1 – Introduction
1Dans un ouvrage récemment traduit, L. Bruni [2014, p. 61-63] pointait un étrange chassé-croisé entre l’économique et le social. D’un côté, l’entreprise, sommée de « faire du social », se voit appelée à produire, « par-dessus le marché » pourrait-on dire, une autre richesse que la seule richesse économique. De l’autre, à travers l’injonction faite aux associations et aux organisations non marchandes de gagner en efficacité et de se conformer aux dynamiques du marché, c’est le social qui est invité à se faire entreprise [2]. Cette dernière injonction, et ses effets d’isomorphisme institutionnel, ont frappé de plein fouet le monde de l’économie sociale [Laville, 2010], notamment des mutuelles, au point de fragiliser leur identité. C’est en partie la raison pour laquelle, dans un contexte de concurrence exacerbée avec les assurances privées et la bancassurance, mais aussi au regard d’une routinisation, au sens de Max Weber, de leur charisme institutionnel, de nombreuses mutuelles françaises manifestent une volonté commune de marquer leur singularité en renouant avec leur éthique et leurs principes constitutifs.
2À travers cette invitation à un retour aux sources historiques et militantes du mouvement, c’est aussi une interrogation renouvelée qui se fait jour sur les sources et les formes de la valeur ou de la richesse qu’elles prétendent créer. Non pas une simple valeur économique, mais davantage une « valeur sociale ». Ainsi, le projet d’entreprise de l’une des mutuelles étudiées dans le cadre de cette recherche débute par cette déclaration liminaire :
« Valeur sociale et efficacité économique vont de pair : elles doivent se nourrir l’une de l’autre. Notre Groupe délivre une prestation qui intègre de la plus-value sociale à l’égard de nos sociétaires et participe à la transformation de la société. »
4Sauf à réduire cette rhétorique de la valeur sociale à un élément de langage typique du social business contemporain, il n’est pas illégitime de faire l’hypothèse que celles-ci puissent produire à la fois de la valeur économique et de la valeur sociale, et cela en engageant notamment leurs valeurs propres, les « valeurs mutualistes ». Mais tout cela fait beaucoup de valeurs et, comme chacun sait, trop de valeur tue la valeur… L’ambition de ce texte est d’esquisser, à partir de cette recherche empirique, un cadre théorique propre à problématiser cette notion en se demandant quelles valeurs mobilisent et produisent ces « économies non économiques » que constituent les mutuelles, pour ensuite explorer, en chaussant les lunettes du care et du don, ce que j’appellerai la face cachée de la valeur. Il sera alors possible d’interroger toutes les ambivalences de l’engagement et de l’éthique mutualistes et les enjeux auxquels il leur faut aujourd’hui faire face.
2 – Les mutuelles comme économies non économiques ?
5Ce terme d’« économies non économiques » mérite tout d’abord d’être brièvement justifié. Il est ici inféré de l’œuvre de Mauss, mais aussi de celle de Karl Polanyi ainsi que de différents textes de Pierre Bourdieu. Ce dernier, s’appuyant justement sur Mauss, a proposé, à diverses reprises, d’opposer l’économie du don et ce qu’il nomme « l’économie économique ». Alors qu’il invitait à concevoir la première comme le paradigme de l’économie des biens symboliques, en tant qu’elle aurait pour principe « non un sujet calculateur, mais un agent prédisposé à entrer, sans intention ni calcul, dans le jeu de l’échange » [1994, p. 184], « l’économie économique » désignerait cette « économie du donnant-donnant », caractérisée notamment par une « disposition calculatrice », indissociable du « développement d’un ordre économique et social caractérisé, comme dit Weber, par la calculabilité et la prévisibilité » [1997, p. 234]. L’approche substantiviste et institutionnaliste de Karl Polanyi [1983, 2011], conduit elle aussi, en découplant les différents systèmes d’intégration économiques des motivations formellement économiques – la prétendue universalité du calcul d’optimisation ou des comportements de maximisation – à souligner combien, à la différence du marché autorégulateur, les systèmes de la réciprocité, de la redistribution et de l’économie domestique constituent autant d’économies « non économiques ».
6C’est néanmoins Mauss lui-même qui a posé les premiers jalons d’une telle distinction. Dans l’Essai sur le don, il soulignait notamment en quoi l’« économie du don, trop chanceuse, trop dispendieuse et trop somptuaire, encombrée de considération de personnes, incompatible avec un développement du marché » était « au fond, à l’époque, antiéconomique » [1989, p. 239]. Il proposait ainsi de marquer une différence fondamentale entre les sociétés traditionnelles et celles qui, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, auraient marqué la distinction des droits personnels et des droits réels, séparé la vente du don, isolé l’obligation morale et le contrat, dissocié rites, droits et intérêts – bref qui auraient, dans mes propres termes, dissocié la valeur économique (que j’appellerai également la valeur de bien) de la valeur sociale (la valeur de lien). Ainsi, d’un point de vue maussien, les « économies non économiques » sont celles qui, à l’inverse, mêlent les biens et les liens, ou plus encore celles au sein desquelles les biens sont avant tout – mais pas seulement – au service du lien [3]. Des économies où le rapport aux choses – aux biens – est « médiatisé », au sens de Marx, par les rapports entre les hommes, où le rapport social qui prévaut sur l’utilité matérielle ou « économique ».
7Pour autant, et Mauss y invite dans la conclusion de l’Essai en évoquant les sociétés de secours mutuel ou les coopératives, il n’est pas interdit de considérer que certaines institutions modernes, dans la mesure où elles prolongent l’esprit du don et reviennent, selon sa formule, à de « l’archaïque », puissent aussi constituer des « économies non économiques ». Il s’agirait alors d’organisations non seulement non-profit, mais aussi et surtout vouées à « valoriser » par la production et l’échange de biens ou de services une certaine qualité de lien social – par exemple en termes de solidarité, d’égalité, de participation démocratique, etc. –, d’extraire de leur processus productif et de leur mode d’échange une « plus-value », « une survaleur » sociale.
3 – La valeur comme « forme sociale totale » ?
8Ces clins d’œil à Marx méritent d’être, même rapidement, approfondis. N’est-il pas en effet un théoricien incontournable de la valeur ? Pour autant, il est bien improbable qu’il me suivrait dans ces raisonnements approximatifs. Et cela pour une simple et bonne raison : pour Marx, le concept de valeur est propre au mode de production capitaliste [4]. Le monde de la valeur, ou plutôt de la forme valeur, c’est en effet le monde non pas du travail concret, mais du travail abstrait (quantifié, compté, mesuré, monétarisé), non pas des biens, mais de la marchandise – ou de la forme marchandise. Or la marchandise (pas plus que le travail abstrait) n’est un rapport social entre des personnes : c’est un rapport social entre des choses, médiatisé par des hommes.
9Simmel ne disait pas autre chose dans sa Philosophie de l’argent [1987], mais aussi dans le bref « excursus sur la gratitude et la fidélité » de sa grande Sociologie de 1908. À l’instar de Mauss, il distinguait le don – qu’il considérait comme la forme la plus complète d’action réciproque – de l’échange en ces termes :
« L’échange est la “chosification” de l’action réciproque […] dans l’économie développée, toute action réciproque personnelle disparaît et les marchandises ont acquis une vie propre […] la relation entre humains et devenue relation entre objets. ».
11Pour le formuler autrement, le monde de la valeur, c’est le monde où tout ce qui existe est perçu comme une quantité de valeur mesurable, donc comme source d’argent. Or l’argent, comme le soulignent tant Marx que Simmel, c’est un rapport social qui se définit comme absence de rapport social. En ce sens, ce que j’ai appelé la valeur de lien, la valeur sociale, semble chassé par la valeur de bien, la valeur économique. Comme la mauvaise monnaie chasse la bonne.
12À l’inverse, dans les économies « non économiques », le rapport social prévaut sur l’utilité matérielle [Jappe, 2003, p. 242]. Dans la mesure où les activités de travail, de production et d’échange restent encastrées, au sens de Polanyi, dans le social – le rapport entre les hommes –, elles se déploient selon d’autres critères que l’échange d’unités de travail mesurable entre des producteurs formellement indépendants sur un marché anonyme. Il n’y a donc ni valeur, ni échange, ni travail, ni monnaie, ni économie au sens moderne. Comme le souligne Anselme Jappe, la valeur n’y est pas le principe de synthèse de la société, la médiation universelle entre l’homme et le monde et entre les hommes. Elle n’est pas encore ce qu’elle devient sous le capitalisme : un fait social total, ou en termes simmelo-maussiens, une « forme sociale totale ».
13Cette synthèse marxo-simmelo-maussienne permet ainsi de distinguer, comme y invite Jappe [2011, p. 137-138], deux formes de synthèse sociale ou de socialisation (Vergesellschaftung) au sens de Simmel :
- d’une part, à travers l’échange de dons, où la production du lien – donc d’une « richesse relationnelle » – est le but, et le bien le moyen ;
- d’autre part, à travers l’échange d’équivalents, où la production du lien est la conséquence – ex post, non voulue, émergente et aliénée – de la rencontre entre des producteurs isolés.
14Dans le premier cas, il s’agit d’une socialité directe, non régie par le rapport aux choses : elle se déploie à partir d’une variété infinie d’échanges personnalisés au sein de mondes vécus toujours particuliers. L’« économie » est donc intrinsèquement sociale (voire solidaire). L’« échange-don » n’est pas un échange au sens de Marx, il est par lui-même le lien social sous sa forme complète et achevée. Dans le second cas, il s’agit d’une sociabilité indirecte, systémique [5], qui résulte de la production et l’échange d’unités de travail abstraites, du mouvement autonome du capital. La valeur économique contient, au double sens du terme, la valeur sociale, sous la forme d’un englobement hiérarchique au sens de Louis Dumont. Ou, pour le formuler selon la conception polanyienne de la société de marché, c’est la valeur sociale qui se trouve encastrée dans la valeur économique. Le marché – ou la marchandise, ou l’échange économique, ou le travail abstrait subsumé sous la forme valeur, peu importe ici – ne fait lien que de façon aliénée, détachée de l’intersubjectivité concrète des producteurs et des échangistes, ou plus généralement dérobée au contrôle humain [Jappe, 2011, p. 138].
4 – Valeur et non-valeur
15Pour autant, et pour en revenir aux mutuelles, l’analyse de Marx, du moins dans l’interprétation sur laquelle je m’appuie ici, laisse à penser, à la différence de celle de Mauss, qu’avant le communisme réalisé, bref dans le monde économique, c’est-à-dire dans le monde de la valeur, donc du capitalisme, il n’y a place pour aucune économie non économique, portée par des organisations comme des coopératives, des mutuelles ou toutes autres formes d’économie sociale et solidaire. Ces organisations seraient nécessairement vouées à la tyrannie de la forme valeur ou, pour le dire dans des termes contemporains, à l’isomorphisme institutionnel… ou à l’insignifiance. Pire encore, elles ne pourraient qu’être des béquilles, pansements, auxiliaires et « faire-valoir » ou « porte-valeur » du capitalisme. Dans une telle perspective, il y aurait une grande naïveté à penser qu’elles pourraient produire une autre forme de valeur – celle que j’ai appelée valeur sociale ou valeur de lien – qui ne soit pas, d’une façon ou d’une autre au service de la valeur économique – de la valeur de bien.
16Pour quelles raisons ? Jappe [2011, p. 147 et s.] développe une réponse précieuse, résolument dialectique. Première idée, le monde de la valeur ne fonctionne que parce qu’il y a de la non-valeur. En effet, la logique marchande ne peut se déployer sans disposer d’une société au sein de laquelle une partie de la vie sociale fonctionne selon des critères non marchands, donc échappe à la sphère de la valeur. C’est ce que Jappe nomme la « face cachée de la valeur » dont l’exemple classique est, selon lui, celui du travail (gratuit) des femmes [6]. Mais il est tentant d’aller au-delà du travail domestique et de généraliser ce champ de la non-valeur à tout ce qui relève du travail de lien – donc de la valeur de lien et de la « richesse relationnelle » – donc au travail du care et au don [7]. Soit à tous ces aspects de la vie qui ne se déroulent pas sous la forme d’un échange d’équivalents, qui ne sont pas mesurables comme quantité de travail abstrait, qui ne servent pas immédiatement des intérêts matériels.
17Mais, seconde idée – c’est la logique totalitaire de la valeur selon Jappe [8] –, à l’instar du capital et du travail, valeur et non-valeur non seulement se supposent, mais s’opposent l’une l’autre. La valeur tend nécessairement à s’étendre à ces sphères régies par la non-valeur, à ronger, comme la fameuse souris de Marx, ces espaces en les colonisant, en les marchandisant, en monétarisant. Et, dialectique oblige, jusqu’à mettre en péril le processus même de valorisation, en sciant l’arbre de la branche sur laquelle la valeur est assise… La valeur, insiste Jappe, « cherche à tout transformer en marchandise, mais s’écroule à mesure qu’elle y parvient » [2003, p. 267]. Face à cette inévitable chute tendancielle du taux de valeur sociale, il ne reste donc qu’à attendre l’effondrement général, ou à l’accélérer.
18Dès lors, en raison de cette subordination – une autre façon de dire exploitation ou domination – et de cette aliénation de la valeur sociale à la valeur économique, mais aussi en raison de cette tendance à la colonisation, à la subsomption – autre façon de dire réification, fétichisation –, tout ce qui relève du non-marchand, de la non-valeur ne saurait constituer un point d’appui possible de résistance, de critique, d’alternatives et plus encore de subversion de la sphère marchande, du monde de la valeur.
5 – Contre la tyrannie de la valeur : la force du don et la puissance du care
19Comment alors donner corps et substance à ces alternatives ? C’est ici qu’il nous faut revenir sur les théories du care et du don que je n’ai pour l’instant qu’évoquées. Comme l’a récemment suggéré Fabienne Brugère, citant Marcel Mauss et les travaux du MAUSS, « l’intérêt pour le “prendre soin” de toutes les formes de vulnérabilité appartient à cette mouvance des sciences humaines qui déborde largement l’idée d’homo œconomicus et la perspective d’une rationalité de l’action structurée par l’intérêt » [2011, p. 49]. Qu’est-ce en effet que cette conception dominante de la nature humaine et de l’action sinon une manifestation de l’emprise de la valeur ?
20Fabienne Brugère évoque une mouvance commune. Théories du care et théories du don n’ont-elles pas pour (mauvais) objet des pratiques et des formes de relation interhumaine marginalisées, invisibilisées, infériorisés, cantonnées dans la sphère privée [Tronto, 2009] ou dans la seule socialité primaire [Caillé, 2000] ? « Affaire de bonnes femmes », d’un côté ; « histoire de sauvages » (ou de cadeaux de Noël), de l’autre, ou, dans les deux cas, royaumes de bons sentiments où désintéressement, altruisme, voire sacrifice seraient rois, théories du care et théories du don sont des cousin(e)s d’infortune, frappé(e)s d’un même déni de reconnaissance, d’un commun mépris [Chanial, 2012]. Comme le suggère Joan Tronto :
« Le travail de soin est dévalorisé ; la sollicitude l’est également sur le plan conceptuel, car elle est reliée à la sphère privée, à l’émotion et à la nécessité. Puisque notre société considère la réussite publique, la rationalité et l’autonomie comme des qualités louables, le care est dévalorisé dans la mesure même où il incarne les qualités opposées ».
22Or, si le don de soin (care-giving) est ainsi dénié et infériorisé, n’est-ce pas, paradoxalement, en proportion de son importance et de la puissance de celles et ceux qui le dispensent ? Sur le modèle de la célèbre fable des frelons et des abeilles de Saint-Simon, Joan Tronto le précise en ces termes : « Si, dans une société fortement dépendante des services domestiques, tout le personnel qui s’y consacre cessait le travail, la société en subirait immédiatement les conséquences » [2009, p. 191]. Plus largement, que serait un monde sans care et sans don, sans givers tout court, sans ce que Fabienne Brugère nomme les « armées de l’ombre des donneurs de soin » – et je dirais des donneurs tout court –, ces « acteurs injustement oubliés du monde capitaliste » [Brugère, 2011, p. 25] [9] ?
23Peut-être peut-on alors ainsi redéfinir l’enjeu normatif et critique des théories du don et du care contemporaines en ces termes : combattre ce déni de reconnaissance en sortant de l’ombre ces activités et relations dénigrées, « valoriser » le travail du lien sous toutes ces formes, et ainsi faire droit à une autre source de valeur, celle que les puissants d’hier comme d’aujourd’hui, en raison de leurs privilèges, rechignent à reconnaître, comme s’ils étaient étrangers à toute forme de dépendance à l’égard des dispensateurs de soin dont ils profitent, libérés de toute dette à l’égard de celles et ceux qui leur prodiguent les dons qui contribuent à asseoir leur puissance. Comme le souligne Tronto, n’est-ce pas le pouvoir réel du care, parce qu’il est considérable, qui rend son confinement nécessaire ? On comprend mieux alors en quoi traiter le care – ou le don – c’est-à-dire le travail du lien comme autant d’activités insignifiantes – donc sans « valeur » – contribue à maintenir la position des puissants et des privilégiés. C’est en ce sens que les théories du care et du don peuvent contribuer, autrement que les approches marxistes que j’ai mobilisées, à une théorie critique de la valeur.
24Deux arguments peuvent être en effet opposés à la théorie totalitaire de la valeur proposée par Anselm Jappe. Tout d’abord, la sphère de la non-valeur – de la valeur sociale, de la valeur de lien – n’est pas vouée à être nécessairement et irrémédiablement dominée et aliénée au règne de la valeur. Les travaux de sociologie économique, notamment sur les usages sociaux de l’argent, le montrent avec une certaine force d’évidence [10]. Au sein de la sphère des relations interpersonnelles, c’est bien la non-valeur ou la valeur de lien qui contient, au double sens du terme, la valeur, la valeur de bien, et en constitue l’élément englobant. Et si, comme le montrent notamment les travaux d’Arlie Hochschild [2013], la culture du marché tend à envahir la vie personnelle, ces « débordements de la pensée mercantile » rencontrent des résistances qui relèvent justement du don et du care. Ils se manifestent notamment à travers des processus multiples de repersonnalisation qui constituent autant de formes et de méthodes de désaliénation.
25Second argument, don et care ne sauraient se limiter aux seuls espaces de nos relations interpersonnelles, à la sphère de la socialité primaire – que l’on aurait par ailleurs tort d’idéaliser –, soit, d’un point de vue marxiste, à la sphère de la reproduction. Les relations de care et de don n’ont pas vocation à y rester cantonnées et à camper aux portes de la socialité secondaire, au seuil des mondes institutionnels, professionnels, économiques ou politiques – ou de la sphère de la production.
26Dans cette perspective – ou ce perspectivisme –, les lunettes du care et du don permettent de corriger la myopie que suscite la tyrannie de la valeur pour donner à voir combien ces formes d’activités et de relations sont au cœur des mondes sociaux qui en semblent les plus éloignés – par exemple celui des entreprises [Alter, 2009 ; Caillé, Grésy, 2014] [11].
6 – L’éthique mutuelliste et l’esprit du don
27C’est dans cet esprit – l’esprit du don – qu’il faut, une nouvelle et dernière fois, faire retour aux mutuelles. La forme mutuelle peut en effet être définie comme une forme de désenclavement et d’institutionnalisation du care et du don. En tant qu’organisations non capitalistes, les mutuelles ne visent pas à faire un profit propre à rémunérer des actionnaires. Leurs « clients » sont des sociétaires liés entre eux, en tant qu’assureurs-assurés, par un contrat d’association qui repose sur la solidarité qu’implique le principe de mutualisation (et de cotisation) et sur la démocratie mutualiste (« un homme une voix »), et non par un contrat commercial entre un assureur et des assurés.
28Si l’on s’en tient à ses origines avant tout ouvrières, celles des sociétés de secours mutuel, c’est bien ce lien d’association qui est premier et, à travers lui, une logique d’entraide et non une logique d’équivalence – donnant/donnant – propre à la logique marchande. De nombreux travaux d’historiens ont en effet montré combien la mutualité a été une forme d’institutionnalisation d’une culture de réciprocité populaire. Comme le souligne notamment E.P. Thompson [1988, p. 381] [12], les sociétés de secours mutuelles cristallisaient « une éthique de la mutualité répandue dans les expériences “concrètes”, “denses”, des ouvriers, dans leurs relations personnelles, chez eux et sur les lieux de travail ». À ce titre, poursuivant les travaux de l’historien britannique, Martin Petitclerc [2007] n’hésite pas à définir, en référence à Mauss, la mutualité comme un « fait social total » et à souligner, en référence à Polanyi combien elle reposait, au xixe siècle, sur « un effort conscient d’encastrer les activités économiques dans une culture d’entraide fraternelle ». Les prestations des mutuelles ne se limitaient pas à des indemnisations – par exemple un versement à la suite du décès d’un membre –, mais embrassaient tout un ensemble d’obligations collectives : veillée des malades et des morts, participation personnelle aux funérailles, soins aux veuves, aux orphelins, etc. Dans cet éthos mutuelliste, « l’association était une fin en soi, et non un simple moyen » [Petitclerc, 2008, p. 3], elle constituait un espace de dons réciproques et de sollicitude mutuelle qui se manifestait autant sous la forme de cotisations/indemnisations que de pratiques de solidarités quotidiennes [13].
29On comprend alors mieux pourquoi l’assurance commerciale rencontrait de telles résistances dans les milieux populaires. Ces formes de solidarités concrètes et des pratiques communautaires étaient toujours mises de l’avant lorsqu’il s’agissait de critiquer les assurances « qui ne faisaient que compenser la perte de l’homme pourvoyeur par un chèque à la veuve » [Petitclerc, 2008, p. 2]. L’assurance-vie, comme Zelizer [1994] l’a également montré, était ainsi dénoncée dans la mesure où elle « faisait de l’homme un article de commerce ». À l’inverse, la figure de la « famille fictive », les notions de « fraternalisme » [Petitclerc, 2007], renvoient bien, aux origines du mouvement, à une forme de solidarité qui s’enracinait dans cette culture de la compassion fraternelle, indissociable, par sa dynamique proto-syndicale, d’une dimension politique. La mutualité, à ses origines, n’a donc jamais constitué une simple technique de protection contre les aléas de la vie. Au contraire, elle soumettait les considérations marchandes à sa morale des rapports sociaux.
30Sous bien des aspects, l’histoire du mutualisme peut alors être lue comme la marche vers « la société assurantielle », où la fonction de prestation de service – la logique d’indemnisation – va s’imposer au détriment de cette fonction d’entraide, de don et de sollicitude mutuelle, pour conduire à un désencastrement progressif de l’économique et du social, à une dégradation utilitaire [14] du vieil esprit d’entraide concrète et à une « sérialisation de la solidarité », par sa marchandisation et sa bureaucratisation. Soit à la primauté de la valeur de bien sur la valeur de lien.
7 – Valeur sociale intrinsèque et valeur sociale extrinsèque
31Dans cette perspective, il n’est pas illégitime de faire l’hypothèse que la crise d’identité et les dilemmes des mutuelles contemporaines résultent avant tout de cette tension – ou, plus encore, de ce renversement – entre valeur de bien et valeur de lien, entre valeur économique et valeur sociale. En effet, comme le montre l’enquête que nous avons menée sur diverses mutuelles contemporaines Macif, MAIF et Mutuelle des Motards], pour certaines d’entre elles, les ressources normatives propres au monde mutualiste – ces fameux « fondamentaux » auxquels elles appellent à renouer – semblent n’être mobilisées qu’en tant que moyens propres à générer une valeur sociale qui, à son tour, ne paraît avoir d’autre légitimité que de contribuer à produire – par une sorte de détour de production – de la valeur économique. On se demande alors, en déployant des dispositifs sophistiqués de quantification – jusqu’à sombrer parfois dans la quantophrénie – combien rapportent les actions sociétales menées hors du dispositif assurantiel, un accompagnement plus empathique des sociétaires, de contrats plus solidaires en termes de fidélisation ou d’attractivité, mais aussi une meilleure gestion des ressources humaines du point de vue des salariés par un management qui se voudrait plus bienveillant et moins hiérarchique. L’éthique mutuelliste – ses « valeurs » et principes – constituent ainsi une forme de capital qu’il s’agit de mobiliser et de valoriser au profit de l’efficacité économique. Comme si elle n’avait aucune valeur intrinsèque, pas plus que la valeur sociale qu’elle contribue à produire. Prime alors ce que nous avons nommé, dans l’enquête, la dimension extrinsèque de la valeur sociale, évaluée en termes de valeur de réputation, de valeur d’image, de valeur de motivation, etc., bref en termes quantifiables, sur le modèle, hégémonique, de la valeur économique [15].
32Pour autant, la valeur sociale est-elle vouée à n’être qu’extrinsèque, instrumentale, soumise à la valeur dominante, la valeur économique ? Certaines mutuelles étudiées tentent d’échapper à cette tyrannie de la valeur, notamment en mobilisant l’éthique mutuelliste dans tout un ensemble d’engagements sociétaux [Chanial, Gaglio, 2013]. En s’engageant pour une cause publique, par exemple celles des « aidants » de personnes handicapées ou dépendantes, il s’agit à la fois de rendre visibles ces « soignants de l’ombre » en se faisant leur porte-parole notamment auprès des pouvoirs publics, mais aussi de les soutenir concrètement en « donnant à ceux qui donnent » et en tissant autour d’eux tout un réseau de solidarités. La valeur sociale ainsi créée s’apprécie à travers la capacité de la mutuelle à agir sur tout un ensemble de relations : entre aidant et aidé, entre l’aidant et son entourage, mais aussi entre la mutuelle et les différents partenaires mobilisés autour de cette cause, etc. Il s’agit bien ici d’une valeur sociale intrinsèque tant ce travail de lien s’opère hors de toute perspective directe de « retour sur investissement ».
33D’autres mutuelles étudiées se caractérisent, tant dans leurs relations avec leurs salariés qu’avec leurs sociétaires, par la force de leur esprit communautaire, renouant ainsi, par exemple dans le monde des motards, avec les formes de solidarités du « fraternalisme » des premières sociétés de secours mutuels. Le paiement des cotisations s’y accompagne de tout un ensemble de pratiques collectives d’entraide, de conseils, de visites aux sociétaires accidentés, de loisirs partagés, etc. La technique assurantielle n’est alors considérée que comme un moyen pour faire vivre et défendre, d’un point de vue militant, une communauté longtemps stigmatisée – celle des « blousons noirs » – et particulièrement vulnérable aux risques routiers. Dans ces deux exemples, prime non plus la face extrinsèque, mais la face intrinsèque de la valeur sociale, la valorisation de la valeur de lien pour elle-même.
34Que conclure au regard de cette subtile dialectique entre ces deux faces de la valeur sociale ? Comme je l’ai souligné, si la valeur sociale intrinsèque n’est mobilisée, d’un point de vue utilitariste, qu’à titre de moyen pour produire de la valeur sociale extrinsèque et, ainsi de la valeur économique, ce processus est aporétique tant il soumet la première, au risque de l’épuiser, à ce que j’ai nommé la tyrannie – ou le caractère omnivore – de la valeur. À l’inverse, comme en attestent les deux exemples précédents, d’un point de vue anti-utilitariste, la valeur sociale intrinsèque peut être valorisée pour elle-même, inconditionnellement [16]. Dans cet esprit, l’éthique mutuelliste bien comprise relève d’un pari, paradoxal, qui invite à financer et soutenir des actions sociétales, des causes publiques, mais aussi à mener des politiques en direction des salariés et des sociétaires, qui ne sont pas immédiatement ou directement rentables, mais qui, parce qu’elles ont un sens et une valeur intrinsèque, sont susceptibles de le devenir. Pour autant, un tel pari n’est en rien irénique. Il n’est autre que le pari du don [Caillé, 2000, 2012 ; Chanial, 2011, p. 251-253]. Il peut s’énoncer ainsi : pour que le don soit « payant » à terme, il ne faut pas qu’il soit fait en ce but. Ou encore, dans le don, « on gagne à condition de ne pas être intéressé à gagner, de ne pas adopter le schéma de l’intérêt individuel, de ne pas calculer » [Godbout, 2000, p. 167]. C’est à cette condition que le don enclenche la spirale du don, que le don appelle le don. C’est à cette condition qu’il fabrique du rapport social et, conjointement, qu’il est « payant ».
8 – Conclusion
35Interroger ainsi, dans leurs tensions, les différentes formes de valeurs produites par ces économies non économiques que constituent les mutuelles, invite, d’un point de vue théorique, à questionner la pluralité des ressorts de l’engagement et de l’action collective. Au lieu de réduire, de façon fétichiste, toute action à ce qu’Alain Caillé [2009, 2012, p. 85-86] nomme « l’intérêt à » sans prendre en compte ce qui relève de « l’intérêt pour », il s’agit de faire droit à ce que l’on pourrait nommer la « force normative » de la solidarité, du don et du care ou plus généralement aux motifs non instrumentaux, non utilitaires, de l’action individuelle ou institutionnelle. Ou, pour le dire autrement, de ne pas « faire l’économie » de ce que nous accomplissons par obligation (morale), par conviction, mais aussi par plaisir, donc de rendre justice à ces formes d’action qui ont en elles-mêmes leur propre fin et leur propre sens.
36Pour autant, faut-il encore que ce type d’engagement, et avec lui toutes les pratiques qui relèvent peu ou prou du don, du care, du gratuit, du sans prix, puissent se manifester et se manifester librement. Or, à chercher à tout prix à les objectiver – à les réifier –, à les formaliser, à les quantifier sur le modèle du travail abstrait, pour revenir à Marx, à les subsumer sous la forme valeur –, on risque fort de les décourager, de les tuer dans l’œuf. Ou plutôt de tuer la poule aux œufs d’or. En effet, si ces formes d’engagement ont bien une « valeur », elles n’ont pas de prix. Ce qui est ainsi produit, ce ne sont pas des marchandises, mais ce qu’il faut nommer des « biens relationnels » [Bruni, 2014 ; Donati, 2014] qui, parce qu’ils reposent sur des motivations intrinsèques, relèvent de la gratuité. Et parce que la valeur de ces biens dépend avant tout de la qualité des motivations en jeu – et donc de celle des relations ainsi nouées –, elle s’évanouit avec elles.
37En définitive, pour opérer une synthèse improbable entre Mauss et Marx, l’infrastructure n’est peut-être ni là où l’on croit ni celle que l’on croit. Du moins si l’on redéfinit tout autrement la notion même de mode de production. Comme le propose David Graeber [2014, chap. 3], ne faut-il pas considérer les modes de production non comme des manières de fabriquer des objets – donc une forme de plus-value matérielle –, mais bien plus comme autant de façons de produire des relations sociales – et donc des êtres humains en tant qu’ils sont façonnés par ces relations ? En donnant ainsi la priorité hiérarchique à ce travail – dénié, subordonné – du lien, l’infrastructure se présente moins comme une réalité économique que comme une sphère morale. Elle relève avant tout de l’ordre du don ou du care, de cet art de se lier qui, plus que la production matérielle, fait tenir la maison commune.
38Dès lors, les économies non économiques seraient bien inspirées de ne pas laisser en friche, de ne pas « économiser », au double sens du terme, de telles « forces productives », et de ne pas laisser se dresser, à l’instar du social business contemporain, de nouvelles enclosures autour de ces biens communs si précieux. Et ainsi d’assumer, par le mode d’institution démocratique de l’économique qu’elles incarnent, leur dimension proprement critique et politique.
Notes
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[1]
Ce texte s’appuie sur un travail de recherche effectué dans le cadre de CampusLab et consacré à la production de valeur sociale dans trois mutuelles françaises. Cette enquête a été menée en collaboration avec Alain Caillé, Bernard Cova, Gérald Gaglio et Juliette Weber.
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[2]
La rhétorique de la RSE, comme la forme-oxymore de l’« entreprise sociale », en témoignent. Mais aussi, d’un point de vue critique, la dénonciation du green et du socialwashing, ou celle du « coopitalisme » et du « mutuellisme marchand » [Dardot, Laval, 2014, p. 399].
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[3]
Comme le résume Jacques Godbout [1992, p. 22], dans le marché, « le lien social est instrumental par rapport à ce qui circule ; le lien social est un moyen pour faire circuler les choses. […] Au contraire, dans le don, on tend à observer la relation inverse : ce qui circule est au service du lien. » Prime alors ce que Jacques Godbout suggère de nommer la « valeur de lien », que l’on peut distinguer de la « valeur de bien » propre aux échanges marchands. Dans le premier cas, les biens qui circulent « prennent des valeurs différentes selon leur capacité d’exprimer, de véhiculer, de nourrir les liens sociaux ». En ce sens, il s’agit d’une troisième forme de valeur, distincte des deux expressions classiques de la valeur de bien : la valeur d’échange, mais aussi la valeur d’usage [Godbout, Caillé, 1992, p. 244-247]. Pour en donner un premier repérage à partir de la théorie du don, la notion de « valeur sociale » désigne tout ce qui vient enrichir – valorise pour elles-mêmes – les relations sociales, « ce que vaut un objet, un service, un “geste” quelconque dans l’univers des liens, dans le renforcement des liens » [ibid., p. 244]. Les termes de « valeur sociale », de « valeur de lien » ou de « richesse relationnelle » seront ici considérés et utilisés comme des termes équivalents.
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[4]
Du moins selon l’interprétation qu’en proposent les théoriciens contemporains de la valeur. Les développements qui suivent s’appuient, au plus près, sur les analyses d’Anselm Jappe [2003, 2011].
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[5]
Sur le mode, par exemple, de l’opposition entre monde vécu et système de J. Habermas.
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[6]
Cachée, obscure au sens où cette sphère est une sphère invisibilisée, marquée d’un signe d’infériorité. Elle est, écrit Jappe, la « servante méprisée de la splendeur marchande », toute en étant sa condition d’existence [2011, p. 147]. On retrouve là la division sexuée du travail, soit une structure hiérarchique constituée d’un élément englobant (la valeur économique comme valeur mâle) et un élément englobé (la valeur sociale comme valeur féminine), qui lui est nécessairement subordonné, donc soumis, donc aliéné.
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[7]
Ce lien entre non-valeur et don est suggéré par Jappe lui-même : « La société marchande ne peut exister qu’à condition qu’une part considérable des activités en son sein se déroule sous forme de “don” » [2003, p. 267].
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[8]
Ce qu’il nomme ailleurs le « caractère omnivore » de la valeur [2003, p. 267].
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[9]
Or, pour revenir à Marx, sa critique du fétichisme de la marchandise ne visait-elle pas à redonner visibilité à ceux que l’effet réifiant de l’exploitation capitaliste invisibilisait ? D’où la judicieuse proposition d’Axel Honneth [2007, chap. IV] de redéfinir la réification comme une objectivation par oubli – voire par déni – de la reconnaissance.
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[10]
Voir notamment les travaux de Viviana Zelizer [1994] et sur leurs ambiguïtés, cf. Steiner [2007].
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[11]
Dans ces ouvrages, ces auteurs montrent en effet combien la coopération dans les entreprises, telle qu’elle se tisse à travers des relations de dons (entre collègues avec la hiérarchie) ou d’adonnement (au collectif, au métier, etc.), constitue bien une face cachée de la performance économique, déniée justement par le management qui prend ces dons sans les reconnaître comme dons. Au risque de les tarir et de les décourager…
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[12]
Voir l’ensemble des précieux développements qu’il consacre aux rites du mutualisme dans le chapitre 12 de cet ouvrage.
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[13]
Petitclerc [2007] rappelle, à partir de son terrain québécois, que l’acquittement des cotisations ne suffisait pas à donner droit aux prestations. Il devait être accompagné de la participation – souvent obligatoires, sous peine d’amendes – à ces activités communautaires. À ce titre, c’est bien la valeur de lien qui devait primer sur la valeur de bien.
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[14]
À l’instar de Weber [2003] analysant, dans le chapitre final de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, comment l’enthousiasme religieux du xviie siècle, constitutif de l’éthos des premiers entrepreneurs puritains, a progressivement cédé la place à la « sécularisation utilitaire ».
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[15]
Si, conformément au slogan de l’une des mutuelles étudiées, « La solidarité est une force », n’est-ce pas alors au sens où la valeur (mutualiste) de la solidarité – et des engagements qu’elle suscite – serait essentiellement une force… productive, garante de performance économique ?
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[16]
Ce qui n’interdit pas qu’elle puisse également générer de la valeur sociale extrinsèque et donc de la valeur économique.