1 – Introduction. Étudier un marché virtuel
1L’entreprise américano-canadienne Aquabounty a mis au point un saumon génétiquement modifié (GM) destiné à l’alimentation humaine [1]. Selon les données fournies par l’entreprise à la Food and Drug Administration (FDA), l’AquAdvantage Salmon est un saumon atlantique qui a reçu un transgène composé d’un promoteur d’une protéine antigel de l’Ocean Pout (une anguille de roche américaine) et du gène de l’hormone de croissance du saumon Chinook (saumon du pacifique). Par une meilleure résistance au froid et une croissance améliorée, ce saumon GM grossit toute l’année (et pas seulement au printemps comme sa version sauvage) ; il atteint son poids commercial au bout de dix-huit mois (contre trois ans normalement dans les élevages et quatre dans la nature) [2]. La compagnie américano-canadienne attend depuis vingt ans l’autorisation de commercialiser son produit aux États-Unis. La FDA en a reconnu fin 2012 l’innocuité sanitaire pour la consommation humaine et a publié en décembre 2013 sur son site internet [3] le rapport d’évaluation environnementale concluant à une présomption d’absence de risques dans les conditions d’élevage prévues. La consultation publique réglementaire de ce rapport a eu lieu entre janvier et avril 2014, et constitue la dernière étape avant l’ultime décision de la FDA, non prise à ce jour. Si celle-ci donnait son feu vert, ce saumon serait le premier animal génétiquement modifié destiné à la consommation humaine.
2Pour qualifier ce marché de l’AquAdvantage Salmon, nous parlerons donc d’un marché virtuel, en inscrivant d’emblée cette notion dans son acception scolastique à laquelle se réfèrent Gilles Deleuze [1968] et Pierre Lévy [1995]. Cette acception offre en effet un double avantage heuristique. Le premier est de sortir de l’opposition entre virtuel et réel : « Dans la philosophie scolastique, est virtuel ce qui existe en puissance et non en acte. Le virtuel tend à s’actualiser, sans être passé cependant à la concrétisation effective ou formelle. […] En toute rigueur philosophique, le virtuel ne s’oppose pas au réel mais à l’actuel : virtualité et actualité sont seulement deux manières d’être différentes » [Lévy, 1995, p. 18]. Pour Gilles Deleuze également, « le virtuel possède une pleine réalité, en tant que virtuel » [Deleuze, 1968, p. 269]. Le marché envisagé ici est bien un marché potentiel, en puissance, susceptible d’actualisation, dont il s’agit d’étudier le processus, en cours, de création. Mais, plus encore, la notion permet de souligner l’indétermination de la configuration marchande à venir. Gilles Deleuze introduit en effet une distinction importante entre possible et virtuel : tandis que le possible est déjà tout constitué et n’engage aucune différenciation dans sa détermination (il n’est que réalisation prévisible), « l’actualisation du virtuel se fait toujours par différence, divergence ou différenciation. […] L’actualisation, la différenciation, en ce sens est toujours une véritable création » [ibid., p. 273].
3Cette indétermination, constitutive de l’action économique [Callon, 1999 ; Rabeharisoa et al., 2000 ; Stanziani, 2005], est d’autant plus forte ici que le potentiel produit AquAdvantage Salmon est soumis à de fortes incertitudes quant à ses effets sur la santé humaine et sur l’environnement. Plus encore, la marchandisation d’êtres vivants pose le problème, ancien, de l’instauration d’entités nouvelles, notamment juridiques. Cette question est traitée de manière renouvelée dans plusieurs travaux historiques, anthropologiques et juridiques qui partagent tous un intérêt croissant pour les frontières du droit avec la société ; ils insistent sur la nécessité de sortir de l’opposition entre, d’un côté, une approche « externaliste » du droit, qui voit les codifications juridiques comme de simples révélateurs de structures naturelles ou des contextes sociaux, de l’autre, une approche « internaliste », qui étudie les réglementations au prisme de leurs caractères formels [4]. Ce problème de la qualification juridique d’entités nouvelles prend de l’ampleur avec les demandes de plus en plus nombreuses de mise sur le marché d’êtres vivants GM, puisque chacune d’entre elles nécessite un équilibrage assez paradoxal et délicat, que souligne très bien Michel Callon ici : « La valeur (marchande) de ces entités tient à leur faculté d’agir et de réagir, alors que leur marchandisation n’est possible que si ces qualités sont d’une certaine manière entravées, domestiquées, rendues prédictibles, et si les débordements inhérents à la vie sont rendus improbables » [Callon, 2013, p. 350]. Aussi, il nous paraît nécessaire d’inclure dans la boucle de l’observation l’ensemble des procédures et des agences dont la mission est de mettre ces produits « sous contrôle », de tenter d’empêcher tout débordement intempestif.
4Ce sont ces qualifications multiples et nécessaires à la marchandisation du saumon transgénique que nous souhaitons analyser ici, dans la tradition pragmatiste du droit exposée brièvement ci-dessus. Dans la lignée de celle-ci, l’appareillage conceptuel construit par Javier Lezaun dans un article consacré à la gouvernance des OGM en Europe [Lezaun, 2006] nous a semblé particulièrement intéressant à éprouver. L’auteur y traite en effet de la gouvernance européenne des OGM, et plus particulièrement en 2003, au moment où l’Europe poursuit ses efforts réglementaires pour différencier les OGM des organismes conventionnels, et propose un projet de réglementation sur leur traçabilité et leur étiquetage. Javier Lezaun considère que la gouvernance des OGM ne renvoie pas seulement au problème de leur « mise sous contrôle », mais que les codifications juridiques sont des êtres en relation, mouvantes au fil de chaque nouvelle pierre apportée à l’architecture juridique. En puisant dans le champ des Sciences studies, et plus particulièrement des Sciences Technology and Society (STS), il avance aussi que les régulations des biotechnologies sont performatives, car elles portent en elles des projets ontologiques distincts. Javier Lezaun veut signifier ici que chaque réglementation sur les OGM inscrit dans le monde de nouvelles distinctions entre entités naturelles et entités artificielles. Mais la contribution plus singulière de l’auteur réside selon nous dans l’analyse de la dialectique entre l’énonciation d’un nouvel objet dans un texte réglementaire d’une part, et les instruments et procédures administratives et technoscientifiques qui lui donnent son assise matérielle et sa viabilité d’autre part. Pour analyser ces formes d’actions gouvernementales, Javier Lezaun différencie deux sortes d’activité : les opérations de délimitation (delimitation) et celles de démarcation (demarcation) : « Delimitation refers to the capacity of the letter of the law to pronounce and articulate a regulatory object, while demarcation describes the administrative practices and technical instruments throught which such an objet is made bureaucratically unambiguousand and analytically distinct [5] » [Lezaun, 2006, p. 504]. Un des principaux résultats auxquels aboutit l’auteur peut être formulé ainsi : l’énonciation de la nouvelle entité légale [6] ne précède pas l’établissement de ces deux types d’opérations gouvernementales, mais émerge de leurs interactions. Pour le dire autrement, les actes de délimitation et ceux de démarcation sont inextricablement noués dans la gouvernance des biotechnologies et inscrivent ensemble, un nouvel objet bio-légal au catalogue existant.
5Ces notions peuvent être éprouvées au regard du cas du saumon transgénique, en procédant toutefois à une extension de leur usage pour appréhender non seulement la gouvernance des OGM, mais plus largement la création en cours d’un marché dont les opérations de gouvernance sont constitutives. Les qualifications juridiques sont en effet importantes à considérer, car le fondement éthique des discours juridiques particulièrement visible dans les cas difficiles [7] ou dans celui des marchandises contestées [8] [Steiner, Trespeuch, 2015] porte en lui des « projets ontologiques » distincts. Ainsi, nous restituerons dans une première partie le processus d’inscription du saumon transgénique dans l’architecture réglementaire américaine. Nous faisons l’hypothèse que la nouvelle réglementation américaine n’est pas un simple affinement de la réglementation existante par une spécification de l’objet nouveau à laquelle elle s’applique, mais qu’elle instaure un véritable changement dans la gouvernance américaine des biotechnologies. Dans une seconde partie, nous nous attacherons à montrer que ces opérations de gouvernance sont en prise, dans le cas de ce dossier, avec des contestations croissantes quant à la potentielle mise en marché du saumon transgénique, issues de tout bord (de la recherche, de la distribution, de la production, des ONG consuméristes et environnementalistes, et de certains États). Celles-ci conduisent les acteurs de la gouvernance et les promoteurs de ce marché à de nouveaux actes de démarcation, cette fois-ci non plus seulement pour rendre viable la nouvelle entité bio-légale, mais pour assurer les conditions concrètes de sa commercialisation sur les marchés américains. En conclusion, nous tenterons de tirer les enseignements conceptuels, mais aussi économiques et politiques, de l’usage étendu des notions de délimitation et de démarcation.
2 – Délimiter et démarquer l’entité juridique à encadrer
6Aux États-Unis, et contrairement à la gouvernance européenne, les OGM ne constituent pas une catégorie juridique spécifique et sont régulés comme tout nouveau produit conventionnel (nouvel aliment ou nouveau traitement destiné à l’homme ou à l’animal selon les cas), et ce au regard du principe maintenant bien connu d’équivalence en substance. Dans ce cadre, le cas du saumon transgénique a toutefois éveillé notre curiosité : bien que celui-ci soit destiné à la consommation humaine, les acteurs de la gouvernance américaine ont décidé de réguler les « animaux génétiquement modifiés » non pas sous le régime spécifique des « nouveaux aliments », mais sous celui des « nouveaux traitements appliqués aux animaux » (New Animal Drug). Par quels processus ce nouvel être vivant a-t-il été ainsi redéfini et quels en sont les effets sur ses modalités d’évaluation et la création en cours de son marché ? L’architecture réglementaire qui encadre actuellement la commercialisation des animaux génétiquement modifiés aux États-Unis étant largement tributaire des premières réglementations sur les cultures céréalières transgéniques [Bennett Homer, 2011], il convient d’abord d’en rappeler l’émergence.
2.1 – Les produits issus des biotechnologies : un ensemble de nouveaux produits non spécifiques
7Lorsque l’industrie biotechnologique a émergé dans les années 1980, l’application des statuts existants pour les nouvelles technologies a engendré une controverse [9] jetant un soupçon sur les agences fédérales de régulation accusées d’outrepasser les responsabilités qui leur étaient alors attribuées. En décidant de son approche réglementaire pour les organismes génétiquement modifiés (OGM), le gouvernement fédéral américain se trouvait confronté à deux questions. La première était de savoir si le gouvernement disposait déjà de pouvoirs suffisants pour réglementer la biotechnologie en tant qu’innovation technique agricole. Si celle-ci était nouvelle et singulière, alors elle nécessiterait un nouveau cadre réglementaire ou une nouvelle procédure d’évaluation et de décision. La seconde question était de savoir si les règlements devraient régir le processus de production des organismes génétiquement modifiés plutôt que les produits de la biotechnologie. Bien que cette question n’ait suscité que peu d’intérêt au Congrès, les organisations en charge de traiter ces problèmes ont été divisées en deux camps [Lynch, Vogel, 2001]. D’un côté, la Maison-Blanche à travers son Office of Science and Technology Policy (OSTP, le Bureau de la politique scientifique et technologique) ; l’US Department of Agriculture (USDA) et la Food and Drug Administration (FDA) : Lynch et Vogel rappellent à juste titre que l’OSTP et l’USDA étaient convaincus que les biotechnologies allaient être à l’origine de nouveaux produits, à la fois utiles pour la société et pouvant ouvrir d’importantes perspectives de croissance. En conséquence, ils ne souhaitaient pas réglementer de manière spécifique les produits issus des biotechnologies. D’un autre côté, et face à ce premier camp, l’Environmental Protection Agency (EPA) n’appelait pas à une nouvelle législation, mais insistait sur la nécessité de développer de nouvelles procédures d’évaluation des risques des OGM. Cette agence se situait donc dans une approche portant davantage sur le processus de production que sur le produit issu des biotechnologies. Comme le soulignent Jean-Paul Gaudillères et Pierre-Benoît Joly dans leur article consacré à l’analyse comparée de la régulation des biotechnologies en Europe et aux États-Unis [Gaudillières, Joly, 2006], le gouvernement Reagan, pour clore la controverse naissante, a suggéré dès 1984 de placer les biotechnologies sous la responsabilité du ministère des Affaires économiques plutôt que sous celle de l’EPA, et a promulgué en ce sens en 1986 le Coordinated Framework for Regulation of Biotechnology. La réponse ainsi faite porte en elle un projet ontologique conséquent : l’absence de qualification juridique spécifique pour les produits GM a reposé sur l’hypothèse qu’il n’y avait rien de spécialement nouveau dans le fait d’employer des semences génétiquement modifiées pour produire, par exemple, un maïs plus résistant aux maladies, puisque le produit final était essentiellement identique à celui développé à partir de graines classiques. Les OGM forment donc un ensemble de produits non spécifiques qu’il convient de réguler avec les outils réglementaires conventionnels.
8Ces opérations de limitation ne font pas qu’instaurer les OGM sous un mode d’existence spécifique, en définissant une frontière entre le produit et le processus : elles instaurent aussi un partage des responsabilités singulier ; le cadre coordonné régulant les biotechnologies vient distribuer les responsabilités sur la base des mandats préexistants de l’USDA, de l’EPA et de la FDA [10]. C’est encore aujourd’hui la FDA et l’USDA qui sont chargées d’assurer la sécurité de tous les produits commercialisés aux États-Unis, en exerçant leurs compétences sous le Federal Food, Drug and Cosmetic Act (FDCA) instauré en 1938.
9Ce décalage temporel entre l’avènement d’une nouvelle entité à encadrer et un cadre réglementaire ancien a conduit les agences en charge de leur évaluation à un véritable travail d’interprétation bureaucratique, ce que Javier Lezaun appelle le nominalisme bureaucratique [Lezaun, 2006, p. 522] : il s’agit des pratiques de dénomination des entités par les agences d’évaluation des risques, qui ont pour objectif de permettre aux acteurs concernés de se référer à la même chose. Javier Lezaun les considère comme des infrastructures de référentialité, notion qu’il reprend à Bruno Latour pour souligner que ces dénominations ou idées ne deviennent vraies que lorsqu’elles sont incarnées dans les pratiques de l’évaluation, de la détection et de la traçabilité des OGM. Ces pratiques de dénomination sont lisibles dans les textes réglementaires produits par la FDA. En effet les sections 402 et 409 du FDCA autorisent la FDA à réguler les « aliments falsifiés » et les « produits additifs ». Cependant, les producteurs n’ont pas besoin, dans ce cas précis, de l’approbation de la FDA si l’additif en question est généralement reconnu sain par les experts, puisque c’est à eux d’apporter la preuve de l’innocuité de celui-ci. Aussi en 1992, afin de clarifier ses missions sous l’autorité du FDCA et de fournir un guide pour l’industrie biotechnologique, la FDA a élaboré un règlement [11] selon lequel elle reconnaîtrait généralement comme « sains » (principe GRAS : « generally recognized as safe ») les aliments issus des cultures transgéniques et non assujetties à la régulation des additifs alimentaires du FDCA : la FDA a considéré en effet que la seule substance ajoutée aux plantes transgéniques était des acides nucléides, non seulement sains, mais nécessaires à l’existence humaine. Ce mode de gouvernance des plantes génétiquement modifiées placé sous l’égide du FDCA introduit donc une double limitation, cette fois-ci non plus entre le produit et le processus, mais entre ingrédient ajouté et produit, ainsi qu’entre nouveaux aliments conventionnels modifiés par additifs et aliments issus des biotechnologies. Ceux-ci, contrairement aux premiers, sont présumés sains et ne nécessitent donc pas la preuve de leur innocuité par les producteurs [Bennett Homer, 2011, p. 103].
10Voyons maintenant comment la première demande d’autorisation de commercialisation d’un animal génétiquement modifié est venue transformer ces états d’être des OGM, et de manière conjointe celui de la potentielle marchandise saumon transgénique.
2.2 – Les animaux génétiquement modifiés destinés à la consommation humaine : un « nouveau traitement appliqué à l’animal » (« New Animal Drug »)
11S’il n’existe pas aujourd’hui de marchés légaux d’animaux génétiquement modifiés destinés à la consommation, deux animaux génétiquement modifiés ont cependant déjà été approuvés par la FDA. Le premier est le poisson « GloFish™ », un poisson-zèbre fluorescent destiné aux aquariums, au départ créé en 1999 par un biologiste de Singapour pour détecter les toxines à l’origine de la pollution des eaux. Comme il ne s’agit pas d’un produit pour la consommation humaine, la FDA n’a pas jugé nécessaire de réguler son commerce. Quant à sa production, estimée en lieu hautement confiné, elle n’a pas fait l’objet de régulation spécifique. Ce poisson d’ornement est disponible à l’achat dans les animaleries aux États-Unis ou sur Internet depuis 2003 [Muir, 2004]. Le second est une chèvre utilisée pour produire du lait contenant une protéine humaine, l’antithrombine, permettant de soigner les personnes souffrant de caillots sanguins. Mis à part l’AquAdvatange Salmon, un seul autre animal génétiquement modifié destiné à l’élevage fait en ce moment l’objet d’une demande de commercialisation au Canada (depuis 2007) et aux États-Unis (depuis 2009) : il s’agit d’un porc transgénique qui digère mieux les phosphores présents dans son alimentation, polluant ainsi moins les rivières du Québec. Il est appelé Enviropig, car il serait « Eco-Friendly » [Boyle, 2012]. De nombreux autres projets d’animaux GM destinés à l’alimentation sont en cours, et n’attendent que l’ouverture de la fenêtre d’opportunité que constituerait l’approbation par la FDA du saumon transgénique pour tenter d’entrer à leur tour sur le marché. Au regard des controverses que suscite ce thème, mais aussi des nouveaux marchés qui pourraient s’ouvrir, la FDA a décidé de réglementer sous un régime spécifique les « animaux génétiquement modifiés », contrairement à ce qui s’était passé pour les OGM végétaux. La gouvernance par la FDA des animaux génétiquement modifiés s’exerce, comme pour les plantes GM, dans le Coordinated Framework of Regulation for Biotechnology et sous le FDCA qu’elle doit à nouveau interpréter.
12Dans l’architecture juridique américaine, la FDA n’est pas seulement chargée d’assurer la sécurité alimentaire (au sens de l’innocuité sanitaire), c’est aussi la première agence fédérale responsable de la sécurité des nouveaux produits pharmaceutiques. Cette responsabilité couvre tout autant les médicaments destinés aux soins des humains, que les médicaments destinés aux animaux. Ces derniers sont définis dans FDCA comme « tout médicament destiné à l’usage des humains ou des animaux, incluant les médicaments destinés à l’alimentation animale ». L’acte va plus loin en définissant l’entité médicament : « Tout produit (autre qu’alimentaire) destiné à affecter la structure ou toute fonction du corps humain ou celui de l’animal » [ibid., souligné par nous].
13Pour clarifier son rôle et fournir des recommandations et des obligations légales aux futurs demandeurs, l’agence a élaboré un « guide pour l’industrie » en 2009 [12] qui donne à voir à la fois le travail d’interprétation opéré par la FDA de cet acte, et les qualifications de l’entité « animal génétiquement modifié ». Comme une construction ADN recombinée ne constitue pas en soi un aliment, et est destinée à « affecter la structure ou la fonction » d’un animal génétiquement modifié, la FDA a jugé, cette fois-ci, que les gènes ajoutés aux animaux étaient équivalents à n’importe quel autre médicament animal. Le mode d’existence du saumon transgénique comme « nouveau traitement appliqué à l’animal » est donc obtenu par des associations avec d’autres médicaments vétérinaires. Il advient également par une dissociation d’avec ce qu’il n’est pas : un aliment GM et une forme de vie.
14Ensuite, comme l’objectif premier de la FDA, sous l’autorité du FDCA, est de protéger les consommateurs des risques sanitaires liés à la consommation de médicaments et d’aliments, l’agence a interprété son rôle comme relevant de l’évaluation de la façon dont ces « nouveaux traitements appliqués aux animaux » pouvaient affecter la santé humaine. Cette démarcation interprétative n’est pas sans conséquence : dans le FDCA, l’innocuité d’un nouveau traitement appliqué à l’animal est délimitée seulement « en référence à la santé humaine ou animale [13] ». La FDA a traduit cette délimitation dans son guide pour l’industrie comme couvrant les « effets environnementaux qui affectent directement ou indirectement la santé des hommes et des animaux », excluant ainsi l’évaluation des risques environnementaux plus globaux [Bennett Homer, 2011]. Cette opération interprétative de démarcation instaure aussi un nouveau partage des responsabilités, puisque les « nouveaux traitements appliqués aux animaux » sont évalués et approuvés (ou rejetés) par le comité de médecine vétérinaire de la FDA (CVM) et non par le comité pour la sécurité sanitaire des aliments (CFSAN) chargé traditionnellement de l’évaluation sanitaire des nouveaux aliments.
15Bien que ces régulations administratives et juridiques préfigurent l’émergence d’un régime marchand, elles ne constituent pas l’ensemble des conditions nécessaires à l’instauration du marché de l’AquAdvantage Salmon. Celle-ci ne peut être saisie qu’en lien avec les controverses qui accompagnent depuis vingt ans la demande d’autorisation de sa mise sur le marché. Dans la partie qui suit, nous montrons comment ces contestations ont contraint la FDA, les pouvoirs publics et l’entreprise AquAdvantage Technologies à mettre en place de nouvelles démarcations, d’abord de la production, puis de la commercialisation, conditions sine qua non de l’instauration d’un marché très contesté.
3 – De la limitation de l’entité bio-légale à la démarcation du marché : confinement et délocalisation de la production
16Les premières dénonciations relatives à la potentielle commercialisation du saumon transgénique ont émergé dans l’arène scientifique (expertises pour les pouvoirs publics et recherches académiques), en 1994, lorsque les médias ont attiré l’attention du public sur la demande d’autorisation d’Aquabounty à la FDA. Elles ont conduit plusieurs États à prendre des mesures de confinement des expérimentations portant sur les poissons GM. Elles constituent aussi la base des controverses plus élargies qui ont suivi.
3.1 – Confiner les recherches et la production : le démarquage de la production
17Les contestations furent dans un premier temps relatives aux risques environnementaux, et plus précisément à l’enjeu de la préservation des espèces sauvages. Dès 1994, le Pr. Devlin et ses collègues du département d’aquaculture de Pêches et Océans Canada [Devlin et al., 1994] ont étudié les relations entre saumons transgéniques et saumons sauvages. L’espèce transgénique s’est avérée systématiquement plus vorace que les saumons sauvages, exerçant ainsi une pression de sélection sur ces derniers une fois les saumons transgéniques lâchés dans la nature. Une autre étude réalisée en 1999 par deux chercheurs de l’université de Purdue en Indiana [Muir, Howard, 1999] a porté sur la descendance de poissons ayant reçu le gène de l’hormone de croissance humaine. Ils ont constaté chez les médakas une réduction de la viabilité de ces poissons par la transgenèse, un phénomène qui a aussi été observé chez les saumons transgéniques expérimentaux. L’étude montre aussi que ceux qui atteignent malgré tout l’âge adulte transmettent leurs gènes très rapidement, à la fois parce qu’ils produisent beaucoup d’œufs et parce que leur taille importante en fait des partenaires sexuels très recherchés. Ainsi, au bout de quelques générations, presque toute la population est porteuse du gène modifié et chaque génération perd un tiers de ses individus avant d’atteindre l’âge adulte. Des simulations réalisées ensuite par ordinateur ont démontré qu’à long terme la population décline et finit par disparaître [ibid., p. 13854-13855].
18Ces recherches constituent la base des contestations militantes à venir. Mais leur développement s’est d’abord rapidement accompagné de politiques de suivi des applications biotechnologiques adaptées au milieu aquatique. En effet, ces études opèrent à leur tour un démarcage de l’entité poisson génétiquement modifié singulier : de produit prometteur ou de nouveau traitement appliqué aux animaux, le poisson retrouve une forme de vie, porteuse de risques pour la biodiversité. La plupart des États engagés dans la course aux biotechnologies ont alors bien compris l’intérêt de produire un cadre d’action pouvant refroidir les contestations en tentant d’anticiper tout débordement [Callon, 1999]. Ainsi, aux États-Unis, sous l’impulsion du département pour l’Agriculture, un groupe de travail constitué d’aquaculteurs, des entreprises de biotechnologies, de chercheurs et de représentants de l’État a élaboré un texte réglementaire sur les biotechnologies en aquaculture et les risques liés à l’environnement. Ce texte a fourni un cadre aux recherches réalisées sur les OGM aquatiques, et a défini les mesures à prendre pour protéger l’environnement de tout lâcher accidentel [Hallerman, Kapuscinski, 1995]. Au Canada, l’élevage d’OGM en pleine mer nécessite l’examen du ministère des Sciences et du département des Pêches et des Océans. Des politiques ont également été adoptées par la Norvège où le ministère de la Santé et des Affaires sociales est chargé de donner son approbation à un laboratoire pour conduire des recherches sur les OGM, après étude d’impact des conséquences d’un lâcher accidentel des OGM dans le milieu naturel.
19Ces cadres réglementaires instaurent une démarcation entre recherche sur les poissons et recherches sur les poissons GM. Ils ne constituent pas seulement des « garde-fous » pour la contamination des espèces sauvages, puisqu’ils favorisent aussi les conditions nécessaires à la réussite d’opérations de transgenèse d’espèces aquatiques, sans lesquelles aucun marché ne pourrait émerger.
3.2 – Démarcations de la production à visée commerciale : stérilisation des saumons GM et délocalisation de la production
20Ces opérations de démarcation de la recherche sur les biotechnologies aquacoles vont être également adoptées par Aquabounty. Elles ont toutefois fait l’objet à leur tour de nouvelles contestations très fortes entre 1996 et 2001 par Greenpeace et l’interprofession aquacole [Barrey, 2015] qui vont constituer une alliance tout au long de ce conflit (au nom de la préservation des saumons sauvages et d’intérêts économiques bien compris). Cet épisode est important dans la trajectoire de la controverse et de la création en cours de ce marché, car il fait surgir sur la scène médiatique un premier rapport de force vis-à-vis des autorités publiques. Plus encore, ces acteurs vont être à l’origine de nouvelles démarcations, portant cette fois-ci non plus sur la recherche, mais sur la production des saumons transgéniques destinés à une potentielle commercialisation.
21L’entreprise Aquabounty, dans les données fournies à la FDA et dans la presse a d’abord avancé que le risque de contamination génétique posé par ces saumons transgéniques, tous femelles et en théorie stériles (ils sont triploïdes, porteurs de trois copies de chaque chromosome au lieu de deux), était « extrêmement faible ». Endogénéisant la critique du risque de perte de la biodiversité par une nouvelle technique de démarcation entre saumons GM et saumons GM stériles, l’entreprise s’assurait aussi la poursuite de l’accumulation de son capital dans la mesure où les aquaculteurs seraient contraints de racheter chaque année les alevins transgéniques auprès de l’entreprise. Comme Luc Boltanski et Ève Chiapello l’avaient souligné dans leur ouvrage consacré au nouvel esprit du capitalisme [Boltanski, Chiapello, 1999], elle a mobilisé un répertoire de critiques déjà présentes autour d’eux, et dont la légitimité était déjà assurée. Les promoteurs du projet les ingurgitent, et par un processus d’endogénéisation se les approprient et leur donnent un tour nouveau qui pourra satisfaire les exigences de l’accumulation du capital. Outre les contestations d’ordre éthique sur le statut de l’animal réduit à celui de « machine » pour satisfaire les besoins des humains, cette démarcation n’a pas convaincu les associations de consommateurs et les environnementalistes, qui tous s’appuyant sur des études scientifiques précitées rappellent qu’il n’existe pour le moment aucune technique disponible qui soit en mesure de garantir une stérilisation à 100 % des saumons, et que l’échappement d’un seul poisson non stérile pourrait conduire rapidement à l’extinction de l’espèce. Ces contestations n’ont cependant pas été à l’origine de nouvelles démarcations de la production.
22Afin d’assurer les conditions concrètes de commercialisation du saumon GM dans les épiceries américaines, encore fallait-il que l’entreprise Aquabounty puisse trouver des espaces pour produire ses saumons. En 2010, elle rend public son plan de production dans lequel elle annonce qu’elle prévoit de produire ses œufs de saumons stériles sur l’Île-du-Prince-Édouard au Canada, d’élever les saumons jusqu’à l’âge adulte dans des bassins enclavés à terre au Panama, où les saumons seront également transformés avant d’être envoyés sur les marchés américains.
23Pourquoi Aquabounty a-t-elle choisi le Canada et le Panama ? Là encore, les données fournies à la FDA renseignent sur de nouvelles démarcations, cette fois-ci des eaux dans lesquelles les saumons GM seraient susceptibles de s’échapper : en cas de fuite, les eaux du Canada sont considérées comme trop froides pour que les œufs survivent, tandis que celles du Panama sont bien trop chaudes pour les adultes. Une lecture rapide des arguments publiés par les associations environnementales et autres détracteurs du projet amène à poser une tout autre hypothèse, celle du dumping environnemental, hypothèse d’abord élaborée dès 2010 par Greenpeace Canada [14] : en fractionnant son circuit de production et de distribution entre trois pays, l’entreprise entendrait évincer les procédures réglementaires habituelles – ou d’en réduire la portée, et profiter d’un cadre législatif beaucoup plus souple au Panama sur le plan environnemental. Pourtant, l’argument selon lequel les normes environnementales seraient plus souples au Panama vient d’être relativement mis à mal. L’autorité nationale panaméenne environnementale (PNEA) vient en effet de sanctionner en 2014 Aquabounty par une amende de 9 500 dollars (10 000 dollars étant la peine maximum) pour ne pas avoir obtenu les permis relatifs à l’utilisation et à l’évacuation de l’eau avant le début des opérations ; mais aussi pour avoir des niveaux de bactéries coliformes totaux au-dessus de la plage acceptable ; et enfin pour ne pas avoir mis en place de système de contrôle tiers sur le plan environnemental comme la réglementation panaméenne le requiert, entre autres violations en 2011, 2012 et 2013 [IPS, Network, s. d.]. Les promoteurs de la thèse du dumping environnemental semblent oublier par ailleurs qu’aucun État n’avait accepté jusque-là d’accueillir la production de ces poissons. Jusqu’en 2013, le confinement de la production et la stérilisation des saumons n’avaient en effet pas encore constitué de démarcations suffisamment solides pour convaincre les États infranationaux et le Canada, pourtant bien engagés dans la course aux biotechnologies, d’accepter la production, sur leur sol, de produire de ces nouveaux produits. Nombreux ont été les projets de loi déposés, dans différents états littoraux des États-Unis, pour en interdire la production [15]. Seul le Canada vient de faire un premier pas vers la production du saumon génétiquement modifié : l’organisme public « Pêches et Océans Canada » a en effet autorisé en novembre 2013 l’entreprise Aquabounty à élever ses œufs de saumons GM (qui seront ensuite acheminés au Panama, où les saumons seront élevés en bassin, jusqu’à maturité).
24Envisager la consommation de l’AquAdvantage Salmon dans un pays où l’on ne veut pas le produire (les États-Unis), et consacrer des espaces productifs dans des pays où l’on ne veut pas (le Canada) – ou ne peut pas (le Panama) – le consommer, telles sont les contradictions que l’entreprise Aquabounty a cherché à dépasser à travers ces démarcations géographiques et climatiques de la production. Cette dynamique vise à créer des conditions matérielles favorables à la quête de ressources ou de débouchés, ainsi qu’à la circulation du capital et non seulement à son accumulation [Harvey, Vieillescazes 2008]. Ce nouveau marquage des espaces productifs n’a pourtant pas éteint la controverse qui se déplace depuis une dizaine d’années de la production vers la commercialisation.
3.3 – Démarcations commerciales : points de vente, traçabilité et étiquetage
25À la suite du procès d’Aquabounty au Panama, les ONG Food & Water Watch, Center for Food Safety et les Amis de la Terre ont appelé la FDA à mettre fin à l’examen réglementaire de la demande d’autorisation de commercialisation. D’importantes chaînes de supermarchés telles que Whole Foods, Trader Joe, Safeway, Kroger, et Aldi ont annoncé de leur côté qu’ils ne vendront pas dans leurs magasins le saumon GM, en raison de la forte pression des organisations environnementales (notamment celle de Greenpeace qui a envoyé à ces distributeurs une pétition leur demandant de ne pas commercialiser ce saumon, et qui publie régulièrement des listes de points de vente « responsables » ou « à boycotter » en matière de préservation de la biodiversité marine). Cela représente environ 2 500 points de vente, auxquels il faut ajouter le secteur de la restauration puisque 260 chefs cuisiniers ont rejoint ce mouvement en 2013 en adressant une lettre de boycott de ce saumon à la FDA, soulignant que l’analyse des risques actuels ne tenait pas compte de risques commerciaux plus globaux. Ces contestataires opèrent donc ici une potentielle démarcation entre les espaces de vente où ce produit serait disponible et les autres. Encore faudrait-il que ce saumon soit repérable sur les marchés et fasse donc l’objet d’une traçabilité et d’un étiquetage. C’est effectivement ce que ces contestataires réclament dans leurs pétitions à la FDA, depuis 2006.
26L’enjeu de la traçabilité pour la gouvernance européenne des OGM a bien été relevé par Javier Lezaun [2006] : elle constituait une démarcation importante des OGM en les rendant repérables dans leur mouvement de circulation à travers les marchés, et s’inscrivait dans la volonté de les différencier des organismes conventionnels. Aux États-Unis, et bien que le débat eût déjà ressurgi dès 1999 suite à l’affaire du « Terminator » de Monsanto [Gaudillières, Joly 2006], le principe d’équivalence en substance excluait jusqu’à maintenant la possibilité d’un étiquetage. Toutefois, lorsqu’AquaBounty déclare à la fin de l’année 2006 (dans la presse et sur son site) avoir passé avec succès les évaluations par la FDA sur la sécurité alimentaire et la composition en substance de son saumon, jugée équivalente au saumon conventionnel, Michael Hansen, biologiste à la Consumer Union (l’une des plus grandes associations de consommateurs américaines), souligne le risque d’allergies accru et les études trop limitées d’AquaBounty sur cette question. L’étiquetage et la traçabilité sont ici vivement défendus pour assurer une démarcation des risques en cas d’allergie des consommateurs. Un autre objectif de la nécessité de l’étiquetage va toutefois aussi être porté. C’est en effet le manque de consultation du public qui est dénoncé en 2008 par Center for Food Safety, via une campagne qui pointe l’absence d’information du consommateur : en cas de commercialisation du saumon transgénique, celui-ci ne serait pas informé de l’origine du mode de production du produit au nom du principe d’équivalence en substance. Cet argument va être repris par les distributeurs et les restaurateurs dans leur mouvement, puis par une coalition d’associations de consommateurs, au nom du droit des consommateurs à être informés de l’origine du produit et de la liberté de leurs choix. Ici il ne s’agit donc plus de démarquer par la traçabilité et l’étiquetage les risques sur la santé humaine, mais d’assurer une démarcation entre les produits GM et les produits conventionnels pour des préoccupations d’ordre consumériste.
4 – Discussion
27L’extension potentielle du marché du saumon conventionnel au saumon transgénique ne résulte ni de l’absence de règles juridiques ni de l’absence de contestations. Au contraire, dans cette contribution, nous avons souhaité souligner le rôle conjoint des régulations juridiques, consuméristes-civiques et économiques dans la fabrique d’un marché virtuel. Plus précisément, nous avons analysé les délimitations et les démarcations qu’elles instaurent. La distinction entre les « délimitations juridiques », leurs « interprétations bureaucratiques » et les « démarcations matérielles et techniques » de Javier Lezaun [2006] est heuristique pour saisir la construction de l’agencement spécifique qui régule la mise en marché du saumon transgénique aux États-Unis. Les démarcations concrètes de ce marché virtuel sont bien le résultat, et non la cause, de la fabrique de cet agencement.
28Nous avons montré, dans la première partie de cet article, que la gouvernance d’une nouvelle entité biotechnologique devait bien être comprise comme une série d’actes de démarcation à travers lesquelles les entités juridiques acquièrent leur fondation matérielle et technique dans les pratiques des agences d’évaluation. Par exemple, l’animal génétiquement modifié a été requalifié de « nouveau traitement animal » par les experts de la FDA. Nous avons également montré comment ces requalifications successives ont instauré de nouveaux partages ontologiques : (le produit vs le processus ; ce qui est un aliment et ce qui ne l’est pas ; ce qui a une forme de vie et ce qui n’en a pas ; un ingrédient vs un produit ; etc.) ; mais aussi de nouveaux partages de responsabilités dans l’évaluation des risques (l’évaluation environnementale vs l’évaluation de la santé de l’animal).
29Nous pouvons ensuite tirer deux enseignements de la tentative d’élargissement de l’usage de ces notions de la problématique de la gouvernance traitée par Javier Lezaun vers celle de la création, en cours, d’un marché. Tout d’abord, les démarcations matérielles posées au marché virtuel du saumon transgénique sont aussi partiellement le résultat des contestations de la société civile, au sens large : des acteurs économiques, des scientifiques, des associations consuméristes et environnementales, forçant les pouvoirs publics, la FDA et l’entreprise Aquabounty à tenir compte de leurs critiques. La gouvernance d’un marché, même virtuel, doit donc être entendue dans un sens plus large que celle traditionnellement dévolue aux seuls acteurs publics. Ensuite, il nous semble important de distinguer analytiquement (même si elles sont très intriquées dans le cours de l’action) les délimitations opérées par les parlementaires et traduites de façon très réflexive par les agences d’évaluation des risques, de celles issues de l’action de la société civile : si les premières visent bien à permettre à l’ensemble des acteurs concernés de se référer à la même chose lorsqu’ils sont en prise avec la nouvelle entité bio-légale instaurée, les secondes peuvent au contraire faire l’objet d’interprétations et d’usages multiples. C’est par exemple le cas de la traçabilité et de l’étiquetage pouvant répondre tout autant à un besoin de démarcation des risques sur la santé humaine qu’à celui d’informer et d’assurer le libre choix aux consommateurs. De la même façon, la démarcation géographique des sites de production du saumon GM a donné lieu à plusieurs interprétations. Ces deux types de démarcation sont distincts, mais inséparables dans la gouvernance de ce marché : comme nous l’avons montré, ce sont bien les délimitations légales, les démarcations bureaucratiques et techniques, et les démarcations issues des mouvements de contestation qui instaurent des référentiels pour la nouvelle gouvernance des animaux génétiquement modifiés aux États-Unis.
Notes
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[1]
Je remercie les deux lecteurs anonymes qui m’ont conduite à amender significativement une première version de ce texte.
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[2]
La recherche sur laquelle est basé cet article a débuté dans le cadre du programme ANR OGM – DOGMATIS (2007-2010). Coordonné par Muriel Mambrini, biologiste à l’INRA, ce programme interdisciplinaire s’est saisi de l’objet des poissons transgéniques en amont d’une éventuelle controverse en Europe et selon une approche qui se voulait différente de celles employées pour les OGM végétaux. Deux objectifs principaux ont guidé ce réseau de chercheurs : élaborer une stratégie pluraliste pour instruire cette question et permettre un enrichissement du débat public. Pour plus d’informations sur ce programme, cf. Coutellec [2011]. Cet article repose sur des données de seconde main : une revue de presse mondiale (spécialisée et généraliste) ; les communiqués publics et les rapports des ONG ; les réglementations ou projets de réglementation ; les rapports élaborés par les experts à la demande des pouvoirs publics nationaux ou supranationaux ; et enfin les articles scientifiques publiés notamment dans des revues de biologie, de droit et de sciences politiques. Ce recueil a été guidé par la volonté de ne saisir que les documents ou les prises de position publiques qui préfigurent la création, en cours, de ce marché : ceux qui ont « compté », au sens où ils ont été repris et explicitement cités par les acteurs au fil de la controverse, et qui constituent des points d’appui à leurs argumentaires.
- [3]
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[4]
Nous renvoyons notamment le lecteur aux travaux de Marie-Angèle Hermitte sur le droit du vivant, où la juriste appréhende les êtres vivants instaurés par le droit (embryons, personnes morales, personnes juridiques, OGM…) comme des « êtres en relation », « négociés », et perpétuellement redéfinis par les relations dans lesquelles ils se trouvent pris [Hermitte, 2013] ; ou encore à ceux de l’historien spécialiste du droit romain, Yan Thomas, qui montre comment les juristes romains ont destitué la nature de son fondement universel du droit en instituant la cité. L’auteur souligne notamment le paradoxe du double régime de propriété de la nature dans le droit naturel : tout ce qui est considéré comme des choses communes indivisibles (la mer, les abeilles) est aussi appropriable dès la première prise. La nature préfigure ainsi les institutions, tout en étant définie par elles [Thomas et al., 2011, chapitre 1]. Nous renvoyons également le lecteur à un numéro récent de la revue Tracés qui témoigne de la place grandissante du droit dans les sciences sociales [Calafat et al., 2014].
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[5]
« Les opérations de délimitation se réfèrent à la capacité d’un texte de loi à énoncer et à exprimer clairement et facilement un objet de réglementation, tandis que les opérations de démarcation décrivent les pratiques administratives et les instruments techniques à travers lesquels un tel objet devient bureaucratiquement sans ambiguïté et analytiquement distinct. »
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[6]
Il s’intéresse en particulier à une curiosité du projet de loi sur la traçabilité et l’étiquetage des OGM de 2003 qui énonce une nouvelle entité biologique – l’événement de transformation – sans toutefois donner de définition à celle-ci. L’article montre alors très finement toute la fabrique légale, matérielle et bureaucratique nécessaire pour donner une consistance à cette entité, tant dans le texte de loi final de 2004 où elle se trouve finalement définie, que dans les pratiques des professionnels chargés de l’évaluation, de la détection et de la traçabilité des OGM.
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[7]
Dimitrios Tsarapatsanis [Tsarapatsanis, 2010], qui étudie les discours juridiques sur la vie humaine anténatale, définit les cas difficiles comme « les cas à propos desquels il existe un désaccord plus ou moins profond au sein d’une communauté juridique donnée à propos des décisions juridictionnelles, qui porte sur la signification de certains énoncés » (ibid. p. 9).
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[8]
Dans l’introduction à cet ouvrage collectif, Philippe Steiner et Marie Trespeuch parlent de marchandises contestées pour désigner les produits ou les services dont la commercialisation soulève des controverses morales, car « elles touchent à l’intimité des personnes, à leur intégrité, à la santé publique ou au maintien de l’ordre public ».
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[9]
Jean-Paul Gaudillères et Pierre-Benoît Joly [2006] précisent que les controverses durant cette période étaient cloisonnées au sein d’un cercle d’experts, à l’exception de son ouverture dans l’espace public lors de la dissémination dans l’environnement de bactéries génétiquement modifiées au milieu des années 1980, qui a été dénoncée par des associations environnementalistes et par Jeremy Rifkin.
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[10]
Les mandats classiques de ces trois agences sont : pour l’USDA, la supervision des produits GM qui pourraient présenter des effets indésirables sur l’agriculture ; pour l’EPA, l’évaluation des risques environnementaux posés par les végétaux génétiquement modifiés qui contiennent des pesticides ; et pour la FDA, l’évaluation de la sécurité alimentaire de tous les produits GM destinés à la consommation humaine.
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[11]
« Statement of Policy : Food Derived From New Plant Varieties », FDA, 29 mai 1992.
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[12]
« Guidance for Industry : Regulation of Genetically Engineered Animals Containing Heritable Recombinant DNA constructs », FDA, 15 janvier 2009.
-
[13]
« (u) The term “safe”, as used in paragraph (s) of this section and in sections 409, 512, 571, and 721, has reference to the health of man or animal » (21 U.S.C.A, paragraphe 321 alinéa u).
- [14]
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[15]
Ainsi, le 19 septembre 2014, le gouverneur de Californie, Jerry Brown, a signé une loi (AB504) qui étend l’interdiction de la production commerciale des salmonidés transgéniques (dont le saumon AquAdvantage) à l’ensemble des eaux de l’État.