1 – Introduction
1Depuis les années 1990, de plus en plus d’États à travers le monde connaissent une transformation majeure de leur système de comptabilité : ils passent d’une comptabilité publique spécifique à une comptabilité privée d’entreprise. C’est le cas de la France avec l’entrée en vigueur de la Loi organique relative aux lois de finances (LOLF) au 1er janvier 2006.
2Le premier type de comptabilité a pour fonction essentielle le contrôle budgétaire et la prévention des fraudes et détournements. Pour ce faire, il retrace très finement les entrées et sorties de fonds publics, mais fait figurer les stocks en volume (tant d’hectolitres de carburant, etc.) et les biens immobiliers et mobiliers sous forme de listes.
3La comptabilité d’entreprise est une comptabilité patrimoniale qui valorise monétairement tous les actifs (immobilisations, stocks, créances et disponibilités) et tous les passifs (dettes et provisions), et élabore un bilan qui retrace la situation patrimoniale de l’entité considérée. Elle met en correspondance les charges et les produits d’une même période afin de calculer un revenu : un profit ou une perte. Ce principe est à la base de l’élaboration du compte de résultat. Ce type de comptabilité permet de construire l’entreprise comme une entité autonome tant de ses propriétaires que des autres entreprises. Elle permet également « d’évaluer et de vérifier les chances et succès productifs en comparant le montant monétaire de la totalité des biens productifs au début d’une opération à but lucratif aux biens productifs à la fin de l’opération » [Weber, 2003, p. 137]. En ce sens et comme Marx, Sombart et Weber l’ont noté, elle institue les deux fondamentaux de l’entreprise capitaliste (entité patrimoniale et résultat économique) et est l’une des conditions de possibilité du développement du capitalisme moderne. Alors que viennent faire ces fondements et conditions du capitalisme au cœur des États contemporains ?
4Cet article fait le pari [1] que la comptabilité peut être, pour le sociologue, une entrée heuristique dans l’étude de phénomènes et de processus plus larges. La comptabilité est un type particulier de quantification ; comme tout dispositif de quantification, elle véhicule des valeurs et des représentations, en ce qui la concerne des représentations de ce qu’est l’entreprise, de ce qui lui est interne (ses objectifs) et de ce qui lui est externe [Eyraud, 2003 ; Chiapello, 2008]. Elle s’inscrit, qui plus est, dans une organisation du travail, dans des professions, dans un mode particulier de contrôle et de régulation, et donc dans des relations de pouvoir entre acteurs individuels et collectifs. Elle n’est finalement pas un objet inerte : elle peut avoir des effets en termes de représentations sociales et de modes d’action, ici publique.
5Un changement aussi radical de dispositif comptable pour l’État français doit donc pouvoir nous informer sur les transformations en matière de conception de l’État, de ses objectifs et raisons d’être, et de la manière dont il doit être géré. Un dispositif de quantification n’est en même temps qu’un élément d’une configuration plus globale : la réforme comptable est une partie, certes importante, mais une partie seulement, de la LOLF ; plusieurs mesures fortes de la Révision générale des politiques publiques [2] (RGPP) sont liées à la nouvelle comptabilité, telles que les externalisations officiellement décidées sur la base d’une comparaison des coûts de l’activité en régie avec celle réalisée par une entreprise extérieure. Il faut donc analyser le contexte de déploiement du nouveau dispositif et les usages qui ont pu en être faits. C’est sur la période 2005-2012 que se centre cette recherche. Afin de mettre en évidence l’esprit et le mode d’organisation et de fonctionnement de l’État que promeuvent ces deux réformes, celles-ci sont étudiées d’un point de vue général ; afin de saisir leurs implications et modalités concrètes est étudiée leur application dans le champ de l’enseignement supérieur et la recherche (ESR). Nous ne présentons ici que les résultats globaux de cette recherche [3].
6La première partie de l’article dresse un tableau des transformations de l’État telles qu’elles sont apparues tout au long de ce travail. La deuxième partie porte son regard sur les usages et les effets du nouveau dispositif comptable. La dernière partie met en évidence, à travers l’analyse de l’ESR, de nouveaux flux économico-financiers entre acteurs publics et acteurs privés et appelle ainsi à penser ensemble transformations de l’État et transformations du capitalisme.
2 – La nouvelle comptabilité comme traceur des transformations de l’État
7Ces transformations se posent en premier lieu en termes de pertes de spécificités par rapport au secteur privé. Le phénomène est très net du point de vue comptable, l’État a adopté les fondamentaux du dispositif d’entreprise : comptabilité patrimoniale et en droits constatés permettant l’élaboration d’un bilan et d’un compte de résultat. En choisissant de ne pas valoriser l’éducation, la recherche, la santé comme des investissements ou des capitaux, mais seulement les dépenses afférentes comme des charges, l’État a repris à son compte une conception de l’entité comptable en tant que pure « entité économique » et la vision du rôle du capital et du travail dans la production de richesse fondatrice du capitalisme : le travail en tant que charge, seul le capital financier est producteur de richesse. L’État a largement adopté les IFRS (International Financial Reporting Standards), « les normes comptables internationales, instruments du capitalisme financier [4] », étendant même par rapport à elles le champ d’application de la valeur de marché. Il a adopté les modes de contrôle de la grande entreprise, le « contrôle interne » fondé sur les notions de risque et de traçabilité, et les modes de travail qui l’accompagnent : découpage de l’entité en fonctions, elles-mêmes décomposées en processus formalisés. L’État a également adopté les progiciels de gestion intégrée (PGI), systèmes d’information produits par le secteur privé en fonction de ses préoccupations et modes de gestion, qui ont des effets de rapprochement en matière de procédures de travail, en particulier comptable [Eyraud, 2013, p. 65-71]. Et l’on assiste finalement à l’importation du vocabulaire du privé, celui de l’audit (risque, traçabilité, réingénierie des processus, cartographie des risques…) et celui des PGI (société, filiale…). Pour ces différents éléments, il s’agit d’adoption et non d’un simple rapprochement : l’État, pour reprendre une expression présente dans plusieurs entretiens, « s’aligne sur le lieu commun » qu’est l’entreprise. L’évolution de l’État français est ainsi marquée, tant au niveau comptable que juridique [5], donc finalement au niveau normatif, par sa banalisation, par le déclin de son domaine d’exception.
8De manière plus générale, on peut mettre en lumière les philosophies à la base des réformes de l’État français de ces vingt dernières années. La LOLF, et celles avant elle, est très proche du deuxième esprit du capitalisme [Boltanski, Chiapello, 1999] dans sa critique de la bureaucratie et dans les solutions avancées : direction par objectifs, autonomie et contractualisation. La RGPP approfondit ces principes, mais correspond également à la pénétration dans l’État du troisième esprit du capitalisme, de ses principes et outils (lean management, travail par projets, efficience et orientation vers l’usager-client), tout comme des conceptions de l’acteur (postulat de l’acteur instrumental rationnel) et des relations entre acteurs portées par les théories microéconomiques et en particulier la théorie de l’agence [6]. Il s’agit clairement d’un rapprochement avec l’esprit et les modes d’organisation du secteur privé.
9Le rapprochement s’est également produit au niveau des élites, non plus par le pantouflage de la fonction publique vers des postes de direction du secteur privé, mais par un nouvel âge de la noblesse d’État qui arrive à l’ENA par HEC, tandis que la jonction entre les grandes entreprises de conseil anglo-saxonnes et les élites administratives françaises se fait progressivement à partir des années 1990 pour se développer rapidement tout au long de la RGPP [Berrebi-Hoffman, Grémion, 2009 ; Henry, Pierru, 2012 ; Garrigou, 2010]. Ce processus correspond à la pénétration d’acteurs dominants du capitalisme financier, porteurs du troisième esprit du capitalisme (cabinets d’audit et de conseil), dans la réorganisation de l’État, et à l’ouverture pour eux de nouveaux marchés.
10Finalement, la perte de spécificités est évidente ; l’histoire de ces vingt dernières années est marquée dans tous les pays occidentaux, même s’ils ne partaient pas de la même configuration, par un processus de dédifférenciation du secteur public. Le degré de cette dédifférenciation, et surtout ses effets, constituent un enjeu majeur : est-elle à même de défaire ce que l’exorbitance avait permis : « maintenir tout un secteur des rapports sociaux hors de la logique marchande » [Caillosse, 2010, p. 934] ?
11Les transformations de l’État vont toutefois au-delà de ce processus de dédifférenciation. Les changements touchent également à la répartition des ressources entre acteurs publics eux-mêmes : entre universités plus ou moins bien dotées, plus ou moins prestigieuses, les choix en matière de modes de financement de l’enseignement supérieur et la recherche (financement à la performance, appels à projets d’excellence) ont renforcé les effets Matthieu [7]. Une recomposition des pouvoirs est également à l’œuvre au sein des entités publiques et en particulier des opérateurs de l’État (telle que la présidentialisation de la gouvernance des universités avec la loi sur les libertés et responsabilités des universités ou loi LRU). Les transformations concernent finalement la configuration « acteurs publics-acteurs privés », nous y revenons dans la dernière partie.
3 – Une comptabilité sans usage… mais pas sans effets
12Un des usages attendus de la nouvelle comptabilité était de fournir des données aux gestionnaires publiques pour qu’ils puissent prendre des décisions fondées, en partie, sur des critères économiques. Or, comme l’énoncent la Cour des comptes et l’Assemblée nationale dans plusieurs de leurs rapports [8], les décisions économiques importantes pendant la RGPP – telles qu’externalisations, privatisations d’activités, partenariats public-privé – ne se sont pas fondées sur des données comptables ; la nouvelle comptabilité est ainsi, six ans après son adoption, largement restée sans usage. Mais cela ne l’a pas empêchée de produire des effets, de prendre part à des transformations.
13L’adoption d’une nouvelle comptabilité a ainsi créé un nouveau champ d’activités, interne à l’État et aux entités publiques, externe à l’État avec de nouveaux marchés : formation des acteurs publics à la comptabilité d’entreprise, certification des comptes des établissements publics, progiciels de gestion et tout ce qui les accompagne (formation, maintenance, etc.).
14La nouvelle comptabilité a également participé, avec le dispositif d’évaluation de la performance publique (indicateurs de performance), au changement des modes de contrôle et de régulation au sein de l’État et des entités publiques. « Le changement est important parce qu’il transforme assez radicalement les termes du contrôle administratif. Le recrutement des agents par concours et le respect des règles, principes ex ante au cœur de la bureaucratie idéale-typique, ne sont plus considérés comme des facteurs suffisants pour piloter les organisations publiques. La rationalisation des administrations passe désormais par des contrôles ex post qui reposent sur le calcul et le contrôle des coûts ainsi que sur la surveillance des réalisations et des résultats de l’activité administrative » [Bezes, 2005, p. 32]. Il s’agit d’une forme de contrôle à distance, fondée sur le principe de l’agence, outil et modèle central du nouveau management public : « On a ici un schéma de pouvoirs en cascade, l’agent d’un niveau donné devenant, pour atteindre ses objectifs, le principal d’un agent inférieur. Chaque principal a donc intérêt à avoir pour agents des opérateurs capables d’obtenir de leurs subordonnés les résultats attendus. Ce qui peut contribuer à rendre compte de la tendance au renforcement du pouvoir des exécutifs gouvernementaux comme des directions des établissements, au détriment des législatifs et des conseils » [Vinokur, 2010, p. 498]. La nouvelle comptabilité fait ainsi partie d’un ensemble de dispositifs qui construit une nouvelle forme de responsabilité et produit une redistribution des pouvoirs au sein de l’État et des entités publiques. Ceci étant, le contrôle ex ante n’a pas disparu mais coexiste avec le contrôle ex post, l’administration connaît ainsi une double forme de contrôle, ce qui explique largement le processus de bureaucratisation vécu par de très nombreux fonctionnaires.
15La nouvelle comptabilité a d’autre part contribué au renforcement de la croyance en la rationalisation de l’État ; elle a servi de justification, dans des discours de hauts fonctionnaires et de ministres, aux choix d’externalisations ou de partenariats public-privé. Ce rôle d’alibi, permettant de justifier les choix et les orientations prises par les dirigeants, a été repéré depuis longtemps dans le champ de l’entreprise. Mais deux sociologues américains, Carruthers et Espeland [1991], vont plus loin et considèrent que Weber et Sombart n’ont pris en compte dans le lien entre développement de la comptabilité et développement du capitalisme moderne que le rôle technique de la comptabilité : ce qu’elle permet comme rationalisation des décisions quand elle est utilisée. Ils ont oublié son pouvoir rhétorique. Prenant appui sur le fait que jusqu’au xixe siècle les comptes d’entreprise étaient souvent mal tenus et non équilibrés, Carruthers et Espeland suggèrent que les avantages techniques de la comptabilité ont été pendant longtemps moins importants que ses intérêts symboliques. La comptabilité, en tant qu’incarnation de la rationalité, est venue convaincre de la rationalité de l’entreprise. De ce point de vue, et en ce début de xxie siècle, elle vient à point nommé prendre place dans un État en crise de légitimité [9], dans le cadre d’une conception de l’État comme devant faire preuve de son efficacité dans l’usage des deniers publics.
16La nouvelle comptabilité a finalement contribué, comme notre analyse de la presse l’a montré [Eyraud, 2013, p. 249-253], à asseoir une conception de l’État en tant qu’acteur économique quasiment ou complètement comme les autres ; elle a ainsi participé à transformer les représentations de l’État.
17L’usage répété, dans cette partie, des verbes « contribuer », « aider », « participer », « prendre part » montre clairement que l’effet d’ensemble n’est possible que si l’élément comptable ne reste pas isolé, mais trouve des alliés et forme corps avec eux ; la comptabilité n’agit pas toute seule. C’est d’ailleurs de cette manière que Weber, et encore plus Braudel, considéraient son rôle dans le développement du capitalisme moderne.
4 – Penser ensemble transformations de l’État et transformations du capitalisme
18Les analyses des évolutions de l’État et celles de l’évolution du capitalisme sont aujourd’hui le plus souvent disjointes. Les premières sont le fait de politistes et se font en termes d’État managérial et/ou néolibéral ; les secondes sont plutôt le fait d’économistes hétérodoxes et se font en termes de capitalisme actionnarial ou financier. Les analyses en termes d’État néolibéral sont fondamentales, mais ne permettent pas de saisir les spécificités de cette forme d’État dans leur totalité. Les analyses en termes de capitalisme financier ont bien mis en avant ses éléments distinctifs, mais, ne mettant pas à jour les nouvelles formes d’interdépendance avec l’État, elles sont en partie tronquées. On a d’ailleurs du mal à nommer cette nouvelle configuration « acteurs publics-acteurs privés ». Ramaux propose la notion de « capitalisme néolibéral » qui « permet de rendre compte de la cohérence d’ensemble du nouveau régime […] marqué par le pouvoir accru de la finance, mais aussi plus globalement par la remise en cause générale de l’État social » [2012, p. 125]. Il est vrai que « néolibéral » fait penser à « politiques néolibérales » et réintègre ainsi le politique dans l’analyse du nouveau régime, mais peut-être moins directement l’État. Lebaron [2010] utilise, quant à lui, le terme de « capitalisme étatico-financier ».
19Sur la période 2005-2012, dépense et emploi publics n’ont pas cessé d’augmenter ; la politique de réduction des effectifs dans les ministères a été largement contrebalancée par la croissance des effectifs dans la fonction publique territoriale et surtout dans les Établissements publics à caractère administratif (EPA). Ainsi, malgré les discours portés par les politiques néolibérales, ce qui a finalement été en jeu, au moins pour la France et avec la RGPP, ce n’est pas fondamentalement le retrait ou l’amoindrissement de l’État ou du secteur public. Ce qui s’est joué essentiellement est de deux ordres. Il s’agit premièrement, de leur transformation interne : en termes d’esprit, de modes d’organisation, de relations entre les entités publiques, du poids des différents acteurs et de la répartition de l’argent public entre eux [10]. Il s’agit deuxièmement de la transformation des relations entre acteurs publics et acteurs privés. L’analyse du champ de l’enseignement supérieur et la recherche prend ici toute sa dimension heuristique, car elle permet de révéler certains aspects de cette nouvelle configuration ; nous en retiendrons cinq.
20Le premier concerne l’élaboration du cadre normatif de l’action économique privée et publique. La régulation comptable des activités du secteur privé a été pendant longtemps, en Europe continentale, le fait d’acteurs publics nationaux. Elle se fait aujourd’hui en grande partie sans les États ; l’Union européenne elle-même a confié à l’International Accounting Standards Committee (IASC), qui représente la profession comptable internationale, l’élaboration de ces normes. On observe ainsi un recours au privé pour la fabrication du droit [Chiapello, Medjad, 2007]. Les normes comptables internationales pour le secteur public, les IPSAS (International Public Sector Accounting Standards), adoptées ou servant de base à de très nombreux pays, sont quant à elles élaborées par un groupe multinational également issu des associations professionnelles de comptables libéraux, l’IPSAS Board. Ainsi, le régulé (le secteur privé) devient le régulateur, et le régulateur (les États) devient le régulé par les acteurs privés. Il s’agit d’une transformation évidente des rapports de force entre secteurs publics nationaux et acteurs privés internationaux et internationalisés, au profit de ces derniers.
21On assiste, en second lieu, au développement du transfert à des acteurs privés du pouvoir de décider de l’affectation de fonds publics dans des domaines de l’action publique qui ne connaissaient pas ou peu ce phénomène. C’est le développement des dépenses fiscales [11] pour le financement de l’enseignement supérieur et la recherche : dons à des fondations universitaires par les entreprises ou les particuliers, et Crédit d’impôt recherche (CIR). Comme l’avance Vinokur, l’enjeu est « moins le volume du financement public que le pouvoir d’en décider l’usage » [2008, p. 4]. Ce transfert transforme les rapports de force au sein de la configuration, tout comme les modes d’action de l’État, voire des universités. Ainsi la société Soprema a fait un « don » de 2,3 millions à la Fondation de l’université de Strasbourg à l’automne 2014 sous forme de dotation en capital ; seuls les intérêts seront utilisés chaque année au soutien de projets de l’université, mais c’est Soprema qui décidera des projets qui seront financés [12]. Non seulement ce n’est pas l’État qui décide de l’affectation de l’impôt de 1,4 million qu’il n’a pas perçu [13], mais ce n’est pas non plus l’Université de Strasbourg qui va décider de la destination des intérêts de la somme placée.
22Le troisième changement concerne la répartition des ressources entre recherche publique et recherche réalisée par les entreprises ; le CIR en est un exemple éloquent : depuis sa réforme en 2006, l’État rembourse aux entreprises 30 % de leurs dépenses de recherche jusqu’à 100 millions de dépenses, et 5 % au-delà. Le CIR bénéficie surtout aux grandes entreprises et aurait largement bénéficié au secteur des services (banques, assurance, conseil…) [14]. L’État n’en gère pas l’augmentation (comme pour toute dépense fiscale) et donc ne gère pas ses diminutions d’entrées fiscales. Pour 2014, le CIR représenterait au moins 5,5 milliards, soit plus de deux fois la dotation (masse salariale incluse) du CNRS, et plus du triple des frais de fonctionnement alloués par le ministère à l’ensemble des établissements universitaires.
23Le quatrième processus concerne l’ouverture de nouveaux marchés sur fonds publics, et plus largement la répartition entre l’argent dévolu aux services du public (l’enseignement par exemple dans une université) et celui consacré au paiement de prestations à des cabinets d’expertise comptable ou de conseil. La loi LRU, votée au cours de l’été 2007, a ainsi prévu la certification des comptes des universités par un commissaire aux comptes, soit un cabinet privé, et non pas, comme pour l’État, par la Cour des comptes ou une Cour des comptes régionale, ce qui était tout à fait envisageable. La certification de l’ensemble des universités françaises a un coût d’environ 50 millions annuels (chiffre 2012), soit un peu plus que l’équivalent annuel d’une mesure phare du ministère Pécresse, le Plan licence, visant à améliorer la réussite en premier cycle, et un peu moins que le coût annuel de la création de 1 000 postes d’enseignants-chercheurs (mesure du gouvernement Hollande). Les exemples de recours à des cabinets de conseil sont nombreux [Henry, Sinigaglia, 2014, p. 18] : l’Université de Strasbourg a commandé un audit avant sa fusion au cabinet Deloitte (580 000 euros), l’Université de Bordeaux a versé 250 000 euros au cabinet Ineum pour un accompagnement de sa candidature au pôle de recherche et d’enseignement supérieur (PRES). On voit ainsi à l’œuvre l’ouverture de nouveaux marchés pour le secteur privé et les grands cabinets d’expertise comptable, d’audit et de conseil qui étoffent leur pôle « secteur public », sans parler du développement, plus ancien mais toujours d’actualité, des grands groupes informatiques ou d’édition scientifique [Pignard-Cheynel, 2005].
24Le cinquième processus est très nouveau en France, et demande à être analysé en profondeur : l’argent pour l’enseignement supérieur et la recherche participe aujourd’hui à la financiarisation, entendue comme la croissance en volume du secteur financier. Ainsi, une part de plus en plus importante des nouveaux fonds publics octroyés à l’ESR est placée sur les marchés financiers, les universités n’en touchant que les intérêts. C’est le cas du « Plan Campus » et des « Investissements d’avenir » dans le cadre du « Grand emprunt » : les projets sélectionnés donnent lieu à financement de l’État sous forme essentiellement de dotations en capital placé en banque et dont les intérêts seuls profitent à ces projets. Le Grand emprunt consiste donc, pour l’essentiel de sa partie enseignement supérieur et recherche, à placer sur les marchés de l’argent que l’on a emprunté sur les marchés, ceci par l’intermédiaire des banques, et à en utiliser les intérêts (si tant est que le différentiel d’intérêt soit positif, mais il n’en est fait mention nulle part). Depuis décembre 2013, les entreprises peuvent, en outre, céder les créances qu’elles ont acquises auprès de l’État au titre du CIR à des établissements bancaires (et plus largement à des « organismes de titrisation ») ; autrement dit, cet argent peut être investi sur les marchés financiers avant même d’avoir été perçu et les créances du CIR servir de fonds de garantie aux sociétés financières. On comprend aisément que ce type de garantie soit recherché : l’État remboursera la créance CIR à l’entreprise (ou à l’organisme financier qui l’a acquise), c’est certain. Notons que si ce processus de participation de l’argent de l’ESR à la financiarisation est émergent en France, il est connu et beaucoup plus développé dans d’autres pays. On a ainsi pu parler de la « bulle des prêts étudiants » aux États-Unis qui représente 1 000 milliards de dollars, dont 80 % garantis par l’État [15].
25Ces processus sont à la fois politiques et économiques. Ils transforment les rapports de force entre acteurs publics et acteurs privés. Le secteur privé international acquiert le pouvoir d’élaborer le cadre normatif de ses propres activités, mais également de celles des secteurs publics nationaux. Certaines nouvelles dépenses fiscales donnent la possibilité aux entreprises d’orienter, voire de contraindre, l’action d’entités publiques ; les acteurs privés pénètrent ainsi au cœur du métier et des missions de ces dernières. Tandis que les cabinets de conseil réorganisent les modes d’organisation et de travail de services publics. Les montants financiers en jeu sont énormes, il est évident que l’on a affaire à un processus croissant de captation de ressources publiques par des intérêts privés, mais également d’intégration des entités publiques au monde économique. Les universités françaises deviennent ainsi des entités économiques dotées en capital, pouvant avec la loi LRU demander la propriété de leur patrimoine immobilier, et donc bientôt à même d’élaborer un bilan comptable. Leur intégration aux mondes bancaire et financier est entamée, même si c’est pour l’instant de manière très modeste, alors qu’elles en étaient auparavant complètement séparées [16].
5 – Conclusion
26L’analyse du nouveau dispositif comptable dans ses deux dimensions (genèse et usages) éclaire ainsi les transformations actuelles et en cours de l’État français. Ces transformations se posent en premier lieu en termes de pertes de spécificités ; nous avons affaire à un processus majeur de dédifférenciation de l’État et du secteur public, l’adoption par l’État d’une comptabilité d’entreprise en est une belle illustration.
27Les transformations de l’État vont toutefois au-delà de ce processus de dédifférenciation. Dimension économique, dimension politique, transformations internes à l’État et transformations de ses relations aux secteurs et acteurs privés sont intrinsèquement liées. Ces transformations sont profondes, mais sont, dans le même temps, restées en France relativement limitées par rapport à ce qu’ont connu, par exemple, la Grande-Bretagne ou la Nouvelle-Zélande. Limitées dans le sens où l’indivisibilité de l’État n’a pas fondamentalement été mise en question : l’État n’a pas été, comme dans ces deux pays, découpé en agences indépendantes réalisant bilan et compte de résultat. Limitées également, car la dimension et les contours de l’État et du secteur public n’ont pas foncièrement bougé. Limitées finalement, car on n’a que peu touché à la noblesse d’État, c’est elle qui reste essentiellement en charge des réformes de l’État, même les plus techniques telles que la nouvelle normalisation comptable [17]. Le travail sur l’État et ses institutions n’intègre, en France, quasiment pas le pouvoir législatif. Il reste essentiellement l’œuvre de la haute fonction publique, même si cette dernière est bien évidemment diverse, qu’il y a des rapports de force en son sein, qu’elle connaît des transformations, et a été en partie contournée ou « aiguillonnée », pendant la RGPP, par les cabinets de conseil privés.
28C’est finalement, en matière de transformations de l’État français, un tableau contrasté et nuancé qui ressort de ce travail.
29Les processus mis en évidence dans la dernière partie de cet article montrent néanmoins la nécessité de penser ensemble les transformations de l’État et celles du capitalisme. Si, en plus de ces processus, l’on prend en compte les changements en matière de répartition des ressources entre acteurs publics qui viennent renforcer les effets Matthieu, on voit bien qu’est à l’œuvre une modification de la répartition des ressources publiques entre groupes sociaux [18]. Suleiman le notait déjà en 2003 d’un point de vue international : de nombreuses propositions du Nouveau management public « n’ont pas grand-chose à voir avec la bureaucratie elle-même et beaucoup avec la redistribution des ressources » [p. 20].
30James Galbraith analyse ce processus, bien plus développé aux États-Unis qu’en France, en termes de développement d’un État prédateur : « L’État prédateur est un système économique au sein duquel des secteurs entiers ont été construits pour festoyer aux dépens d’institutions publiques initialement mises en place à des fins d’intérêt public, et qui servaient en grande partie la classe moyenne » [2009, p. 212]. Il note lui aussi pour les États-Unis que l’enjeu, malgré les discours, n’est pas la réduction de l’État : « Nous ne voyons pas des conservateurs “réduire l’État” par fidélité à leurs principes. Nous voyons des prédateurs détourner des ressources publiques au profit de leurs amis et protégés [19] » [2009, p. 20]. Supiot parle, dans le même sens, de « privatisation de l’État providence » [2010, p. 45-57]. Pour l’enseignement supérieur et la recherche, ce sont les grands groupes d’entreprise, le secteur du conseil et de l’audit, le secteur informatique, celui de l’édition scientifique et le secteur bancaire qui sont les grands gagnants de ces processus de réorientation des ressources publiques.
31Une part de l’intervention publique a toujours été, si nous reprenons la terminologie marxiste, « au service du capital », tandis qu’une autre était « proprement anticapitaliste [20] », maintenant tout un secteur des rapports sociaux en dehors de la logique marchande. L’évolution actuelle se caractérise par le développement de la part au service du capital et une attaque de la part anticapitaliste, développant qui plus est les pratiques de prédation en son sein. La dernière décennie est ainsi marquée, en tout cas en France, non pas par un désengagement financier de l’État vis-à-vis des services publics, mais par une captation de plus en plus importante des ressources publiques par des intérêts privés. Ces constats nous engagent à une remise en perspective historique et internationale [21] du rôle de l’État dans le développement du capitalisme et dans le processus même d’accumulation.
Notes
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[1]
Pari que nous avons déjà tenu : la réforme comptable des entreprises d’État chinoises permettant de saisir l’essence des réformes économiques et l’« invention du social » dans la Chine des années 1990 [Eyraud, 2003].
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[2]
Réforme de l’État lancée l’été 2007 après l’élection de N. Sarkozy et en place jusqu’en 2012.
-
[3]
Pour une présentation complète, se reporter à Eyraud [2013]. Les matériaux utilisés sont de quatre sortes : des entretiens en particulier auprès des acteurs du processus de construction des nouvelles normes comptables (mais également auprès de ceux en charge de la construction du dispositif de quantification de la performance pour l’ESR, la « gestion orientée par la performance » étant la deuxième dimension de la LOLF, voir Eyraud et al., 2011), des documents d’archives (recueils et rapports officiels), un corpus de journaux et magazines français, et des matériaux d’observation (en tant qu’élue au conseil d’administration de notre université participant à de nombreuses journées de formation sur la LOLF et la nouvelle comptabilité).
-
[4]
Pour reprendre le titre de l’ouvrage dirigé par Capron [2005].
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[5]
C’est effectivement l’analyse que font de nombreux chercheurs en droit public des évolutions du droit administratif, cf. par exemple Caillosse [2010].
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[6]
Cette théorie considère que, pour s’assurer que la direction de l’entreprise réponde aux objectifs des actionnaires, ces derniers doivent lui fixer des obligations de résultats assortis d’incitations et de sanctions. Vinokur [2008] résume ce changement de mode de gestion des entités publiques par le passage de « l’obligation de moyens + confiance » à « l’obligation de résultats + méfiance » auquel s’est ajouté, avec la RGPP, le développement d’un système d’incitations/sanctions par un mode de financement à la performance.
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[7]
Merton [1968] parlait d’« effet Matthieu » (en référence à un verset de l’Évangile selon Matthieu : « À celui qui a, il sera beaucoup donné et il vivra dans l’abondance, mais à celui qui n’a rien, il sera tout pris, même ce qu’il possédait. ») pour désigner la capacité des forts à devenir les premiers bénéficiaires des dispositifs.
-
[8]
Voir par exemple : Cour des comptes, Rapport public annuel 2011.
-
[9]
Crise de légitimité qui a été, tout comme la crise financière qui est venue la renforcer, construite en partie par les États eux-mêmes, ou du moins par une partie d’entre eux et certains groupes en leur sein.
-
[10]
Il faudrait ajouter, mais c’est hors du propos et du champ de cette recherche, la transformation des fondements des politiques sociales et de leurs modes d’action : activation, contractualisation, etc. ; évolution bien analysée par toute une littérature, ne citons que Castel [2003].
-
[11]
Les « dépenses fiscales », également appelées « niches fiscales », sont intégrées au budget de l’État, puisqu’il s’agit de recettes que l’État a décidé de ne pas percevoir, donc budgétairement de dépenses.
- [12]
-
[13]
2,3 millions x 60 % de réduction d’impôt sur les sociétés.
-
[14]
Cf. le rapport de la Cour des comptes, L’évolution et les conditions de maîtrise du CIR, septembre 2013.
-
[15]
Voir par exemple Ducourant, Rousseau [2009].
-
[16]
Lebaron [2015], mettant l’accent sur la dimension cognitive du rapprochement entre l’univers des universités et l’univers économique, parle de « protofinanciarisation symbolique ».
-
[17]
La profession comptable privée y a, par sa présence très minoritaire au sein du Comité des normes (deux membres sur vingt et un), joué un rôle direct réduit, même si son rôle indirect par les normes élaborées au niveau international a été important.
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[18]
Ce phénomène est renforcé par l’augmentation des très hauts revenus, la baisse des prélèvements obligatoires sur les revenus des entreprises et des plus fortunés, et le choix de la dette plutôt que de l’impôt comme ressource publique (les très hauts revenus non seulement payent moins d’impôts mais peuvent utiliser ces fonds économisés pour prêter à l’État moyennant intérêts). Pour une vision générale de cette question et de la littérature récente la concernant, on peut se reporter à Ramaux [2012, p. 145-155 et 317-319].
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[19]
On comprend dans cette dernière phrase pourquoi Galbraith parle d’État prédateur, et non d’État « prédaté », ce qui semblerait plus logique, le terme fait référence à ces hommes politiques et hauts fonctionnaires prédateurs de l’intérieur.
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[20]
Bourdieu [2012] parle de « main droite » et « main gauche » de l’État, mais pour différencier soit deux types de noblesse d’État, soit deux types d’entités étatiques : les ministères à la fois chargés de fonctions régaliennes et promouvant l’orthodoxie économique, les ministères en charge des fonctions sociales.
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[21]
Certains pays, tels que les États-Unis, l’Angleterre ou la Nouvelle-Zélande étant plus « avancés » que la France dans ce processus, leur analyse peut être particulièrement éclairante.