1 – Introduction
1Une des nouveautés de la crise mondiale actuelle par rapport aux années 1930 est qu’elle met en question la forme sociale de l’État-nation. La globalisation, sous sa forme financière, installe la perspective d’un « dépérissement » de l’État-nation, mais non vraiment l’utopie qu’imaginait Marx avec l’avènement du communisme. Ce dépérissement vient de ce que les politiques des États sont de moins en moins évaluées et décidées de manière autonome par les communautés politiques nationales. Elles sont pilotées toujours plus par les marchés financiers internationaux via l’endettement extérieur, le besoin de financements et la spéculation. Ces marchés tiennent entre leurs mains le sort de nombreux États dans le monde et s’emploient à en disqualifier toute intervention économique, financière, sociale... et politique qui les entraverait. La conversion dans les années 1990 de la construction européenne à la libéralisation financière redouble ce phénomène pour les États membres. Déjà soumis à des transferts de souveraineté et de compétences au profit des institutions européennes, ils voient ces transferts mis au service, non d’un super-État prenant en charge et redéfinissant au niveau européen la dimension du « public » (biens communs, politiques publiques), mais d’une oligarchie bureaucratisée relayant au sein de l’Europe les pressions financières globales poussant au dépérissement de l’État-nation. Autrement dit, la construction de l’Europe est devenue une machine à détricoter l’État sans offrir de contrepartie au niveau européen. L’Europe, et trop d’organisations internationales, souffrent aujourd’hui des mêmes maux, le transfert des choix politiques à des agences techniques sans légitimité démocratique et la conversion au néolibéralisme, en un mot à un constructivisme politique qui détruit les stabilités politiques fondées sur des conventions de l’État.
2Le concept est lâché : qu’est-ce qu’une convention de l’État ? Quels sont les fondements de leur pluralité ? Quel rapport avec la stabilité et la démocratie ? Pourquoi leur mise en question est-elle si redoutable et si incomprise ? Il s’agit dans cette contribution de rouvrir, face à la crise du projet d’Europe, une piste de travail que nous avions ouverte il y a vingt ans avec Michael Storper dans Les Mondes de production [1993] : celle de la saisie de l’État dans une approche par les conventions [1]. Pour être complet, il nous faudra nous confronter par la suite avec les nombreuses autres tentatives de penser l’État, en France et plus largement en Europe. En conclusion, nous exposons nos hypothèses quant à ce qui nous distingue de l’approche dominante en France, celle qui voit l’État comme une superstructure qui agit de l’extérieur sur la société, et non comme le produit conjoint des citoyens dans leurs actions et interactions.
Qu’est-ce qu’une convention de l’État ?
3Michael Storper et moi étions frappés – et la comparaison entre nos deux expériences de l’État, américaine et française, nous y aidait – par le constat de phénomènes paradoxaux. Un de ces paradoxes est que les politiques publiques censées lutter pour la réalisation d’un bien commun (comme le plein emploi) avaient aussi pour effet de stabiliser dans la durée le phénomène contre lequel elles étaient censées lutter (le chômage) et de contribuer ainsi à l’autoréaliser et à l’installer dans le paysage social. C’était – et c’est toujours – particulièrement visible pour la France. L’État est un producteur et consommateur de catégories générales, centralisées et administrables à l’identique en tous lieux et pour tous, comme, dans le domaine de l’emploi, les catégories de chômage, de préretraite, de sureffectif, de plan social, d’exonération de charges sociales, etc. Un autre phénomène paradoxal est que, malgré leurs oppositions politiques et sociales, la pratique et l’argumentaire des acteurs sociaux et de ceux qui agissent au nom de l’État révèlent qu’ils ne remettent pas en question ces catégories générales, ni les cadres à la fois cognitifs et pratiques qu’elles tracent et inscrivent dans le réel. Il s’agit davantage pour eux d’un background non questionnable à partir duquel ils bâtissent leurs conflits et négociations.
4C’est ici typiquement un « accord conventionnel », de surcroît historiquement construit. Ce type d’accord consiste en un ensemble d’attentes mutuelles selon lesquelles chacun s’attend à ce que les autres utilisent pareillement ces catégories et cadres établis par l’État. En d’autres termes, tous manifestent par leur pratique, y compris lorsqu’ils s’opposent les uns aux autres, qu’ils sont d’accord pour mettre en œuvre ce que nous avons dès lors appelé une « convention de l’État ». Une convention de l’État installe ainsi durablement, non pas une domination, mais plus encore l’hégémonie d’un cadre cognitif et pragmatique au sein duquel les acteurs bâtissent leurs relations de toute nature, compréhensions, conflits, oppositions, négociations. La contestation politique et sociale n’est possible qu’à partir du point de vue d’une autre convention de l’État ; sinon, si elle s’inscrit dans le même cadre, elle n’aboutit qu’à en renforcer l’hégémonie.
5L’exemple précédent relève d’une convention spécifique, celle de « l’État extérieur ». Dans cette convention, l’accord entre acteurs s’étend au choix d’une dévolution à l’État de tâches qu’ils considèrent de son ressort, et pas du leur, comme de définir le bien commun, de le réaliser et de mesurer les écarts entre la situation présente et la situation optimale. Comme pour toute convention [2], des régularités se créent qui la stabilisent et permettent aux acteurs de se coordonner sans peine dans une situation a priori incertaine. L’incertitude est surmontée par le fait que chacun fait l’« hypothèse » que les autres ont les mêmes attentes mutuelles et s’appuieront sur les mêmes conventions que lui. C’est une « hypothèse » d’une nature spéciale. Posée dans et par l’action, elle lui reste interne et relève d’une pragmatique, pour l’essentiel non extériorisée ni réfléchie. Du coup, si les acteurs (représentants de l’État y compris) s’attendent pragmatiquement à un mode déterminé de l’action de l’État dans la situation, ils autoréaliseront par leur coordination ce mode d’action spécifique. Car ils prendront, sans le chercher, des dispositions adéquates pour avoir prise sur la situation et pour concevoir leurs actions de manière à ce que place soit laissée au déploiement de ce mode d’action de l’État.
2 – La pluralité des conventions de l’État et ses fondements
6Tenter une approche par les conventions de l’État n’est pas bâtir, de l’extérieur ni d’en haut, une typologie de plus sur l’État et ses formes. C’est s’interroger sur ce qui fait un État, sa légitimité ou pas, ses formes d’action et leur efficace, en quoi il constitue plus qu’un symbole d’appartenance à une communauté ou une institution. Notre position de départ est qu’un État n’est un État que s’il fait l’objet d’une appropriation par les membres de la communauté politique. Ils le font leur, certes parce qu’ils réclament son aide (l’État social) ou, au contraire, le combattent, mais avant tout parce qu’ils en réalisent l’existence et son efficace par leurs actions et coordinations au quotidien. La stabilité de long terme d’une telle convention tient à son renouvellement constant et non questionné dans les actions quotidiennes. Néanmoins, comme toute convention, une convention de l’État est le produit d’un processus historique, global et sur le temps long. Comme produit historique, elle peut entrer en crise, être contestée ou concurrencée : d’une part, du fait de l’existence d’une pluralité possible et constatable de conventions de l’État ; d’autre part, par la mise en question de l’État comme forme sociale exprimant l’existence d’une communauté politique vivante.
7Il nous faut donc, dans un premier temps, explorer le domaine des conventions de l’État. Ce sera l’objet de cette partie 2. Nous esquisserons, dans la partie 3, les rapports entre conventions de l’État et démocratie. Dans la partie 4, nous aborderons finalement le projet européen vu sous l’angle des conventions de l’État (en mobilise-t-il ? le devrait-il ?). La conclusion esquisse quelques perspectives pour un programme de recherches.
8Quels sont les matériaux que travaille une convention de l’État, quelle qu’elle soit ? Notre élaboration s’est appuyée sur le contraste entre la pratique en France d’un État centralisé, intervenant d’en haut et de l’extérieur, et la philosophie de l’État subsidiaire et de ses différentes formes concevables. Le premier a constitué notre base de réflexion sur les conventions de l’État extérieur, la seconde sur les conventions de l’État situé. Enfin, la théorie néoclassique du marché parfait est la référence pour notre réflexion sur les conventions de l’État absent (lequel, malgré cette « absence », n’en est pas moins bien présent). Dans ce qui suit, nous allons utiliser librement le concept de bien commun. Nous entendons par là un objectif sociétal (tel que l’éradication de la pauvreté, le plein emploi, la sauvegarde de l’environnement, le développement de la nature, etc.) qui devient l’objet d’un accord et d’attentes mutuelles entre les personnes au sein d’une communauté. Il devient de connaissance et d’attentes communes qu’il faut faire quelque chose en sa direction. Reste pour cette communauté à définir ce quelque chose et à s’engager dans sa réalisation.
9La confrontation de ces pratiques et approches révèle les matériaux relatifs au bien commun qu’elles travaillent, chacune à sa manière : la justification du bien-fondé politique de la convention, la définition et la connaissance du bien commun et des situations où il doit se déployer, la participation ou pas des membres de la communauté à cette entreprise, les prémisses de l’action de chacun quand il s’engage dans une coordination, le partage des responsabilités envers la réalisation du bien commun, le traitement des défaillances dans cette réalisation.
10Toutes les conventions de l’État posent à leur manière propre la question de la démocratie, ses formes, ses moyens et sa pratique. Nous le verrons dans la partie 3. Notre objet est délimité, non pas toutes les formes concevables de l’État, mais celles qui se donnent comme justification l’instauration de la démocratie.
2.1 – Les conventions de l’État extérieur
11Commençons par les conventions de l’État extérieur au regard de la pratique dominante en France. Selon ces conventions, les acteurs délèguent à l’État central l’ensemble des opérations relatives au bien commun : définition, mesure des écarts à sa réalisation, définition et mise en œuvre des politiques publiques, et système légal autorisant cette délégation. Il s’ensuit que les membres de la communauté et leurs organisations politiques ou professionnelles ne prennent en rien part au bien commun (en dehors de sa construction rhétorique) ni ne coopèrent à sa réalisation. Il se crée ainsi un aléa, un écart par rapport au bien commun visé, car chacun conduit son action comme s’il n’avait que faire de son impact sur la réalisation du bien commun (par exemple, gaspiller l’énergie alors qu’il lui serait facile de réduire sa consommation sans perte de bien-être). Il y a là un cercle vicieux. Chacun anticipe à l’avance que l’État interviendra pour corriger ces écarts au bien commun et ne fait donc pas tout ce qu’il pourrait faire à son niveau. Ce faisant, il produit des manques (par rapport aux ressources qui devraient être apportées par lui et les autres) et des défaillances (par rapport aux engagements collectifs pris). L’État, qui mesure ces manques et ces défaillances, se voit dans la nécessité d’intervenir et, en même temps, voit son intervention politiquement justifiée par l’ampleur des corrections qu’il doit entreprendre. Ainsi de suite, le cercle vicieux peut se poursuivre dans une boucle autoréalisatrice. La convention se reproduit. La rhétorique bat son plein, mais la situation ne s’améliore pas, chacun des acteurs (y compris ceux qui représentent l’État) trouvant dans l’action des autres un encouragement à ne pas modifier ses manières de penser et de faire.
12Dans un tel univers conventionnel, la gouvernance par les nombres trouve les conditions nécessaires à son épanouissement [Salais, 2010]. Le nombre, décontextualisé des situations qui l’engendrent, fournit fort à propos son objectivité incontestable pour asseoir la légitimité des revendications au bien commun (le nombre de chômeurs rapporté à la revendication du plein emploi, par exemple) et, dans le même temps, celle de l’interventionnisme de l’État. Ce dernier finit par prendre pour objectif non pas, dans cet exemple, l’amélioration de la situation de l’emploi, mais directement la minimisation de la cible (la baisse du chiffre, quel qu’en soit le moyen). Pour qu’il en soit autrement, il faudrait que d’autres conventions de l’État se soient installées. À suivre la mécanique décrite plus haut, on se rend compte que le point nodal est l’accord qui se fait dans la communauté sur le degré et le type de participation de ses membres à la définition et à la réalisation du bien commun, ainsi qu’à l’évaluation des résultats atteints : y répondent les conventions de l’État situé. Une autre option, radicale, est de considérer qu’il n’est de biens qu’individuels et que la production du « commun » résulte par inadvertance, sans être recherchée, de la maximisation des biens individuels : y répondent les conventions de l’État absent.
2.2 – Les conventions de l’État situé
13Notre réflexion sur les conventions d’un État situé provient de la philosophie sociale relative à la subsidiarité [Millon-Delsol, 1992]. Les autorités européennes ont acclimaté dans le langage politique une version biaisée du concept de subsidiarité, homologue à celui de décentralisation, en d’autres termes celle d’un État qui se démultiplie aux différents niveaux pour décider au plus près des citoyens. Mais il décide toujours à la place de ceux-ci, selon la conception top down propre aux conventions de l’État extérieur. Loin de faire fond sur l’autonomie collective et la liberté de ses concitoyens, il entend les contrôler au plus près pour les convaincre d’accepter les fins et les moyens qu’il a choisis, d’où les manipulations récentes de la « démocratie participative », où il s’agit de faire « participer » à des choix pour l’essentiel déjà décidés.
14La subsidiarité, c’est tout autre chose. Le mieux pour le faire comprendre est de repartir de l’étymologie du mot. Celui-ci vient du latin « subsidium » qui désignait, dans l’art militaire romain, les troupes de réserve dans le champ de bataille. La réserve est faite pour ne pas être engagée dans la bataille. Si la réserve devait être engagée à tout bout de champ, elle ne servirait plus à rien. Elle est maintenue en réserve pour pouvoir, à un moment où le combat tourne mal ou devient indécis, être engagée et redresser le cours de la bataille. La décision relève du général en chef, en fonction de ce qu’il observe ou apprend et de l’expérience acquise. Mais l’analyse doit aller plus loin et intégrer les concepts d’engagement et de confiance mutuelle entre les troupes et leur chef. L’existence de la réserve et la confiance en son bon emploi par le chef ont pour vertu de stimuler l’engagement des soldats sur le champ de bataille. Car ils savent à l’avance que, si un problème sérieux survient, la réserve sera engagée au mieux et les aidera. Mais cette conjonction vertueuse ne se produira que s’ils demeurent dans l’incertitude quant au fait que le général utilisera ou pas la réserve, quant au moment, s’il y en a un, au lieu et aux circonstances. S’ils peuvent le prévoir, ils ne se mobiliseront pas avec la force nécessaire et l’engagement de la réserve deviendra une habitude et perdra ses potentialités. De même, s’ils doutent de la capacité du chef à décider à bon escient. En revanche, si un cercle vertueux se développe au fil du temps, la capacité du chef à bien décider et celle des soldats à bien agir, en rapport toutes deux à l’objectif commun, se renforceront mutuellement. Les troupes auront de plus en plus confiance en leur action et en leur capacité à agir convenablement en situation en direction de l’objectif commun. Le chef aura de moins en moins à décider d’en haut de l’intervention de la réserve. Il n’agira plus qu’en position de suppléance, au cas où l’action en cours s’écarterait de manière imprévue de la bonne trajectoire. Il suppléera en dernier ressort, une fois la défaillance constatée, et non ex ante et de manière prévisible. Les troupes, quant à elles, prendront conscience de la responsabilité qui leur est confiée et de leur capacité à agir au mieux [3]. Ce faisant, elles réduiront la probabilité d’occurrence de défaillances par rapport au cours nécessaire de l’action et apprendront à faire un usage de leur autonomie collective tourné vers la réalisation de l’objectif commun. Ainsi se met en place par la pratique ce qui est théorisé par le concept de subsidiarité, le principe de confier la réalisation du bien commun au niveau le plus bas qui en a la connaissance et la capacité requises.
15Arrêtons là la métaphore militaire, elle serait trompeuse. Car, si les conventions de l’État situé mettent en œuvre un schéma homologue, elles placent au cœur de ce schéma la pratique démocratique, et non la volonté du chef.
16L’État qu’attendent ceux qui, pour saisir le monde qui les entoure et pour y définir leur action, partent de cette convention est un État placé au cœur d’une aporie reconnue comme indépassable. Seule une pratique démocratique adéquate peut, non pas dépasser cette aporie, mais la mettre au service de la réalisation du bien commun. Cette aporie est la suivante.
17D’une part, l’État doit reconnaître qu’il lui est impossible pour agir de manière pertinente de décrire a priori le bien commun d’en haut, et selon des catégories générales valant pour tout et pour tous dans le monde dans sa globalité. C’est typiquement le constat auquel est confrontée l’action de l’État aujourd’hui : la diversité et la complexité sont telles qu’il est impossible, sans perte irréparable de pertinence et d’efficacité, de les nier. Cela vaut encore plus pour une Europe aujourd’hui composée de 28 États membres ! La différence majeure entre État situé et les États extérieur et absent est que le premier fait de ce constat le point de départ de son action, alors que les deux autres n’en tiennent aucun compte. L’État situé place son action en situation, c’est-à-dire la conçoit et l’effectue en partant des singularités de lieux, de temps, de configurations, de personnes et acteurs propres à chaque situation. Seulement ainsi pourra-t-il viser une réalisation adéquate du bien commun visé.
18D’autre part, l’État situé doit, par le cumul de ses actions en situation, assurer la nécessaire montée en généralité qu’attend la communauté politique. Que serait en effet un bien commun qui serait réalisé ici et pas là, qui serait abandonné aux caprices ou hasards politiques locaux ? Un bien commun qui serait si divers dans ses réalisations qu’il serait impossible d’y trouver la moindre unité, les moindres principe ou orientation communs ? Plutôt que de nier la tension irréductible entre généralité et singularité, l’État situé la prend comme fondement de son action. La clé est la différence entre uniformité (l’État extérieur) et unité. L’État situé est engagé dans un processus politique qui combine descente et montée en généralité. Il descend vers le niveau le plus bas, qui possède la connaissance et les capacités pour agir en direction du bien commun. Mais il n’y descend que pour « mieux » monter en généralité, pour avoir ainsi, par une prise en compte adéquate de la diversité, l’assurance d’une meilleure réalisation générale du bien commun.
19Ces conventions de l’État mettent en place un État processuel qui adapte son action aux situations, ce qui lui impose de partir de la prémisse d’une capacité des personnes (et des acteurs collectifs) à agir en direction du bien commun. Il doit donc concevoir et mettre en œuvre son action – et ceci est l’objet d’attentes chez les personnes et les acteurs – de manière à développer effectivement cette capacité chez ceux-ci. Cet État fixe des principes fondamentaux qui lui servent d’étalons d’évaluation de ce qui se passe aux différents niveaux et collectifs qui élaborent et mettent en œuvre le bien commun. Il est ainsi en mesure de déterminer si des défaillances émergent et s’il lui faut y suppléer ou pas ex post. Il veille à ce que cette suppléance, si elle s’avère nécessaire, soit saisie par les acteurs comme une opportunité d’apprentissage de capacités, et non comme une sanction qui les disqualifierait et les exclurait.
20Sa présence est assurée dans la situation d’action par l’attribution de ressources et de droits à délibérer et à décider. Le domaine où s’exercent ces droits est étendu. Il va de la production de connaissances sur la situation qui soient adéquates à la réalisation du bien commun, à la délibération entre les participants ayant une voix à faire entendre sur le sujet, jusqu’à l’investissement des ressources dans la production du bien commun, l’évaluation des résultats et l’ajustement en retour des moyens aux fins dont cette évaluation ferait apparaître le besoin. Par convention, tout ce domaine est posé comme relevant de la liberté et de l’autonomie des acteurs de la situation. Une fois qu’il a distribué les ressources et posé les droits, l’État situé suspend son action de manière que soient complets (et non soumis à des restrictions stratégiques) les apports de chacun à la réalisation du bien commun dans la situation. Il ne se manifeste ensuite qu’au moment de l’évaluation des résultats et de l’éventuel ajustement des moyens, car ils peuvent conduire à un réajustement des dotations initiales en ressources (nature, définition, financement) ou du contour des droits.
2.3 – Les conventions de l’État absent
21Ces conventions entre les personnes mettent en place un État paradoxal auquel est dévolue la tâche de s’absenter des situations de coordination. Pour ce faire, cet État absent est interventionniste, tout comme l’est l’État extérieur, mais de manière opposée. Là où l’État extérieur compense, corrige ou se substitue au marché parfait, l’État absent construit une régulation du marché parfait, qui doit faciliter le libre jeu de celui-ci, la concurrence de tous contre tous au nom de l’efficacité, l’absence de toute entrave, qu’elle vienne de la législation ou des comportements des acteurs. Il se déploie donc tous azimuts pour se retirer de la scène publique, supprimer les entraves et laisser le marché comme mode unique de coordination. Cet État absent ne disparaît pas pour autant ; il reste en surplomb de manière à surveiller ce qui se passe, spécifiquement tout manquement à la régulation mise en place, pour réintervenir si nécessaire. On verra que le constructivisme européen instrumente cette convention de l’État.
22D’où une contradiction fondamentale interne. Au nom de la liberté, dont l’État absent fait sa justification, la convention tend à supprimer les conditions effectives pour l’exercice d’une liberté réelle, car cette liberté fait l’objet d’un soupçon systématique et préalable de non-respect des règles fixées. De ce fait, les attentes mutuelles qui s’installent entre les personnes qui se coordonnent sont celles d’un non-respect des règles par les autres. Arguant de ce non-respect des règles par l’autre, chacun se sent justifié de ne pas les respecter à son tour. D’où un cercle vicieux où les opportunismes individuels se renforcent mutuellement en une sorte de capacité perverse qui entraîne une inventivité individuelle et collective à contourner les règles en place. En retour, l’État absent est justifié dans le renforcement de sa suspicion, de ses contrôles et de sa stratégie d’étouffement des marges d’autonomie et de liberté.
23Contrairement à celles des États extérieurs et situés, ces conventions installent les conditions institutionnelles et structurelles d’une a-démocratie [Salais, 2015b]. Nous avons encore les procédures formelles de la démocratie, mais la pratique démocratique effective de l’engagement envers la chose publique (ou le bien commun) qui devrait s’ensuivre a disparu au profit de tentatives générales de manipulation, chacun cherchant un profit politique, économique ou financier au détriment des autres et de la collectivité. Ces manipulations se traduisent peu à peu par la captation privée des ressources publiques. Et cet État absent, quoiqu’interventionniste et même dépensier, se voir frappé d’ineffectivité, au regard même des attentes de régulation du marché qui l’ont mis en place. La manière dont les marchés financiers se sont affranchis des règles nationales et internationales en est une illustration. Ces règles ne contrôlent plus ; elles créent une incitation à trouver les moyens de les contourner. Contrairement à la posture des théoriciens du marché parfait, le marché comme projet politique n’est pas axiologiquement neutre, mais dogmatiquement orienté.
3 – Conventions de l’État et démocratie
24L’enjeu propre à une saisie de l’État, selon une approche par les conventions, est ainsi de comprendre, puis de restituer de l’intérieur et en se mettant dans leur situation, comment et selon quelles conceptions, les membres d’une communauté politique s’approprient leur État en en faisant un prolongement d’eux-mêmes et une ressource. Seule cette appropriation constitue la communauté politique comme telle et achève aux yeux de chacun son appartenance à celle-ci. Elle se joue très largement dans les interactions ordinaires entre citoyens [Bidet et al., 2015]. Dans le cours de ces interactions, elle tente de s’appuyer sur les ressources offertes par les institutions et les politiques publiques, quand c’est possible. C’est le cas quand celles-ci sont le produit de compromis spécifiques de nature pragmatique qui se sont créés entre conventions de l’État au sein de cette communauté.
25Il demeure néanmoins une diversité des conceptions de l’État mobilisées et des attentes à son égard dans une même communauté politique, selon les acteurs, les problèmes de coordination posés, les biens communs, les lieux ou les niveaux d’action. Car l’État est en quelque sorte à la fois instituant et institué par chaque coordination entre personnes autour des questions d’intérêt commun. Il peut donc être « concrétisé » de manière plurielle.
26La démocratie n’est pas qu’un système de procédures de représentation et de décision collectives. Pour devenir une pratique, elle doit placer en son cœur le besoin et la découverte (ou simplement la reconnaissance en temps utile de la légitimité d’une émergence) d’un chemin socio-historique menant à un compromis entre les diverses conventions possibles de l’État. C’est la tâche, toujours remise sur le métier, et en tous lieux, que doit se fixer toute communauté voulant acquérir et conserver en la développant une identité politique (au sens fort) qui lui soit propre.
3.1 – Compromis ou consensus, délibération ou négociation ?
27Un mot rapide sur quelques concepts de base où la confusion règne, stratégiquement installée. Le compromis n’est pas le consensus. Tous deux conservent le désaccord entre les parties quant aux conceptions du bien commun et de l’État à mettre en œuvre. Dans le compromis, chaque partie a obtenu que, dans la « matière » de ce compromis, des points d’appui demeurent pour ses conceptions et des actions futures en leur faveur. Chaque partie le sait et sait que les autres le savent ; c’est, de connaissance commune, une base d’accord solide, qui ouvre vers le futur. Le consensus en revanche est un accord de « façade », qui dissimule des arrière-pensées stratégiques bien présentes chez chaque partie. Le consensus n’engage pas pour le futur, il n’est qu’une trêve momentanée entre intérêts qui n’ont pas désarmé. Il est fait pour être contourné et violé à la première opportunité par la partie qui trouvera la première la faille pour pousser son intérêt plus loin.
28Une autre distinction, liée à la première, doit être clarifiée, celle entre délibération et négociation. Le compromis engage et il est le fruit d’une délibération qui s’est engagée et déroulée dans la perspective d’une telle fin. Dans la négociation, chacun en reste à une satisfaction de ses intérêts et ne va pas plus loin. Il ne cherche pas le compromis, mais une trêve qui lui soit le plus favorable possible. La trêve n’est pas la paix, mais une pause avant la reprise des hostilités.
29C’est dans l’émergence des compromis (non des consensus) que résident l’art du politique et la pratique de la démocratie. L’un ne va pas sans l’autre. Mais ils ne se présentent pas de la même manière selon les conventions de l’État.
3.2 – Les variations de la démocratie selon les conventions de l’État
30Les conventions des États extérieur et absent partagent une même vision, holiste, de la société. Car l’individualisme est un holisme qui ne veut pas s’avouer. Le bien commun y est défini par référence à une doctrine globale extérieure et un instrument considéré comme optimal : le socialisme et le plan pour les premières, le libéralisme et le marché pour les secondes. Sa description peut être faite a priori, partout et en tout temps. Elle a de ce fait le statut d’une vérité indiscutable, d’une norme optimale devant servir d’étalon général. Le bien commun, qu’il soit collectif pour l’État extérieur ou privé pour l’État absent, n’est donc pas à proprement parler imposé ; il est considéré comme faisant, de par son statut, l’objet d’un accord qui n’a pas besoin pour exister d’être reconnu et validé par chacun individuellement. La liberté et la démocratie y ont donc une signification particulière, au sens où leur déploiement n’est pas considéré comme nécessaire à la définition et la réalisation du bien commun. Dans les conventions de l’État extérieur, parce que cela relève de l’État, dans celles de l’État absent, parce qu’il n’y a de biens que privés. La démocratie s’y appuie sur des droits politiques pensés indépendamment des droits des autres domaines, social, économique ou financier, dont dépend pourtant nécessairement toute réalisation d’un bien commun. Elle relève donc d’un art, à la fois rhétorique et politique, de la persuasion qui trouve son accomplissement dans le système des élections au suffrage universel, où il s’agit avant tout de choisir ses gouvernants. La pratique démocratique y est donc fragile par essence, car il n’est pas prévu qu’elle s’incarne dans la réalisation de biens communs grâce auxquels chacun fait le lien entre son engagement et le réel qui l’entoure, et y trouve des raisons de poursuivre dans cette voie. Le glissement insidieux de l’État extérieur vers l’État absent en est facilité, comme on le constate aujourd’hui en France. De même, le glissement de la persuasion à la manipulation de l’opinion, donc à la dégénérescence de ces conventions vers l’a-démocratie.
31Pour les conventions de l’État situé, en revanche, le bien commun n’est pas descriptible a priori d’en haut et de l’extérieur. On doit en passer par les capacités et les connaissances « de terrain » des personnes et des acteurs du niveau pertinent, donc par leur engagement en faveur du bien commun, de sa définition en situation et de sa réalisation. Sans cet engagement, qui relève de leur libre volonté, la chose ne peut se faire. Il ne peut donc être question de se passer d’eux ou, pire encore, de tenter de les manipuler à leur insu. Ceci peut être possible une fois, mais pas deux. Il y a donc vraiment, pour ces conventions de l’État, nécessité d’une pratique démocratique effective, laquelle implique non seulement le débat public et la participation de tous les porteurs de voix légitimes [4], mais aussi leur intervention dans tous les chaînons qui conduisent de l’élaboration des connaissances, pratiques et théoriques nécessaires à la délibération, au choix, y compris la conception des critères d’évaluation, la réalisation de l’évaluation, la discussion de ses résultats et de ce qu’ils impliquent comme ajustement en retour du projet. Comme nous l’avons relevé plus haut, cela implique le développement d’une culture du débat et de la délibération, de l’apprentissage de l’engagement responsable de sa liberté, du goût de la chose publique, le tout faisant partie d’un processus de développement des capacités à agir envers le bien commun.
4 – L’Union européenne ou le constructivisme planifié et « hors sol » du marché
32La faille originelle du projet européen, depuis son origine au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, est qu’il a été construit de l’extérieur et d’en haut, isolé des communautés politiques nationales, sans leur participation démocratique. Et au projet politique originel de coopération entre les peuples a été substitué un autre projet politique, celui de faire de la construction du marché parfait l’instrument de pouvoir d’une oligarchie, aux niveaux national et européen, qui se vit comme de moins en moins comptable de ses actes [Salais, 2015b]. Non seulement l’appropriation de l’idée européenne par les peuples d’Europe, donc la reconnaissance de la légitimité des institutions européennes, n’ont pu se faire, mais, bien plus, ont été sciemment rendues impossibles. Le Parlement européen demeure un ersatz dans la configuration actuelle de la gouvernance européenne. L’Europe et ses institutions sont aujourd’hui devenues non appropriables par les Européens. Ils ne peuvent les faire leurs. Aucune convention de l’État, comme lieu politique participant à la définition et à la réalisation du bien commun, partagée entre tous les Européens ne peut émerger au niveau européen. Là est l’abîme où se noie le processus politique.
4.1 – Caractérisation
33Le retour sur l’histoire de la construction européenne tenté dans Le viol d’Europe [Salais, 2013] met en lumière, parmi d’autres caractéristiques, le choix originel, dès l’immédiat après-guerre et poursuivi jusqu’à ce jour, d’institutions européennes, non pas seulement supranationales, mais extranationales. Elles seront tenues à l’abri des débats publics nationaux. Ces institutions seront des lieux d’instructions de problèmes s’adressant à tous les États membres, mais dont la solution dépasse le niveau national. Ces problèmes seront posés – par définition et dans leur mode de traitement européen – comme purement techniques. La réduction du politique au technique (un technique qui n’en reste pas moins politique, mais est exclu du débat démocratique) commence donc très tôt [Salais, 2015b]. Ce choix est, d’une part, celui de Jean Monnet et des planistes français, pour qui la décision politique doit être instruite par un aréopage de techniciens et d’ingénieurs à l’abri des « impuretés » de la délibération politique. Le non-recours à la pratique démocratique est, d’autre part, préconisé dès 1949 par l’administration américaine gérant le Plan Marshall. L’idée était que la construction d’une Europe unie représentait l’opportunité de se débarrasser de la forme État-nation tenue, au moins en partie, pour responsable des errements et des dérives totalitaires de l’avant-guerre. Cette conviction et cette orientation furent partagées dès le début par toute une fraction, plutôt social-démocrate d’un côté et libérale de l’autre, des élites européennes. Ces élites, d’un commun accord, ont accepté des pertes de souveraineté nationale et leur transfert à des instances techniques tenues à l’écart des débats politiques nationaux, acceptation qui perdure et avoisine aujourd’hui la capitulation politique.
34L’Europe s’est resserrée, par ailleurs, dès les années 1950 sur un constructivisme de marché : le marché commun d’abord, puis à partir des années 1980, le marché unique et la libéralisation des mouvements de capitaux. Elle s’est engagée dans une construction du marché parfait par les règles : les règles de droit d’une part – concentrées sur la disparition des entraves à la libre circulation des marchandises, des services, des capitaux et, secondairement, des personnes – et, depuis le début des années 2000, la transposition dans la définition et le pilotage (monitoring) des politiques européennes, des règles privées de gestion par la performance quantitative. C’est ce qu’on appelle la nouvelle gestion publique (new public management). L’usage européen se caractérise par l’emploi d’indicateurs macroéconomiques très agrégés qui déterminent autant de cibles de performance quantitative à moyen terme vers lesquelles les États membres doivent converger par tous les moyens. Ensuite, une déclinaison top-down en indicateurs très détaillés par domaine est censée traduire ces objectifs globaux en lignes directrices. On peut montrer, dans l’exemple de la stratégie européenne de l’emploi dans les années 2000, donc bien avant la crise, que la définition par le centre de ces indicateurs, ainsi que la mesure faite et la stratégie employée par les États membres sont orientées vers la dérégulation du marché du travail, la mise en cause des protections sociale et juridique, la dégradation des conditions de travail et de rémunération, en un mot vers l’organisation de la précarité [Salais, 2004 ; 2007]. Les catégories « anciennes » d’emploi et de chômage sont instrumentalisées et dénaturées. Tout un pan de la population active qui, dans le modèle du plein emploi, aurait été catégorisé comme chômeur est considéré comme ayant un emploi, ce qui réduit d’autant le nombre mesuré de chômeurs. Bien entendu, d’autres modes de quantification sont concevables.
35Ce n’est pas la quantification en soi qui est condamnable, mais la manière de la faire. L’intégration de la démocratie dans le choix des conventions de mesure, des indicateurs, de leur suivi et de leur interprétation est nécessaire de l’amont à l’aval du processus. Et, chose très importante et négligée, une question politique centrale est l’arbitrage entre ce qui doit être mesuré et ce qui ne doit pas l’être [Salais, 2015c]. Pour ménager des espaces de liberté et d’engagement réciproque entre acteurs, il est impératif que des espaces demeurent libres de toute quantification systématique et comparative. Sinon, au lieu d’un engagement vers la réalisation du bien commun, on assistera à des manœuvres opportunistes et rationnelles pour maximiser les scores sans, pour autant, contribuer à la réalisation du bien commun. La question de ce qu’on ne doit pas mesurer, ainsi que celle des niveaux plus ou moins agrégés auxquels mesurer sont des questions dont la validité politique et le juste traitement ne sont pensables et ne trouvent une solution que dans le cadre d’une convention de l’État situé.
36Les deux mouvements vers l’a-démocratie et vers le marché parfait comme projet politique se sont combinés et renforcés mutuellement lors de l’arrivée de Jacques Delors à la présidence de la Commission européenne de 1985 à 1994. Dans la première moitié des années 1980, la poursuite de la construction européenne a eu à choisir entre deux voies : la démocratie (la démocratisation du processus européen) ou la libéralisation financière (à l’intérieur de l’Europe, comme dans ses rapports avec le reste du monde), via la création d’une monnaie unique.
37Le premier Parlement européen élu au suffrage universel en 1979 avait de grandes ambitions quant à son rôle. À l’initiative d’Altiero Spinelli, député italien, fédéraliste, un groupe de parlementaires élabora un projet de constitution européenne qui s’organisait autour d’un poids accru de la démocratie et du Parlement, et qui fut voté à la quasi-unanimité [Menendez, 2007]. Malgré l’engagement de François Mitterrand devant le Parlement européen de soutenir le projet, celui-ci fut laissé au placard par le Conseil européen de Fontainebleau fin juin 1984, qui devait lancer la révision des traités européens. Jacques Delors, quand il arriva en 1985 à Bruxelles, laissa tomber le rapport Spinelli. Comme le rappelle Padoa-Schioppa [1998], son second et ami de toujours, Delors donna la priorité à la libre circulation générale des capitaux (ainsi qu’au marché unique). Sa première préoccupation fut de faire préparer une directive sur la libéralisation des mouvements de capitaux, au sein de la Communauté européenne et avec le reste du monde, et de la faire avaliser par les gouvernements ; et, après seulement, de réunir un Comité composé essentiellement de gouverneurs de Banques centrales pour définir les contours de l’Union économique et monétaire autour de la libéralisation financière et de l’euro. Cela a bien constitué un choix politique, et non un choix économique, comme le montre le livre de Dyson et Featherstone [1999] sur la route vers Maastricht. Mais il n’a pas été posé comme tel et s’est effectué sous une apparence de continuité.
38Le néolibéralisme, financier de surcroît, s’est glissé dans la faille. On doit le définir, pour ce qui est de l’Europe, comme la combinaison entre une planification centrale du marché et la mise à l’écart de la démocratie (l’a-démocratie). Comme le soulignent Marty [2015] et Knoll [2015], les autorités européennes (Cour de justice des Communautés européennes et Commission), pour construire le marché parfait et le principe de libre concurrence qui doit aller avec, dupliquent certains mécanismes propres aux conventions de l’État extérieur et absent, mais en tant que règles de jugement posées ex ante pour inciter à, condamner ou autoriser certains comportements sur le marché. Il ne s’agit pas d’enclencher un processus vertueux d’apprentissage d’une convention de l’État au niveau européen, car les outils essentiels manquent pour susciter un engagement politique des peuples. Il s’agit plutôt de forcer les États membres à introduire dans leur droit des éléments normatifs qui, le plus souvent, contredisent les conventions de l’État sous-jacentes existant au niveau national. La perte générale de repères politiques et cognitifs qui s’ensuit au sein des peuples européens favorise une véritable crise existentielle de l’Europe. Cette crise se marque par un retour rapide des nationalismes, d’une absence de solidarité, d’une opposition de tous contre tous, qui font le lit, comme dans les années 1930, d’une montée des partis d’extrême droite.
4.2 – Faire autrement : un projet européen situé ?
39Le principe de concurrence, sous sa forme la plus sommaire, a été érigé par la construction européenne en vecteur d’arasement des spécificités de toutes natures qui empêchent la standardisation et l’uniformisation générales (« l’espace sans frontières »). Ce genre de tendance est à l’œuvre aussi bien dans les systèmes fondés sur le plan (l’État extérieur) que dans ceux fondés sur le marché (l’État absent). Le constructivisme européen cumule les deux. Puisque tout se vaut, et peut être ramené à la même aune, le résultat est que plus rien n’a de valeur intrinsèque. La confusion et l’informe règnent.
40Faire autrement, c’est s’interroger sur la pertinence d’un projet européen fondé sur une convention de l’État situé. C’est-à-dire : dans tous les domaines où le choix du niveau européen ne s’impose pas, refuser la description a priori à ce niveau du bien commun ; limiter le niveau européen au choix, démocratiquement délibéré, de principes fondamentaux servant de guide aux actions des autres niveaux ; partir des singularités socio-historiques des configurations d’action ; prendre la tension entre généralité et singularité comme fondement de l’action européenne ; développer la connaissance et la capacité des différents niveaux à définir et agir en direction du bien commun ; attribuer des droits et des ressources adéquats à ces niveaux et, pour chaque problème, donner la priorité au niveau le plus bas en ayant la connaissance et la capacité (le vrai principe de subsidiarité fondé sur la liberté réelle et l’autonomie collective) ; etc.
41Cette mise en capacité est une des aspirations les plus profondes des peuples et des citoyens européens. Refoulée, niée, sciemment détruite, cette aspiration se cherche une expression perverse dans la haine du voisin et l’affirmation de soi contre l’autre. Libérée, elle aurait engendré un projet européen fondé sur la solidarité et la coopération entre les peuples.
42Car une des choses les plus terribles, qui en même temps entretient l’espoir, est l’existence, dans le processus européen, de traces de cette aspiration à la capacité politique, ainsi que de possibilités de mise en œuvre d’une convention de l’État situé. Même si, à chaque fois que le choix s’offrait, on s’est trompé de chemin, il est resté quelques réalisations. Rappelons rapidement quelques opportunités manquées ou refusées mentionnées dans Le viol d’Europe :
- un projet originel fondé sur la coopération entre les peuples et non l’intégration forcée dans le même moule qui a suivi [Salais, 2015a] ; il en reste une série de coopérations dans l’industrie, la culture, l’éducation par exemple ;
- une pression souterraine durable à la démocratisation du processus actuel, rejetée chaque fois qu’elle a pu surgir ; il en reste une mise en exergue des droits fondamentaux (lesquels devraient servir de benchmark aux politiques et au droit européens) ;
- l’inscription du principe de subsidiarité dans les traités, pervertie en justification d’un contrôle accru des niveaux inférieurs : cependant, les régions ou les grandes cités ont pu y trouver des marges de manœuvre et des possibilités de coopérations horizontales au travers de l’Europe ;
- la monnaie commune, réclamée dès 1948, envisageable dès les années 1950 [5], écartée par la présidence Delors au profit de la monnaie unique. L’euro a mis les États membres en compétition pour le moins-disant social et sous contrôle des marchés financiers. La monnaie commune (en parallèle avec les monnaies nationales) aurait favorisé la coopération entre les États membres dans la gestion de leurs équilibres des balances de paiement [6] ainsi qu’un co-développement de leurs économies.
43Ces possibles, dans la mesure où il en reste des traces inscrites dans le processus européen, demeurent des points d’appui pour la réflexion et la proposition.
5 – Conclusions
44L’approche de l’État par les conventions gagnera à se confronter avec les approches dominantes en sciences sociales en France et en Europe. C’est un chantier que je compte ouvrir. On pense, entre autres, à la tradition wébérienne, à Bourdieu [2012] ou aux théories de la régulation (par exemple Théret [1992]). Bruno Théret, tout en conservant une approche holiste, a de grands mérites, ceux d’introduire une pluralité de régimes de l’ordre politique, de s’intéresser aux droits public et constitutionnel, aux comparaisons entre pays. Une approche bien conduite des théories de la régulation devrait intégrer, comme le fait l’économie des conventions (EC), le fait qu’il ne suffit pas de créer des institutions pour qu’elles agissent : ceci requiert qu’elles soient prises comme ressources de leur action par les citoyens, en somme qu’elles s’intègrent dans une convention partagée de l’État. Sous réserve d’inventaire, la distance de l’EC est beaucoup plus grande avec les approches qui considèrent l’État comme une superstructure qui impose ses vues à la société et qui agit dans un champ qui lui est propre. Malgré sa critique de l’État français, Bourdieu a-t-il vraiment rompu avec la conception qui sous-tend cet État, une intervention d’en haut et de l’extérieur ? L’EC me paraît avoir une approche plus subtile. Au concept de domination, elle préfère celui d’hégémonie ; à l’habitus, la capacité à agir et sa mise en œuvre en situation de coordination. La pluralité des conventions de l’État souligne qu’une critique est toujours possible et que le réel, malgré l’hégémonie, n’est pas univoque.
45La variété des conventions de l’État ici retracée a comme ambition de constituer une grammaire de l’action publique. Notre hypothèse est que, malgré les différences de langage et de conceptualisation d’un pays européen à l’autre, la diversité des constructions institutionnelles, des lois et des droits, des politiques publiques peut devenir intelligible grâce à l’emploi du concept de convention de l’État, comme nous l’avons défini dans cet article. Le cadre développé d’une pluralité de conventions de l’État peut permettre de rendre compte dans chaque pays des compromis politiques et institutionnels qui se sont révélés viables pour la communauté politique. À nous, chercheurs, de décrypter les « textes », les procédures, les pratiques au sein desquels cette grammaire des conventions de l’État est déclinée. Il s’agit ainsi de produire un « sens commun » européen, un patrimoine commun de connaissances où le projet européen puisse, s’il survit, se ressourcer et trouver sa voie.
46Mais, soulignons-le pour conclure, un projet européen viable requiert l’établissement de conventions entre Européens. Et ceci ne se décrète pas, ni ne peut être rationnellement planifié et construit. Toutes les tentatives historiques pour ce faire ont produit des monstres et des catastrophes. Cette dérive vers la démesure, alliée à une incapacité à faire les bons choix, est à l’œuvre en Europe au sein de l’élite dirigeante et produit des effets désastreux : observons le traitement indigne réservé au peuple grec, ou encore les milliers de migrants morts en Méditerranée alors qu’ils croyaient accoster à la Terre promise.
47Les conventions sont des attentes mutuelles entre personnes, relativement à des entreprises collectives qu’il est impossible d’accomplir sans la participation des autres. Chacun doit pouvoir compter sur l’engagement des autres, et réciproquement. Ces attentes mutuelles naissent par accident, par inadvertance. Elles deviennent ainsi des pratiques, partagées à quelques-uns ou par un plus grand nombre, mais qui ne sont reconnues comme telles que rétrospectivement. Y a-t-il des modes d’action politique plus favorables que d’autres à ces émergences ? On peut faire le pari, tout comme pour l’innovation, que plus il sera offert d’espaces d’interprétation, d’innovation, d’ouverture vers le futur, en un mot d’espaces réels de liberté et de débat, plus un projet d’Europe a des chances de générer ces conventions qui lui sont indispensables.
Notes
-
[1]
Spécialement le chapitre IV.1. Voir aussi Salais [1997] et [1998].
-
[2]
La littérature est maintenant immense. Quelques références : Revue économique [1989], Boltanski, Thévenot [1991], Salais et al. [1998], Eymard-Duvernay [2006], Thévenot [2006], Diaz-Bone, Salais [2011], Diaz-Bone et al. [2015] et, pour ceux qui lisent l’allemand, la somme produite par Rainer Diaz-Bone [2015].
-
[3]
Il y a dans La Guerre et la paix de Léon Tolstoï [trad. de Henri Mongault, Gallimard, coll. « Les Classiques russes », Paris, 1945] un exemple typique de réalisation d’une subsidiarité en acte, dans lequel un groupe de soldats russes encerclés, par le fait qu’ils savent qu’ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes, réussit à renverser le cours de la bataille. Un exemple identique – dont on peut parier qu’il renvoie à celui de Tolstoï – est pris dans la bataille de Stalingrad en 1943 contre l’armée allemande par Vassili Grossman [2008] dans Pour une juste cause (livre dont le tome 2, plus connu, est Vie et destin) avec la différence, significative, que l’autonomie prise par le groupe de soldats est vue avec méfiance par le commissaire politique qui tentera d’y mettre fin.
-
[4]
Par exemple sur la question de l’environnement et de son intégration dans un projet d’investissement industriel : l’entreprise, les salariés, la collectivité territoriale, les services de l’État présents à ce niveau, les voix de la nature.
-
[5]
Au congrès des mouvements européens de La Haye en 1948, puis dans l’expérience de l’Union européenne des paiements (UEP) de 1950 à 1958.
-
[6]
Voir Colletis, Robé et Salais [2015] quant à la recherche d’une solution coopérative pour résoudre le problème de la dette grecque.