme le principal responsable de la réduction de la pauvreté au Brésil. Or Lula (et Dilma dans une moindre mesure) ont beaucoup joué de cette ambiguïté, en associant souvent les bénéficiaires de ce programme à la nouvelle classe moyenne émergente, avide de consommation, ce qui est une contre-vérité. L’importance du poids du Nordeste (où se concentrent les bénéficiaires) dans l’élection de Dilma en 2010 et 2014 est très largement éludée, comme, d’ailleurs, le positionnement des différents partis politiques sur cette expérience.

132Enfin, la question des inégalités est, de notre point de vue, insuffisamment mise en perspective, au profit d’une approche se concentrant sur la mesure de la pauvreté et des inégalités de revenu. Depuis deux ans, les inégalités de revenu ont en effet cessé de se réduire au Brésil, ce qui n’est pas sans lien avec la faible croissance économique du pays. Ce coup d’arrêt a d’ailleurs coïncidé avec d’importantes mobilisations populaires. En effet, les inégalités au Brésil sont présentes dans bien d’autres dimensions – droit à la ville, accès différencié à la santé et à l’éducation, grandes disparités dans les services publics, etc. La Bourse-Famille a rendu de la dignité à certaines familles et elle dispose aujourd’hui d’une aura considérable certainement parce qu’elle est devenue un vecteur fondamental de la citoyenneté des plus pauvres, traités également par le biais d’un programme national. Elle a donc fortement concouru à rendre moins acceptables des inégalités dont le niveau demeure extrêmement élevé. Or ce que nous disent les différentes mobilisations populaires de 2013 et 2014 (autour des transports publics notamment), c’est que nombre de citoyens brésiliens n’acceptent plus les passe-droits et les scandales de corruption à répétition, mais surtout le mépris dont ils font l’objet et qui se matérialise par le biais de services publics inefficaces ou d’insécurité constante dans les lieux publics. D’une certaine manière, les individus, les groupes sociaux (et partant, les classes sociales) sont les grands absents de l’ouvrage de Sonia Rocha pour qui les programmes sociaux semblent être le reflet de programmes de gouvernement, indépendamment des mobilisations sociales qui ont pu concourir à leur mise en place. Cette « désincarnation » est certainement le point faible de l’ouvrage.

133Pour conclure, cet ouvrage nous éclaire sur les transformations contemporaines du Brésil et il se révèle indispensable pour comprendre les politiques d’assistance et leurs évolutions récentes, dont l’auteure révèle patiemment et minutieusement les enjeux. Il permet d’objectiver la question des inégalités de revenu au Brésil, dont le niveau encore très élevé est un des obstacles majeurs à la dynamique démocratique comme processus d’égalisation des conditions.

134Paul CARY

135Université Lille 3 – CERIES

136cary.paul@club-internet.fr

Jean-Michel Servet, La vraie révolution du microcrédit, Odile Jacob, coll. « Économie », Paris, 2015, 256 p.

137Au cours des quatre dernières décennies, le microcrédit s’est diffusé à travers le monde. On entend généralement sous ce terme une offre de prêt de faible montant qui serait destinée avant tout aux pauvres et qui mobiliserait des réseaux de solidarité interpersonnels comme caution. Considéré souvent comme un instrument révolutionnaire, permettant à ses bénéficiaires de s’extirper de leur condition économique grâce à leur propre force et aux investisseurs de faire fructifier leurs placements tout en les diversifiant, le microcrédit est ainsi présenté comme une « solution miracle » érigée sur les cendres des politiques publiques de développement. C’est parce que la pauvreté est principalement envisagée dans le paradigme néolibéral comme une conséquence de l’impossibilité d’accéder au marché, que « cet avatar populaire du capitalisme » a pu obtenir un tel succès auprès des institutions internationales, de coopérations bilatérales et de fondations privées. Plus précisément, dans cette perspective, c’est essentiellement l’absence de liquidité qui empêcherait les pauvres de pouvoir utiliser d’une énergie entrepreneuriale dont ils seraient naturellement dotés afin de monter de petites affaires, puis, par effet de cascade, de plus amples business. Logiquement, ses partisans ont soutenu qu’il s’agissait là d’une révolution.

138Jean-Michel Servet s’attaque à cette idée dans cet ouvrage. Économiste et anthropologue, l’auteur s’appuie dans ce livre tant sur une expérience de terrains variés que sur des considérations plus théoriques. L’ouvrage est divisé en quatre parties. La première analyse le consensus et l’idéologie soutenant le microcrédit. L’auteur explique que, selon ses promoteurs, celui-ci aurait permis de satisfaire les intérêts des prêteurs et emprunteurs, les deux apparaissant par conséquent comme gagnants in fine. Plus encore, le microcrédit devait permettre d’après ses défenseurs l’accès à l’éducation des enfants pauvres, l’empowerment des femmes ou encore un niveau élevé de développement sanitaire. Plus qu’une révolution, il était question d’un véritable miracle. Pourtant, une multitude d’institutions et d’acteurs ont soutenu cette fable par intérêt ou par coercition structurelle. Et ce n’est qu’à partir du moment où le microcrédit est entré en crise, crise qui a entraîné par exemple une vague de suicides en Inde ou encore des manifestations violemment réprimées de mineurs en Afrique du Sud, que la critique est devenue possible. En réalité, comme le soutient l’auteur, nous avons assisté à une contre-révolution. Car, derrière un personnage comme Muhammad Yunus ou les différentes figures (mobilisées aujourd’hui par le storytelling, le microcrédit a été le cheval de Troie de l’expansion de la concurrence et de la propriété privée aux marges des sociétés, c’est-à-dire là où elles avaient sans doute moins d’emprise initialement. Le principe de concurrence (sauvage) – consubstantiel au néolibéralisme – a en effet contraint les structures de microcrédit à se convertir aux services financiers commerciaux. La recherche de rentabilité les a pour partie détournées des populations les moins solvables ou, pire encore, les a conduites à proposer des taux d’intérêt littéralement usuraires afin de couvrir des frais élevés de distribution et d’attirer des capitaux à la recherche de diversification des risques. D’où ici et là des révoltes d’emprunteurs et une baisse des taux de remboursement.

139Dans la deuxième partie de l’ouvrage, cette évolution du microcrédit est analysée sur les quatre dernières décennies. Elle débouche sur ce que l’on a coutume désormais d’appeler le social business (et l’impact financing), dernier avatar de la philanthropie néolibérale qui, selon M. Yunus lui-même, réconcilie deux tendances humaines « naturelles », à savoir : d’un côté, la volonté de s’enrichir et de l’autre, celle de vouloir aider. À la vérité, dans la mesure où est ainsi mise en scène une société qui se passe d’État et de politiques publiques, c’est à un projet post-politique, dominé par de grands groupes économiques, que nous mène cette « innovation ». Le troisième chapitre analyse pour sa part les causes de l’échec du microcrédit dans la mesure où il a échoué à réduire significativement la pauvreté. L’auteur y met en lumière les onze conditions nécessaires pour que le microcrédit soit réellement un instrument efficace d’augmentation des revenus. On en déduira que les capacités intrinsèques du microcrédit sont, en pratique, très limitées. Le quatrième chapitre se concentre sur le passage du microcrédit à la microfinance, la microfinance étant un champ beaucoup plus large que le seul microcrédit. Il montre la diversité des pratiques, mais aussi des besoins en termes d’instruments financiers, leur structuration, leur succès, etc. Dans cette partie de l’ouvrage, l’auteur a une réflexion très intéressante sur la micro-assurance, les liens entre épargne et microfinance, les services de transfert et de paiement. Le dernier chapitre, peut-être plus théorique, pose la question de l’articulation des logiques sociales, politiques et économiques avec celle de ces instruments financiers. Ce n’est pas l’instrument qui est en lui-même en cause, mais bien les logiques néolibérales qui l’ont animé jusqu’à aujourd’hui. Jean-Michel Servet propose de reconnaître la finance comme un « commun » par articulation des logiques de solidarité, de concurrence et d’administration.

140Écrit de manière très pédagogique, cet ouvrage, qui s’adosse à une expérience de quatre décennies dans le domaine de l’inclusion financière, est tout à fait remarquable par la richesse des discussions et des terrains qu’il mobilise. À une époque de financiarisation généralisée, c’est un travail qui mérite une grande attention, bien au-delà du cercle des seuls spécialistes.

141Antoine HEEMERYCK

142CESSMA, Université de Paris 7 et Institut national pour la recherche et la formation culturelle (Roumanie)

143antoine.heemeryck@gmail.com

Michel Lallement, L’âge du faire : hacking, travail, anarchie, Seuil, coll. « La Couleur des idées », Paris, 2015, 441 p.

144Michel Lallement poursuit ses réflexions sur les utopies concrètes en abordant dans cet ouvrage un terrain au sein de l’écosystème numérique dans la région de San Francisco. L’auteur se fonde sur une observation participante conduite entre août 2011 et août 2012 auprès d’une communauté de hackers baptisée « Noisebridge » près de la baie de San Francisco. L’objet de son livre est de décrire le « nouveau » modèle d’activité construit à l’initiative de hackers, comme une « contre-culture » par rapport à celle des grandes organisations bureaucratiques. Plus exactement, l’auteur cherche à répondre à la question de savoir si l’émergence de ce contre-modèle ne s’inscrirait pas à la confluence de plusieurs évolutions. L’auteur reconstitue les racines historiques du hacking (« l’art de bidouiller ») et la généalogie des hackerspaces, particulièrement celle de Noisebridge. Il s’interroge sur la signification concrète de ce type de lieu et examine en quoi son développement et les pratiques qui s’y mettent au point bousculent nos représentations habituelles du travail. Reprenant le fil de ses précédentes recherches sur l’utopie et sur les enjeux contemporains du travail – dans Temps, travail et modes de vie (2003) et dans Le travail sous tensions (2010) –, M. Lallement regarde le travail comme un rapport social à part entière et mobilise un cadre d’analyse inspiré des réflexions de Max Weber. Au-delà de l’image consensuelle généralement donnée du fonctionnement de ces lieux, l’auteur examine, dans la dernière partie du livre, les tensions et oppositions rencontrées dans ces hackerspaces et décrypte la manière dont les intéressés les résolvent.

145À travers le concept de « faire », M. Lallement reconstitue la vision du travail, de la production et de l’économie qui caractérise le mouvement hacker. Le faire désigne « une pratique productive qui trouve en elle-même sa propre fin : une activité qui, à la condition de répondre à l’exigence première de conformité aux désirs personnels, peut être gouvernée par un souci d’efficacité » (p. 23). L’auteur précise que le mouvement « faire » n’est pas « qu’une opportunité marchande ou une pure invention discursive d’entrepreneurs en mal d’idées nouvelles. Il est bien plus que cela. En rupture avec les anciennes représentations du travail, il constitue un foyer de recomposition multiforme où des acteurs d’horizons variés agissent en direction d’un nouveau modèle de société dont les contours exacts restent à définir » (p. 73).

146L’auteur ne se limite pas aux définitions convenues du hacking mais en soulève au contraire l’ambiguïté. Par hacker, il désigne en effet « un ensemble d’individus organisés autour d’une activité primaire (le hacking), dotés de technologies (l’ordinateur, l’imprimante « trois D » et les machines-outils), structurés à l’aide de communautés et de réseaux (les espaces collaboratifs, les associations de hackers…) et susceptibles de gérer en leur sein une division des activités » (p. 16).

147Il révèle la recherche de sens qui traverse ces collectifs, avec une dimension politique et militante : être hacker, « c’est vouloir reprendre la main sur son destin, agir sur le monde matériel pour mieux tenter d’agir sur soi-même » (p. 334). Nous retrouvons là une tendance plus générale et multiforme visant à avoir prise sur son quotidien, à (re)trouver un certain pouvoir d’agir, dans un monde où les activités sociales (professionnelles, éducatives, de soin, etc.) se heurtent aux effets de l’industrialisation, de la rationalisation gestionnaire et de la bureaucratisation. Pour être et se sentir hacker, l’objectif est « d’ouvrir la boîte noire des savoirs, y compris les plus abscons », « de travailler la prospérité pour tous sur la base de technologies distribuées et décentralisées ». Il semble y avoir, en somme, une certaine homologie entre les valeurs des hackers et les objectifs de certaines institutions internationales (Unesco, CE, etc.) prônant l’avènement d’une société du savoir, par le partage des connaissances autour des technologies informatiques.

148L’auteur partage l’interprétation extensive et inclusive de Chris Anderson, rédacteur en chef du magazine Wired (fondé en 1993 et spécialisé sur les NTIC) et auteur de La Longue Traîne (2006), ouvrage qui a connu un certain retentissement, dans lequel il insiste sur les pratiques de mise en commun des idées et des connaissances au sein de ces communautés, acquérant ainsi un immense savoir collectif.

149Pour M. Lallement, le mouvement hacker, au-delà de son discours d’ouverture et de sa survalorisation du bidouillage, correspondrait à une forme d’élaboration intellectuelle, de projet utopique, caractéristique de la pensée technicienne, d’une pensée d’ingénieur qui voudrait s’extirper des effets de la rationalisation instrumentale, rationalisation pourtant conçue par des ingénieurs. Veulent-ils s’émanciper des effets de la marchandisation en conservant néanmoins les « acquis » des sciences de l’ingénieur ? À Noisebridge, 60 % des hackers ont un profil d’ingénieurs informaticiens et consultants. 6 % d’entre eux sont artistes. Moins de la moitié travaillent dans une grande entreprise, 10 % dans une start-up, 10 % sont des travailleurs indépendants, les autres étant soit étudiants, soit sans emploi. M. Lallement constate que ces hackers ont « presque tous entretenu en revanche des rapports heurtés avec le système scolaire ». De plus, l’auteur remarque qu’en comparaison aux noisebridgiens, les hackers de la Silicon Valley ont expérimenté une plus grande mobilité professionnelle et sont plus nombreux à avoir créé leur propre entreprise. Très peu (à peine 2 %) en revanche affichent un engagement politique, contre près d’un quart (anarchisme féminisme au premier chef) à Noisebridge (p. 308).

150Dans la perspective des travaux typologiques de Weber, M. Lallement identifie quatre profils types : les virtuoses ne sont pas motivés « par l’accumulation de gains financiers, mais par le plaisir du faire et par l’inclinaison au prosélytisme » (exemple de Mitch, cofondateur de Noisebridge). Le second type a pour particularité « que le travail de création n’est pas gouverné par un impératif de profit. La réussite économique n’est qu’une conséquence, indirecte mais bienvenue, du faire. » Le troisième type de hacker articule éthique et pratique : « extrêmement actifs dans la communauté, ce sont typiquement eux que l’on trouve en situation de responsabilité dans le bureau de Noisebridge ». Le dernier profil de hacker, « celui du converti, présente cette singularité d’avoir initialement pratiqué le hacking sur un mode stratégique avant d’en faire, plus tardivement, l’expression d’une conviction éthique » (p. 310). M. Lallement propose ensuite de revenir aux sources du mouvement et esquisse la définition d’un hackerspace en trois dimensions (p. 38) : 1) « Une organisation ouverte qui rassemble des personnes désireuses de mener à bien des projets de fabrication de nature multiple : découpage et assemblage de pièces, fabrication d’objets variés, montage, programmation informatique, couture, cuisine » (p. 38) ; 2) « Un lieu où des individus partagent des ressources : machines, outils, matériaux, connaissances, information, Wifi » (p. 38) : 3) « Une association à but non lucratif gérée collectivement […] appliquant des valeurs issues de l’éthique hacker dont les principes sont : la libre coopération, le refus de la hiérarchie, la liberté d’échanger des informations et des heures de connaissances, le rejet de la discrimination, la conviction que les techniques ont des potentialités à valeur émancipatrice, ou encore l’importance conférée à la “do-ocratie” (pouvoir du faire) » (p. 38)… Il complète cette approche en considérant qu’à Noisebridge, l’organisation est fondée sur le rejet du mode de régulation des grandes bureaucraties (p. 284).

151Alors que d’autres hackerspaces adoptent un modèle plus classique d’entreprise (responsabilités exercées par un directeur nommé par les actionnaires ou par un petit groupe de personnes clairement identifiées chargées de prendre les décisions), l’organisation de Noisebridge repose essentiellement sur le consensus. M. Lallement met en lumière les systèmes de régulation mis en place à Noisebridge dès ses origines : la « répartition des tâches et des responsabilités, toujours placée sous le contrôle du collectif » et « l’énervement n’y est jamais de mise » (p. 180). Le rejet du conformisme et des valeurs conservatrices se concrétise à Noisebridge par un lieu ouvert, organisé sans hiérarchie formelle, sur « un fonds de valeurs anarchistes explicitement revendiquées ». Lorsque des oppositions ouvertes se manifestent, les parties sont invitées à s’exprimer devant le collectif. Des processus de médiation (appel aux anciens) se mettent en place occasionnellement. Pour les noisebridgiens, la recherche de consensus reste le meilleur moyen comme mode de régulation au sein du collectif, mais se révèle chronophage et facteur de conflits. Aussi, l’auteur présente l’expérience de Noisebridge comme un parcours tourmenté : « Lorsqu’il s’agit de faire coopérer des hackers ailleurs que sur l’espace virtuel de la toile, le modèle vanté par Eric Raymond [18] se heurte rapidement à des obstacles de taille » (p. 278). Des modalités « de recrutement jusqu’à la manière de représenter Noisebridge à l’extérieur, de multiples normes s’imposent à tous ». Ces normes précisent par exemple « comment il convient d’agir : ne pas dormir dans les locaux, consulter les livres sur place uniquement, inscrire son nom… » (p. 178).

152Les hackers ne travaillent qu’à la condition de « pouvoir assigner à la tâche à laquelle ils se consacrent un statut de finalité et non de moyens », selon l’auteur. Travailler, « c’est d’abord et avant tout refuser d’accomplir ce qui, de près ou de loin, s’apparente à une corvée ou peut provoquer de l’ennui » (p. 216). Le travail peut être répétitif, s’il est nécessaire. Et le résultat qui en découle doit être porté à la connaissance des autres membres de la « communauté », pour en retirer une reconnaissance. L’auteur reprend les propos de Richard Barbrook [19] (p. 228) : « Le don qu’il [le hacker] fait de son travail est récompensé par la reconnaissance qu’il reçoit au sein de la communauté des utilisateurs développeurs. » Ainsi, le hacker, en tant que travailleur du libre, qui échange des informations et réalise de la coproduction avec et sous le contrôle des pairs, reste un idéal régulateur. Les noisebridgiens formalisent le faire avec davantage d’exigences « que d’autres acteurs du même mouvement, en associant le travail au plaisir, à la libre coopération, au geste esthétique » (p. 407). Noisebridge, comme la plupart des autres hackerspaces de la baie, mêle « intérêts individuels et intérêt collectif, pratique désintéressée et valorisation marchande, dont le contre-don » (p. 394).

153Au-delà de son grand intérêt, cet ouvrage n’en présente pas moins selon nous plusieurs aspects qui méritent discussion. Pourquoi, parmi le vaste ensemble de lieux possibles, le choix de Noisebridge ? Et quels accès au terrain l’auteur a-t-il utilisés ? Questions d’autant plus importantes qu’au fur et à mesure de la lecture, ce lieu se révèle être l’hackerspace idéal-typique, regroupant les « purs » hackers. Ils apparaissent comme les « meilleurs » représentants de cette nouvelle catégorie de « travailleurs », les plus importants et médiatiquement parmi les plus connus (fondateur Mitch Altman). Surtout, l’auteur révèle que les noisebridgiens s’inscrivent mieux que les autres hackers dans une culture militante, altermondialiste, ce qui soulignerait à la fois leur singularité individuelle et leur appartenance communautaire. Toute la question est alors de savoir quel est le degré de représentativité des résultats dégagés par M. Lallement : ce terrain emblématique constitue-t-il une sorte de modèle archétypal auquel confronter les autres hackerspaces ? Par ailleurs, en consacrant une monographie dédiée principalement à Noisebridge, l’auteur ne prétend pas évoquer un modèle généralisable. Ce qui pose, tout compte fait, la question de la portée heuristique de ses analyses, aussi riches et documentées soient-elles. Les situations décrites ne pointeraient-elles pas particulièrement le caractère plus fermé qu’ouvert de ces collectifs et plus élitiste que démocratique du mode de production qu’il entend promouvoir ?

154La lecture de l’ouvrage est passionnante : l’écriture est rythmée, très poétique (avec notamment une « grammaire hacker », évoquée par petites touches légères et fort suggestives, ou bien encore un hommage à Goethe et ses « affinités électives ») et le sujet est très motivant (disons, très actuel). Pourtant, l’auteur (peut-être n’est-ce pas son objet) décrit succinctement les modèles économiques des lieux évoqués : allusion aux exemptions fiscales (p. 253), aux cotisations versées, aux cours dispensés (rivalité entre Noisebridge et The Crucible). Or, précisément, la dimension économique ne peut pas être occultée dans le pays du capitalisme faiblement régulé. La question de la survie économique de ce type de lieu mériterait d’être examinée plus en détail ainsi que les effets de la contrainte économique sur les pratiques qui se déploient dans ces lieux. L’auteur décrit très bien les différentes personnes fréquentant Noisebridge : les tastebridgers (personnes « aux fourneaux »), les freegans (contraction de free et vegan, végétariens). Mais les interactions ne sont expliquées que lors de tensions (expulsions, interdiction de dormir sur les lieux) ou de réinterrogation de la définition de « hackers ». Il aurait été intéressant qu’une analyse complémentaire précise les interactions positives entre ces différents acteurs pour mieux en comprendre les hétérogénéités.

155Cet ouvrage étudie une réalité contemporaine, emblématique, non seulement du travail de l’utopie – les utopies sociales sont toujours à l’œuvre dans nos sociétés apparemment désenchantées et rationalisées – mais également des formes utopiques de travail. Mais le grand intérêt, au-delà sans doute des intentions de l’auteur, c’est qu’il pointe les limites que pourrait représenter l’extension à l’ensemble des secteurs d’activité de cette utopie concrète.

156Lara ALOUAN

157Université d’Évry, Centre Pierre Naville

158lara.alouan@orange.com

Notes

  • [1]
    En fait, dès la première ligne du prologue qui commence ainsi : « Entre deux tournantes, Europe les entendait discuter de choses étranges : le déficit, l’austérité, les dérivés de crédit, la privatisation, la dette publique, les licenciements, la compétitivité, l’efficacité des marchés… Mais quels monstres étaient-ils pour déguiser ainsi sous des termes barbares leurs appétits, pour se cacher à eux-mêmes leur besoin de jouissance sans frein, leur volonté sans limites de puissance et de profit ? ». Si la forme de ce prologue est volontairement satyrique, la métaphore comme l’emploi du terme « tournante » (euphémisation du viol collectif) était largement dispensable.
  • [2]
    Cochoy F. (dir.) (2012), Du lien marchand : comment le marché fait société. Essai(s) de sociologie économique relationniste, Presses universitaires du Mirail, Toulouse.
  • [3]
    Steiner P., Trespeuch M. (dir.) (2014) Marchés contestés : quand le marché rencontre la morale, Presses universitaires du Mirail, Toulouse.
  • [4]
    Callon M. (2013), « Qu’est-ce qu’un agencement marchand ? », in M. Callon et al., Sociologie des agencements marchands, Presses des Mines, Paris, p. 327.
  • [5]
    Ibid., p. 328.
  • [6]
    Mougeot M. (2000), « La tarification hospitalière : De l’enveloppe globale à la concurrence par comparaison », Annales d’économie et de statistique, n° 58, p. 195-213.
  • [7]
    Kervasdoué (de) J. (2009), Très cher santé, Perrin, Paris.
  • [8]
    Voir le premier numéro des Débats du LIEPP, Duvoux N., Palier B. (2014), « Quelle réforme pour la PPE et le RSA », Débats du LIEPP, n° 1, octobre.
  • [9]
    L’ANSA est une association créée en janvier 2006 par Martin Hirsch pour promouvoir l’expérimentation sociale. Cette agence a ainsi piloté les expérimentations du RSA en 2007.
  • [10]
    C’est-à-dire les personnes autour de l’individu, dont les ressources sont prises en compte pour calculer les prestations sociales.
  • [11]
    Iborra M. (2013), Rapport d’information déposé en application de l’article 145 du règlement par la Commission des affaires sociales en conclusion des travaux de la mission sur Pôle emploi et le service public de l’emploi.
  • [12]
    Sirigue C. (2013), Réforme des dispositifs de soutien aux revenus d’activité modestes, Rapport au Premier ministre.
  • [13]
    Beneficio de Prestação Continuada.
  • [14]
    Il faut également mentionner le Programme d’éradication du travail infantile.
  • [15]
    Soit une trentaine d’euros.
  • [16]
    Le coefficient de Gini passant de 0,599 à 0,526.
  • [17]
    Cf. l’article de Coraggio dans ce numéro.
  • [18]
    Eric S. Raymond, Bob Young, The cathedral and the bazaar, O’Reilly, Sebastopol, Ca, 1999.
  • [19]
    « L’économie du don high-tech », in O. Blondeau-Coulet, F. Latrive (dir.), Libres enfants du savoir numérique : une anthologie du « Libre », Éditions de l’Éclat, Paris, 2000.
  1. Pierre Alary et Elsa Lafaye de Micheaux (dir.), Capitalismes asiatiques et puissance chinoise : diversité et recomposition des trajectoires nationales, Presses de Sciences Po, coll. « Académique », Paris, 2015, 304 p.
  2. Robert Salais, Le viol d’Europe : enquête sur la disparition d’une idée, Presses universitaires de France, Paris, 2013, 432 p.
    1. Un récit érudit, alternatif à l’histoire officielle
    2. Une vision idéaliste de l’histoire ?
    3. Tirer l’idée d’Europe du cachot ?
  3. Thomas Reverdy, La construction politique du prix de l’énergie : sociologie d’une réforme libérale, Presses de Sciences Po, coll. « Domaine Gouvernances », Paris, 2014, 319 p.
    1. La construction politique de la concurrence
    2. Comment fixer un prix à l’énergie ?
    3. Quel est l’effet du marché sur les prix ?
    4. La « reconception » du marché de l’électricité
  4. Susi Geiger, Debbie Harrison, Hans Kjellberg, Alexandre Mallard, Concerned Markets : Economic Ordering for Multiple Values, Edward Elgar, Cheltenham, 2014, xv-269 p.
  5. Philippe Batifoulier, Capital Santé : quand le patient devient client, La Découverte, coll. « Cahiers livres », Paris, 2014, 192 p.
  6. Bruno Boidin, La santé, bien public mondial ou bien marchand ? Réflexions à partir des expériences africaines, Presses universitaires du Septentrion, coll. « Capitalismes, éthique, institutions », Villeneuve d’Ascq, 2014, 183 p.
  7. Anne Eydoux, Bernard Gomel (dir.), Apprendre (de l’échec) du RSA : la solidarité active en question, Éditions Liaisons, coll. « Liaisons sociales », Rueil-Malmaison, 2014, 275 p.
  8. Annie Jolivet, Anne-Françoise Molinié, Serge Volkoff (dir.), Le travail avant la retraite : emploi, travail et savoirs professionnels des seniors, Éditions Liaisons, coll. « Liaisons sociales »/CEE, Rueil-Malmaison, 2014, 225 p.
  9. Sonia Rocha, Allocations sociales et pauvreté au Brésil : le bon combat ?, Préface de Pierre Salama, traduit du portugais par Pascal Reuillard, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Le (Bien) commun », Paris, 2014, 232 p.
  10. Jean-Michel Servet, La vraie révolution du microcrédit, Odile Jacob, coll. « Économie », Paris, 2015, 256 p.
  11. Michel Lallement, L’âge du faire : hacking, travail, anarchie, Seuil, coll. « La Couleur des idées », Paris, 2015, 441 p.
Mis en ligne sur Cairn.info le 13/11/2015
https://doi.org/10.3917/rfse.hs1.0277
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