1 – Introduction
1Alors que s’affirme le renouveau d’une sociologie des faits économiques, on observe une insatisfaction croissante à l’égard de l’économie standard, dont le discours est de plus en plus souvent jugé inadéquat au regard des grands défis contemporains. La crise financière mondiale de l’automne 2008, la crise grecque doublée d’une crise de la souveraineté en 2015, les désastres et menaces écologiques en chaîne, mais aussi la montée des inégalités économiques et sociales, sont autant d’épreuves de réalité pour ces édifices intellectuels. Conséquemment, on assiste au retour d’une interrogation classique sur la dimension politique des faits économiques, soit au retour de l’économie politique face à la tendance de l’économie standard à naturaliser des « lois » économiques, à universaliser les concepts et à standardiser les méthodes.
2Depuis 2004, le groupement de recherche (GDR-CNRS) « Économie & Sociologie » a entrepris de structurer ce champ de recherches dans l’espace français. Un premier bilan a été réalisé en 2009 par la publication, sous la direction de Philippe Steiner et François Vatin, d’un Traité de sociologie économique, rassemblant les principaux spécialistes français du domaine [Steiner, Vatin, 2013]. De son côté, la Revue française de socio-économie a prolongé cette entreprise, en offrant, deux fois par an, un panorama des recherches en cours dans ce champ. Le GDR comme la RFSE se sont positionnés à distance d’une théorie économique autoréférentielle et close sur elle-même, fondée sur une anthropologie irréaliste et une vision désocialisée des acteurs, peu compatibles avec les acquis des sciences sociales.
3Partir, a contrario, à la recherche du politique dans l’activité économique suppose de saisir celle-ci dans son fonctionnement concret et son environnement social, de prendre en considération ses structures institutionnelles et ses formes de vie variées. Que l’on nomme cette pratique de recherche « économie politique institutionnaliste » [Caillé, 2007 ; Convert et al., 2008] ou « sociologie économique », l’idée est bien d’analyser les faits économiques à partir de leurs enjeux sociaux au sens large, historiques, institutionnels et politiques.
4En juin 2014, à l’initiative du GDR, et dans le cadre propice du château de Cerisy, un colloque réunissant économistes, politistes, sociologues, mais aussi anthropologues, géographes, gestionnaires, philosophes, juristes et historiens s’est attaché à interroger le caractère politique des faits économiques. Sans évidemment épuiser les questions, ce « Cerisy » a été l’occasion de dresser un nouveau bilan des recherches variées menées en France dans ce domaine. Les débats féconds, favorisés sans doute par l’hébergement de l’événement dans ce lieu bas-normand un peu hors du temps, ont confirmé la nécessité politique et scientifique de la constitution d’un espace intellectuel, résolument interdisciplinaire, compris, non pas comme une instrumentation de l’une des sciences sociales par l’autre, la sociologie servant alors de faire-valoir ou de cas illustratif à la construction théorique de l’économie, mais comme la construction d’un espace propre, où la pratique interdisciplinaire vise l’hybridation réciproque [1].
5De toute évidence, les contributions de ce Hors-série n’épuiseront pas l’ensemble des questions que réveille (ou éveille) la lecture de l’intitulé du dossier proposé ici, « Sociologie économique et économie critique : à la recherche du politique ». D’autant que la malléabilité du concept de « politique » rend les débats opportuns, tout en les servant par l’ambiguïté du propos. La mondialisation des rapports économiques, processus historique de longue période, mais qui s’est accéléré et institutionnalisé au cours des dernières décennies, est inséparable d’autres dimensions des mutations observables, qu’il s’agisse du statut et du rôle des États, de la gestion des territoires, des transformations du droit, des cadres cognitifs et moraux mêmes des personnes. Le champ de la recherche ainsi ouverte est large, et ses enjeux multiples, scientifiques, mais aussi politiques. Partir à la recherche de la dimension politique des faits économiques, ou construire intellectuellement son retour, c’est tenter d’élaborer de nouvelles médiations entre sens commun et constructions scientifiques, et proposer ainsi des schèmes d’intelligibilité de l’économie, scientifiquement heuristiques, mais également appropriables par les citoyens « ordinaires » dans le débat public. Cette visée emprunte, dans ce dossier, quatre voies : le politique comme pouvoir économique (§ 2) ; le politique comme capacité collective et réflexive à penser le futur (§ 3) ; la mise à l’épreuve des catégories de pensée comme activité politique (§ 4) ; le politique comme renouvellement de la morphologie de l’État (§ 5).
2 – Le politique comme pouvoir économique
6La dimension politique des faits économiques peut d’abord être recherchée dans la question classique du pouvoir économique. Celui-ci exulte dans le champ de la finance, étudié dans deux contributions de ce Hors-série. D’abord explorée du point de vue de la centralité bancaire, envisagée par Dudouet et al., sociologues, comme une domination sociale et économique sur la vie des affaires, la domination de la finance recouvre une capacité à faire valoir une expertise, un pouvoir d’entregent ou un prestige. Les récentes crises financières pourraient d’ailleurs être, défendent les auteurs, le symptôme d’une perte de ce pouvoir, défendent les auteurs, au profit d’une bureaucratisation de la finance, autre forme dans laquelle, au demeurant, le politique peut s’exprimer. La finance est également explorée par le sociologue Olivier Godechot qui étudie ici son lien avec les inégalités. Il montre que la concomitance des deux progressions tient surtout à la constitution d’une rente sur les marchés financiers. L’appropriation par une minorité de cette rente astronomique interroge, à l’issue de la lecture de l’article, sur le rôle du politique pour échapper à ce cercle vicieux de la domination de la financiarisation, que l’auteur entend ici comme un phénomène d’extension du commerce des titres sur les marchés financiers.
7Pour d’autres, dont les tenants de la sociologie de la performativité [2], le pouvoir économique tiendrait, en quelque sorte en amont de ces analyses, dans la « performativité » de la théorie économique elle-même, dans sa capacité à faire advenir ce qu’elle conçoit, et dans le pouvoir normalisateur de cette puissance. On peut alors explorer l’origine et les appuis des relations inégales qu’un tel pouvoir performatif désignerait. Mais n’est-ce pas par abus de langage que l’on accorde, en empruntant ce concept à la linguistique, ce pouvoir performatif à la théorie économique ? Ne faut-il pas trouver d’autres explications à la capacité de domination symbolique qu’exerce depuis deux siècles la pensée économique dans la société occidentale, explications alors euphémisées par cette notion par trop englobante de performativité ? C’est le point de vue soutenu par le philosophe Bruno Ambroise, dans un article intitulé « Performativité de l’économie ou pouvoir symbolique ? ». Cet article peut aussi être lu comme une invitation à réhabiliter le politique comme contrepoint au pouvoir symbolique exercé par une partie importante de la profession des économistes.
3 – Le politique comme capacité collective et réflexive à penser le futur
8La notion de politique peut être entendue dans un registre plus optimiste, celui de la capacité collective des hommes à penser leur futur. Quels chemins s’offrent-ils à nous ? Quelles bifurcations dans les trajectoires collectives sont-elles pensables ? Peut-on imaginer l’institution entreprise autrement que comme un seul centre de profit, profit qu’il conviendrait de maximiser au bénéfice de ses actionnaires ? Comment les peuples peuvent-ils se saisir des opportunités que leur livre le sol qu’ils habitent ? La mondialisation s’effectue-t-elle seulement « par le haut » ou peut-elle être appropriée par les populations des pays du « Nord » comme du « Sud » désormais interconnectés dans des réseaux denses et complexes ?
9Blanche Segrestin, gestionnaire, bouscule les visions ordinaires de l’entreprise dans un article sur « le travail : subordonné ou ordonné vers un futur commun ? ». L’auteure suggère de rompre avec les représentations économicistes du salariat et invite à renouveler la lecture du contrat de travail à partir de contrats d’engagements qui, s’ils étaient appliqués, pourraient ordonner le travail « autour d’un futur désirable », au lieu de le subordonner. Dépasser le pouvoir symbolique de l’expertise économique nécessite, on le voit ici, de réhabiliter la force politique des collectifs, mise au service d’une utopie concrète, esquissée mais encore en devenir. Dans cette veine, la philosophe Cécile Renouard rappelle, à partir de principes éthiques, le rôle et la responsabilité politiques de l’entreprise multinationale. Au nom de la responsabilité sociale des entreprises, les firmes multinationales ont souvent un rôle délétère sur les territoires qu’elles investissent. Pour sortir de ce cercle infernal, en partie forgé par l’artifice visant à autonomiser la sphère économique du politique, Renouard invite, elle aussi, à réhabiliter l’économie politique. Ce n’est qu’à cette condition que la production, la distribution et les échanges de biens et services pourront œuvrer à l’amélioration du lien social. Géraud Magrin, géographe, identifie quant à lui, alors même que le paysage est souvent présenté de manière assombrie, des espaces de bifurcation possibles, comme autant de marges de manœuvre politiques, dans les trajectoires de développement actuellement à l’œuvre en Afrique. Selon lui, les possibilités de bifurcation sont notamment liées aux dynamiques internes, aux luttes et aux résistances des collectifs à venir. Enfin, Yann Philippe Tastevin, anthropologue et Olivier Pliez, géographe, montrent, à partir d’une fine monographie de l’introduction du rickshaw (ou tchouk-tchouk) en Égypte, que les décloisonnements géographiques dans lesquels se réalise le commerce obligent à prendre une distance avec l’histoire post-coloniale. Identifier, dans ces échanges marqués par une « mondialisation par le bas », les pratiques, les lieux, les acteurs, les échelles qui défient « l’establishment économique », permet de réhabiliter ici aussi le politique, non seulement dans un rôle renouvelé des États, mais également dans les espaces collectifs, divers, que se créent les acteurs.
4 – Une mise à l’épreuve de nos catégories de pensée comme activité politique
10La capacité à déployer une action réellement politique, c’est-à-dire engageant des choix quant aux façons de vivre ensemble, suppose une mise à l’épreuve de nos catégories de pensée et d’action, toujours héritées d’états antérieurs du monde. Quelles catégories faut-il aujourd’hui remettre en question ou inventer pour dessiner des possibles souhaitables ? Comment dire l’homme et la nature ? Suffit-il d’accoler l’adjectif « vert » à la chimie ou à l’énergie pour régler la question écologique ? Le recours croissant au lexique de l’incitation, dans la législation du travail, est-il souhaitable ? L’expérience des mutuelles peut-elle nous aider à rénover nos options économiques ? Ce sont ces questions auxquelles invite la lecture de plusieurs des contributions de ce Hors-série. À partir d’une étude de la chimie doublement verte, les économistes Martino Nieddu et Franck-Dominique Vivien étudient les dynamiques d’innovation technologiques, rappelant qu’elles ne peuvent être découplées, dans leur analyse comme dans les pratiques, des mouvements institutionnels et des stratégies d’acteurs. Alors que les principes de la chimie doublement verte ou de la bio-économie annoncent promouvoir des processus « gagnant-gagnant » d’un point de vue économique et écologique, les trajectoires sont de facto moins univoques. La surabondance de solutions techniques freine les capacités de l’action collective. Dans tous les cas, les fictionnelles « visions du futur » portées par les acteurs constituent un défi intellectuel et politique majeur et, pour les auteurs, un front de recherche à poursuivre. Comme si le politique était une manière d’en découdre avec la neutralité axiologique ou l’univocité supposées des choix techniques. Ces questions, qui ne sont pas neuves, se voient aujourd’hui exacerbées dans le contexte des inquiétudes écologiques. Si l’on décèle le politique dans la capacité d’énoncer des options techniques, ou de définir la chimie verte, on le repère aussi dans les opérations de qualification juridique d’entités nouvelles du vivant génétiquement modifié, qu’il faut, un peu comme dans le cas de la finance, réussir à domestiquer pour mettre les produits « sous contrôle », comme l’écrit Sandrine Barrey. Dans un article portant sur la production et la vente du saumon transgénique, la sociologue étudie les opérations de démarcation diverses (légales, bureaucratiques, techniques) qui visent la recherche, la production et la commercialisation de ces nouveaux produits. Barrey souligne aussi le rôle joué par les « contestataires » dans ces délimitations. Ces nouveaux produits apparaissent alors chargés d’une signification proprement politique.
11Dire ce qu’il en est – en toute généralité – de la technique ou de l’économie, voire de l’Homme, telle est aussi une prétention de la théorie de la rationalité instrumentale. Deux autres contributions proposent une analyse critique de celle-ci, qui trame encore l’anthropologie sous-jacente à des pans entiers de l’économie et de la sociologie. Le sociologue Philippe Chanial propose ainsi une relecture croisée du care et du don pour explorer les valeurs autres qu’économiques produites par l’économie sociale, en l’espèce ici, les mutuelles. Si le don et le care sont des excipients indispensables à la production de valeur économique, ils sont bien menacés au sein de ces espaces par l’extension de conceptions réductrices de la valeur. Faire reconnaître la valeur sociale des activités de don et de care n’apparaît pas alors seulement, pour Chanial, comme un exercice de pensée, mais comme une exigence politique. Dans ce cas précis, l’éthique mutualiste est convoquée comme le ressort intentionnel de l’engagement et de l’action collectifs.
12Dans « Les mutations de l’instrumentation du droit du travail : regard sur les incitations », Olivier Leclerc et Tatiana Sachs, tous deux juristes, proposent une analyse des dispositifs s’appuyant sur des logiques incitatives : en quoi consiste la spécificité de ces dispositifs et que produisent-ils ? Les auteurs soulignent que la conception de ces dispositifs repose entièrement sur l’hypothèse que le destinataire de la règle serait exclusivement mû par une rationalité instrumentale. Ces dispositifs légaux participent ainsi d’un processus de dépolitisation de l’espace salarial, orienté par les pouvoirs publics. Cette contribution pourrait ouvrir sur une dernière question délibérément provocatrice : plus généralement que reste-t-il de politique dans le pouvoir étatique ? C’est ce à quoi s’attelle la dernière série de contributions.
5 – Le politique comme renouvellement de la morphologie de l’État
13Si l’activité politique, entendue au sens large [Bidet et al., 2015] pense, dans le présent, la pluralité des mondes possibles, pour identifier le souhaitable, elle peut aussi nourrir une réflexion renouvelée sur l’État, à l’activité duquel on l’a trop souvent réduite. Que faire, en la matière, de l’héritage intellectuel marxiste ? C’est tout le projet de Razmig Keucheyan, sociologue, qui étudie, à partir de différents auteurs marxistes (Harvey, Arrighi, O’Connor), comment on peut tenter de réarticuler l’État et l’économique. La mondialisation met-elle en péril l’État ? Doit-on se réjouir de son affaiblissement ou, au contraire, faut-il créer les conditions de son renouvellement ? L’Europe est-elle à même de fournir un nouvel horizon collectif ? Les modalités contemporaines d’évaluation de l’action étatique sont-elles ou non porteuses de progrès collectif ? Que penser, en particulier, de l’application à la gestion publique d’une métrologie empruntée à la comptabilité privée ? Comment revivifier le débat démocratique quand le chiffre semble s’imposer par son apparente objectivité ? Ces questions sont pour partie abordées ici par quatre auteurs.
14Corine Eyraud, sociologue, propose une analyse globale couplant transformations de l’État et transformation du capitalisme. À partir d’un examen de la diffusion de la comptabilité d’entreprise dans les schèmes publics, elle met en évidence la captation de plus en plus importante de ressources publiques par des intérêts privés. Isabelle Bruno, politiste, réinterroge quant à elle le « gouvernement par les faits » à la lumière de la prolifération de technologies évaluatives qui entendent fournir aux décideurs comme à l’opinion publique des données chiffrées systématiques comme autant de preuves incontestables. À partir d’une perspective foucaldienne, elle souligne la singularité de cette manière d’exercer le pouvoir politique, qui procède par l’administration de « preuves », notamment pour orienter les conduites. Les sources de résistance politique, relevant de logiques comparables, sont aussi explorées. Enfin, Robert Salais, économiste, propose un article théorique, à l’interface des sciences sociales et de la philosophie politique, sur la question des rapports entre État, marché et démocratie. Cet article vient confirmer le retour d’analyses théoriques de l’État, du pouvoir et de la démocratie [3]. À partir de sa fine connaissance de l’Union européenne, et d’une construction intellectuelle héritée de l’économie des conventions dont il est l’un des fondateurs, Salais défend l’idée que seul « l’État situé » est à même de refonder et de développer une Europe démocratique qui saura faire toute sa place à la subsidiarité, donc à la richesse de la diversité.
15À la lecture du riche ensemble d’articles réunis dans ce Hors-série, dont on n’a présenté ici que quelques clefs de lecture possibles, on se convaincra que, dans l’ensemble de ces questions, les choix collectifs apparaissent toujours en débat par-delà les différentes formes d’expertise et l’apparente autorité du chiffre. En conséquence, le politique s’avère bien une dimension constitutive, et même centrale et décisive, de l’activité économique.
Notes
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[1]
Comme le rappelait récemment François Horn. Voir l’éditorial à propos de notre confrère dans ce même Hors-série de la Revue française de socio-économie.
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[2]
Voir par exemple Muniesa, Callon [2009].
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[3]
Par exemple et sans souci ni d’exhaustivité ni d’homogénéité, sur la seule rentrée littéraire de l’automne 2015 : C. Fleury, 2015, Les irremplaçables, Gallimard, Paris ; P. Rosanvallon, 2015, Le bon gouvernement, Seuil, Paris ; Roland Gori, 2015, L’individu ingouvernable, Les Liens qui libèrent, Paris ; E. Morin, 2015, Penser global, Robert Laffont, Paris ; E. Maurin, 2015, La fabrique du conformisme, Seuil, coll. « La République des idées », Paris ; F. Lordon, 2015, Imperium. Structures et affects des corps politiques, La Fabrique, Paris.