CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les recherches en sciences sociales qui portent sur le néolibéralisme ou la financiarisation de façon générale, ou sur certains aspects de ces phénomènes comme l’imposition de la norme de valeur actionnariale et de formes de gouvernance d’entreprise visant à la mettre en œuvre, la production de discours idéologiques néolibéraux, l’instauration d’une « culture du résultat » dans les administrations via des dispositifs d’évaluation, de normes comptables important la valorisation, obtenus sur les marchés ou via des modèles dans les comptes des entreprises, le développement de discours et de dispositifs incitant les individus à se « gérer » comme des entreprises et à se penser en « entrepreneurs » dans tous les aspects de leur existence, etc., ont connu un développement considérable ces dix dernières années. En même temps, s’ils ont fait progresser considérablement la compréhension de ces sujets, on peut remarquer, par-delà la réelle diversité de cadres théoriques et d’approches méthodologiques, un point commun à presque tous ces travaux : le fait de raconter l’histoire d’une ascension irrésistible, d’un succès qui finit par surmonter les obstacles et triompher des adversaires. Le discours ou dispositif néolibéral étudié a, à chaque fois, connu des débuts humbles et minoritaires. Il a dû affronter des controverses, trouver des alliés face à des discours ou dispositifs jadis dominants et que leur force et leur cohérence, que l’on retrouve souvent grâce à des descriptions solides et documentées, semblaient rendre inattaquables. La narration des multiples causalités, de l’enchaînement des faits, des diverses péripéties, peut varier d’un auteur à l’autre, d’une discipline à une autre, mais on retrouve en général la même trame : le succès peut être rapide, tirant parti d’un moment où les positions se cristallisent, il peut aussi être le fruit d’une longue patience, d’une évolution graduelle et souterraine, au cours de laquelle des reculs partiels interrompent provisoirement l’avancée, mais l’aboutissement est toujours le même.

2Ces travaux, souvent d’inspiration critique, expliquent donc comment ce qu’ils critiquent a réussi. Et comme, bien souvent, ils n’explicitent pas ou peu de quel point de vue ils critiquent le néolibéralisme et ses diverses manifestations, la conclusion qui ressort implicitement de la lecture de ces travaux est que c’était mieux avant, et que c’est donc cet « avant » qui sert spontanément de point d’appui à la critique.

3Le principal mérite du livre de William Davies est peut-être de réussir à s’extraire pour de bon de ce tropisme : en prêtant une attention particulière, comme l’indique le titre, aux contradictions internes du néolibéralisme, et en s’appuyant pour cela sur une analyse très solide de ce phénomène comme vu et compris de l’intérieur, indépendamment de ce à quoi il a pu s’opposer, il pose des jalons pour sortir du « c’était mieux avant » et commencer à penser de façon plus ouverte et imaginative à la question : « À quoi pourrait ressembler l’après ? »

4Sur ce plan, on peut, dans une certaine mesure, le rapprocher du livre de Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde, paru cinq ans plus tôt. Il se trouve simplement que, l’étanchéité de l’univers intellectuel anglophone à tout ce qui n’est pas traduit en anglais étant ce qu’elle est, Davies n’a apparemment pas eu connaissance de ce travail. Nous nous sommes donc permis de faire ce rapprochement, justifié par l’intérêt que peut avoir la comparaison de deux travaux de recherche de grande ampleur portant sur le même objet et dans une perspective très proche, mais menés de façon totalement indépendante l’un de l’autre.

Une démarche commune : singulariser le néolibéralisme pour mieux le disséquer

5Le principal point commun des deux démarches tient sans doute à leur détermination à en finir avec les confusions entre le néolibéralisme et le libéralisme dans ses différentes acceptions, et surtout à souligner que le premier non seulement n’est pas une idéologie du laisser-faire et/ou de la marchandisation généralisée, mais même qu’il s’est construit en grande partie contre cette idéologie. Son émergence intellectuelle, dont on peut repérer des moments clés comme le colloque Walter Lippmann à Paris en 1938 auquel Dardot et Laval consacrent un chapitre, ou la création de la Société du Mont-Pèlerin en 1947, se comprend comme une démarche de refondation du libéralisme, de construction d’une approche qui n’en est pas une nouvelle modalité idéologique, simplement parce qu’elle se situe d’emblée sur un autre plan, comme un mode de gouvernement. Le néolibéralisme ne s’oppose pas à l’État : il le redéfinit et redéfinit de fond en comble ses modes d’action, l’opposition du « marché » et de « l’État » ne relevant, dans les faits, que de la propagande et des justifications simplistes. Chez Dardot et Laval comme chez Davies, cette vision doit beaucoup à la redécouverte préalable de la réflexion élaborée par Michel Foucault sur le sujet à la fin des années 1970, depuis la publication en 2004 de ses cours au Collège de France des années 1977-1978 et 1978-1979 [1], Davies se référant aux traductions anglaises parues respectivement en 2007 et 2008. Foucault écrit d’ailleurs ces textes au moment précis où le néolibéralisme devient l’idéologie et le mode de gouvernement dominants dans le monde développé, un avènement dont Dardot et Laval rendent compte en termes de « branchement » d’un projet politique sur « une dynamique endogène, tout ensemble technologique, commerciale et productive » [p. 278].

6Les deux ouvrages décrivent aussi deux variantes du néolibéralisme, une distinction redevable elle aussi à Foucault : la branche ordo-libérale, allemande, dont la contribution essentielle à la formation du cadre des institutions et du débat politique en Allemagne, et plus tard au niveau de l’Union européenne, est clairement documentée et détaillée, et la branche que l’on peut qualifier d’« austro-américaine », formule qui condense le « passage de témoin » de Friedrich von Hayek à Milton Friedman. Quelques différences sont en effet repérables entre les deux : l’ordolibéralisme s’applique via une politique antitrust active promouvant la concurrence « libre et non faussée », selon la formule consacrée, au service de la souveraineté du consommateur ; il se caractérise aussi par un certain conservatisme social. L’école de Chicago, de son côté, et plus particulièrement tout le courant « Law and economics » analysé en détail par Davies, s’attache à évacuer toute « métaphysique » au profit d’une « physique » qui est celle de la méthodologie et de la modélisation néoclassique, seule juge de ce qui est efficient ou non [Davies, 2014, p. 103]. Le gagnant de la compétition est simplement celui qui surpasse et devance les autres dans la découverte de nouvelles occasions de gain. Dans les deux cas, il s’agit toujours de créer des situations de marché et de produire un sujet entrepreneurial via la pression de la concurrence, que celle-ci soit ou non régulée par un certain idéal normatif. L’idée d’« entreprise de soi » est présente aussi bien chez Röpke que chez Kirzner, pour citer deux auteurs assez représentatifs des deux courants [Dardot, Laval, 2009, p. 217 et 231 respectivement].

7Aussi bien Dardot et Laval que Davies examinent le phénomène néolibéral dans toutes ses dimensions, mais avant tout comme un mode de gouvernement applicable tant à l’État qu’aux entreprises et aux individus, et centré essentiellement sur l’impératif de compétition et de compétitivité. Les premiers le définissent comme une « norme de vie » qui « enjoint à chacun de vivre dans un univers de compétition généralisée » [p. 5], le second à la fois comme « la quête du désenchantement de la politique par l’économie » [p. 4, notre traduction] et comme « la promotion des principes basés sur le marché et des techniques d’évaluation correspondantes au niveau de normes assumées par l’État » [p. 6, notre traduction], tout en insistant tout au long de ses analyses concrètes sur l’importance de la promotion de la compétitivité comme objectif, et de la compétition comme norme de comportement. Les deux ouvrages abordent par exemple un aspect important et souvent négligé : les multiples prescriptions des comportements individuels portées par le néolibéralisme, ces injonctions faites aux individus de se penser comme des entrepreneurs d’eux-mêmes, capables, au moins potentiellement, de tout déterminer individuellement de leur existence. Le néolibéralisme, politique et mode de gouvernement, se comprend aussi comme un véritable mode de vie.

Une politique qui cherche à se nier comme telle…

8Quelques différences méritent toutefois d’être mentionnées entre les deux ouvrages. Celui de Dardot et Laval s’ouvre sur une partie consacrée à la généalogie intellectuelle du néolibéralisme qui fait remonter les deux auteurs aux pères fondateurs du libéralisme classique ; on peut remarquer à ce sujet qu’ils font surtout ressortir, chez des auteurs qui vont de Locke à Bentham, leur extériorité au néolibéralisme. Le lecteur doit attendre la présentation des idées de Spencer pour commencer à voir apparaître un discours qui ait vraiment un air de famille avec le propos des néolibéraux contemporains, en particulier dans son expression du darwinisme social qui, comme le soulignent les auteurs, a transformé les bases théoriques de l’utilitarisme et s’oppose à la tendance réformiste de Bentham. Le néolibéralisme commence ainsi à se construire, à partir de là, pour résoudre un problème de gouvernementalité : comment construire politiquement la concurrence ?

9Davies, de son côté, va plus directement au cœur du sujet, prenant appui il est vrai sur plusieurs travaux, notamment l’ouvrage collectif The road from Mont Pèlerin paru en 2009 sous la direction de Philip Mirowski et Dieter Plehwe, ouvrage qui en avait déjà exploré bien des aspects. Il souligne aussi, davantage que Dardot et Laval, le rôle clef des méthodes et modèles néoclassiques dans les dispositifs néolibéraux, même si l’on peut regretter qu’il n’en expose pas plus précisément le contenu : quand ces modèles sont utilisés pour tester ou évaluer des mesures en place ou proposées, il aurait été intéressant de mettre en évidence ce qui est effectivement testé ou évalué, de quelque peu « soulever le capot » de ces modèles. D’un autre côté, et c’est clairement un apport au regard de l’approche de Dardot et Laval, il explore plus en profondeur la dimension gestionnaire du néolibéralisme telle qu’elle fut développée par exemple par des « gourous du management » comme Michael Porter auquel il consacre d’importants développements. Plus généralement, c’est la fusion des logiques du management et de la politique qu’il explore, en analysant par exemple comment l’objectif de compétitivité s’est progressivement imposé au sommet de l’agenda des décideurs politiques. Davies adopte sur cette question une tonalité critique très claire, qui ne s’appuie pas sur une défense rétrospective de l’État social mais sur la nécessité, pour qu’un ordre politique soit légitime, de s’appuyer sur une justification solide. Tel n’est pas le cas d’un ordre qui relève selon lui, en termes boltanskiens, d’un « régime de violence » qui ne cherche même plus à parer la critique en se justifiant sur la base de la défense d’une forme de bien commun et ne repose en dernière analyse que sur l’accumulation de pouvoir.

10Cela va de pair, chez lui, avec une interprétation de Schumpeter assez différente de celle de Dardot et Laval, insistant en particulier sur une vision de l’entrepreneur comme « surhomme » nietzschéen qui a incontestablement une grande importance dans l’idéologie dominante contemporaine. Celle-ci non seulement exalte en effet l’entrepreneur comme modèle humain et paradigme de toutes les conduites, mais aussi l’assimile continuellement à l’entreprise : c’est un culte de l’entrepreneur qui s’est développé et non un culte de l’entreprise, qui est toujours dans les faits un collectif humain avec des hiérarchies, des conflits, des contradictions, bref tout un prosaïsme que la focalisation sur l’individu-entrepreneur, totalité insécable, résiliente, héroïque, unique source de pouvoir et d’énergie, tente d’effacer magiquement. Le culte du chef d’entreprise ressemble fort à un culte du chef tout court.

11Enfin, si aussi bien Dardot et Laval que Davies récusent très clairement l’idée que la crise de 2007-2008 a marqué la fin ou l’effondrement du néolibéralisme, Davies, avec cinq années de recul supplémentaire, analyse plus précisément la persistance du néolibéralisme en identifiant, derrière la continuation et bien souvent le renforcement des politiques néolibérales, l’essoufflement de la prétention à évacuer toute normativité. William Davies, pour caractériser la situation actuelle des économies les plus développées, emprunte à Giorgio Agamben la notion d’« état d’exception », mais pour montrer que l’« état d’exception de marché » est aussi le symptôme d’une réelle difficulté à réussir à se légitimer démocratiquement. L’échec effectif du néolibéralisme que représente la crise actuelle ne l’a nullement détruit, mais a rendu beaucoup plus difficile qu’auparavant la présentation des politiques qu’il inspire comme un ensemble de mesures purement techniques et neutres. C’est parce qu’il est à la fois de plus en plus apparent et exposé dans ses modes opératoires et toujours incapable d’apporter une issue convaincante à la crise économique et financière que le néolibéralisme prend un tour de plus en plus intolérant. Dardot et Laval avaient déjà souligné le caractère « a-démocratique » du néolibéralisme, qui ne voit dans la démocratie qu’une procédure de sélection des dirigeants et non, certes, des politiques à mener [p. 459-464].

… et pourrait bien ne plus y parvenir

12La question des alternatives au néolibéralisme se pose donc, et l’on sait que Dardot et Laval ont, depuis, développé sous quelle forme ce qu’ils appellent le « commun » apporte, de leur point de vue, un début de réponse [2] permettant le développement de « formes de subjectivation alternatives au modèle de l’entreprise de soi » [Dardot, Laval, p. 475]. Davies, de son côté, s’appuie sur le modèle des cités de Boltanski et Thévenot, et plus généralement sur la théorisation boltanskienne de la critique pour souligner que la principale faiblesse du néolibéralisme, décrit comme « désenchantement de la politique par l’économie », est sa difficulté croissante à résister à la critique en se basant sur un cadre normatif crédible et à masquer sa dépendance, dans les faits, vis-à-vis de l’État et de son pouvoir souverain. S’il se perpétue, c’est sur le mode de la « contingence radicale », d’une façon ritualisée et presque cynique (à noter, p. 196, un parallèle avec la période brejnevienne du régime soviétique), et comme le résultat de l’indistinction patiemment construite entre décision politique et décision de gestion. L’issue possible peut se décrire alors comme un double découplage à réaliser : entre politique et entrepreneuriat, mais aussi entre le social et la psychologie, pour contrer le développement de démarches qui rabattent sur la psychologie l’explication de la faillite des mécanismes de valorisation.

13L’alternative, dans cette perspective, doit donc se baser sur la reconstruction d’un cadre normatif cohérent.

14On peut d’abord remarquer à ce propos que, dans les années récentes, ce n’est pas tant le principe du marché qui est l’objet de critiques croissantes que les modes d’expertise sur lesquels s’appuie la gouvernementalité néolibérale, des modèles inspirés de la théorie financière classique aux modes d’évaluation des performances individuelles en passant par les pratiques des agences de notation. C’est une critique de l’expertise de l’ordre marchand plus qu’une critique de l’ordre marchand en soi qui se développe ainsi.

15Par ailleurs, dans un ordre marchand cohérent, au sens de Boltanski et Thévenot, la concurrence n’est pas une fin, seulement un moyen. Le but est de satisfaire les désirs des individus, et l’accord se fait sur les biens et services objets de ces désirs, c’est un accord sur les objets désirables. On peut alors remarquer que les actifs financiers, et de manière générale les biens spéculatifs, parce qu’ils sont des promesses, tenues ou non, de gains futurs, ne sont pas, précisément, des objets désirables en soi. Si Davies, nous semble-t-il, passe à côté de cette dimension, c’est peut-être parce qu’il examine la question des hypothèses faites sur les individus et non celle des hypothèses faites sur les biens valorisés.

16Cela nous conduit à pointer une faiblesse commune aux deux livres : l’insuffisante mise en avant du rôle crucial de la finance et des marchés financiers. Dès le tournant de la fin des années 1970, le déploiement concret du néolibéralisme s’est fait sur la base des « jugements » produits par les marchés financiers : le flottement des devises avait fait naître une « opinion du marché » déterminant les cours relatifs des monnaies, la dérégulation et l’ouverture tous azimuts des marchés de capitaux et des marchés de la dette publique des années 1980 ont soumis les entreprises et les États à ce type d’« opinion » d’une façon de plus en plus impérieuse. Peut-être faudrait-il donc partir d’une critique de la production de ces jugements pour fonder une alternative.

Notes

  • [1]
    Sécurité, territoire, population : cours au Collège de France 1977-1978, Seuil, Paris, 2004 ; Naissance de la biopolitique : cours au Collège de France 1978-1979, Seuil, Paris, 2004.
  • [2]
    P. Dardot, C. Laval, Commun : essai sur la révolution au xxie siècle, La Découverte, Paris, 2014.
Jacques-Olivier Charron
IRISSO, Université Paris Dauphine
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 13/11/2015
https://doi.org/10.3917/rfse.hs1.0263
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