1 – Introduction
1Les travaux d’Elinor Ostrom ont été diffusés tardivement en France, bien que certains laboratoires de recherche [1] s’appuient de longue date sur l’apport théorique et pratique de cette auteure pour penser la question des modèles de gestion des ressources naturelles dans des contextes divers. Ce n’est que depuis 2009, date où Elinor Ostrom et Oliver Williamson se sont vu décerner le prix Nobel d’économie pour leurs travaux sur la gouvernance économique, que les écrits de cette chercheuse nord-américaine font l’objet d’une plus grande attention au sein de la communauté scientifique française. À ce propos, il convient de rappeler que La gouvernance des biens communs [2], son principal ouvrage, n’a été publié en France qu’en 2010, soit vingt ans après sa parution en langue anglaise et postérieurement à l’attribution du Nobel. Cet ouvrage peut être lu comme une synthèse des travaux conduits pendant une longue trajectoire de recherche collective où, en dehors du travail initié avec son époux Vincent Ostrom dans les années 1960 [3], Elinor Ostrom a associé de nombreux collaborateurs dans la consolidation et dans l’analyse d’enquêtes de terrain sur les biens communs au sein de systèmes de ressources communes ou pools de ressources communes [Common pool resources ou CPRs] [4], conduits sur des terrains variés.
2L’actualité d’Elinor Ostrom tient à son apport théorique – solidement soutenu par des données de terrain et par une production abondante encore mal connue en France – à des thèmes qui animent les débats scientifiques depuis une vingtaine d’années. C’est en vertu de ses travaux sur la gouvernance économique qu’Ostrom a été nobélisée. Or, derrière le concept de gouvernance économique, qui mérite en soi un aparté – on n’insistera jamais assez sur l’usage abusif de ce terme, dans une pluralité de discours [5] –, il y a la question des institutions. Cette dernière figure au premier rang des débats actuels, se situant dans un contexte de renouveau des approches institutionnelles en sciences sociales et politiques, toutefois discordantes sur des concepts clés. L’impératif écologique qui anime la démarche d’Ostrom, c’est-à-dire celui de contribuer à la réflexion sur la préservation des biens dits communs – en particulier à travers les pools de ressources communes (ou CPRs) –, a une résonance particulière, du fait de la prise de conscience internationale de la menace d’épuisement de certaines ressources naturelles renouvelables et non renouvelables. Devant la difficulté de construire des règles partagées pour garantir la préservation de ces ressources, les interrogations et les observations d’Ostrom sur les ressorts de l’action collective autour des communs – axées notamment sur les arènes d’action (cf. 1.2) – apportent des illustrations d’une voie de self-governance qui s’est révélée efficace, preuves à l’appui, dans un volume important de cas. C’est l’autogestion au sein de CPRs, qui prend des formes variées selon les contextes.
3Cette contribution porte sur l’approche comportementale de l’action collective dans la gouvernance des communs et les prolongements possibles avec le projet de l’économie sociale et solidaire (ESS) [6]. Le premier volet se concentre sur le cadre d’analyse institutionnelle ostromien pour dégager les spécificités tant de sa démarche que de sa vision des institutions. Le deuxième volet se penche sur les critiques de l’auteure à l’endroit des théories du choix rationnel et sur sa contribution à une nouvelle génération de théories sur le comportement humain. Enfin, le troisième volet porte plus spécifiquement sur des rapprochements possibles entre la démarche ostromienne et le projet de l’ESS autour de deux thèmes : la reconnaissance des modes d’organisation pluriels et des principes de coopération volontaire qui rendent possible l’action collective.
2 – Une démarche originale pour analyser la diversité institutionnelle
4Le renouveau de la thématique des institutions apparu dans les années 1980-1990, renvoie à deux perspectives théoriques – la nouvelle économie institutionnelle (NEI) et la réactivation de l’institutionnalisme dit historique – qui entretiennent des rapports ambigus [Chavance, 2007, p. 66] si ce n’est conflictuels. Au-delà d’une « nécessité [commune] de penser le rôle des médiations entre structures sociales et comportements individuels pour comprendre ces derniers et leurs formes collectives d’expression » [Théret, 2000, p. 1], ces courants divergent sur des points clés. Le courant proche de l’institutionnalisme historique se distingue « par une posture critique ou hétérodoxe, une opposition très nette à la tradition néoclassique et un intérêt non exempt de réserves vis-à-vis de la nouvelle économie institutionnelle » [Chavance, 2007, p. 65]. A contrario, il est plus difficile de situer la NEI vis-à-vis de la tradition néoclassique, car elle apparaît davantage dans une proximité avec ce paradigme, dont elle aurait simplement assoupli l’orthodoxie en intégrant, notamment, la notion de coûts de transactions et une définition des institutions, mais en conservant le cadre de l’analyse micro-économique et l’individualisme méthodologique [7]. La filiation d’Elinor Ostrom au sein des courants institutionnalistes est difficile à établir, du fait, notamment, de la reprise chez cette chercheuse, de certaines catégories de la NEI [8]. Un certain nombre de démarcations comme l’analyse systémique et la vision d’un individu socialisé sont mises en avant dans certains travaux pour rapprocher Ostrom du courant dit historique [cf. Labrousse, Chanteau, 2014]. Les paragraphes qui suivent n’ont pas vocation à apporter un éclairage sur ce débat mais simplement à introduire une démarche ostromienne originale et une appréhension des institutions dans un cadre d’analyse spécifique, qui distinguent cette auteure au sein des courants institutionnalistes.
2.1 – Les institutions : des niveaux imbriqués de règles
5La définition des institutions proposée par Ostrom renvoie à différents types d’entités, regroupant à la fois les organisations et les règles utilisées pour structurer les modes d’interaction au sein des organisations [2007, p. 27] [9]. Défi majeur pour l’analyse, le chercheur est constamment confronté au problème de visibilité de ces règles, qu’il est parfois difficile d’identifier et de mesurer. Les règles identifiables dans un contexte donné font partie d’un ensemble plus grand, ce qui, de fait, crée une relation d’imbrication – au sein d’un système de règles plus large – et, par conséquent, d’interdépendance.
« Les règles sont imbriquées dans un ensemble de règles qui définissent la manière dont le premier ensemble de règles peut être changé. L’imbrication des règles au sein d’autres règles, et ce, à plusieurs niveaux, est similaire à l’imbrication des langages informatiques à plusieurs niveaux. Ce qui peut être fait à un niveau plus élevé dépendra des capacités et des limites fixées par les règles du niveau supérieur. »
7La construction des règles se fait à plusieurs niveaux et dans une temporalité différente à chaque niveau (toute modification au niveau opérationnel prendra en général moins de temps qu’au niveau constitutionnel) :
8(i) Le niveau opérationnel [operational rules] concerne en général un niveau de prise de décision quotidienne, où les individus interagissent directement sur les conditions physiques et matérielles de leur environnement.
9(ii) Le niveau du choix collectif [collective choice rules] renvoie au niveau où les individus interagissent pour ériger des règles applicables au niveau opérationnel. Il affecte le niveau opérationnel (activités et résultats) par la désignation de ceux qui participeront dans la construction des règles du niveau opérationnel [Ostrom, 2005, p. 58].
10(iii) Le niveau constitutionnel [constitutional choice rules] est le niveau d’interaction qui définit qui pourra ou devra participer dans l’élaboration du choix collectif.
11L’interdépendance entre niveaux – les décisions prises sur les règles à un seul niveau sont habituellement faites dans une structure de règles existantes à un niveau différent – rend souvent nécessaire une analyse à divers niveaux. Choisir le niveau d’analyse et l’arène d’action pertinente constitue, par conséquent, une étape essentielle pour l’analyse institutionnelle.
2.2 – Des arènes d’action comme unités d’analyse
12Le cadre d’investigation développé par Ostrom et Kiser [1982], convoqué pour l’analyse des communs et enrichi par divers travaux postérieurs au sein du séminaire pluridisciplinaire Workshop in Political Theory and Policy Analysis de l’université d’Indiana [10], est connu sous l’appellation Institutional Analysis and Development Framework (IAD). Il propose une méthode d’analyse des systèmes de gouvernance qui tient compte des divers niveaux de règles mais également de « composantes universelles » (universal building blocks) qui se retrouvent dans chaque « arène d’action ». Arrêtons-nous sur ce cadre d’analyse et la terminologie ostromienne.
13L’analyse institutionnelle doit initialement repérer une « arène d’action », c’est-à-dire un espace d’interaction sociale où les individus échangent des biens et des services, résolvent des problèmes [Ostrom, 2007, p. 28]. Cette arène peut autant être une arène coopérative qu’une arène de conflit (les individus peuvent exercer leur pouvoir de domination sur d’autres, ou encore se disputer [ibid.]). Ces arènes d’action existent aux différents niveaux décrits plus haut. À l’intérieur de cette arène se joue une « situation d’action ». Il s’agit d’une situation où « deux ou plusieurs individus sont confrontés à des actions potentielles qui produisent conjointement des résultats » [p. 32, notre traduction].
Le cadre d’analyse IAD

Le cadre d’analyse IAD
14En amont de l’arène d’action, des variables exogènes agissent comme des intrants. Ces variables concernent (i) les attributs du monde biophysique auxquels l’action est liée (par exemple, les caractéristiques d’une pêcherie, d’une forêt, etc.), (ii) les « attributs de la communauté » qui renvoient à des normes et des valeurs partagées par un groupe et enfin (iii) les règles qui peuvent être formelles ou informelles et forgées à divers niveaux (cf. infra). Le cadre analytique proposé par Ostrom s’appuie sur divers composants « universels », à savoir des invariants repérables dans divers contextes socio-économiques, et qui pèsent sur la « situation d’action ». Si cette grille de lecture paraît simple, il ne faut pas oublier que les arènes d’action sont multiples et parfois interdépendantes. Qui plus est, elles existent à tous les niveaux. C’est pourquoi il est nécessaire d’appréhender plusieurs arènes dans leur fonctionnement propre et dans leurs connexions séquentielles, simultanées, synchronisées avec d’autres arènes [Ostrom, 2007, p. 43]. Ceci est d’ailleurs rendu possible par la participation des individus à plusieurs arènes.
2.3 – La démarche inductive dans l’analyse de l’efficacité des systèmes de gouvernance
15Le cadre d’analyse IAD présente un intérêt spécifique dans la démarche d’observation ostromienne. En s’appuyant sur une diversité de méthodes, comme l’économie expérimentale et la théorie des jeux, Ostrom construit un appareil cognitif pour penser la diversité institutionnelle. Dans La gouvernance des biens communs, la démarche inductive apparaît comme une nécessité : elle s’inscrit dans un effort de réfutation des prévisions faites par les théories du choix rationnel qui butent contre les éléments empiriques recueillis sur divers terrains (en particulier ceux qui montrent des modes de gouvernance efficaces des communs). Cette démarche n’a cependant pas de prétention à déboucher sur un modèle unique, mais simplement à faire ressortir les conditions de possibilité de la gouvernance des communs, sous certaines conditions. Comme Ostrom l’énonce clairement : plutôt que d’assumer que les individus partageant des biens communs sont constamment pris au piège des « tentations » et ne parviennent pas à dépasser les situations de dilemme social [11], elle avance que la possibilité de s’extirper de ces situations est variable selon les contextes [Ostrom, 1990, p. 14]. Les efforts scientifiques doivent alors se concentrer sur la compréhension des arrangements observés empiriquement pour saisir ce qui fait que certains groupes parviennent à dépasser les problèmes de gestion des biens communs et d’autres, pas. Autrement dit, sa démarche scientifique ne suit pas une logique déductive par rapport à un modèle dominant. Au contraire, elle s’inscrit dans une logique compréhensive. Elle s’efforce d’appréhender les variables clés qui préfigurent le succès ou l’échec de ces actions collectives liées aux biens communs et les processus à partir desquels elles se donnent à observer.
16Illustration de cette approche, La gouvernance des biens communs propose un synopsis des cas qui ont appuyé la compréhension et la reconstruction des processus d’auto-organisation et d’autogestion des pools de ressources communes. Des CPR liés aux systèmes d’irrigation en Espagne ou aux Philippines, en passant par la gestion des pêcheries en Turquie ou au Sri Lanka, pour n’en citer que quelques-uns, ces cas offrent un éventail intéressant d’arrangements institutionnels pour présentation dans l’ouvrage. Leur sélection répond à un souci d’illustration de trois situations rendant compte des processus suivants : (i) le premier renvoie à des cas où les CPR ont connu une gestion de longue durée, (ii) le deuxième fait état de transformations d’arrangements institutionnels existants, (iii) le troisième illustre l’échec dans la tentative de dépassement de problèmes récurrents au sein des CPR [Ostrom, 1990, p. 28]. C’est à travers la démarche inductive que l’auteure décèle, pour les cas étudiés, huit principes fondamentaux qui apparaissent tantôt comme des régularités dans les CPR dits efficaces ou comme des absences (intégrales, partielles ou non applicables aux cas) dans les CPR considérés comme fragiles ou inefficaces. Ces principes fondamentaux concernent [Ostrom, 1990, p. 90] :
- la définition des limites d’usage/extraction des ressources ainsi que la définition des individus participant au CPR concerné ;
- l’adéquation entre les règles d’appropriation, les ressources et les conditions locales ;
- la participation des individus à la construction des choix collectifs ;
- la surveillance des ressources ;
- la définition de sanctions graduelles ;
- les mécanismes de résolution des conflits ;
- la reconnaissance de l’auto-organisation par des autorités externes (comme l’État) ;
- une organisation multiniveaux (pour les CPR faisant partie de systèmes plus larges).
3 – La rationalité limitée dans les arènes d’action
17Les cas étudiés par Ostrom, dont La gouvernance des biens communs nous offre une synthèse, semblent donner tort aux théories non coopératives invoquant l’impossibilité de l’action collective, conclusion à laquelle aboutissent les trois modèles réfutés par l’auteure : le modèle de Hardin, le jeu du « dilemme du prisonnier » et le modèle d’Olson. L’analyse de ces cas participe de l’entreprise qui anime Ostrom pour construire, ou tout du moins pour engager la réflexion sur une théorie de l’action collective fondée empiriquement.
3.1 – L’obsolescence d’une vision dichotomique des biens, et de la gouvernance au sein de systèmes simples
18Dans ses travaux, Elinor Ostrom remet à l’ordre du jour le thème de la nature des biens économiques – publics, privés, collectifs –, introduit initialement par Samuelson. Dans The pure theory of public expenditure [1954], Samuelson établissait une typologie entre deux catégories de biens : les biens de consommation privés [private consumption goods [12]] et les biens collectifs [collective consumption goods [13]], que l’économie a retenue comme une distinction entre « biens privés » et « biens publics » remplaçant le qualificatif « collectif » par celui de « public ». La singularité des biens collectifs reposait sur leur non-rivalité et leur non-exclusion : (i) l’exclusivité renvoie à la possibilité pour un individu A de priver d’accès ou de propriété un individu B ; (ii) la rivalité, quant à elle, se réfère à la possibilité pour un individu A de priver de consommation ou d’usage un individu B. A contrario, les biens privés purs sont « excluables » et « rivaux » [Ostrom, 2010].
19En se centrant sur le critère d’exclusion, cette typologie a maintenu l’illusion de systèmes simples, en prolongeant, à partir d’une dichotomie d’origine – biens privés purs et biens collectifs purs – deux formes de gouvernance associées à la nature des biens – l’État et le marché. Alors que le marché était considéré comme l’institution optimale pour la production et l’échange des biens privés [Ostrom, 2010, p. 642], l’intervention publique devait s’appliquer à tout ce qui ne relevait pas de cette catégorie, dans l’objectif de préserver les biens publics des excès des comportements égoïstes. Comme elle le retrace dans son discours de Stockholm à l’occasion de l’attribution du Nobel [Ostrom, 2010], une première étape dans son parcours de recherche s’est concentrée sur l’invalidation de ce qu’elle considère être une classification obsolète – celle des systèmes simples axée sur la hiérarchisation entre deux types de biens qui existent rarement à l’état pur et deux formes d’intervention – reposant, par ailleurs, sur une vision unique et contestable du comportement humain : l’action rationnelle, atomisée et égoïste [2010, p. 643] [14].
20Trois modèles (dits de première génération) qui interrogent la gestion des commons ont été, selon Ostrom, très influents dans la conception de l’action publique et dans la délégation de responsabilités de gouvernance de ces biens. Ostrom va s’attaquer séparément ou conjointement à ces trois modèles [Ostrom, 1990, p. 2-7] dans le but de déconstruire leur acception de la rationalité humaine. Citons, à titre d’exemple, le raisonnement de deux d’entre eux :
21a) le modèle de Hardin (1956), connu sous le nom de « tragédie des communs », défend la thèse selon laquelle, dans une situation d’exploitation possible d’une ressource naturelle, tout individu cherchera naturellement à maximiser son propre bénéfice du bien concerné. Il en découle ainsi une impossibilité d’agir collectivement pour la gestion d’un « bien commun », car, en toute circonstance, chaque individu raisonnera par l’utilité individuelle. Qui plus est, en l’absence de mesures coercitives – exogènes – l’agrégation des comportements individuels, conduit inéluctablement à l’épuisement de la ressource en question et, par conséquent, à la « tragédie des communs ». Le problème posé par la « tragédie des communs » caractérise les situations de libre accès à des ressources non renouvelables où, si l’on extrapole l’hypothèse de la rationalité égoïste, chaque individu cherchera à maximiser son bénéfice au risque d’épuiser les ressources concernées [15].
22b) Autre exemple influent, le modèle proposé par Olson dans The logic of collective action: public goods and the theory of groups interroge l’objectif poursuivi par l’action collective et son potentiel à rassembler des individus qualifiés de rationnels et mus par leurs intérêts égoïstes [Olson, 1965 ; cité par Ostrom 1990, p. 6]. Le raisonnement d’Olson s’appuie sur la taille du groupe et l’impossibilité d’exclure ceux qui n’iraient pas dans le sens de l’objectif recherché collectivement. Selon Olson, en l’absence de deux conditions qui seraient l’existence (i) d’un groupe de taille réduite et (ii) d’une force coercitive ou apparentée qui puisse contraindre les individus vers l’objectif du groupe, l’action collective est vouée à l’échec, car le vecteur de l’action des individus sera toujours celui de leurs intérêts particuliers. Si Ostrom réfute la thèse d’Olson, elle va cependant conserver l’idée de la taille réduite du groupe, comme une prédisposition à la viabilité de l’action collective. On peut d’ailleurs se demander si l’acceptation de cet argument ne réduit, de fait, l’horizon pour penser la gouvernance des communs.
3.2 – Pour une « rationalité limitée » : les failles des modèles dominants
23À l’encontre de la vision des modèles dits de première génération, la question d’origine révélée par l’observation répétée est la suivante : comment peut-on expliquer que, mis en position hypothétique de concurrence pour le bénéfice d’un bien économique, les comportements individuels ne relèvent pas tous de la maximisation du bien-être individuel ? Alors que les théories du choix rationnel peuvent s’avérer pertinentes pour expliquer les obstacles voire l’impossibilité de l’action collective lorsqu’il s’agit de garantir l’accès et l’usage des biens privés sur des marchés hautement compétitifs [Ostrom, 2010], elles ne permettent pas d’expliquer le potentiel de coordination entre les individus dès lors qu’il s’agit des biens publics ou communs.
24Les modèles dominants ont en commun une vision anthropologique négative qui se révèle dans les situations de dilemme social. On peut la résumer en les termes suivants [Ostrom, 1998, p. 4]. (i) Si chacun contribuait au jeu, le résultat serait optimal. (ii) Or chaque individu est confronté [dans les situations de dilemme social] à la tentation de passer d’une position de contribution au jeu à celle d’une non-contribution. (iii) La prédiction théorique [de ces modèles] repose sur l’hypothèse que chaque participant fera le choix de ne pas contribuer. Autrement dit, dans les situations de dilemme social, il existe au moins une solution, qui, grâce à la coopération entre individus, conduit au résultat optimal. Or la prédiction théorique suppose que les individus faisant des choix isolés n’agiront pas dans le sens du résultat optimal. En somme, la rationalité individuelle s’oppose à celle du groupe [16]. La figure du free-rider, qui incarne le summum de la rationalité égoïste est emblématique du paradoxe entre la rationalité individuelle et l’objectif de l’action collective.
25Si les théories du choix rationnel échouent dans leur confrontation aux situations réelles, c’est parce qu’elles ont une appréhension erronée des circonstances dans lesquelles les individus agissent et construisent des choix, particulièrement lorsqu’il s’agit de « dilemmes sociaux ». Trois éléments majeurs constituent les principales failles de ces approches : il s’agit en premier lieu de la croyance selon laquelle (i) les individus connaissent « toutes les stratégies possibles » qu’ils peuvent mettre en œuvre dans une situation donnée en même temps ; (ii) qu’ils sont capables de mettre en relation un résultat pour chacune des stratégies possibles en fonction du comportement probable des autres participants dans une situation ; et enfin (iii) qu’ils peuvent classer chacun de ces résultats sur la base de préférences individuelles mesurées par l’utilité [Ostrom, 2010, p. 643 ; notre traduction].
26Les théories du choix rationnel reposent sur des axiomes peu réalistes. Tout d’abord, elles assument que les individus ont des capacités insoupçonnées de connaissance et d’anticipation qui plus est, invariables et homogènes d’un agent à l’autre. Ces derniers seraient par ailleurs incapables de revenir sur leurs choix en même temps qu’ils ne seraient pas influençables, selon l’hypothèse d’une absence de communication sur les choix à réaliser. De même, elles font abstraction du cadre institutionnel, des normes, des coutumes, qui peuvent affecter les comportements individuels. On peut lire dans cette critique le facteur « temps » qui rend possibles des changements de posture, le dialogue constructif et l’apprentissage (cf. point suivant). C’est d’ailleurs la première des critiques adressées par Ostrom à ces théories : les comportements individuels étudiés sur des plus longues périodes donnent à observer des incitations à la coopération où interviennent non pas tant la rationalité mais l’approfondissement des liens sociaux, dans des contextes d’incertitude. Ainsi, Ostrom réfute les théories du choix rationnel en prenant appui sur les catégories de la nouvelle économie institutionnelle : l’incomplétude de l’information et l’incertitude, l’effet du temps, la possibilité du changement institutionnel, le poids des règles.
27Et surtout, c’est la catégorie de rationalité pure qu’elle réfute, selon le cadre heuristique proposé par Herbert Simon [1983]. C’est la thèse sur la rationalité limitée (bounded rationality) qui récuse l’idée de « maximisation » du bénéfice liée à une rationalité substantive pour lui opposer un principe de satisfaction « procédural ». Dans la mesure où un individu atteint un résultat satisfaisant ou agit en quête de ce dernier, il n’est pas régi par l’utilitarisme ou l’égoïsme. Distincte du comportement optimal non contextualisé, cher au paradigme néoclassique, la rationalité limitée est supposée mieux rendre compte des comportements parce qu’elle incorpore des éléments de la psychologie cognitive. Pour Simon, les individus ne sont pas infaillibles. Leur incapacité à appréhender et à anticiper les implications de leurs comportements est soumise à deux types de limitations : celles qui relèvent de leurs facultés cognitives, et celles qui situent les individus dans un environnement incertain. Le cadre heuristique habilite un processus clé : celui de l’apprentissage. En effet, les heuristiques peuvent être comprises comme des instruments, des règles qui accompagnent les processus de prise de décision. Contraints par les limitations mentionnées plus haut, les individus peuvent s’appuyer sur ces règles pour rechercher les informations nécessaires en vue d’atteindre l’objectif de « satisfaction » espéré. Il y a ainsi chez Simon, et chez Ostrom, une dimension d’adaptation qui permet la mise en œuvre d’essais et d’erreurs qui favorisent la réflexivité vis-à-vis des situations passées et la construction des connaissances.
3.3 – L’approche comportementale et le dépassement des situations de dilemme social
28Si la validité d’un modèle universel du comportement rationnel est contestée par Ostrom, le cadre IAD peut quant à lui, être utilisé comme un outil d’exploration de variables universelles, et ce, pour aider le chercheur à appréhender les comportements humains au sein des arènes d’action. Outre les situations d’action qui se jouent au sein de ces dernières, les arènes d’action dépendent de facteurs endogènes, au sens où ils concernent les participants – des individus agissant seuls ou des groupes d’individus (cf. figure 1). Lorsqu’elle se centre sur le niveau des participants, l’analyse institutionnelle doit s’efforcer de comprendre (i) la manière dont ces derniers acquièrent, traitent ou retiennent l’information ; (ii) la valeur que les participants accordent aux actions et aux résultats ; (iii) les processus à l’origine de la sélection des actions dans lesquelles les participants vont s’engager en fonction de leurs ressources [Ostrom, 2005, p. 103] [17]. La schématisation ci-après (cf. figure 2) met en évidence comment ces trois axes influant sur les participants.
Les participants dans la situation d’action

Les participants dans la situation d’action
29Dans leur incapacité à penser le dépassement des dilemmes sociaux ainsi que l’efficacité croissante des arrangements institutionnels, les théories de première génération sous-estiment le potentiel de changement social et institutionnel. Si l’observation des arrangements institutionnels peut être relevée sur le terrain, l’expérimentation en laboratoire peut, quant à elle, être de grande utilité pour mettre à l’épreuve certaines variables agissant au niveau des participants dans les arènes d’action, comme, par exemple, la communication face-à-face, qui, rappelons-le, était absente dans le jeu du dilemme du prisonnier [18]. Dans Understanding Institutional Diversity [2005, chapitre 3], Ostrom propose une synthèse de différentes expériences. La communication répétée en « face-à-face », écrit-elle, permit aux participants, dans certains jeux, « de discuter ensemble ce que serait la stratégie pour obtenir les meilleurs résultats et agréer des stratégies communes à mettre en œuvre » (p. 86). Ce facteur a eu un rôle majeur dans l’obtention de meilleurs résultats. Pour Ostrom, dans la lignée de Denzau et North [2000 ; cités par Ostrom, 2005, p. 107] la communication permet de développer des schèmes de pensée partagés [shared mental models].
30Poursuivant l’analyse des facteurs qui influent sur la coopération entre des participants au sein d’une situation d’action, Ostrom s’intéresse aux normes, selon la thèse que les individus faillibles sont capables d’apprendre des normes de réciprocité et de confiance [Ostrom, 2005, p. 120]. Nous traitons ce point ci-après.
4 – L’approche comportementale de l’action collective ostromienne : les rapprochements possibles avec l’ESS
31Les travaux d’Elinor Ostrom sur la « gouvernance économique » sont riches en enseignements sur la gestion de biens communs au sein d’arrangements institutionnels de petite échelle, qui démontrent, sous certaines conditions, l’efficacité de l’action collective. C’est bien là un objectif partagé avec l’économie sociale et solidaire qui « repose la question des conditions d’institutionnalisation d’une économie plurielle où, à côté des régulations par le marché et par l’État, seraient reconnus des modes de régulation démocratique et citoyen des activités économiques » [Fraisse, 2003, p. 137]. À l’aune d’une aspiration démocratique partagée, ce troisième volet interroge les prolongements possibles avec le projet de l’ESS.
4.1 – Pluralisme des modes de gouvernance dans une perspective démocratique
32Le mouvement de l’économie solidaire défend la complémentarité entre l’action collective et l’action publique fondée sur une aspiration démocratique : celle d’une convergence des dynamiques citoyennes vers l’accès à l’espace public et ce faisant, vers la construction des conditions d’une indépendance économique [Laville, Cattani, 2006]. À l’origine, cette aspiration démocratique se situe dans le prolongement de la critique faite par Mauss et par Polanyi (cités par Laville) d’un réductionnisme économique qui expliquerait « l’action économique que par l’intérêt matériel individuel » [Laville, 2003, p. 237). La pensée économique dominante aurait ainsi oublié le sens substantif des actions économiques construites dans l’interdépendance entre les hommes et la nature (relations sociales et avec l’environnement). Le projet de l’ESS plaide pour un retour au fondement social de l’économie, dans le sillage de l’analyse de Polanyi [1983] des conditions historiques dans lesquelles se sont forgées tant la fiction d’une sphère marchande autonome que celle d’une vision de l’économique par référence à la rareté et partant, du marché comme lieu de l’optimisation de « l’affectation et la répartition des ressources » [Laville, 2007]. À ce réductionnisme économique s’ajoute un réductionnisme politique, que Laville [2014] met en relation avec, entre autres, une confusion entre la société civile et le marché où la première se diluerait dans un « système de besoins » et un « rabattement de la démocratie sur la seule démocratie représentative ». Face à ces réductionnismes, les initiatives solidaires dans la production de biens ou de services à partir d’engagements citoyens, s’inscrivent dans un projet de démocratisation de l’économie. Contrairement à une conception résiduelle d’un tiers secteur qui occuperait l’espace vacant entre un État en retrait et un marché omniprésent, les initiatives de l’économie solidaire sont appréhendées dans le cadre d’une économie plurielle où leur potentiel présente une alternative de régulation politique « au tout marché » et de construction conjointe de l’offre et de la demande au sein d’espaces de proximité [Eme, Laville, 1999]. Ce projet défend ainsi une reconsidération du lien entre économie et société pour engendrer de « nouvelles dynamiques économiques inscrites dans une reconstruction de l’intégration sociale des individus et impliquant de reconsidérer la place et le rôle de l’économie marchande et de l’État-providence » [Eme, Laville, 1999, p. 106].
33Au-delà de la controverse sur la perception d’Ostrom comme la théoricienne d’une « troisième voie [19] », qui renvoie à l’interprétation du cadre d’analyse multiniveaux (cf. supra), Ostrom reconnaît une pluralité institutionnelle qui repose sur des systèmes de règles et des sous-systèmes interdépendants et imbriqués. Cette reconnaissance de la diversité des arrangements institutionnels rejoint l’idée d’une pluralité de principes économiques, développée par Polanyi, où l’engagement citoyen dans la gouvernance des biens communs peut s’inscrire comme une initiative solidaire sans exclure d’autres niveaux de gouvernance. Aussi les travaux de l’auteure proposent-ils une voie innovante pour penser l’interstice entre l’action collective et l’action publique dans une aspiration qui se veut, elle aussi, démocratique. Cette dernière passe par la construction d’une convergence des intérêts, localement construite et dans un contexte où interviennent divers niveaux institutionnels. C’est d’ailleurs dans une perspective démocratique qu’elle argumente la nécessité de construire une nouvelle approche de l’action collective. Nous retrouvons, derrière cette préoccupation, la voix d’une politologue : « La théorie de l’action collective, écrit-elle, est le sujet central de la science politique. C’est là le fondement de la justification de l’État. » [Ostrom, 1998, p. 1] Si Ostrom se donne pour mission d’élargir empiriquement la théorie de l’action collective, c’est parce que les modèles du choix rationnel passent outre le fondement politique de la coordination entre les individus, qui est nécessaire pour la légitimation de l’action publique. L’« absence d’une théorie sur la manière dont les individus s’auto-organisent sans l’intervention d’un leader » est révélatrice de cette impasse [20]. À ce propos, Hall et Taylor [1996, p. 479] reprochaient aux théoriciens du choix rationnel de voir la vie politique (et donc non pas seulement la question de l’accès aux biens économiques) comme une « série de dilemmes de l’action collective ». Décider des règles qui vont régir les interactions au sein d’une société, c’est ériger des principes de gouvernement qui sont à l’image d’une société, car projetés sur leur volonté commune. En ce sens, la gouvernance des communs est un projet politique qui nécessite une action de délibération et d’apprentissage pour contribuer à la pérennité des arrangements institutionnels. Des facteurs participant à l’action collective, comme la communication sur laquelle Ostrom insiste tant, vont dans le sens de cette aspiration démocratique [21]. La communication, la confiance, la réputation et la réciprocité sont alors étudiées comme des éléments qualificatifs absents des modèles de première génération et pourtant déterminants, car ils sont au fondement du lien social inscrit dans les activités économiques.
4.2 – Les normes de réciprocité et la coopération volontaire : rapprochements et limites
34C’est dans le cadre de sa contribution théorique au concept de capital social (qui, au même titre que celle de gouvernance, est véhiculée dans une pluralité de propos) qu’Ostrom le définit comme un élément de dynamisme dans le contexte de l’action collective. Alors que pour Putnam le capital social faisait référence à des « caractéristiques de l’organisation sociale telles que les réseaux, les normes et la confiance sociale, qui facilitent la coordination et la coopération en vue d’un bénéfice mutuel » [Putnam, 1995], pour Ostrom, le capital social est un vecteur de dépassement des problèmes de l’action collective reposant sur un niveau individuel et un niveau collectif. Elle écrit ainsi que le capital social peut être défini comme « un attribut des individus et de leurs relations qui améliore leur capacité à résoudre les problèmes d’action collective » [Ahn, Ostrom, 2008 ; notre traduction]. Ainsi, les normes de réciprocité et la confiance, dès lors qu’elles sont partagées par un groupe d’individus, ont un rôle essentiel dans l’amorce de la construction du capital social [Ostrom, 1990, p. 211]. Elle distingue trois formes de capital social qui contribuent à l’efficacité de l’action collective : (i) la confiance et les normes de réciprocité, (ii) les réseaux et la participation civile, (iii) les règles et les institutions formelles ou informelles [Ostrom, 2000]. Si les normes de réciprocité facilitent la coopération volontaire, elles renvoient chez Ostrom à plusieurs dimensions. En effet, dans A behavioural approach to the Rational Choice Theory of Collective Action, elle définit les normes de réciprocité comme une série de stratégies pouvant être utilisées dans le cadre de dilemmes sociaux qui la donnent à penser tantôt comme une condition préalable, perçue ou pensée, tantôt comme une action. Elle écrit :
« La réciprocité renvoie à une série de stratégies qui peuvent être utilisées dans les dilemmes sociaux. Elles impliquent (i) un effort d’identification des participants, (ii) une appréciation de la probabilité que les autres participants soient des coopérants conditionnels, (iii) une décision initiale de coopérer si les autres participants sont dignes de confiance, (iv) un refus de coopérer avec ceux qui ne font pas preuve de réciprocité, (v) une peine à l’égard de ceux qui trahissent la confiance. Toutes les normes de réciprocité partagent des ingrédients communs en ceci que les individus ont tendance à réagir aux actions positives d’autrui avec des réponses positives et aux actions négatives d’autrui avec des réponses négatives [22]. »
36L’utilisation du terme « stratégie » pourrait renvoyer ici à une perspective proche de l’individualisme méthodologique. Il ne faudrait pourtant pas oublier de le replacer dans le cadre heuristique commenté plus haut, et donc dans le contexte de la prise de décision, ce qui, de fait, relativise la perspective individuelle. En effet, c’est parce qu’elle utilise la terminologie proche des approches théoriques qu’elle conteste qu’Ostrom peut parfois susciter des controverses quant à la place de l’individu dans l’ensemble de son apport théorique. Or, loin de la figure d’un individu atomisé, ce dernier est, chez Ostrom, inscrit dans des liens sociaux. Confronté à ses propres limites et aux déterminants institutionnels qui l’inscrivent dans une rationalité limitée, il est porté vers le groupe dans le cadre de l’action collective pour la gouvernance des biens communs. Il cherche, via la réciprocité, une interdépendance fondée sur une appréhension commune des règles et donc des institutions qui vont régir les interactions humaines dans lesquelles il s’inscrit, principalement dans le cadre de la gestion des commons. Cette interdépendance diffère de celle qui caractérise la situation de dilemme social en ce qu’elle est construite socialement et non pas contingente. La « coopération volontaire » chez Ostrom repose, de surcroît, sur un principe de réalité qui met en exergue l’hétérogénéité des comportements humains. En effet, comme elle l’écrit, bien que les individus faillibles aient la capacité d’apprendre à coopérer et à intégrer les normes de réciprocité, des comportements marginaux égoïstes et utilitaires peuvent pourtant demeurer, notamment chez ceux qui auraient été formatés par la figure de l’homo œconomicus [23].
37À partir de ces éléments, un rapprochement, mais qui a toutefois certaines limites, peut alors être établi avec le principe de réciprocité polanyien. Dans le cadre de l’économie substantive qui inscrit les liens sociaux dans les activités économiques et l’homme dans sa relation avec les ressources et ses congénères, Polanyi [1983] s’efforce de montrer la pluralité des principes économiques présents dans une société parmi lesquels, le principe de réciprocité. Telle qu’énoncée par Eme et Laville [1999], « la réciprocité correspond à la relation établie entre des groupes ou personnes grâce à des prestations qui ne prennent sens que dans la volonté de manifester un lien social entre les parties prenantes ». Par la relation complémentaire que le principe de réciprocité établit entre des partenaires, il place volontairement les individus dans une situation d’interdépendance par la relation du don et contre-don. Avec Eme et Laville, il faut lire la réciprocité comme « un principe d’action économique original fondé sur le don comme fait social élémentaire, appelant un contre-don qui prend la forme paradoxale d’une obligation à travers laquelle le groupe ou la personne qui a reçu le don exerce sa liberté » [Mauss, 1968 ; Caillé, 1996 ; cités par Eme, Laville, 1999]. Si, chez Ostrom, l’interdépendance est propre aux situations de « dilemme social », la coopération volontaire est le fruit d’une construction sociale. Elle est déclenchée par une prédisposition des individus à coopérer et une perception de ceux qui sont dans la même prédisposition et se forge par les effets positifs et négatifs qui résultent des interactions humaines.
38Il reste pourtant qu’Ostrom ne fait pas de la réciprocité un principe d’intégration économique à part entière comme il peut découler de l’approche polanyienne. Il n’est pas en soi le moteur de l’action collective, mais un élément qui participe au dépassement des dilemmes sociaux. Le changement institutionnel et le changement social doivent être pensés dans le cadre plus large d’une construction de règles à divers niveaux qui est plus ou moins facile selon les attributs qui pèsent sur l’arène d’action. De même, si la réciprocité se révèle dans l’interaction sociale, elle tient également de « normes morales » internalisées par les individus [Ahn, Ostrom, 2008], ce qui peut amplifier ou diminuer leur prédisposition à coopérer. Ostrom prolonge d’ailleurs cet élément moral a priori en avançant une condition : la norme de réciprocité prévaut dans une société lorsque ses membres sont dignes de confiance (trustworthy) [24]. À ce propos, il est important de rappeler la distinction faite par Ostrom et Ahn, dans ce même texte, entre confiance – trust – et trustworthiness – fiabilité – qui explique que la réciprocité est interprétée au double sens pratique et comme un a priori. Alors que la fiabilité se réfère aux valeurs, la confiance renvoie à une anticipation positive porteuse néanmoins d’un risque de non-réciprocité [25]. Ainsi, si la réciprocité, en tant que forme de capital social, rend possible le dépassement des conflits dans le cadre de l’action collective, il ne s’agit que d’une forme parmi d’autres.
5 – Conclusion
39Cet article s’est efforcé, dans un premier temps, de mettre en évidence l’originalité de la démarche ostromienne dans un contexte de renouveau des approches institutionnalistes. Les travaux d’Ostrom plaident pour une nécessaire prise en compte de la diversité institutionnelle, et donc pour la reconnaissance d’une pluralité des formes d’organisation et de régulation des relations sociales. Les biens communs sont un observatoire privilégié des multiples formes que les arrangements institutionnels peuvent prendre et les cas étudiés par l’auteure montrent que l’action collective peut s’ériger en vecteur de l’engagement citoyen pour parvenir à une gouvernance efficace, sous certaines conditions. En cela, on peut rapprocher Ostrom de la perspective polanyienne qui soutient le projet de l’économie sociale et solidaire, autour de la reconnaissance d’une pluralité de principes d’intégration économique.
40Sur cette convergence de fond sur laquelle nous avons insisté, des éléments limitent la portée de la comparaison. Ces derniers se situent tout d’abord dans la nature de l’objet : les arrangements institutionnels étudiés par Ostrom sont principalement construits autour de ressources naturelles, ce qui restreint en soi le terreau sur lequel se déploie l’action collective. Plus profondément, si l’approche comportementale développée par Elinor Ostrom permet de penser les conditions de possibilité de l’action collective, elle semble prisonnière d’éléments moraux. Alors que, dans la perspective polanyienne, la réciprocité est inscrite dans une relation socio-économique, dans la perspective ostromienne, la réciprocité se situe tant dans l’action que dans l’anticipation de l’action : elle est, certes, à compter parmi les facteurs qui facilitent le dépassement des problèmes de l’action collective, mais elle ne saurait être érigée en vecteur principal de cette dernière. Par ailleurs, la présence d’éléments moraux internalisés par les individus laisse supposer que la réciprocité est, chez Ostrom, le propre de groupes relativement homogènes. Aussi, cette dimension double de la réciprocité – en tant qu’action et en tant que prédisposition à l’action – soulève la question de la place des inégalités sociales et plus largement de l’hétérogénéité au sein des groupes dans l’analyse institutionnelle ostromienne.
Notes
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[1]
Nous faisons référence ici aux travaux conduits par le CIRAD-GREEN à Agropolis-Montpellier, qui articulent l’apport d’Ostrom avec les recherches portant sur les thématiques agricoles et environnementales.
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[2]
Pour la rédaction de cet article, nous avons travaillé sur la version en langue anglaise du texte d’Ostrom : Governing the Commons. The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge University Press, Cambridge UK, 1990.
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[3]
Dans le cadre du Great Lakes Research Program puis globalement, dans l’étude des services collectifs urbains.
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[4]
La définition des biens communs est donnée par Ostrom dans le contexte de la forme institutionnelle qui régit leur gouvernance : les common pool resources (CPR). Autrement dit, ces biens sont définis dans un système institutionnel autogéré : les CPR. Il s’agit de « systèmes de ressources suffisamment importants pour qu’il soit coûteux (mais pas impossible) d’exclure ses bénéficiaires » [Ostrom, 1990, p. 30].
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[5]
Sur la naissance et l’évolution du concept de « gouvernance », Guy Hermet propose une lecture critique qui rappelle les premières apparitions du terme dans les années 1930, avec la résurgence du thème des institutions, notamment avec Coase jusqu’aux apparitions récentes, dans le jargon, par exemple des organisations internationales, sous l’appellation normative et pourtant floue de « bonne gouvernance » [Hermet, 2004].
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[6]
Cf. la définition de Laville et Cattani [2006], in Dictionnaire de l’autre économie : « L’économie solidaire se caractérise par un ensemble des activités contribuant à la démocratisation de l’économie à partir d’engagements citoyens. Cette perspective a pour particularité d’aborder ces activités, non pas uniquement par leur statut (associatif, coopératif, mutualiste…) mais par leur double dimension, économique et politique, leur conférant leur originalité. »
-
[7]
Elle modifie par ailleurs deux idées de perfection : celle qui relève du marché, et celle qui relève de la rationalité (elle y apporte une révision en admettant une rationalité limitée des individus agissant dans un contexte d’information incomplète, et de marchés imparfaits).
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[8]
Et des références que l’auteure elle-même fait de son inscription dans la NEI. « … I described my strategy as that of a ‘new institutionalist’ who has picked small-scale CPR situations to study because the processes of self-organization and self-governance are easier to observe in this type of situation than in many others. » [Ostrom, 1990, p. 29] Ou encore le rapprochement qu’elle fait entre ses travaux et ceux de figures de proue de la NEI comme D. North ou Williamson : « The elements involved in the framework are closely related to concepts that play an important role in related theories such as those represented in the work of Douglass North, Oliver Williamson, and others in the ‘new institutional economics’ tradition. » [Ostrom, 2007, p. 22]
-
[9]
Citation d’origine [p. 27] : « 1. The term ‘institution’ refers to many different types of entities, including both organizations and the rules used to structure patterns of interaction within and across organizations. 2. Although the buildings in which organized entities are located are quite visible, institutions themselves are invisible. »
-
[10]
Groupe de recherche collective fondé par Elinor Ostrom et Vincent Ostrom en 1973.
-
[11]
La situation de dilemme social peut être définie simplement comme celle où les individus choisissent indépendamment dans des situations d’interdépendance. Cf. Ostrom [1998, p. 3] : « The term ‘social dilemma’ refers to a large number of situations in which individuals make independent choices in an interdependent situation. » [Dawes 1975 ; 1980 ; Hardin, 1971 ; cités par Ostrom]
-
[12]
Samuelson établit que les biens privés sont divisibles : « Ordinary private consumption goods (X1,.Xn) which can be parcelled out among different individuals. » [Samuelson, 1954, p. 387]
-
[13]
Les collective consumption goods sont définis par la non-rivalité et l’impossibilité d’exclure des membres du bénéfice d’accès et d’usage : « Collective consumption goods (Xn+1, …., Xn+m) which all enjoy in common in the sense that each individual’s consumption of such a good leads to no substraction from any other consumption of that good. » [Samuelson, 1954, p. 387]
-
[14]
Une étape importante dans son parcours de recherche a été notamment d’élargir la classification de biens en remplaçant le critère d’exclusion par celui de substractability qui renvoie à une possibilité plus ou moins faible de soustraire le bien à l’usage. Les biens communs ont une haute « substractability ».
-
[15]
C’est pourquoi les trois solutions préconisées par Hardin découlent d’une réflexion sur la propriété des biens. Il faut soit : (i) privatiser les biens pour en limiter l’accès ; (ii) soumettre leur gestion à la puissance publique selon le même objectif ; (iii) ou les contrôler à travers la coercition (dispositions légales ou sanctions). Nous pouvons lire ces préconisations à l’aune d’une vision simple et dichotomique entre deux formes de gouvernance : l’État (ii et iii) et le marché (i).
-
[16]
« … rational participants making isolated choices are not predicted to realize this outcome. A conflict is posed between individual and group rationality. » [Ostrom, 1998, p. 4]
-
[17]
« … the analyst must assumptions about three components of human behavior in order to animate an institutional analysis. The assumptions are the components of the holon called “participants” in the Institutional Analysis and Development Framework. Each of these assumptions can also be unpacked into multiple layers. These are:
- The way that participants acquire, process, represent, retain, and use information;
- The valuation that participants assign to actions and outcomes; and
- The processes (maximizing, satisficing, or using diverse heuristics) that participants use for selecting particular actions or strategic chains of actions in light of their resources. »
-
[18]
Le jeu est qualifié de non coopératif et il existe un certain nombre de limitations. Au niveau de l’information, sont portées à la connaissance des participants ce qui relève des règles exogènes, ainsi que les bénéfices liés à chaque résultat (pay-offs), mais le niveau d’information dont disposent ces derniers ne les habilite pas toujours à connaître le jeu des autres participants. La communication est absente, soit parce qu’elle est interdite ou absente du modèle [Ostrom, 1990, p. 5]. Cela rend impossible toute forme de coopération.
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[19]
Cf., sur ce point, l’article d’Agnès Labrousse et de Jean-Pierre Chanteau [2014], qui précise : « Ostrom est souvent perçue comme la théoricienne d’une “troisième voie” entre État et marché, public et privé. Penser l’économie sociale et solidaire (ESS) comme un “tiers secteur” tend aussi à conforter cette vision. Or cette lecture ne saurait être déduite de la démarche scientifique d’Ostrom. Une meilleure compréhension de celle-ci permettrait de mieux rendre compte des enjeux que porte l’ESS et, au-delà, la diversité des organisations économiques au sein du capitalisme. » Comme le rappellent les auteurs, le cadre d’analyse proposé par Ostrom, qui tient compte de l’interaction entre divers systèmes et sous-systèmes, permet d’appréhender une complexité non exclusive de niveaux de gouvernance.
-
[20]
Cf. Ostrom [1990, p. 222, note 15] : « My purpose in discussing the theory of the firm and the theory of the state is not to explore those theories but to point up the absence of an accepted theory for how individuals self-organize without an “external” leader who obtains most of the benefits. As Vincent Ostrom has so well demonstrated [1986 ; 1987 ; 1989 ; cité par E. Ostrom], when the “theory of the state” is used as the theory underlying a concept of democratic self-governance, basic contradictions exist. As long as a single center has a monopoly on the use of coercion, on has a state rather than a self-governed society. »
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[21]
Cf. Ostrom [1998, p. 6] : « From this theoretical perspective, face-to-face communication should make no difference in the outcomes achieved in social dilemmas. Yet, consistent, strong, and replicable findings are that substantial increases in the levels of cooperation are achieved when individuals are allowed to communicate face to face. »
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[22]
Citation d’origine : « Reciprocity refers to a family of strategies that can be used in social dilemmas involving (1) an effort to identify who else is involved, (2) an assessment of the likelihood that others are conditional cooperators, (3) a decision to cooperate initially with others if others are trusted to be conditional cooperators, (4) a refusal to cooperate with those who do not reciprocate, a (5) punishment of those who betray trust. All reciprocity norms share the common ingredients that individuals tend to react to the positive actions of others with positive responses and the negative actions of others with negative responses. »
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[23]
Cf. Janssen, Ostrom [2006] : « … Social scientists must not assume that all individuals seek benefits for others, contribute to collective benefits, and thus are always “good guys.” Individuals are capable of learning to trust others and of following norms of reciprocity, but in every culture there exist some individuals who are well modeled by Homo economicus. » [Ostrom 1998 ; 2005 ; citée par Janssen, Ostrom]
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[24]
Ostrom et Ahn écrivent : « […] Trust and trustworthiness are elements of reciprocity. The information about others’ trustworthiness is an essential input to a reciprocal individual’s decision whether or not to cooperate. That the norm of reciprocity prevails in a society implies that a significant proportion of individuals are trustworthy. »
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[25]
« Trust allows the trustor to take an action involving risk of loss if the trustee does not perform the reciprocicating action. » [Ostrom, Ahn, 2008, p. 9]