CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 – Introduction

1Nous sommes entrés dans l’ère de la « performance totale » [Jany-Catrice, 2012]. À tous les échelons, que ce soit dans les appareils d’État, les entreprises industrielles ou les organisations de service public, chacun est sommé de légitimer sa raison d’être en apportant la preuve de son efficacité. En d’autres termes, on pourrait dire en paraphrasant le poète qu’« il n’y a pas de performance, il n’y a que des preuves de performance ». Que ce soit par voie comparative, expérimentale ou statistique, il faut montrer que des résultats compétitifs sont enregistrés ou attendus d’une pratique pour en justifier le choix et l’exécution. Il faut le montrer preuves à l’appui, chiffres à l’appui, d’où une intense activité documentaire – le document étant (étymologiquement) ce qui sert de preuve. La documentation ainsi produite procède d’une exigence d’évaluation, dont la généralisation a donné lieu à de nombreuses analyses critiques [Chauvière, 2013 ; Del Rey, 2013 ; Garcia, Montagne, 2011]. Tout en prolongeant un processus de rationalisation et de légitimation coextensif au « capitalisme avancé » [Habermas, 1988 ; Laufer, Paradeise, 1982], cette exigence alimente de nos jours une forme de bureaucratisation singulière que Béatrice Hibou [2013] a qualifiée de néolibérale.

2Qui veut saisir la singularité de cette rationalité politique s’attaque à l’actualité d’un vieux problème : celui de l’art de « gouverner [1] par les faits », un art soucieux avant toute chose d’objectivité comme gage de réalisme et d’efficacité. Il s’agit ici de revisiter ce problème, somme toute classique, à la lumière de la prolifération ces dernières décennies de technologies évaluatives visant à produire des « données probantes » (evidence), qu’il s’agisse de chiffres statistiques, de résultats expérimentaux ou de faits comparatifs tels les benchmarks et autres « meilleures pratiques ». Dans l’esprit des travaux de Lorraine Daston et Peter Galison [2007], qui ont historicisé l’objectivité comme vertu épistémique, nous rappellerons à grands traits comment elle est également devenue une vertu politique qui redéfinit les rapports des gouvernants aux gouvernés et transforme l’exercice du pouvoir gouvernemental, son instrumentation comme ses finalités. Par vertu, il faut entendre une règle de conduite, un idéal et, partant, une force ; une force censée dire la vérité, imposer l’évidence, emporter l’adhésion. Or, tout comme « il n’y a pas de force intrinsèque des idées vraies », selon l’axiome spinoziste cher à Bourdieu, il n’y a pas de force intrinsèque de l’objectivité ; il y a un travail d’objectivation, dans lequel interviennent des acteurs, des affects, des choix, des discours, des techniques, des jugements. Les faits sont faits. Ils ne tirent pas leur force d’une objectivité donnée, spontanée, mais d’une objectivité arte-factuelle, socialement construite.

3Une entrée – parmi d’autres – dans la fabrique des faits à visée gouvernementale est l’étude des dispositifs qui les objectivent sous la forme de preuves prétendument irréfragables. Envisagés dans leurs dimensions matérielles et symboliques, sociales et techniques, ces dispositifs donnent à voir la pluralité des régimes de preuve dont se revendiquent les entrepreneurs de « données probantes ». Ils donnent aussi à penser la « contingence pratique » [Gueguen, 2015] qui caractérise les entreprises d’objectivation et ce qu’elles produisent. De sorte que leur analyse permet de défaire l’arbitraire des faits par la mise au jour des arbitrages qui président à leur confection. Défaire l’arbitraire des faits suppose en effet de leur restituer une temporalité, « créatrice d’ouverture et d’indétermination », pour être en mesure de se resituer au moment où ils appartiennent encore au champ de « ce qui dépend de nous », du « délibérable » et du « faisable » [ibid.]. L’enjeu n’est pas alors de démêler les faits et les chimères, le plus ou moins vrai et le plus ou moins faux, le réel et le factice, la science et l’utopie, mais de se mêler des processus d’objectivation, de les éclairer pour les désacraliser et permettre aux profanes de prendre part au « gouvernement par les faits », voire de le retourner en autogouvernement.

4On ne saurait toutefois abandonner les « faits » à l’art de gouverner, comme si le travail d’objectivation, de véridiction, de « factualisation » ne concernait pas l’art de résister. Qui pose la question gouvernementale, la question du pouvoir, ne peut en effet échapper à la question périlleuse des résistances. En l’occurrence, ce que le « gouvernement par les faits » soulève en creux, c’est le problème du possible comme « catégorie fondamentale de la critique ». Comme l’écrit très justement la philosophe Haud Guéguen [2014, p. 265], « [q]u’elle soit théorique ou qu’elle soit pratique, la critique ne peut s’exercer qu’à considérer que les choses pourraient (et devraient) être autrement, et que c’est précisément un tel pouvoir être qui fonde et autorise la critique […]. En d’autres termes, la critique suppose, au moins tacitement, l’idée d’un “possible” en vertu et à partir duquel il soit permis de contester ou au moins de questionner “ce qui est” (une certaine organisation du travail, un modèle de la socialité, un dispositif technique, etc.) selon la perspective de sa transformation. » D’où un paradoxe : alors même que la critique est tenue pour inhérente à la démarche scientifique, que ses formes et modalités donnent lieu à maintes analyses épistémologiques ou sociologiques, le possible reste abstrait et flou, insaisissable, apparemment rétif à toute objectivation. Souvent évoqué en sciences sociales à travers les notions de « marge de manœuvre », d’« habitus », de « répertoire d’action » ou de « turning points », il n’en demeure pas moins « sous-déterminé », sinon « surdéterminé » à l’instar de « certaines utopies sociales » [Jeanpierre et al., 2013, p. 16].

5L’actualité éditoriale de ces dernières années atteste un vif regain d’intérêt pour la question des possibles et interroge le rôle des sciences sociales critiques dans leur appréhension. Il existe des travaux qui s’efforcent précisément de définir, de mesurer, de documenter, en un mot d’objectiver le(s) possible(s) suivant diverses voies qu’un excellent dossier de la revue Tracés a récemment inventoriées [ibid.]. Parmi ces voies, deux seront développées à titre d’exemple : d’une part, celle du « statactivisme » [Bruno et al., 2014a ; Bruno et al., 2014b] qui entend transformer la réalité sociale par la construction d’autres catégories, mesures et indicateurs, mais aussi et peut-être surtout par l’appropriation critique et militante des savoirs statistiques ; d’autre part, celle des « utopies réelles » [Wright, 2010], laquelle contribue à nourrir une culture des précédents micropolitiques. Dans tous les cas, il s’agit de recourir aux méthodes d’enquête scientifiques pour affirmer « l’immanence du possible, par opposition à toute conception d’un possible purement logique ou idéel qui serait délié de toute expérience ou de toute réalité. Immanent, le possible l’est au sens où il se trouve non seulement porté par une situation sociale historiquement déterminée, et devant être appréhendée dans sa matérialité, mais par les acteurs sociaux et leurs capacités pratiques » [Guéguen, 2014, p. 273].

6Restituer une contingence historique et une épaisseur sociologique à des « faits accomplis » volontiers présentés par les gouvernants comme impérieux ; documenter des pratiques minoritaires de résistance trop souvent disqualifiées comme irréalistes alors même qu’elles ont été éprouvées, voire sont encore observables empiriquement : telles sont les deux opérations complémentaires par lesquelles les chercheurs en sciences sociales peuvent contribuer à défaire l’arbitraire des faits par leur mise en politique, c’est-à-dire à ouvrir leur boîte noire pour déplier ce qui les fait et établir ainsi les conditions de possibilité d’une puissance collective (de penser et d’agir). L’objet de ce court essai exploratoire est ainsi de tenter – vaille que vaille – de tenir ensemble les arts de gouverner et de résister, l’objectivation scientifique et l’imagination politique, les faits et les possibles, pour essayer d’entrevoir la réalité qu’ils composent comme enjeu de pouvoir et de savoir [2].

2 – L’art de gouverner par les faits : « faire taire les incrédules »

2.1 – Actualité d’un vieux problème

7Depuis les années 1980, le recours croissant à des ratios statistiques, à des données économétriques ou encore à des indicateurs de performance, pour renseigner une prise de décision, pour justifier une mesure, pour fonder en raison un programme stratégique, est devenu une pratique routinière au sein des États comme dans les entreprises. On parle dans les deux cas de management par la performance, de culture du résultat, de « politique du chiffre ». Que les gouvernants prennent appui sur des « faits », aussi durs et indiscutables que possible, pour exercer leur pouvoir, il n’y a là rien d’inédit ni d’énigmatique a priori. C’est ce que proposaient déjà les tenants de l’économie politique libérale au xviiie siècle, soucieux d’« en finir avec la violence, la domination, les oppositions d’intérêts et le choc des passions ; en finir, en quelque sorte, avec le politique lui-même, en rationalisant et naturalisant ce domaine d’objectivité qu’est la société sous le signe de l’ordre naturel physiquement fondé. Dès lors, on doit moins gouverner les hommes qu’administrer les choses dans leur naturalité, c’est-à-dire gérer la population en manipulant les choses, en aiguillant le désir des hommes contre lequel on ne peut rien » [Skornicki, 2008, p. 19]. En pratique, ce sont les techniques organisationnelles et le calcul économique de l’utilité, mis au point en France par les ingénieurs des Ponts et Chaussées ou des Arts et Métiers, qui ont équipé cette façon de gouverner par des données empiriques et des « choses visibles » [Cohen, 2001, p. 163-166 ; Grall, Vatin, 2004].

8Un tel mode de gouvernement « rationnel », sinon « scientifique », se déploie au xixe siècle en suscitant immédiatement une critique que la littérature a mise en récit dans des ouvrages devenus classiques. Un extrait très connu de Charles Dickens met ainsi en scène un directeur d’école, Thomas Gradgrind, « homme de faits et de calculs », et un fonctionnaire qui inspecte son établissement, tous deux s’évertuant à expliquer aux élèves qu’ils doivent « [se] laisser guider et gouverner par les faits » et « bannir le mot Imagination à tout jamais ». Il leur est même annoncé que le gouvernement espère « posséder avant peu un corps délibérant composé de commissaires amis des faits, qui forceront le peuple à respecter les faits et rien que les faits » [Dickens, 1994, p. 6]. En campant de tels personnages, Dickens croque avec acuité l’utilitarisme de son temps et avec intuition l’esprit gestionnaire du nôtre [Ogien, 1995].

9Il n’y a évidemment pas que la littérature qui a pris précocement pour objet cet art de gouverner par les faits. La philosophie a été une autre instance critique majeure. Toujours à titre d’exemple, il suffit de songer à l’École de Francfort, notamment à Max Horkheimer, qui a pris pour cible l’autorité investie dans les faits. Comme l’explique Katia Genel, l’analyse des transformations de l’autorité a conduit cet auteur à diagnostiquer « la fin des autorités traditionnelles », telles que la famille, le chef, la culture de masse, et « l’avènement croissant d’une autorité “des faits” ou encore du réel » [2013, p. 110]. Le constat est désabusé : la critique de l’autorité par Horkheimer et ses compères n’a pas débouché sur l’émancipation escomptée du sujet critique et semble même avoir armé une nouvelle forme d’autorité qui s’appuie sur « un mode de présentation de la réalité » conçue comme un donné, et qui se trouve en cela « renforcée par les sciences elles-mêmes » [ibid., p. 108]. Selon Horkheimer, l’« autorité ne revêt plus une forme personnelle, mais devient l’autorité de l’ordre socio-économique qui se donne comme une nécessité » ; et cet « attachement passionné au donné » refermerait les possibles révolutionnaires [ibid., p. 110]. Genel précise que cette fermeture des possibles s’entend « au double sens d’une perte des vecteurs traditionnels assurant la possibilité de l’émancipation et d’une fermeture sur les faits assurée par la transformation positiviste de la théorie » [ibid., p. 108].

10Dans une autre optique, Michel Foucault s’est également attaqué à cette question du gouvernement par les faits en montrant comment l’économie politique a fait de la réalité à la fois la cible et l’instrument de la gouvernementalité libérale. Dans ses cours de 1978 qui proposent une généalogie de ce mode de gouvernementalité, il remonte aux physiocrates et à leur conception non seulement de l’économie, mais aussi de la politique comme physique. Par « physique », par « nature », les physiocrates visent de fait cette réalité qui est le seul donné sur lequel la politique doit agir et avec lequel elle doit agir selon eux. Il rapporte à cet égard la vision de Dupont de Nemours qui a écrit dans la préface de son Journal de l’agriculture, du commerce et des finances [1765] : « [L’économie politique] n’est pas une science d’opinion, où l’on conteste entre des vraisemblances et des probabilités. L’étude des lois physiques, qui toutes se réduisent au calcul, en décide les moindres résultats » [cité dans Foucault, 2004, p. 55]. Il mentionne également Le Trosne, autre grande figure de la physiocratie, qui écrit en 1766 : « La science économique n’étant autre chose que l’application de l’ordre naturel au gouvernement des sociétés est aussi constante dans ses principes et aussi susceptible de démonstration que les sciences physiques les plus certaines » [ibid.]. Et Foucault de commenter : « Ne se placer jamais que dans ce jeu de la réalité avec elle-même, c’est cela qui est, je crois, ce que les physiocrates, ce que les économistes, ce que la pensée politique du xviiie siècle entendait quand elle disait que, de toute façon, on reste dans l’ordre de la physique et qu’agir dans l’ordre de la politique, c’est agir encore dans l’ordre de la nature. Et vous voyez en même temps que ce postulat, je veux dire ce principe fondamental que la technique politique ne doit jamais décoller du jeu de la réalité avec elle-même est profondément lié au principe général de ce qu’on appelle le libéralisme » [ibid., p. 49].

11Foucault insiste ainsi sur le rôle prépondérant que jouent les économistes dans la constitution d’un champ de réalité qui apparaît comme le corrélatif du pouvoir gouvernemental. Ce faisant, ils ouvrent la voie à la statistique, technologie de gouvernement par excellence. Jusqu’au xviie siècle, l’art de gouverner consistait en un maniement des lois. On attendait du prince qu’il fasse preuve de sagesse et de prudence. « Être sage, c’était connaître les lois » (positives, naturelles, divines, morales). Être prudent, c’était « savoir dans quelle mesure, à quel moment et en quelles circonstances appliquer effectivement cette sagesse » [ibid., p. 279]. Or Foucault remarque qu’« à partir du xviie siècle, on voit apparaître, comme caractéristique du savoir nécessaire à celui qui gouverne, tout autre chose. Ce que le souverain ou celui qui gouverne […] doit connaître, ce ne sont pas simplement les lois, ce n’est même pas premièrement ni fondamentalement les lois [bien qu’on s’y réfère toujours, bien sûr, et qu’il soit nécessaire de les connaître], mais ce qui est à la fois nouveau, capital et déterminant, c’est que le souverain doit connaître ces éléments qui constituent l’État […] il faut que celui qui gouverne connaisse les éléments qui vont permettre le maintien de l’État []. C’est-à-dire que le savoir nécessaire au souverain sera une connaissance des choses plus qu’une connaissance de la loi, et ces choses que le souverain doit connaître, ces choses qui sont la réalité même de l’État, c’est précisément ce qu’on appelle à l’époque la “statistique” » [ibid., p. 279-280]. La gouvernementalité libérale s’est ainsi déployée en prenant pour cible et instrument une réalité socio-économique statistiquement objectivée dans des faits tenus pour irrécusables. Pour autant, il ne s’agit pas d’inféoder la statistique à l’économie politique libérale. Il s’agit plutôt d’envisager la fabrique des faits comme un lieu éminemment politique soumis à divers régimes d’objectivation.

2.2 – La fabrique des faits : quantifier, expérimenter, comparer

12« Faire des choses qui tiennent » : tel est le propre de la statistique moderne résultant, selon Alain Desrosières, « de la réunion de pratiques scientifiques et administratives initialement éloignées les unes des autres » [2000, p. 17]. En tant que « science de l’État », elle a toujours servi – dans un même geste – à prouver et à gouverner en fabriquant des « choses solides », des « arguments d’autorité », des « faits indiscutables ». Elle tire précisément son efficace politique du travail d’objectivation scientifique qui la caractérise. Cependant, ses opérations de collecte et d’enregistrement, de quantification et de modélisation ne sont pas immuables. Il y a autant de manières de faire des statistiques qu’il y a de façons de penser le monde social et d’agir sur lui. C’est ce qu’a bien montré Desrosières [2008, p. 39-56] à travers une périodisation dégageant cinq configurations idéal-typiques d’État dont les formes spécifiques de statistique et d’action publique sont rapportées à des modes distincts de conceptualisation de l’économie et de la société. À chaque type d’État (ingénieur, libéral, providence, keynésien, néolibéral) correspond ainsi un agencement particulier de savoirs et d’instruments (démographiques, comptables, économétriques, etc.), composant un régime de preuve et de gouvernement sui generis.

13Il n’y a bien évidemment pas que la statistique qui serve d’« outil de preuve » et d’« outil de gouvernement ». Avec les « faits » expérimentaux, on a une autre forme d’objectivité convoquée à l’appui de l’action politique. Cette fois, le travail d’objectivation ne vise pas simplement à apporter une connaissance fine des populations et territoires à gouverner. Il vise à fonder les politiques publiques sur des preuves produites par la conduite d’expériences suivant un protocole présumé scientifiquement rigoureux. En adoptant la méthodologie des essais cliniques randomisés, l’« evidence-based policy » entend procéder par corroboration empirique à l’instar de l’« evidence-based medicine » et se prévaloir ainsi de la même scientificité. Fondée sur la méthode de la randomisation développée dans l’entre-deux-guerres par le statisticien Ronald Fisher à des fins de productivité agricole [Favereau, 2014], cette approche expérimentale a pris son essor dans le champ médical dès les années 1950, puis a été appliquée en économie de la santé, du travail ou de l’éducation [Normand, 2011]. À partir des années 1960, des centaines d’expériences sociales à grande échelle, aux États-Unis, mais aussi en Europe, ont été menées pour tester l’efficacité de certaines mesures fiscales par exemple, comme le principe de l’impôt sur le revenu négatif prôné par Milton Friedman, ou pour évaluer les services rendus par certaines agences publiques pour l’emploi [Favereau, 2014]. Contesté dans les décennies 1980-1990, notamment en France où lui a été opposé un autre modèle d’évaluation des politiques publiques dit « pluraliste » [Monnier, 1987 ; Spenlehauer, 1998], ce paradigme « expérimentaliste » a trouvé un second souffle ces quinze dernières années. Il fait en effet partout [3] l’objet d’un regain d’intérêt, suscité entre autres par les travaux en économie du développement d’Esther Duflo et de ses collègues du Jameel Poverty Action Lab [Banerjee, Duflo, 2009 ; Labrousse, 2010]. Dans la vive controverse qui oppose partisans et adversaires de l’aide internationale au développement, ceux-ci interviennent en avançant l’idée que ce « débat ne peut être tranché dans l’abstrait : il faut des faits précis » [cité dans Favereau, 2014, p. 212]. Et ces « faits précis », ils se proposent de les construire par la conduite d’« expérimentations aléatoires de terrain », lesquelles soulèvent un grand nombre de problèmes épistémologiques et méthodologiques, éthiques et politiques, qui sortent du cadre de cet article [Labrousse, Zamora, 2013] [4].

14Avec les faits statistiques d’une part et les faits expérimentaux d’autre part, on a deux exemples de « faits » construits à des fins gouvernementales qui tirent leur force probante de la scientificité des savoirs et outils mobilisés pour les construire. C’est cette scientificité qui les constitue en ressources d’intelligibilité du monde social et, indissociablement, de légitimité politique. Toujours par souci d’illustration et sans prétendre à l’exhaustivité, développons maintenant un troisième exemple de faits aiguillant les pratiques de gouvernement : il s’agit des benchmarks qui désignent à la fois des modèles de référence et des cibles chiffrées. Ils sont produits par un exercice d’étalonnage des performances, le benchmarking, dont le procédé a été mis au point dans le monde industriel au tournant des années 1980, notamment par les ingénieurs de la firme multinationale Xerox [Bruno, Didier, 2013]. Cette technique d’évaluation comparative est intéressante au regard de notre propos en ce qu’elle équipe un art de gouverner propre à désamorcer le politique – dans l’entreprise comme dans l’État – en arrimant les pratiques organisationnelles sur des « preuves » considérées comme irréfutables.

2.3 – Le benchmarking comme technologie managériale de « gouvernement par les faits » [5]

15Le benchmarking consiste en une démarche d’objectivation des « bonnes pratiques », par la mise en nombre et la mise en comparaison de leurs résultats. Il est conçu comme un procédé consistant à mesurer et comparer des performances afin d’« aider à la décision » ou, plus crûment, afin d’aider les plus hauts responsables à faire accepter leurs décisions par les cadres intermédiaires. Comment emporte-t-il leur adhésion ? Par l’administration de preuves chiffrées quant à l’existence de « meilleures pratiques » observables ailleurs, enregistrant des résultats supérieurs aux siens et creusant ainsi des écarts de performance qui sont autant de différentiels de compétitivité censés mettre en péril la survie de l’organisation. En cela, le benchmarking est une façon de gouverner par le réel : c’est dans le réel, par une méthode de recherche empirique des « meilleures pratiques », et non pas par des calculs de maximisation ou des projections comptables, encore moins par la négociation de normes, qu’on repère les benchmarks faisant figure de cibles à atteindre. Ceux-ci bornent ainsi le champ des possibles en délimitant ce qui est faisable par la mesure de ce qui a été fait, le souhaitable se réduisant alors aux meilleurs scores enregistrés. Le recours au benchmarking permet ainsi aux gouvernants d’assigner des objectifs chiffrés, dont le réalisme est indiscutable, puisqu’ils sont tirés du réel.

16Cet art de gouverner en usant de données probantes, c’est ce qu’on appelle couramment dans l’entreprise l’evidence-based management ; chez Xerox, on parle plus volontiers de management by fact. Les faits tirés de l’environnement de l’entreprise fonctionnent ainsi comme des normes incitatives – non juridiques en l’espèce –, mais il faut bien noter que ces « faits » ne préexistent pas à leur traduction dans des données comptables et statistiques, comparables avec les résultats internes. Entre le marché et le travailleur, il y a donc toute une chaîne sociotechnique qui documente les « meilleures pratiques » et chiffre leurs performances. À travers cette chaîne, l’entreprise fabrique des normes qui tirent leur force de leur naturalité supposée et servent de point d’appui aux gouvernants pour mobiliser le registre imparable de la nécessité, de l’impérieuse réalité, au lieu de faire valoir leur autorité décisionnelle. L’enjeu n’est pas simplement d’extorquer l’obéissance des subordonnés. Tout comme la direction scientifique des entreprises prônée par Taylor prétendait instaurer une « discipline librement consentie » [1965, p. 259], le « management by fact » entend recueillir un consensus sur des cibles « réalistes », fixées en toute impartialité, et motiver ainsi une action volontaire, conduite sous une pression exogène et non pas hiérarchique, objective et non pas interpersonnelle [6]. Le benchmarking est en effet un mode de gouvernement qui fonctionne à la responsabilisation, à l’auto-évaluation, à l’implication personnelle, voire intime. Au lieu de nous soumettre à des ordres ou à des règles, il est censé orienter notre engagement dans l’action, gouverner ce que l’on a tendance à croire de plus personnel : nos initiatives. Tout se passe comme si ce n’était ni le contremaître, ni le patron, ni les financiers qui exerçaient leur autorité. Ce sont les états de fait qui sont censés commander, et non plus des subjectivités arbitraires. Les négociations politiques s’inclinent devant l’autorité des faits. Cette dépersonnalisation apparente des rapports de pouvoir, supposément amortis par l’administration de faits et de chiffres, fonde l’exercice du gouvernement sur des preuves tenues pour incontestables. Elle substitue aux normes négociables la « dure réalité » des performances concurrentes et, ce faisant, tend à paralyser au sein de l’entreprise comme de l’État les rouages collectifs de la démocratie sociale et politique qui fonctionnent au débat, au dissensus, au compromis.

17En période de crise, une telle démarche a permis aux dirigeants industriels états-uniens de prendre appui sur le fait, présenté comme établi, que de plus hauts niveaux de performance étaient observables ailleurs, donc accessibles ici. Tout argument pour justifier une impossibilité pratique était de facto invalidé par l’existence d’un précédent, traduit en cible chiffrée à atteindre : le benchmark. En s’équipant du benchmarking, les cadres supérieurs de Xerox voulaient s’armer contre le conservatisme et le scepticisme des cadres intermédiaires – deux symptômes composant un syndrome bien connu en management : le NIH, « Not Invented Here syndrom » (NIH) [7]. D’après Robert C. Camp, l’ingénieur responsable de l’implantation du benchmarking chez Xerox, le NIH est un « mécanisme protecteur », tel un réflexe de défense naturel que le benchmarking permettrait de « soigner », car il ne se contente pas de pointer les différentiels de performance, d’identifier les problèmes (« problem identification »), il équipe les managers pour y remédier (« problem-solving ») en leur apportant des solutions (« best practices ») [8]. Si le benchmarking a été systématisé chez Xerox, selon lui, c’est avant tout pour vaincre les résistances au changement, pour surmonter la défiance à l’encontre des innovations, bref pour « faire taire les incrédules [9] ». En construisant la preuve tangible qu’une performance est accessible par la démonstration qu’ailleurs d’autres l’ont atteinte, le benchmarking apporte aux dirigeants des arguments d’autorité qui leur permettent de discréditer toute justification contraire. Le PDG de l’époque, David T. Kearns, l’exprime sans détour dans une interview : « C’est une des choses que fait le benchmarking : il désamorce les excuses [10]. » Un tel dispositif consiste ainsi à capter la « puissance irrésistible » du « fait accompli », renouant par là avec une tradition positiviste dont le fatalisme était déjà dénoncé en son temps par Auguste Blanqui : « [l]’esprit s’en trouve accablé et n’ose se révolter » [cité dans Bensaïd, 2009]. Un fatalisme qui n’épargne pas les sciences sociales dès lors qu’elles se font « enregistrement acritique des faits » [ibid.].

3 – L’art de résister par les faits : faire parler les possibles

18Après avoir esquissé sommairement comment les savoirs statistiques, économiques, managériaux, entre autres, avaient pu être enrôlés par l’exercice d’un pouvoir gouvernemental, qui les consomme autant qu’il les produit, il nous reste à considérer dans quelle mesure ces savoirs et d’autres, notamment l’histoire et la sociologie, peuvent – à l’inverse – travailler à objectiver des possibles qui ne se confondent pas avec la réalité corrélative de la gouvernementalité (néo)libérale. Le dossier de la revue Tracés sur les « réalités du possible » et les « possibilités réelles », telles qu’elles sont étudiées par les sciences humaines et sociales, est à cet égard éclairant [Jeanpierre et al., 2013]. Par opposition à ce que Karl Marx appelait des « possibilités abstraites » ou générales, les auteurs définissent les « possibilités réalistes » comme « des possibilités dont la description est suffisamment contrainte pour avoir un intérêt cognitif et éventuellement critique. Tous les mondes possibles ne sont pas également descriptibles ni pertinents. Obtenir, dans la recherche, une meilleure détermination des possibles passe par la possession d’un appareil conceptuel précis et par une articulation étroite entre la description de possibilités alternatives et l’observation empirique » [ibid., p. 8]. Mais l’exploration des « possibles réalistes » par les sciences sociales ne se limite pas à des entreprises intellectuelles visant à mieux concevoir les possibles ou à les capturer par des outils mathématiques de plus en plus sophistiqués. Elles peuvent ambitionner de rendre possibles certaines réalités : non pas réaliser certains possibles jugés souhaitables, mais « viser une articulation plus serrée entre le possible de la théorie et le possible de la pratique » [ibid., p. 16]. Le « statactivisme » est une modalité de cette articulation. Les « utopies réelles » en sont une autre.

3.1 – « Œil pour œil, nombre pour nombre » : statactivisme !

19Le « statactivisme » est un néologisme forgé pour désigner une forme de militantisme par les statistiques que pratiquent déjà certains militants, artistes et chercheurs. En tant que concept descriptif, il qualifie diverses expériences visant à se réapproprier le pouvoir émancipateur des statistiques. Ce n’est pas simplement par coquetterie intellectuelle que ce concept a été formé, c’est aussi parce qu’il nous semblait utile de rassembler ainsi des luttes assez diverses par leurs objets, mais partageant un même procédé, de les rallier sous un même étendard pour qu’elles gagnent en visibilité et en force. Tel est l’objet de l’ouvrage collectif intitulé Statactivisme [Bruno et al., 2014] qui réunit un ensemble de contributions portant sur des formes d’action militante ayant recours aux statistiques, soit pour rendre visibles et faire entendre des catégories de population victimes de l’indifférence bureaucratique, comme les intermittents, les précaires, les Noirs, les suicidés d’Orange, etc. ; soit pour construire d’autres indicateurs en vue de réorienter les politiques publiques ou les stratégies d’entreprise (c’est la vocation par exemple du Forum pour d’autres indicateurs de richesse – FAIR [11]) ; soit encore pour contourner les règles, voire tricher dans une compétition jugée illégitime (on parle à cet égard de « chanstique » dans la police).

20Certes, d’une certaine manière, il n’y a là rien de nouveau. La période des années 1950 à 1970 est en effet riche de précédents historiques en la matière : l’information fournie par la statistique publique était alors vue comme un des piliers de la société démocratique ; elle armait la critique sociale qui prenait souvent appui sur des arguments statistiques pour exprimer et rendre visibles des exigences d’égalité et de justice. Les statistiques ont aussi, par le passé, montré qu’une autre réalité était possible ou ont rendu d’autres possibilités réelles. L’ouvrage en rend compte dans une première partie qui laisse la parole à l’artiste Hans Haacke ainsi qu’aux sociologues Luc Boltanski, Howard Becker et Alain Desrosières. Mais ce que met en évidence ce dernier, c’est précisément que la confiance accordée à ce type d’outils a été érodée, dans la période récente, par la montée en puissance des politiques de quantification d’inspiration néolibérale. Au cours de la recherche collective que nous avons menée sur le benchmarking et ses usages dans l’administration étatique et les organisations de service public entre 2009 et 2012, il est en effet apparu que les statistiques étaient de moins en moins perçues comme des ressources de résistance et d’imagination politiques, et de plus en plus considérées comme des techniques de pouvoir du pouvoir. À cet égard, Desrosières racontait volontiers une anecdote qui lui a été rapportée au printemps 2009 par une jeune statisticienne militante du « Comité de défense de la statistique publique » qui venait de se créer. Elle participait à une manifestation des syndicats contre l’une des multiples réformes engagées par le président Nicolas Sarkozy. Et, dans le cortège, elle interpellait les manifestants à qui elle demandait de signer une pétition de soutien au service public de la statistique. Sa surprise fut grande lorsqu’elle s’entendit dire : « Vos statistiques ne servent qu’à nous contrôler, à nous fliquer, à aggraver nos conditions de travail ! » Par cette anecdote, triste à ses yeux, Desrosières illustrait le retournement de perception opéré par les usages néolibéraux des indicateurs statistiques comme outils d’évaluation et de contrôle.

21C’est de ce constat que nous sommes partis – constat selon lequel les acteurs du mouvement social reprochent de plus en plus aux statistiques leur connivence avec le pouvoir et la sanction, alors même que l’histoire de leurs liens avec la réforme sociale et l’émancipation est tout aussi longue et riche. En documentant diverses pratiques de « statactivisme » – artistiques, militantes, mais aussi scientifiques –, nous voulions montrer comment les statistiques pouvaient produire des collectifs et des catégories et, ce faisant, changer la réalité. Le « statactivisme » participe ainsi d’une approche réaliste des possibles en ce qu’il ne réduit pas l’objectivité – en l’occurrence statistique – à un instrument de pure domination. Il plaide pour une appréhension du travail d’objectivation comme un processus conflictuel pris dans une tension entre pouvoir et résistance. Or il faut bien voir que cette tension entre pouvoir et résistance ne se confond pas avec une autre polarisation, celle qui oppose les faits à l’imagination. L’imagination n’est pas par essence émancipatrice, tandis que les faits seraient par nature aliénants. L’art de « gouverner par les faits » coexiste ainsi avec des formes de « mythocratie », pour reprendre le concept d’Yves Citton [2010]. Autrement dit, l’arsenal des élites au pouvoir est composé à la fois des « données probantes » considérées dans la première partie de cet essai et de récits produits par les techniques de communication narrative. Qu’elles produisent des faits comme le benchmarking ou des fictions comme le storytelling, ces techniques de pouvoir sont aujourd’hui bien documentées. En revanche, on en sait beaucoup moins sur les ressources alternatives d’objectivation et de créativité mobilisées à des fins de résistance. Des travaux existent – par exemple ceux de l’anthropologue et politiste James Scott qui a écrit sur les arts de résistance ou l’art de ne pas être gouverné [2009 ; 2013] –, mais demeurent trop lacunaires. Il reste à établir une généalogie des savoirs et des pratiques politiques qui soit plus attentive aux expérimentations locales, aux pratiques minoritaires, aux acteurs micropolitiques.

3.2 – Nourrir une culture des précédents micropolitiques

22Nourrir une « culture des précédents » [Vercauteren, 2011] en documentant au long cours une expérience d’autogouvernement, telle est l’entreprise engagée par l’historien Jérôme Baschet. Celui-ci est parti du constat suivant : « Nous sommes englués dans la réalité. Elle nous colle à la peau, comme un vêtement impossible à arracher. Dans un monde qui se targue de flexibilité et de fluidité, la réalité s’est paradoxalement constituée comme une matière de plus en plus dense et pesante […]. Elle multiplie les pièges de la contrainte, de l’urgence et de l’inéluctable adaptation à des processus globalisés sur lesquels nul ne saurait avoir prise. […] Même une bonne dose de scepticisme, voire une solide capacité critique ne portent guère atteinte, le plus souvent, à cette adhésion à un système qui a peut-être renoncé à nous convaincre de ses vertus pour se contenter d’apparaître comme la seule réalité possible, hors du chaos absolu, ainsi que le résume la sentence emblématique de François Furet : “Nous sommes condamnés à vivre dans le monde dans lequel nous vivons.” Il n’y a pas d’alternative : telle est la conviction que les formes de domination actuelles sont parvenues à disséminer dans le corps social. Au-delà des opinions de chacun, telle est la norme de fait, en vertu de laquelle l’agir se conforme à une implacable logique d’adéquation à la réalité socialement constituée » [2014, p. 7-8]. Pour se désengluer de cette « situation de fait », Baschet propose d’affiner la critique de l’existant et surtout de donner consistance à des univers alternatifs afin de faire vaciller et d’affaiblir le mode de production dominant de la réalité. Il s’agit par là de travailler à se détacher de la réalité environnante. Selon lui, d’« autres possibles ont déjà commencé à prendre forme et c’est dans le sol de ces expériences concrètes et de leur créativité qu’il convient d’enraciner la réflexion » [ibid., p. 10-11]. C’est dans cette optique qu’il étudie les pratiques d’organisation et les savoirs développés par les communautés zapatistes du Chiapas. Ces communautés expérimentent une forme politique non étatique, fondée sur la dé-spécialisation et la réappropriation collective de la capacité à participer aux prises de décision. C’est une expérience qui n’a rien d’anecdotique dans la mesure où elle dure depuis plus d’une décennie et se déploie sur un territoire aussi grand que la Belgique.

23Pour rendre compte de cette expérience d’autogouvernement, Baschet la conceptualise en termes d’« utopie réelle », en référence à Erik Olin Wright [2010], un sociologue états-unien qui s’attelle depuis deux décennies à penser à nouveaux frais l’articulation potentielle entre démarches scientifiques des sciences sociales et pratiques politiques de constitution de formes de vie alternatives au capitalisme. S’il a forgé le concept d’« utopies réelles », c’est pour s’opposer à deux manières dominantes de relier le présent au futur : le « réalisme réel » selon lequel « la possibilité de changer le monde a perdu toute signification » et l’« utopisme imaginaire » se ramenant à une simple critique de ce qui existe [in Jeanpierre et al., 2013, p. 232-233]. Par contraste avec ces deux démarches, stériles selon Wright, l’approche en termes d’« utopies réelles » part en quête d’expériences réalistes en ce qu’elles ont déjà été mises en œuvre à une petite échelle, ou bien que leur « faisabilité sociale » a été pensée en profondeur sans avoir été encore testée. Cette approche participe d’une « science sociale fondée sur des preuves » qui travaille à « rassembler des données sur des projets utopiques réels, à analyser les variations dans les résultats et essayer de comprendre les conditions de succès et d’échec » [in Jeanpierre et al., 2013, p. 238]. Mais il précise bien en quoi une telle « evidence-based social science » ne se confond pas avec les expérimentations randomisées mentionnées plus haut, ne serait-ce que parce que l’échantillonnage aléatoire ne s’applique pas au projet d’utopies réelles qui engagent des processus de construction institutionnelle se déployant à une échelle et dans une temporalité insaisissables par cette technique.

4 – Conclusion : « le troisième âge des utopies »

24« Nous sommes entrés dans un troisième âge des utopies. » Telle est la conclusion que tire Michel Lallement à partir de son étude des hackerspaces comme lieu d’expérimentation d’une autre manière de travailler et de vivre ensemble [Lallement, 2015]. Cette recherche éclairante sur le « mouvement faire » l’amène non seulement à rejoindre et conforter l’hypothèse de Wright, selon laquelle « le temps des utopies concrètes est advenu », mais encore à esquisser une « grammaire sociologique » permettant « d’étendre les investigations vers d’autres territoires de l’hétérotopie » et de « prendre sociologiquement au sérieux tous ceux que les rêves collectifs n’effraient pas » [ibid., p. 415-418]. Elle explore des pistes encore trop rarement arpentées par les sciences sociales, celles étroites et sinueuses des expériences collectives qui contournent l’ordre socio-économique dominant pour ouvrir « l’horizon des possibles [12] ». Elle renoue par là, d’une certaine manière, avec le programme interdisciplinaire des théoriciens critiques visant à « dresser un diagnostic des tendances à l’émancipation et de ce qui les contrarie ; un diagnostic du présent qui est donc celui de ses possibilités et de ce qui en contrarie l’actualisation » [Guéguen, 2014, p. 273]. Le chantier est ambitieux. Il déborde les sciences sociales. D’autres disciplines – la philosophie au premier rang –, mais aussi les arts visuels et les spectacles vivants, la littérature et un certain journalisme [13] s’y attellent et font signe vers un décloisonnement du geste critique. Ou comment (re)faire une réalité acceptable.

Notes

  • [1]
    Au sens large que Michel Foucault donne à ce terme et auquel renvoie le néologisme de « gouvernementalité ».
  • [2]
    Ce texte a bénéficié des remarques précieuses des participant-e-s au colloque de Cerisy et des relecteurs/rices sollicité-e-s par la revue. Qu’ils/elles en soient ici remercié-e-s.
  • [3]
    En France, cette résurgence est manifeste dans le domaine des politiques sociales, le RSA étant le cas d’étude emblématique à cet égard [Gomel, Serverin, 2009 ; L’Horty, Petit, 2010 ; Chauffaut, 2012].
  • [4]
    On peut également traduire Randomized Controlled Trial (RCT) par « essai contrôlé randomisé ».
  • [5]
    Cette partie s’appuie sur le dépouillement des archives privées de la firme Xerox (Xerox Historical Archives), ainsi que sur une série d’entretiens avec l’ancien responsable du benchmarking au sein de son bureau Qualité, Robert C. Camp, menés en 2010.
  • [6]
    « It removes the subjectivity from decision making  » [Camp, 1989, p. 15].
  • [7]
    D’après un récent manuel publié par l’AFNOR, le benchmarking opposerait au NIH le NRIH : « Not Re-Invented Here ». Le premier serait affiché « avec arrogance », le second « avec fierté » [Achard, Hermel, 2010, p. 119-122].
  • [8]
    Entretien mené par l’auteur en 2009 à Ithaca (New York, États-Unis).
  • [9]
    « Seeing the better practices in actual operation elsewhere is the most convincing approach to silencing the disbelievers. » In « Best Practice Benchmarking : the path to excellence », communication de R. Camp en tant que directeur du Best Practice Institute, 2010 (archive privée).
  • [10]
    Nous traduisons : «  That’s one of the things that benchmarking does : it takes away the excuses  », in « Payment in Kind », Quality Progress, April 1989, p. 16-20, p. 19. Il est intéressant de noter qu’en 1990, Kearns quitta son fauteuil de PDG pour devenir secrétaire adjoint de l’Éducation du président Bush senior. Il fut un actif promoteur du benchmarking des établissements scolaires aux États-Unis [Bruno, 2013].
  • [11]
    Animé notamment par Jean Gadrey, Florence Jany-Catrice et Dominique Méda.
  • [12]
    C’est en ces termes qu’une nouvelle collection aux éditions La Découverte, dirigée par Laurent Jeanpierre et Christian Laval, a été baptisée suivant l’argument qu’il faut « apprendre à voir la réalité du point de vue de ses possibilités » et « relier ces possibles de pensée à des possibles de luttes ».
  • [13]
    Citons entre autres Basta !, média indépendant en ligne qui entend à la fois « [d]onner une visibilité aux alternatives concrètes, aux actions citoyennes, aux revendications sociales, aux mouvements de solidarité et aux pistes de solutions proposées pour répondre aux grands enjeux sociaux et écologiques qui se posent » et « [m]ettre en avant les dynamiques globales de transformation dans lesquelles s’inscrivent ces mouvements, acteurs et alternatives » (URL : www.bastamag.net).
Français

Revisiter la question du « gouvernement par les faits » à la lumière de la prolifération actuelle de technologies évaluatives visant à produire des « données probantes » : tel est l’objet de cet article. Il interroge la singularité d’un art de gouverner qui procède par l’administration de « preuves » – que celles-ci prennent la forme de chiffres statistiques, de résultats expérimentaux ou de données comparatives – pour informer les pratiques et orienter les conduites. Cette façon d’exercer le pouvoir politique soulève en creux la question des possibles et de leur objectivation comme ressources de résistance.

Mots-clés

  • benchmarking
  • données probantes
  • évaluation des politiques publiques
  • gouvernementalité
  • management par les faits
  • statactivisme

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Mis en ligne sur Cairn.info le 13/11/2015
https://doi.org/10.3917/rfse.hs1.0213
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