CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 – Introduction

1Bringing the State Back In : c’est le titre d’un célèbre ouvrage publié par Peter Evans, Dietrich Rueschemeyer et Theda Skocpol en 1985, qui suggère qu’après des années de relatif désintérêt, la question de l’État soit réintroduite au cœur des préoccupations des sciences sociales [Evans et al., 1985]. Au cours des décennies précédentes, celles-ci avaient progressivement renoncé à considérer l’État comme un problème en soi, ou avaient cherché à contourner les difficultés supposées insurmontables qu’il soulève en évitant d’employer ce concept [King, Le Galès, 2011]. Mais on ne se débarrasse pas aussi facilement d’une entité qui structure la vie sociale et politique depuis les origines de l’époque moderne, affirment les auteurs, qui invitent politistes et sociologues à renouer avec les questionnements des classiques en matière de théorisation de l’État.

2Ce qui vaut pour les sciences sociales vaut aussi pour les pensées critiques [1]. L’importance accordée à la question de l’État au sein de ces dernières est cyclique, les périodes d’innovation théorique succédant à celles où d’autres problèmes – le capitalisme, les inégalités, le genre, la race… – occupent le devant de la scène [Jessop, 1981]. Les paramètres qui influent sur le déclenchement et la durée de vie de ces cycles sont difficiles à identifier. On peut faire l’hypothèse que les périodes de crise ou de transformation de l’État génèrent souvent, avec un temps de latence plus ou moins long, un renouvellement des théories critiques de l’État. Dans cette hypothèse, la crise de l’État « interventionniste » des Trente Glorieuses et sa transformation en État « néolibéral » devraient avoir produit des effets théoriques dans les décennies suivantes. Une autre hypothèse, compatible avec la première, est que ce renouvellement est dû à l’intensité des mouvements sociaux, qui donnerait lieu à des développements originaux dans le domaine des idées critiques.

3Cet article a pour objet la question de l’État dans les pensées critiques contemporaines. Nous commencerons par un détour historique et évoquerons la manière dont s’est posé le problème de l’État au sein du marxisme au xxe siècle. Nous aborderons en particulier les deux « sommets » de la théorie marxiste de l’État que sont les conceptions d’Antonio Gramsci et de Nicos Poulantzas, élaborées respectivement dans les années 1920-1930 et 1960-1970. Nous en viendrons ensuite à la conjoncture intellectuelle actuelle. Nous aborderons d’abord les théories de l’« anti-pouvoir », un corpus de théories apparu dans les années 1980, qui met l’accent sur la dimension « extra-étatique » du pouvoir. Nous évoquerons ensuite le renouveau récent des théories marxistes de l’État, en nous attardant sur les approches de David Harvey, Giovanni Arrighi et James O’Connor. Nous verrons que l’une des voies de ce renouveau passe par la mise en rapport de l’État avec la question des espaces du capitalisme.

2 – L’État dans le marxisme au xxe siècle

4On a souvent dit de Marx et du marxisme que l’un de leurs principaux défauts était l’absence de théorie de l’État et de théorie « du » politique en général. Parmi d’autres, Claude Lefort a développé cet argument [Lefort, 1981]. Rien n’est plus faux si on prête attention aux textes et à leurs contextes de production. Dans leur volonté de renverser l’État capitaliste et d’engager une transition vers le socialisme, les marxistes n’ont cessé de se poser la question de la nature de l’État capitaliste moderne. Mais ils l’ont fait à leur manière, qui n’est pas celle des théories de l’État que l’on trouve dans les traditions libérales ou républicaines.

5Karl Marx lui-même avait le projet de développer une théorie générale de l’État, qu’il n’a pas eu le temps de mener à bien. Dans son plan initial du Capital, datant de 1857, le livre 4 aurait dû être consacré à cette question [Rosdolsky, 1976, p. 38 ; voir aussi Artous, 1998]. Dans une lettre au socialiste allemand Louis Kugelmann, qui date du 28 décembre 1862, Marx affirme ainsi que la question « du rapport entre les différentes formes d’État et les différentes structures économiques » ne pourrait pas être aisément déduite par d’autres de sa critique de l’économie politique [Marx, 1964 [1862], p. 130]. C’est pourquoi il avait l’intention de clarifier cette question lui-même, ce qu’il n’a finalement pas eu le temps de faire.

6Des éléments de théorie de l’État sont par ailleurs présents dans les écrits politiques de Marx. Par exemple, ce que Marx appelle « bonapartisme », notamment dans le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, participe de sa volonté de penser les formes d’État et de régime politique en lien avec l’évolution des structures socio-économiques [Carver, 2011]. Dans l’analyse de ce rapport, Marx accorde d’ailleurs une place importante à la contingence historique. Un élément à ne pas perdre de vue est que l’État encore peu développé – et peu démocratisé – que Marx observe au milieu du xixe siècle, n’est pas l’entité qui régit tous les aspects de la vie sociale un siècle et demi plus tard. L’« étatisation » de la société ne sera actée par les approches marxistes que dans les décennies suivantes.

7Dans le marxisme classique [2], d’Engels à Lukács et Gramsci, les théories de l’État sont nombreuses. Elles prennent toutefois rarement la forme d’une réponse à la question abstraite : « Qu’est-ce que l’État ? » C’est la raison pour laquelle on a pu dire, à tort donc, que le marxisme ne renfermait pas de « théorie de l’État ». Au sein du marxisme, les réflexions consacrées à l’État sont toujours menées en lien avec une ou plusieurs autres problématiques : non pas « Qu’est-ce que l’État ? », mais l’État et la révolution (chez Lénine), l’État et l’impérialisme (Rosa Luxembourg), l’État et la question nationale (chez les austromarxistes, Otto Bauer par exemple), l’État et la bureaucratie (chez Trotski), ou encore l’État et le droit (chez Evgueni Pachoukanis). Il semble par conséquent que l’une des caractéristiques des conceptions marxistes de l’État est de ne pas penser la question de l’État isolément.

3 – La lignée Gramsci/Poulantzas

8Dans le marxisme classique, la théorie de l’État atteint sans doute son sommet, en termes de sophistication, chez Antonio Gramsci. Aujourd’hui encore, la conception de l’État de Gramsci, élaborée entre 1929 et 1935, est l’une des plus influentes au plan international [Keucheyan, 2012]. Gramsci est un penseur de la même génération que Karl Polanyi, il est né en 1891, alors que Polanyi est né en 1886. Tous deux tâchent de penser la même « grande transformation » du capitalisme, et en particulier le développement d’un espace social entre l’État et l’économie à partir de la seconde moitié du xixe siècle [Burawoy, 2003].

9Cet espace, Gramsci va l’appeler dans ses Cahiers de prison la « société civile », alors que Polanyi l’appelle la « société » – c’est la découverte de la « réalité de la société » que Polanyi attribue à Robert Owen dans La grande transformation[3]. L’émergence de cet espace modifie la nature des deux termes qu’il relie, et particulièrement l’État, qui devient comme dit Gramsci un « État intégral » dans les premières décennies du xxe siècle [Buci-Glucksmann, 1975]. L’intérêt de Gramsci se porte en particulier sur les transformations subies par l’État au cours de la crise des années 1920 et 1930. Les « grandes crises » du capitalisme, qu’il appelle « crises organiques », sont des moments par excellence où le système économique et l’État subissent des mutations.

10Le principal concept que développe Gramsci, en lien avec sa théorie de l’État, est celui d’« hégémonie » [Burgio, 2014 ; Thomas, 2009]. L’hégémonie, c’est la forme de pouvoir qui a cours dans les sociétés capitalistes avancées. Au sein de ces sociétés, l’État ne cesse de se renforcer, mais avec l’émergence de la société civile se développent simultanément des formes « extra-étatiques » de pouvoir : dans ce que Gramsci appelle « appareils d’hégémonie » (écoles ou presse par exemple), mais aussi dans les entreprises ou les partis politiques, qui montent en puissance dans la seconde moitié du xixe siècle, ou encore, à un niveau plus microsociologique, dans la culture et la sexualité, dont il est notamment question dans le cahier de prison n° 22, intitulé « Américanisme et fordisme » (Gramsci est l’un des premiers à utiliser le concept de « fordisme »). La notion d’« appareils d’hégémonie » sera l’objet d’une influente réélaboration par Louis Althusser dans les années 1970, qui la transformera en « appareils idéologiques d’État » [Althusser, 1976] [4].

11Cet intérêt pour la façon dont le renforcement de l’État suscite, dans un même mouvement, le développement de formes extra-étatiques de pouvoir rapproche Gramsci de la « microphysique du pouvoir » que développera, plus tard dans le siècle, Michel Foucault. Tout ceci conduit Gramsci à formuler la définition suivante de l’État : « État = société politique + société civile, c’est-à-dire une hégémonie cuirassée de coercition » [Gramsci, 2012, p. 39-40]. Commentant cette formule célèbre, Juan Carlos Portantiero, l’un des meilleurs exégètes de la pensée de Gramsci, dit de ce dernier qu’il est le « Weber » du marxisme [5]. Il entend par là que si le marxisme pense la politique principalement sous la forme du conflit, Gramsci introduit en son sein, par l’entremise du concept d’hégémonie, un autre type de considération, qui renvoie à l’idée qu’un ordre social ne saurait « tenir » uniquement par la violence, fût-elle « symbolique ». Comme Weber, Gramsci pose donc la question de la « légitimité » de l’ordre social, même si c’est pour la contester.

12Après Gramsci, il faut attendre les années 1960 pour assister à un renouvellement significatif de la théorie marxiste de l’État [Jessop, 1981]. C’est à cette époque que des auteurs comme Nicos Poulantzas, Ralph Miliband, Claus Offe, Bob Jessop, Perry Anderson, Erik Olin Wright, Joachim Hirsch… adaptent la théorie marxiste de l’État à une conjoncture politique et intellectuelle nouvelle. À la lecture des cours sur l’État de Pierre Bourdieu, publiés en 2012 [Bourdieu, 2012], on s’aperçoit que c’est principalement avec cette génération de penseurs marxistes de l’État que Bourdieu dialogue et polémique [Batou, Keucheyan, 2014].

13Le sommet de la théorie marxiste de l’État à cette époque se trouve sans doute dans l’œuvre de Nicos Poulantzas, et particulièrement dans son dernier livre, qui date de 1978, intitulé L’État, le pouvoir, le socialisme [Poulantzas, 2013]. Poulantzas est lui aussi un auteur influent aujourd’hui, par exemple en Allemagne ou en Grande-Bretagne [Gallas et al., 2011]. Il fut l’un des protagonistes d’une célèbre controverse sur la nature de l’État capitaliste avec Ralph Miliband dans les années 1970 [Barrow, 2002].

14Tout comme Gramsci cherchait à penser les transformations de l’État, approximativement de la mort de Marx à la crise des années 1930, Poulantzas tâche de comprendre la façon dont l’État a évolué lors des Trente Glorieuses. Il développe une théorie « relationnelle » de l’État, où l’État n’est pas une chose ou une substance, mais un ensemble de relations de pouvoir enchevêtrées de manière complexe. Ces relations, de surcroît, sont conçues par lui comme des processus, les rapports de force entre « centres de pouvoirs » étatiques et extra-étatiques évoluant en permanence, sous l’impulsion de ce que Poulantzas appelle un « bloc au pouvoir ». C’est ce qui le conduit à énoncer sa fameuse définition de l’État comme « condensation d’un rapport de force entre les classes et les fractions de classe » [Poulantzas, 2013, p. 191]. Pour Poulantzas, l’émergence de l’État n’est pas postérieure à celle des classes sociales et à leurs conflits, contrairement à l’idée que défendent des approches « instrumentalistes » de l’État, au sein du marxisme et dans d’autres courants. L’État construit les classes sociales en même temps qu’il est construit par leur antagonisme.

15En somme, la question que soulèvent les théories marxistes de l’État est celle qu’évoque Marx dans sa lettre à Kugelmann : qu’en est-il du lien entre les différentes formes d’État et les différentes structures économiques, à l’échelle macrosociale ? Ce lien change de nature selon la période considérée, il n’est pas le même à l’époque de Marx, de Gramsci, de Poulantzas, ou à l’heure actuelle. Par ailleurs, un objectif politique sous-tend clairement la théorisation de l’État par le marxisme : se saisir du pouvoir de l’État lors d’un processus révolutionnaire et œuvrer à son dépérissement dans le contexte d’une transition vers le socialisme.

4 – Les théories de l’anti-pouvoir

16Une histoire nouvelle commence avec la chute du mur de Berlin. À partir du dernier quart du xxe siècle, le marxisme cesse d’être la théorie dominante au sein des pensées critiques [Keucheyan, 2014a]. Il continue à exister et innover, comme on va le voir, mais sur un mode minoritaire dans un ensemble plus vaste de théories critiques où dominent le « poststructuralisme » (ce qu’on appelle aussi la « French theory ») et ses dérivés : théorie postcoloniale, cultural studies, théories de la performativité (théorie queer par exemple), égalitarisme radical d’Alain Badiou et Jacques Rancière, etc. [Cusset, 2005].

17Cette conjoncture intellectuelle se caractérise par un pessimisme radical. Avec la chute du bloc soviétique, et plus généralement la conscience des grands désastres du xxe siècle (fascisme, colonialisme), un pessimisme s’installe au sein des théories critiques quant à la possibilité même de faire émerger un ordre social post-capitaliste. Comme le dit Fredric Jameson, on s’imagine aujourd’hui plus facilement la fin du monde que la fin du capitalisme, ce dont témoigne selon lui la production filmique hollywoodienne récente, qui renferme nombre de scénarios catastrophes, mais aucun qui préfigurerait un au-delà du capitalisme [Jameson, 2003]. Ce pessimisme résulte notamment du fait que la stratégie révolutionnaire basée sur la prise du pouvoir d’État a, dans la plupart des cas, débouché sur des régimes politiques plus injustes que ceux qui étaient combattus, au premier rang desquels le stalinisme.

18La reconnaissance de la faillite de cette stratégie donne lieu à l’émergence, dans les années 1980, d’un corpus de théories critiques que l’on désigne communément théories de l’« anti-pouvoir ». Par-delà leurs différences, des auteurs comme John Holloway, Hakim Bey, Toni Negri, Paolo Virno, Miguel Benasayag, Raul Zibechi, David Graeber, Giorgio Agamben, ou encore le « Comité invisible » peuvent être rangés dans cette catégorie. Ce corpus domine les théories critiques du pouvoir pendant une bonne partie des années 1990 et 2000. L’article « Douze thèses sur l’anti-pouvoir » de John Holloway est représentatif de cette approche [Holloway, 2003].

19Les théories de l’anti-pouvoir rompent avec le « stato-centrisme » des théories marxistes de la période précédente. Elles soutiennent que les mouvements révolutionnaires doivent renoncer à prendre le pouvoir d’État, afin justement de ne pas risquer de donner lieu à des régimes « totalitaires ». Elles renoncent par là même à l’idée de « transition » vers la société post-capitaliste (socialiste, puis communiste), une idée centrale dans le marxisme, par exemple dans le « programme de transition » de Trotski.

20Aux yeux des théoriciens de l’anti-pouvoir, les mouvements révolutionnaires doivent construire des « zones d’autonomie » à distance de l’État, qui échappent à son emprise. La théorie de l’exil et de la « nomadisation » développée par Gilles Deleuze et Félix Guattari, dans leur chapitre de Mille plateaux intitulé « Traité de nomadologie », est une référence très prisée dans ce corpus. Comme le dit Deleuze dans une phrase célèbre : « Fuir, mais en fuyant, chercher une arme » [Deleuze, Parnet, 1977, p. 163-164]. Par conséquent, on renonce à affronter l’État, et on met en œuvre ce que les militaires appelleraient des « stratégies indirectes ». Tout est dit dans le titre du best-seller altermondialiste de John Holloway (paru en 2002) : Changer le monde sans prendre le pouvoir [Holloway, 2008].

21Une expérience politique en particulier nourrit la réflexion de ces théoriciens de l’anti-pouvoir : le zapatisme mexicain, et sa figure de proue le sous-commandant Marcos, apparu sur le devant de la scène au Chiapas début 1994. Le zapatisme est très différent des guérillas qui l’ont précédé dans l’histoire contemporaine [Baschet, 2005]. D’abord, il ne se réclame pas de la classe ouvrière ni même de la paysannerie, mais des indigènes (donc pas une classe sociale au sens classique du terme), dont il dénonce les conditions de vie de la colonisation à nos jours, et qu’il cherche à intégrer pleinement à la nation mexicaine. Ensuite, contrairement à la « guerre populaire prolongée » de Mao ou à la théorie du « foyer révolutionnaire » de Che Guevara (des stratégies de guérilla classiques du xxe siècle), la stratégie zapatiste n’a pas pour finalité la prise du pouvoir d’État. Comme le dit une phrase du sous-commandant Marcos : « Nous ne voulons pas le pouvoir, nous voulons pouvoir. »

22Une référence littéraire revient souvent dans ce corpus des théories de l’« anti-pouvoir » : le personnage de Bartleby, d’Herman Melville. Dans la nouvelle de Melville Bartleby le scribe. Une histoire de Wall Street (1853), Bartleby le scribe répond systématiquement : « Je préférerais ne pas » (I would prefer not to) à chaque injonction de son patron, ce qui conduit progressivement le patron à renoncer à lui imposer quoi que ce soit.

23Cette stratégie du refus, mais d’un refus qui relève plus du contournement ou de la subversion que de l’affrontement direct, est souvent considérée par les théoriciens de l’anti-pouvoir comme exemplaire des stratégies à mettre en œuvre aujourd’hui. Parmi d’autres, Gilles Deleuze, Giorgio Agamben, Slavoj Zizek et Toni Negri ont écrit à propos de Bartleby. Le « détournement » artistique, du type de celui pratiqué par les avant-gardes du début du siècle, de Dada aux situationnistes de Guy Debord, sont une autre source d’inspiration de ces théoriciens.

24La transition du stato-centrisme aux théories de l’anti-pouvoir explique la place qu’occupe l’œuvre de Michel Foucault dans les théories critiques contemporaines. L’approche foucaldienne du pouvoir exerce, au sein des théories critiques actuelles, l’influence qui était celle du modèle léniniste lors des deux premiers tiers du xxe siècle. Foucault accorde une importance déterminante à l’idée de « micro-pouvoir » [Foucault, 1975]. Selon cette conception, le pouvoir est dispersé dans la société, et non concentré dans un État dont procéderait unilatéralement la domination. Cette conception « ascendante » met l’accent sur l’inscription du pouvoir dans des institutions « intermédiaires » telles que l’école, les hôpitaux, l’armée et les prisons, qui produisent des individus toujours déjà intégrés à des rapports de pouvoir. De ceci découle l’idée – typiquement structuraliste – selon laquelle le pouvoir n’a pas à proprement parler de sujet. Dans le modèle léniniste, le sujet du pouvoir est l’État, et en dernière instance la classe bourgeoise qu’il représente (de manière complexe).

25Les implications stratégiques de l’approche foucaldienne sont considérables. L’affrontement avec l’État n’a de sens que lorsqu’il concentre une part significative du pouvoir. Dès lors que le pouvoir est dispersé aux quatre coins du monde social, la lutte contre lui est elle aussi dispersée. Pour Foucault, les espaces de la contestation sont multiples, de même que les acteurs qui les investissent (ce ne sont d’ailleurs pas à proprement parler des « acteurs »). Dans ce type d’approche, la lutte ne culmine jamais, c’est-à-dire qu’aucun des antagonistes n’emporte définitivement la mise. Au sein du mouvement ouvrier traditionnel, l’idée dominante est au contraire que, le moment venu, un affrontement décisif tranche dans un sens ou un autre, ce qu’illustre bien l’expression de « lutte finale » que l’on trouve dans l’Internationale. La doctrine du pouvoir élaborée par Foucault est donc relationnelle, et non substantielle [6]. Les penseurs de l’anti-pouvoir défendent précisément des approches de ce type. Le concept de « rhizome » développé par Deleuze et Guattari, très influent lui aussi, participe de la même tendance [Deleuze, Guattari, 1980]. Le rhizome (un concept qui vient de la botanique) désigne un mode d’organisation qui n’a pas de centre, ou qui n’est pas hiérarchique.

26L’influence des théories de l’anti-pouvoir est importante à l’heure actuelle. Ces théories sont intégrées dans les « répertoires d’action » militants. La stratégie des « ZAD », ou « Zones à défendre », qui consiste pour des activistes à occuper un territoire afin d’y empêcher la construction d’infrastructures nuisibles à l’environnement – comme l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes – est un dérivé de la stratégie des « Zones autonomes temporaires » (TAZ) théorisées par Hakim Bey au début des années 1990 [7]. La stratégie « Occupy », mise en œuvre à Wall Street fin 2011 ou à Istanbul au printemps 2013, est une autre forme de mobilisation inspirée de ces théories, cette fois-ci en milieu urbain. La notion d’« anti-pouvoir » renvoie donc à des modalités novatrices d’articulation de la théorie et de la pratique. Des individus disposant de la double casquette de producteurs de théories et d’organisateurs politiques, comme David Graeber dans le cas d’Occupy Wall Street, jouent sans doute un rôle important dans cette articulation.

5 – Le renouveau des théories marxistes de l’État

27Parallèlement, on observe aujourd’hui un renouveau des théories marxistes de l’État. Plus encore qu’une pensée du capitalisme, le marxisme est une pensée des crises du capitalisme. Historiquement, les grandes crises du système ont souvent donné lieu à des renouvellements en profondeur de ce paradigme [8]. La crise actuelle, celle dans laquelle nous sommes plongés depuis l’effondrement du marché des subprimes en 2007, ne déroge pas à cette règle. Une hypothèse possible est qu’à la faveur de cette crise, les approches qui cherchent à penser à nouveaux frais les liens entre l’État et l’économie, sur le modèle de la lettre de Marx à Kugelmann, opèrent un retour en force. L’intervention des États dans la crise, la crise des dettes souveraines notamment, est un trait marquant de la crise actuelle.

28Ce renouveau des théories marxistes de l’État passe entre autres par la mise en rapport de la question de l’État avec celle des espaces du capitalisme. Au sein des théories critiques, les approches spatiales se sont multipliées au cours des dernières décennies [Merrifield, 2002 ; Gintrac, 2012]. La mondialisation, les transformations de la ville, les ségrégations socio-spatiales, ou encore la question des échelles de la politique, comptent parmi les thématiques abordées dans ces travaux. Nous évoquerons dans ce qui suit trois auteurs qui, chacun à sa façon, pensent l’État en lien avec les dynamiques spatiales du capitalisme : David Harvey, Giovanni Arrighi et James O’Connor.

5.1 – Le matérialisme « géo-historique » de David Harvey

29David Harvey développe un matérialisme « géo-historique », qui vise à compléter le matérialisme historique par une réflexion sur les espaces du capital. Spaces of Capital est d’ailleurs le titre de l’un de ses ouvrages les plus importants [Harvey, 2001]. Cette approche trouve son point de départ dans une reconstruction par Harvey de la théorie de l’espace de Marx. Comme tous les penseurs du xixe siècle, Marx est un penseur du temps, qui a tâché de comprendre l’accélération de l’évolution historique à la suite de la double révolution française et industrielle [Hobsbawm, 2012]. Mais il existe également chez Marx une prise en considération de l’espace. Ainsi, dit Marx dans les Grundrisse :

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« Le capital doit tendre à abattre toute barrière locale au trafic, c’est-à-dire à l’échange, pour conquérir le monde entier et en faire un marché, il doit tendre, d’autre part, à détruire l’espace grâce au temps, c’est-à-dire réduire au minimum le temps que coûte le mouvement d’un lieu à un autre. Plus le capital est développé, plus vaste est donc le marché où il circule ; or plus est grande la trajectoire spatiale de sa circulation, plus il tendra à une extension spatiale du marché, et donc à une destruction de l’espace grâce au temps. »
[Marx, 1968, p. 32]

31Selon Marx, le capitalisme est d’emblée mondial. Sa tendance à conquérir et transformer en marché la planète lui est inhérente, elle n’est ni contingente ni récente. Comme le dit Marx dans un passage du Capital, « le marché mondial est contenu dans la notion même du capital ».

32Cette expansion mondiale du capitalisme a toutefois un prix. Plus la distance entre le lieu de production et le lieu de vente (de « réalisation ») de la marchandise est grande, plus son coût augmente, puisque le transport par exemple n’est pas gratuit, ou que des obstacles géographiques et/ou politiques entravent la circulation des marchandises. Ceci implique que le capitalisme doit en permanence accélérer la « vitesse de circulation » des marchandises, afin de minimiser le coût de leur acheminement et de maximiser le profit. C’est ce phénomène que Marx désigne par l’expression de « destruction de l’espace grâce au temps ». Ce que Marx nomme ici « espace » inclut ce que nous appellerions aujourd’hui « environnement ». En régime capitaliste, « abolir » l’espace en accélérant la circulation des marchandises – c’est-à-dire en assujettissant toujours plus le temps – est une nécessité vitale.

33La tendance du capitalisme à pénétrer et mettre à profit de nouveaux espaces a pour origine les crises qu’il traverse périodiquement. Du fait notamment de l’absence de coordination entre les producteurs, le système génère davantage de capitaux qu’il ne peut en absorber, ce qui conduit à leur dévaluation périodique. C’est ce que les marxistes appellent classiquement « crises de suraccumulation ».

34Le capitalisme a toutefois les moyens de résoudre ces crises. Harvey a attiré l’attention sur un mode particulier de résolution des crises, qu’il désigne par le concept de spatial fix [Harvey, 2003]. Ce concept a deux sens, l’un littéral, l’autre métaphorique. Le sens littéral renvoie à l’idée que le capital est une entité spatiale ou « territorialisée », qui investit – se fixe – et transforme son environnement, en se matérialisant dans des machines, des transports et des modes de communication, ou en accaparant des ressources naturelles. Pour reprendre une expression chère à Henri Lefebvre (qui a beaucoup influencé Harvey), le capital « produit » de l’espace, de l’espace naturel et de l’espace social inextricablement mêlés.

35Le sens métaphorique du concept de spatial fix renvoie à l’idée de « solution » – to fix signifie « arranger » ou « résoudre » – au problème de la suraccumulation. Harvey suggère que l’une des manières dont le capital résout ses crises passe par l’espace, c’est-à-dire plus précisément par l’installation de capitaux dans des espaces jusque-là vierges de rapports capitalistes, ou de rapports capitalistes anciens que le capitalisme va restructurer pour les régénérer. Selon une expression qu’il emprunte à Engels, le capitalisme ne résout jamais ses crises. Il ne fait que les déplacer dans l’espace.

36À l’heure actuelle, la Chine est un spatial fix par excellence, à propos duquel Harvey a notamment écrit dans un livre récemment traduit en français, Brève histoire du néolibéralisme [Harvey, 2014]. Sa transition vers l’économie de marché à la fin des années 1970 a constitué un appel d’air pour des volumes colossaux de capitaux étrangers. Le développement économique de la Chine a des implications spatiales évidentes. La multiplication des mégapoles, mais aussi les dévastations écologiques (pollutions, surexploitation de certaines ressources, altération de la biodiversité), montrent que le capitalisme produit des espaces d’un certain type.

37L’élément crucial est que le spatial fix chinois, comme tout spatial fix, implique le concours actif de l’État comme organisateur des espaces de l’accumulation. Le capitalisme, dit Harvey, a des conditions de possibilité – éducation des salariés, construction des infrastructures, cadres juridiques, gestion des ressources naturelles… – qu’il ne peut assumer seul et pour lesquelles il compte sur l’intervention de l’État. C’est d’autant plus vrai lorsqu’il prend possession de lieux jusque-là relativement vierges de rapports capitalistes, comme la Chine de Deng Xiaoping. Chez Harvey, la réflexion sur le rapport entre structures économiques et formes de l’État évoquées dans la lettre de Marx à Kugelmann est donc complétée par une analyse des dynamiques spatiales du capitalisme [9].

5.2 – Giovanni Arrighi et les « cycles systémiques d’accumulation »

38Giovanni Arrighi est quant à lui un théoricien des « systèmes-mondes », proche d’Immanuel Wallerstein. C’est un marxiste « braudélien », qui fait se croiser des thèmes marxiens avec des problématiques issues de l’œuvre de Fernand Braudel.

39Selon Arrighi [1994], le capitalisme a connu depuis ses origines au xve siècle quatre longs « cycles systémiques d’accumulation ». Chaque cycle est composé de deux phases, qu’il qualifie de « matérielle » et de « financière ». La première est une phase de développement dans l’économie réelle. Pendant cette période, un ensemble d’acteurs économiques privés, en collaboration avec des structures étatiques, parvient à enclencher une dynamique productive et commerciale vertueuse, sur la base d’une division du travail cohérente, qui génère des profits croissants.

40Avec le temps, cette dynamique vertueuse tend toutefois inéluctablement vers la suraccumulation. Chaque fraction de capital investi génère un profit moindre, alors que la concurrence entre acteurs économiques, un temps canalisée par la division du travail, s’intensifie. C’est alors que le cycle systémique d’accumulation entre dans sa phase « financière ». Se fait jour une tendance, inhérente au capitalisme en période de crise du taux de profit, à se réfugier dans la sphère financière. Selon Arrighi, la financiarisation est toujours le signe du déclin d’un cycle systémique d’accumulation – le « signe de l’automne » est la belle formule qu’il emprunte à Braudel – et de son remplacement par un nouveau cycle. La financiarisation est donc étroitement liée à des paramètres géopolitiques.

41Chaque cycle systémique est constitué d’un centre hégémonique. Les centres qui correspondent aux quatre cycles identifiés par Arrighi sont Gênes (qui a dominé du xve au début du xviie siècle), les Pays-Bas (de la fin du xvie à la fin du xviiie), la Grande-Bretagne (de la moitié du xviiie à la moitié du xxe) et les États-Unis (de la fin du xixe à nos jours). Selon Arrighi [2009], la Chine est appelée à s’imposer comme le nouvel hegemon au cours du xxie siècle. Chacun de ces centres hégémoniques a régné sur une phase du développement capitaliste, en combinant de façon originale une dimension « territoriale » (une politique de puissance), et une dimension « capitaliste » (une politique économique).

42Par exemple, l’hégémonie génoise est pour l’essentiel capitaliste, elle s’est abstenue de toute conquête territoriale. Au xvie siècle, la puissance impériale dominante est l’Espagne, alors que Gênes est politiquement instable et militairement faible. L’hégémonie génoise sur les premiers temps du capitalisme résulte pour l’essentiel des réseaux marchands et financiers internationaux qu’elle contrôle. La Grande-Bretagne est le premier centre hégémonique à avoir mis en œuvre simultanément une logique de conquête territoriale et une logique capitaliste.

43Un argument mis en avant par Arrighi est que chaque centre hégémonique est géographiquement et démographiquement plus volumineux que le précédent. Le « diamètre » des systèmes-mondes successifs s’allonge au cours de l’histoire, en ce sens que la dynamique du capitalisme se mondialise. Par conséquent, leur centre de gravité, c’est-à-dire la puissance hégémonique, doit grossir également, de manière à soutenir et équilibrer l’ensemble. C’est ainsi que les Pays-Bas sont géographiquement et démographiquement plus volumineux que Gênes, la Grande-Bretagne que les Pays-Bas, les États-Unis que la Grande-Bretagne, et la Chine que les États-Unis.

44Plus le diamètre du système-monde est long, et plus la population nécessaire pour en garantir le dynamisme et la productivité est importante. Le centre politique est aussi le centre de l’accumulation, ce qui suppose une force de travail disponible toujours plus importante et mieux formée. Être une puissance hégémonique suppose aussi de pouvoir compter sur un personnel militaire, et plus généralement des fonctionnaires impériaux, nombreux. Arrighi développe ainsi une « géométrie » – c’est son expression – du capitalisme et de l’impérialisme. Comme Harvey, il tâche de penser le rapport entre l’État et les processus économiques par l’intermédiaire de paramètres qui ont trait à la production de l’espace.

5.3 – James O’Connor : crise fiscale de l’État et environnement

45Si Arrighi est un marxiste braudélien, James O’Connor est un marxiste « polanyien », inspiré par la lecture de La grande transformation. O’Connor est l’inventeur à la fin des années 1960 d’une expression promise à une importante postérité : celle de « crise fiscale de l’État » [O’Connor, 2001]. Cette notion sera ensuite reprise et discutée par de nombreux auteurs marxistes et non marxistes, parmi lesquels Daniel Bell, Samuel Huntington, Greta Krippner, et Wolfgang Streeck.

46Selon O’Connor, les États sont placés, depuis les années 1960, devant deux obligations de plus en plus contradictoires. D’une part, équilibrer leurs finances publiques, ce qui doit leur permettre notamment d’emprunter à des taux d’intérêt raisonnables. D’autre part, continuer à procurer à leurs populations des niveaux d’investissement public élevés dans l’éducation, la santé, les retraites… les attentes des populations en termes de bien-être, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et les Trente Glorieuses, n’ayant cessé d’augmenter. En période de taux de croissance historiquement bas depuis plusieurs décennies, ces deux obligations sont quasiment impossibles à concilier. Ce constat conduit James O’Connor à affirmer que le capitalisme et la démocratie ne seront plus compatibles pour longtemps, une thèse que Wolfgang Streeck [2014] a récemment reprise à son compte.

47Selon O’Connor, la crise fiscale de l’État est étroitement liée à une crise environnementale. À l’origine, l’exploitation de la nature par le capitalisme ne coûte rien ou presque. Avec le temps, l’épuisement des ressources conduit toutefois à leur renchérissement, alors que la gestion des « externalités négatives » – lutte contre les pollutions, frais liés à la santé des salariés, catastrophes industrielles… – coûte elle aussi de plus en plus cher. Cette tendance oblige l’État à intervenir de manière accrue dans l’entretien de l’environnement, notamment par la mise en œuvre de politiques de conservation ou de restauration. L’environnement est en ce sens de plus en plus « construit » par l’État.

48Cette tendance pèse par ailleurs à la baisse sur le taux de profit, par exemple parce qu’elle conduit à une augmentation des dépenses de santé. Que fait alors le capitalisme ? Il transfère le coût croissant de la reproduction des conditions de production à l’État. C’est la logique de ce système : socialisation des coûts, privatisation des bénéfices. Bien sûr, ceci s’opère sur la base d’un rapport de force en partie contingent entre forces sociales en présence. Mais la tendance de fond est bien celle-là. L’augmentation des coûts relatifs à l’entretien des conditions de production accentue la crise fiscale dans laquelle l’État est plongé, puisqu’il en assume une part croissante. Les rentrées fiscales ne croissent pas au même rythme que les dépenses, ce d’autant plus qu’à partir des années 1970, le taux de croissance des pays anciennement développés est en berne. Les finances publiques sont par conséquent structurellement déficitaires.

49Dernière pièce de ce puzzle : la financiarisation. La crise fiscale de l’État le conduit à emprunter de plus en plus, afin de financer ses dépenses, et de rétablir fictivement l’équilibre de ses comptes. Cette tendance est l’une des causes qui donnera lieu, dès la fin des années 1970, au processus de financiarisation du capital [Durand, 2014]. La financiarisation procède donc notamment du renchérissement des conditions de production, et des coûts croissants générés par l’exploitation de la nature, combinés bien sûr à d’autres facteurs. Le capitalisme exploite la nature, ce qui occasionne des dépenses de plus en plus importantes pour l’État, qui s’en remet dès les dernières décennies du xxe siècle aux marchés financiers pour y faire face.

50La tendance la plus « abstraite » du capitalisme, la financiarisation, et ce que le capitalisme a de plus matériel et « concret », sa dimension environnementale, sont donc liées. O’Connor retrouve ainsi l’une des intuitions fondatrices de l’œuvre de Marx.

6 – Conclusion

51Nous avons présenté trois façons de concevoir l’espace comme « médiation » entre l’État et les processus économiques dans le marxisme contemporain. Ces théories, on a pu le constater, ont un point commun de plus : elles pensent cette médiation en rapport avec les crises que traverse le capitalisme. Pour Harvey, l’État assure les conditions matérielles de l’accumulation dans le cadre d’un mécanisme de déplacement des crises dans l’espace global ; pour Arrighi, les espaces du capital subissent des transformations à l’occasion de la succession des cycles systémiques d’accumulation ; pour O’Connor, l’État représente une interface entre le capitalisme et l’environnement, et assume les coûts croissants que génère l’exploitation de ce dernier, donnant lieu à une « construction » étatique accrue de la nature. État, processus économiques, espaces et crises doivent donc être pensés conjointement.

52L’un des défis auxquels est confrontée la théorie marxiste aujourd’hui est de comprendre la façon dont l’État subit les effets des grandes innovations sociotechniques en cours à l’heure actuelle, par exemple les transformations dans le transport des marchandises (la révolution du porte-conteneurs notamment) ou dans le traitement de l’information (émergence du big data). Ces innovations influent de toute évidence sur la production des espaces du capitalisme. Elles ne sauraient par ailleurs laisser intacte la manière de théoriser l’État. Qu’elles doivent conduire à remettre en cause les fondements mêmes de la théorie marxiste de l’État reste toutefois à démontrer.

Notes

  • [1]
    Pour une définition des pensées critiques, voir Keucheyan [2014a, 2014b]. Celles-ci se caractérisent notamment par l’élaboration d’approches (relativement) « totalisantes » du monde social, de concepts indissociablement analytiques et normatifs, et par l’articulation sous des formes diverses de la théorie et de la pratique politiques.
  • [2]
    Sur la notion de marxisme classique, voir Anderson [1977].
  • [3]
    Le concept de « société civile » a bien sûr une longue histoire avant Gramsci, qui remonte au moins au De Cive de Hobbes (1649). Voir sur ce point Rangeon [1986].
  • [4]
    Sur l’influence d’Althusser à l’échelle internationale, voir Kaplan et Sprinkler [1993].
  • [5]
    Voir Portantiero [1977].
  • [6]
    Sur le lien entre les approches relationnelles de Foucault et Poulantzas, voir Jessop [2004].
  • [7]
    Voir Hakim Bey [1997].
  • [8]
    Pour une méditation sur ce thème, voir Kouvelakis [2012].
  • [9]
    L’action de l’État est également déterminante dans la réalisation d’un autre mécanisme mis en évidence par Harvey : l’« accumulation par dépossession » (accumulation by dispossession), qui résulte de la généralisation du concept d’« accumulation primitive » de Marx. Voir Harvey [2003].
Français

Comment la question de l’État se pose-t-elle dans les pensées critiques contemporaines ? Cet article vise à donner des éléments de réponse à cette question. Nous commencerons par un détour historique, et évoquerons la manière dont le problème de l’État s’est posé au sein du marxisme au xxe siècle, notamment chez Gramsci et Poulantzas. Nous en viendrons ensuite à la conjoncture intellectuelle actuelle. Nous aborderons d’abord les théories de l’« anti-pouvoir », un corpus de théories apparu dans les années 1980, qui met l’accent sur la dimension « extra-étatique » du pouvoir. Nous évoquerons ensuite le renouveau récent des théories marxistes de l’État, en nous attardant sur les approches de David Harvey, Giovanni Arrighi et James O’Connor. Nous verrons que l’une des voies de ce renouveau passe par la mise en rapport de l’État avec la question des espaces du capitalisme.

Mots-clés

  • État
  • Gramsci
  • Poulantzas
  • pensées critiques
  • espace

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Mis en ligne sur Cairn.info le 13/11/2015
https://doi.org/10.3917/rfse.hs1.0229
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