CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 – Introduction

1Les BCD (banques communautaires de développement) constituent un phénomène majeur de l’économie solidaire au Brésil. Ayant pour mission de générer des emplois et des revenus pour les habitants de territoires à faible indice de développement humain, elles offrent différents services financiers solidaires « de nature associative et communautaire » [Neiva et al., 2013, p. 108]. Ces banques sont créées par les communautés elles-mêmes qui en assurent la gestion et la gouvernance de façon collective et démocratique. Elles représentent ainsi un modèle d’institution de microfinance original mêlant à la fois inclusion économique et développement territorial participatif. À cet effet, elles articulent différents dispositifs financiers, tels que des microcrédits pour la production et à la consommation, ainsi qu’une monnaie sociale [França Filho et al., 2012]. Promouvant un changement social basé sur des valeurs de solidarité et de coopération [Melo, 2009], les BCD adoptent une stratégie de « microfinance plus » en offrant des services de nature non financière, tels que des formations professionnelles ou l’incubation d’entreprises solidaires. La complémentarité de ces éléments agit comme effet de levier pour la construction d’un marché communautaire local. Ainsi, soutenant des objectifs à la fois économiques et sociaux, les BCD partagent des caractéristiques communes aux organisations de l’économie solidaire [Laville, 2007] et aux entreprises communautaires [Peredo, Chrisman, 2006].

2De fait, les BCD se définissent comme appartenant à l’économie solidaire, un mouvement en effervescence au Brésil depuis la fin de la dictature militaire [Lemaître, Helmsing, 2012]. Les entreprises de l’économie solidaire émergent de l’action collective et de la mobilisation citoyenne [Laville, 2010]. Elles placent ainsi les activités économiques dans « un agir démocratique » d’ordre politique [Eme, Laville, 2006], et utilisent l’économie comme un moyen pour répondre à des besoins non satisfaits par l’économie conventionnelle. Certaines entreprises de l’économie solidaire peuvent également être qualifiées de « nouveaux mouvements sociaux économiques » [Gendron, 2001] lorsqu’elles servent un projet de changement de société et la construction d’un nouveau paradigme économique. L’action communautaire et l’économie solidaire sont ainsi génératrices d’un développement durable en portant des idées nouvelles pour répondre à des nécessités socio-économiques [Seyfang, Smith, 2007]. En recomposant les rapports entre société, économie et démocratie au sein d’un territoire ou d’une communauté donnée, les innovations créées par la base (grassroots innovation) sont ancrées dans une logique d’économie plurielle dont les valeurs sont celles de la communauté impliquée [ibid.].

3De la sorte, les BCD sont des organisations hybrides, mélangeant différentes logiques d’action. D’un côté, elles remplissent certaines dimensions économiques des activités entrepreneuriales par la production et la vente de services financiers aux membres des communautés. De l’autre, leurs services marchands sont conçus dans une logique sociale et réciprocitaire au bénéfice des plus démunis. Cette hybridité pourrait inciter certains chercheurs à caractériser les BCD comme des entreprises sociales définies par le réseau EMES comme des « organisations privées à but non lucratif délivrant des biens et services directement liés à leur but explicite de bénéficier à la communauté » [Defourny, Nyssens, 2010, p. 43]. Cependant, les entreprises sociales ne remplissent pas nécessairement les caractéristiques de changement social et de démocratisation de l’économie [Dacin et al., 2010], caractéristiques présentes dans les organisations que sont les BCD. Le processus de démocratisation financière observable dans les BCD requiert un cadre analytique rendant compte de la pluralité économique présente dans ces organisations qui articulent économie marchande, non marchande et non monétaire. Différents auteurs en appellent à mobiliser les apports de Karl Polanyi pour rendre compte de la variété de ces logiques d’action [Hillenkamp, Laville, 2013 ; Lemaître, Helmsing, 2012]. En ce sens, les enseignements de Polanyi fournissent un éclairage utile pour étudier la complexité institutionnelle des BCD.

4Dans cet article, nous réalisons une étude empirique de la première BCD à l’origine de ce modèle original : la Banque Palmas. Dans un premier temps, nous présentons certains des apports théoriques de Karl Polanyi dans la perspective d’une étude des organisations de l’économie solidaire. Après avoir expliqué les procédures méthodologiques de la recherche, nous revenons ensuite sur le contexte d’émergence de la Banque Palmas et présentons sa stratégie de construction d’un marché local régulé. Dans la troisième partie, nous analysons les logiques plurielles en action dans le développement externe de l’organisation. Enfin, nous concluons en discutant de la portée épistémologique cette analyse.

2 – Pluralité économique et initiatives populaires

5Dans La Grande Transformation [1983], Karl Polanyi a mis en évidence que l’instauration graduelle d’une société de marché ne s’est pas faite sans résistance. Il y eut en effet un contre-mouvement face à la marchandisation de la terre, de la monnaie et du travail. Cette analyse historique peut faire écho à ce qui appartient aujourd’hui au monde de l’économie sociale et solidaire [Laville, 2010 ; Morais, Borges, 2010]. La multiplicité des formes organisationnelles et des mobiles portés par ce mouvement peut être entendue comme un ensemble d’initiatives locales contre l’exclusion socio-économique inhérente au système de marché et un contrepoids à un système étatique non démocratique. Ces formes organisationnelles proposent ainsi des alternatives concrètes inscrites dans d’autres logiques de fonctionnement que celles portées par l’économie de marché concurrentielle ou l’économie publique centralisée. Elles s’inscrivent en effet dans une vision substantive de l’économie et dans une logique de développement basée sur d’autres variables que la seule augmentation quantitative de la production [Lemaître, Helmsing, 2012]. L’économie substantive considère que les activités économiques sont encastrées dans des interdépendances sociales en lien avec l’environnement naturel des sociétés humaines. Selon cette perspective, l’économie est le moyen et le processus de satisfaction des besoins matériels des hommes et des femmes [Polanyi, 2011]. L’économie est donc une composante non autonome des sociétés et appartient à un ordre social, culturel et politique [Polanyi, 1983]. Partant, l’économie est considérée comme un processus politique institutionnalisé participant de la reproduction et la conservation de la société. Son « encastrement » est réalisé par un processus politique exprimant des choix sociaux.

6L’extension de l’économie de marché ne saurait ainsi être représentative de la diversité économique en action au sein de nos sociétés. En effet, une vision substantive de l’économie intègre la reconnaissance de la pluralité des formes d’organisation humaine. Cette pluralité peut s’exprimer selon les quatre grands « principes d’intégration économique » définis par Polanyi [1983]. Simultanément présents aux différentes époques de l’humanité, ces principes relativisent la place de la logique de l’échange marchand dans la production et l’allocation des richesses. La prédominance actuelle du principe de marché, qui organise les échanges autour d’un prix fixé par la rencontre de l’offre et de la demande, serait ainsi contingente et ne représenterait pas l’aboutissement d’une tendance naturelle des comportements économiques, comme le modèle de l’homo œconomicus le laisserait à penser. En effet, d’autres principes participent à l’organisation des activités économiques humaines, sans pour autant être dirigés par le mobile du gain et de l’accumulation individuelle. Participant à la préservation et la création de rapports sociaux et de cohésion sociale, ces autres principes sont la redistribution, la réciprocité et l’administration domestique. Ainsi, la redistribution est assurée par une organisation centrale chargée de distribuer des biens et services entre les différents membres de la collectivité. Ce type d’échange est créateur de cohésion sociale. La réciprocité est basée sur le modèle de la symétrie et sur une logique d’obligation symbolique, en partie liée au don et au contre-don mais pas uniquement [Servet, 2013], et participe à la construction d’un lien social entre les échangeurs. Enfin, l’administration domestique consiste en la production pour son propre usage ou pour celui de son groupe selon une logique basée sur l’autarcie.

7Selon Hillenkamp et Laville [2013], les apports théoriques de Polanyi sont porteurs d’un message d’ordre méthodologique. Afin de rendre compte de la pluralité des logiques d’action et des principes économiques dans les sociétés contemporaines, il est important d’analyser des organisations soutenant une vision complémentaire de celle basée uniquement sur la dimension marchande des rapports économiques. Pour ce faire, les investigations sur les expériences citoyennes sont riches de sens. Ces pratiques socio-économiques, souvent à micro-échelle, rendent en effet compte d’une réalité existante mais pourtant souvent occultée. De telles recherches peuvent ainsi s’inscrire dans « une posture épistémologique rendant visible la pluralité économique contenue dans ces expériences » [Hillenkamp, Laville, 2013, p. 24]. Dépassant la dichotomie traditionnelle entre les secteurs privé et public, cet axe épistémologique peut rejoindre celui d’Elinor Ostrom et de la reconnaissance de la capacité de la société civile à gérer efficacement des ressources partagées [Ostrom, 2010]. La gestion collective, via la création de règles formelles et informelles, apparaît ainsi comme un moyen effectif d’allocation et de préservation d’une ressource naturelle. La création d’une gouvernance commune requiert ainsi une démocratisation des rapports sociaux. Une telle inclusion de rapports démocratiques dans l’économie peut notamment se réaliser à travers l’établissement d’un « espace public de proximité » [Fraisse, 2011]. Notre étude des banques communautaires de développement brésiliennes s’inscrit dans cette dynamique de reconnaissance des initiatives de groupes sociaux traditionnellement exclus ou marginalisés [Sousa Santos, 2011].

8La BP (Banque Palmas) est une organisation communautaire liée à un territoire, le Conjunto Palmeiras. Regroupant aujourd’hui environ 32 000 habitants réunis en 8 000 familles, ce quartier est l’un des plus pauvres de la ville de Fortaleza, métropole de quatre millions d’habitants dans le Nordeste brésilien. Initialement conçue comme un projet de l’association des habitants, la BP a comme mission de créer des revenus et des emplois pour les habitants du quartier. Plus globalement, c’est un « développement intégral » (selon ses mots) qu’elle soutient par différents projets. Cette vision du développement est multidimensionnelle, c’est-à-dire qu’elle regroupe des dimensions économiques (création d’emplois et production de biens et services), sociales (intégration communautaire et cohésion sociale), politiques (exercice de la citoyenneté et action publique) et environnementales (préservation de l’environnement). Cette vision plurielle fait ainsi écho à l’approche substantive de l’économie de Polanyi en invitant à concevoir une organisation dans sa globalité, en lien avec les interactions socio-économiques qu’elle soutient [Lemaître, Helmsing, 2012]. Ce projet de changement social s’inscrit dans une forte dimension territoriale. Conformément à la théorie de la territorialité de Sack [1986], le territoire est l’expression du pouvoir social. Un territoire est créé par une société qui se l’approprie et assure le contrôle sur l’aire géographique déterminée. Comme nous le verrons, l’appropriation de l’aire géographique du Conjunto Palmeiras s’est réalisée à travers un processus de revendication politique et par la création d’un marché local institué. La vision d’un développement local et participatif est polémique et sujette à de nombreuses interprétations, qui peuvent favoriser un risque d’isolement ou d’idéalisation communautaire [Mohan, Stokke, 2000]. Ces alternatives d’origine locale sont néanmoins vectrices d’une transformation à plus grande échelle, pour autant qu’elles s’articulent à d’autres dynamiques politiques, économiques, sociales et culturelles [Sousa Santos, 2002].

Procédures méthodologiques de la recherche

Cet article constitue une étude de cas de la première banque communautaire de développement brésilienne. Notre analyse repose sur des données récoltées au Brésil entre septembre 2011 et mars 2012 dans la Banque Palmas et l’incubateur technologique en économie solidaire de l’université fédérale de l’État de Bahia (travaillant également au développement et à la consolidation des BCD). La collecte de données s’est effectuée principalement à travers la réalisation d’entretiens semi-directifs et l’application de techniques ethnographiques, telles que l’observation participante, l’immersion dans la communauté et la réalisation de conversations régulières et informelles avec le personnel de la Banque Palmas. Nous avons effectué des entretiens semi-structurés avec sept membres du personnel de la Banque Palmas (directeur, managers et personnel opérateur), huit de ses bénéficiaires et trois chercheurs universitaires. De plus, nous avons recueilli un grand nombre de travaux écrits relatifs à la Banque Palmas (rapports d’activité, publications de l’organisation, travaux universitaires, articles et ouvrages académiques).
Le codage des entretiens et l’analyse de contenu des publications se sont effectués autour de cinq catégories : 1) l’histoire et l’évolution de la Banque Palmas ; 2) les caractéristiques des différents produits financiers et non financiers ; 3) leur articulation dans la stratégie de développement territorial ; 4) la participation de la communauté dans la gestion et la gouvernance de la Banque Palmas ; 5) les collaborations institutionnelles avec le gouvernement fédéral, les banques publiques et les entreprises privées.

3 – Une institution de développement encastrée dans les structures socio-économiques locales

9L’appropriation territoriale opérée par la Banque Palmas est présentée en deux parties. Tout d’abord, nous expliquons le processus historique d’organisation politique et de mobilisation communautaire. Puis, nous examinons la stratégie d’encastrement économique de la Banque Palmas par la construction d’un marché local régulé.

3.1 – Une organisation communautaire comme processus d’appropriation territoriale

10En 1973, les autorités municipales de Fortaleza décidèrent d’établir des complexes touristiques le long de la côte. Pour ce faire, elles expulsèrent les populations pauvres vivant sur le rivage et les déplacèrent de force dans un terrain composé principalement de palmiers (d’où le quartier tire son nom), à 22 kilomètres du front de mer. Ces personnes, ainsi que d’autres qui avaient été expulsées car elles vivaient dans des conditions à risque (inondation, éboulement de terrain…), furent les premiers habitants du quartier en devenir [Borges, 2010 ; França Filho et al., 2012 ; Melo, 2011 ; 2009]. Disposant d’un appui extrêmement réduit des autorités publiques [2], les nouveaux « favelados » furent obligés de tout construire par eux-mêmes. Dans ces conditions difficiles se créa une entraide communautaire regroupant 1 500 familles qui jusqu’alors ne se connaissaient pas, ou peu. Soutenus par des prêtres issus de la théologie de la libération « (r)enseignant » les habitants sur leurs propres capacités et compétences d’organisation, les habitants lancèrent régulièrement, dans les années qui suivirent, des mobilisations collectives pour exiger des pouvoirs publics des accès à l’eau, à l’assainissement, au transport collectif, à des postes de santé… Les prêtres de la théologie de la libération ont ainsi véhiculé l’idée que les démunis doivent s’organiser ensemble pour lutter contre la pauvreté. L’un d’entre eux, Joaquim Melo, est toujours un important leader communautaire et représentant de la BP. Cette mobilisation sociale fut principalement orchestrée par l’Asmoconp (Association des habitants du Conjunto Palmeiras), en collaboration avec d’autres organisations du quartier [Melo, Magalhaes, 2008 ; Silva Junior, 2008]. Créée en 1981, l’Asmoconp s’inscrivit dans une logique de confrontation avec les pouvoirs publics afin de lutter contre l’exclusion socio-économique des habitants du quartier.

11Bénéficiant de l’appui d’une association locale (Ceara Periferia) et de l’agence fédérale de coopération allemande GTZ (aujourd’hui GIZ), les leaders communautaires suivirent des formations techniques (lectures de plans, formulation de projets, gestion, etc.) et disséminèrent à leur tour ces compétences. L’agence fédérale allemande cherchait à soutenir des programmes autogérés par des communautés au Brésil. Le Conjunto Palmeiras était l’un des quartiers les plus actifs de la ville en termes de revendications socio-économiques et d’organisations communautaires représentatives. En plus de l’association des habitants Asmoconp, les associations du quartier s’étaient regroupées sous l’Union des associations et groupes organisés du Conjunto Palmeiras. Les organisations communautaires furent chargées d’agencer les travaux de développement financés par la GTZ et de réaliser le « Plan de développement communautaire intégré » du quartier en 1991. Réalisé à travers la mobilisation de la communauté, organisée en assemblées populaires et sous-groupes de travail thématiques, ce document permit d’ancrer durablement dans les pratiques communautaires la notion de développement territorial intégré, c’est-à-dire conjuguant un ensemble de forces socio-économiques locales pour un développement concerté et solidaire entre les acteurs locaux [Melo, Magalhaes, 2008]. Ce plan contenait notamment un programme complet des travaux d’infrastructure à réaliser en priorité. Initialement échelonné sur 10 ans, il permit une mobilisation telle que les travaux furent finalement réalisés par la communauté en moitié moins de temps. Ainsi, de 1992 à 1997, le visage de la favela se transforma complètement, permettant notamment aux habitants de disposer d’infrastructures plus fiables et adaptées [Fare et al., à paraître].

12Toutefois, malgré l’aménagement de la favela, la pauvreté restait endémique. Ainsi, une étude réalisée par l’Asmoconp en 1997 pour la tenue de la seconde conférence communautaire « Habiter l’Inhabitable II », montra qu’une partie des premiers habitants déménageait pour s’installer dans de nouvelles favelas, moins « développées » en infrastructures [Melo, 2011 ; Melo, Magalhaes, 2008]. Ces derniers migraient en raison de leur incapacité à assumer financièrement l’augmentation des coûts de la vie due à l’urbanisation (factures d’eau, d’assainissement, d’électricité, impôts fonciers). Pour trouver une solution à cette fuite des premiers habitants, l’Asmoconp organisa, durant l’année 1997, 96 assemblées populaires, dans la lignée de celles ayant conduit aux grandes décisions d’aménagement. De ces discussions collectives émergea la nécessité de renforcer l’économie locale et de faciliter la circulation de revenus au sein du quartier [França Filho, Silva Junior, 2005]. Aujourd’hui encore, le débat politique est toujours fortement présent pour l’organisation territoriale et s’exprime notamment au sein du Fecol (Forum économique local). Cet organe de délibération collective constitue un espace public de proximité dans lequel ont lieu des « interactions entre les différentes parties prenantes » [Fraisse, 2011] du Conjunto Palmeiras. Le Fecol permet une certaine démocratisation de l’économie étant donné que les grandes orientations économiques du système Palmas sont décidées au sein de cet espace intermédiaire entre sphère privée et publique, tout en participant au renforcement de la cohésion sociale et à l’engagement citoyen. Ce forum local a notamment la fonction de conseil d’orientation de la Banque Palmas [Institut Palmas, 2006].

13Cette dynamique communautaire marque une résistance vis-à-vis de l’abandon des pouvoirs publics et de leur incapacité à fournir des services adaptés aux nécessités locales. En ce sens, elle marque clairement la volonté des habitants de s’approprier et de faire leur un territoire à la base sans aucun marqueur identitaire. Les habitants ont ainsi collectivement déterminé une nouvelle relation avec cet espace vague et déconstruit que représentait le Conjunto Palmeiras à leur arrivée. Cet espace en construction est devenu l’expression d’un pouvoir social élaboré à travers la coopération et la solidarité. La redéfinition des rapports économiques dans le quartier est empreinte de cette identité collective façonnée par ces combats politiques.

3.2 – Une banque communautaire à l’origine d’un marché local institué

14Conçue comme un projet de l’Asmoconp, la BP a été créée en 1998 afin d’apporter des solutions aux problèmes de la pauvreté par la création d’emplois et de revenus [Melo, Magalhães, 2008, p. E-F16]. Contrôlée par l’Asmoconp, la BP place les questions économiques locales dans un processus démocratique et agit comme un agent de développement territorial en créant un marché local régulé. De ce fait, elle encastre les processus économiques dans les structures sociales du quartier pour répondre effectivement aux nécessités des habitants.

15D’un côté, la BP stimule l’offre locale de biens et de services en offrant un accès facilité au microcrédit à la production pour les commerçants et habitants. En 2012, la BP a concédé 4 479 crédits pour une valeur totale de 3 660 991,97 Réais (R$), soit plus de 1 200 000 euros. La valeur totale des crédits alloués a doublé sur la période 2008-2012, en passant de 1 750 850,25 à 3 660 991,97 R$ et la quantité de crédits concédés a plus que triplé sur la même période en augmentant de 1 432 à 4 479 prêts. Plus de la moitié des crédits ont une valeur modeste allant de 50 à 500 R$. Ces lignes de crédit sont en grande partie destinées à financer des activités relevant de l’économie populaire et informelle, telles que la production domestique ou la vente à petite échelle. Sur la période considérée, la valeur moyenne des crédits a diminué, passant respectivement de 1 222,66 à 817,37 R$ [Institut Palmas, 2013]. La taille moyenne des crédits est souvent considérée comme un indicateur de la performance sociale des institutions de microfinance [Cull, Morduch, 2007 ; Mersland, Strøm, 2009]. En effet, les clients les plus riches ont tendance à demander des crédits importants, alors que les plus pauvres demandent des petits montants. Toutefois, si la taille des prêts est souvent utilisée comme une variable attestant de la préoccupation sociale des institutions de microfinance, il n’y a pas de consensus sur la question. Ainsi, il reste délicat d’affirmer que la réduction de la valeur moyenne de crédits est en soi un gage de préoccupation sociale.

16L’impact social et territorial de la BP pourrait également se mesurer avec le pourcentage du portefeuille attribué aux femmes. L’octroi de ressources financières à des femmes est censé avoir un plus grand impact en termes de développement, que ce soit par l’« empowerment » des femmes ou l’augmentation des dépenses dans les foyers [Armendáriz, Morduch, 2010]. La concession de microcrédit est ainsi perçue comme une modalité possible d’émancipation économique et sociale. Dans le cas de la BP, 86,42 % des crédits sont attribués aux femmes [Institut Palmas, 2013]. La BP a notamment développé certains produits financiers à destination des femmes les plus pauvres, et particulièrement celles bénéficiant du programme national de transfert monétaire Bolsa familia. Le Projet ELAS de la BP est conçu pour promouvoir leur inclusion socioproductive, financière et bancaire en conjuguant accès facilité au microcrédit, éducation financière et accompagnement spécialisé.

17De l’autre côté, la BP soutient la demande locale en stimulant la consommation interne par la mise en place d’une monnaie sociale [França Filho et al., 2012 ; Melo, Magalhaes, 2005]. Selon Blanc, les monnaies sociales constituent « un ensemble de dispositifs d’échanges de biens, de services ou de savoirs organisés par et pour des groupes humains de petite taille au moyen de l’établissement d’une monnaie interne » [Blanc, 2006, p. 11]. Ces monnaies sont considérées comme ayant un impact en termes de développement local, notamment en favorisant la localisation des échanges, leur dynamisation et la transformation de leur nature [Fare, 2012]. Elles permettent également de stimuler les dimensions de partage et de bien collectif présentes dans la monnaie [Servet, 2014]. La monnaie sociale Palmas est restreinte au Conjunto Palmeiras. Cette monnaie est mise en circulation selon trois modes d’émission : via le paiement d’une partie des salaires des employés, la conversion depuis la monnaie nationale ou des microcrédits à la consommation. Ces derniers offrent aux familles un accès facilité à un moyen d’échange lors de situations d’urgences [Borges, 2010]. Ainsi, en 2012, 230 crédits à la consommation ont été émis, pour un total de 33 000 Palmas (soit environ 11 000 euros). Cette même année, 40 000 Palmas étaient en circulation dans le quartier et ont été dépensés dans les 250 commerces acceptant la monnaie [Institut Palmas, 2013]. L’action de la Banque Palmas a eu un impact tangible sur l’internalisation de la consommation au sein du quartier. Entre 1997 et 2011, la part des habitants réalisant leurs achats au sein du quartier est passée de 20 % à 93 %, selon les études cartographiques réalisées par la BP [França Filho et al., 2012]. Ceci ne pourrait cependant être uniquement imputable à la monnaie sociale, qui fut créée en 2002, mais plutôt à la campagne « compre no bairro é mais emprego » (achetez dans le quartier pour plus d’emploi) lancée par la BP et l’Asmoconp à partir de 1999 [Melo, Magalhaes, 2008].

18Outre ces deux instruments financiers, la BP fournit différents services non financiers visant à professionnaliser les acteurs locaux. Ces derniers s’inscrivent dans une dynamique de « prosommateur » dans laquelle les consommateurs ont tendance à se professionnaliser et devenir des producteurs effectifs, autant dans le secteur formel qu’informel. Ainsi, le renforcement des capacités professionnelles des habitants se réalise au sein de la Palmatech, une « école communautaire de socioéconomie solidaire » [Banco Palmas, 2001]. Cette école délivre des formations qui se veulent professionnalisantes afin de faciliter l’insertion des habitants dans le marché du travail local. Nous pouvons par exemple souligner le programme « Bairro escola de trabalho » (quartier école de travail) mis en place pour lutter contre le chômage des jeunes. Il s’agit d’un projet de capacitation professionnelle pour les jeunes de 16 à 24 ans dans lequel les entreprises du quartier forment et emploient les jeunes de la communauté [Institut Palmas, 2011, p. 15]. Lancé en 2005, ce programme a formé 1 164 jeunes sur la période 2005-2011, et plus de la moitié des apprenants ont été employés par l’entreprise de formation (698 jeunes sur 1 164) [Institut Palmas, 2011, p. 35].

19De plus, la BP professionnalise les habitants par l’incubation d’entreprises solidaires [Borges, 2010 ; França Filho, Silva Junior, 2005]. Dès 1998, la BP a organisé la création et le développement d’entreprises d’économie solidaire avec comme objectif de structurer une production locale capable de répondre aux besoins du quartier et de développer l’emploi. Ces entreprises solidaires, « regroupant des individus exclus du marché du travail […] à la recherche d’alternatives collectives de survie » [Gaiger, 2006, p. 345], se déclinaient sous la forme de petites unités productives indépendantes les unes des autres. L’« incubation » par la BP consistait à fournir un environnement favorable au développement et à la consolidation de ces entreprises solidaires par un accès facilité aux crédits, une formation professionnelle des travailleurs dans la Palmatech, et un appui en nature de la BP (puisque les entreprises se situaient dans les murs de la banque, ce qui permettait que les coûts opérationnels – eau, électricité – fussent couverts par la BP). Les entreprises incubées embrassaient différents domaines d’activité, tels que la confection ou les produits d’entretien ou de maternité. Si une grande partie de ces entreprises ne se sont pas révélées viables, car insuffisamment compétitives sur le marché, elles ont permis aux travailleurs de développer des compétences professionnelles et de mieux s’insérer dans le marché de l’emploi. Deux de ces entreprises fonctionnent toujours aujourd’hui : la PalmaFashion (confection) et la PalmaTur (auberge touristique).

20Par conséquent, la Banque Palmas agit comme un acteur clé dans la construction du territoire du Conjunto Palmeiras. Elle participe à l’organisation d’un marché local en castré dans les structures sociales et institué selon des logiques d’inclusion économique et sociale. La BP n’agit pas uniquement dans le financement des activités économiques : elle agit globalement dans les dynamiques de production et de consommation, et participe à la mise en réseau des différents acteurs socio-économiques. Il s’agit ainsi d’une institution régulant, d’une certaine façon, les comportements économiques des différents acteurs locaux pour les inscrire dans une perspective coopérative et solidaire. En reconsidérant les relations sociales, elle adopte une vision substantive et considère l’économie dans sa totalité.

4 – Articulations plurielles et partenariats au niveau national

21Le modèle Palmas d’appropriation territoriale par la construction d’un marché local régulé fut progressivement sollicité par d’autres communautés marginalisées. Aussi la BP a-t-elle développé une autre structure institutionnelle lui permettant à la fois de diffuser son expérience mais aussi d’établir des partenariats avec des institutions publiques et privées : l’Institut Palmas. En travaillant à la dissémination de la méthodologie des BCD, la BP et l’Institut Palmas s’insèrent dans différents réseaux coopératifs. Leur action est également menée en partenariat avec l’État, ce qui favorise des synergies avec d’autres sphères de l’économie, et permet de sortir de la dimension locale pour avoir une résonnance nationale. Par là même, la BP et l’Institut Palmas captent des ressources marchandes, non marchandes et non monétaires, marquant aussi une hybridation nécessaire au changement d’échelle [Laville, 2007].

4.1 – Des partenariats avec des banques publiques

22L’Institut Palmas a eu recours à plusieurs partenariats avec des banques publiques opérant dans l’économie marchande [França Filho et al., 2012]. De par son statut juridique, la BP ne peut pas collecter d’épargne. Ces partenariats financiers constituent ainsi le seul accès possible au capital pour développer son portefeuille de crédits. Dès 2005, la BP fit partie du Programme national de microcrédit productif orienté organisé par le ministère du Travail et de l’Emploi. Ce programme, financé par les principales banques publiques brésiliennes pour développer l’entrepreneuriat populaire, incluait des organisations à but non lucratif (sous le statut juridique d’Organisation de la société civile d’intérêt public – OSCIP) comme intermédiaire financier. Disposant du statut d’OSCIP, l’Institut Palmas a participé à ce programme et a tissé un partenariat avec la Banque populaire du Brésil, la filiale de la banque publique Banco do Brasil travaillant dans la microfinance. Ce premier contrat fut décisif dans l’augmentation des ressources de la BP, puisqu’elles augmentèrent de 30 000 R$ de fonds propres à un prêt évolutif atteignant 1 000 000 R$ [Duran Passos, 2007].

23Par la suite, l’Institut Palmas a mis en place un partenariat avec la banque publique Caixa Econômica Federal. Ce partenariat fut surtout utile pour le développement des activités de correspondance bancaire. Étant donné que la Caixa Econômica Federal est chargée des transferts de la majorité des programmes sociaux fédéraux, les habitants du Conjunto Palmeiras peuvent venir toucher leurs aides sociales (telles que la Bolsa Familia) directement à la BP. En 2012, la BP a effectué 436 190 opérations de correspondance bancaire pour la Caixa Econômica Federal, pour un total de 64 083 913,39 R$ (soit environ 21 000 000 d’euros) [Institut Palmas, 2013]. Parmi ces opérations se trouve le transfert de 40 322 Bolsa Familia pour une valeur de 5 130 300,00 R$, ainsi que l’ouverture de 1 549 comptes courants et d’épargne [Institut Palmas, 2013]. L’importance de ces transactions atteste de la nécessité des services fournis et de leur réponse aux besoins financiers des habitants. Il est en effet opportun de signaler que l’agence bancaire la plus proche offrant ce type de services se trouve à plus de 10 km du Conjunto Palmeiras, ce qui implique des coûts en termes de temps et d’argent pour s’y rendre [Borges, 2010]. En délivrant ces services de proximité, la BP participe à l’inclusion financière des habitants.

24Aujourd’hui, le principal accès au capital financier de la BP est assuré par un partenariat avec la Banque nationale de développement économique et social (BNDES). La BNDES n’est pas une banque commerciale mais une entreprise publique fédérale qui fournit un accès au capital financier aux personnes morales (principalement banques et grandes entreprises nationales) pour la réalisation d’investissements stratégiques. Établi en 2010, ce partenariat donne accès à un portefeuille de 3 000 000 de Réais (soit environ de 1 000 000 d’euros). L’Institut Palmas met ces fonds à disposition de la BP mais aussi de certaines BCD.

25Par ailleurs, depuis 2010-2011, la BP propose des services de micro-assurance vie aux habitants du quartier. Ce nouveau produit financier découle d’un partenariat signé avec la compagnie d’assurance Zurich. En pleine création d’un nouveau produit de micro-assurance familiale, cette compagnie a pris contact avec l’Institut Palmas et un partenariat est né après des discussions sur le format de la micro-assurance, visant à l’adapter aux besoins locaux, notamment en termes de coûts ; ceux-ci se situant entre 10 et 35 Réais (de 3 à 11 euros). Deux produits d’assurance existent : le premier fournit une couverture individuelle et est destiné aux femmes bénéficiaires de la Bolsa familia ; le second octroie une couverture familiale et n’est pas restreint à ce public. Satisfait des conditions du partenariat, l’Institut Palmas n’a pas cherché à élaborer un dispositif plus complexe de mutualisation.

26Ces différents partenariats avec des entreprises publiques et privées ont permis tant d’augmenter la portée des actions de la BP que de diversifier sa gamme de produits financiers. La Banque Palmas intègre ainsi une certaine dimension commerciale dans ses activités ; dimension à même de lui fournir des revenus et une stabilité financière. Concomitante à la dimension réciprocitaire à ses origines, cette dimension marque la capacité de la Banque Palmas à articuler différentes logiques pour développer ses activités. C’est ainsi qu’elle entretient également d’étroites relations avec les pouvoirs publics.

4.2 – Les BCD comme politiques publiques d’inclusion financière

27Les relations entre l’État et la BP se sont graduellement construites, faisant qu’aujourd’hui les BCD sont incluses dans les politiques nationales de lutte contre la pauvreté. Toutefois, l’émission d’une monnaie sociale a rapidement interpellé les pouvoirs publics, notamment face à la prérogative de la Banque centrale en termes d’émission monétaire. Ainsi, en 2000 et 2003, la Banque Palmas fut dénoncée auprès du ministère public de l’État du Ceará pour émission de monnaie sans permission légale [Vasconcelos Freire, 2011]. Cette accusation a conduit la Banque centrale à mener une enquête sur les pratiques monétaires de la banque communautaire. Les conclusions de la Banque centrale furent favorables à l’expérience communautaire. Premièrement, il fut établi que la monnaie Palmas n’avait à aucun moment affecté la circulation de la monnaie nationale, ce qui ne constituait donc pas d’offense publique. Deuxièmement, la Banque centrale a reconnu que la monnaie jouait un rôle social important en permettant aux communautés à faible revenu d’avoir accès à des biens et services auxquels elles ne pourraient accéder grâce à la monnaie nationale. La décision du juge du ministère public établît donc que la communauté du Conjunto Palmeiras chercha une alternative pour stimuler les échanges et dynamiser l’économie locale en réaction à l’inertie des pouvoirs publics et gouvernements successifs [Vasconcelos Freire, 2011, p. 83]. Cette décision reconnaît donc explicitement cette initiative populaire et solidaire comme solution potentielle aux problèmes pauvreté et d’exclusion. Ces premiers contacts ont conduit la Banque centrale à mieux comprendre le phénomène des monnaies sociales. De fait, elle lança par la suite différentes études et intégra les BCD et les monnaies sociales dans son premier rapport sur l’inclusion financière [Feltrim et al., 2009]. Cette reconnaissance de l’utilité sociale des BCD et de leur monnaie sociale fut officialisée en 2009 par l’élaboration d’une note technique réalisée conjointement entre le SENAES (Secrétariat national à l’économie solidaire – inclus au sein du ministère du Travail et de l’Emploi) et la Banque centrale. Toutefois, il n’existe à l’heure actuelle aucune réglementation spécifique définissant le statut de banque communautaire, ce qui complique la mise en place d’une politique publique indépendante des gouvernements.

28Malgré l’inexistence d’un statut juridique spécifique, le SENAES finance aujourd’hui la création et l’accompagnement de certaines BCD à l’échelle nationale. Le premier partenariat entre l’Institut Palmas et le SENAES fut établi en 2005 [Silva Junior, 2007]. Ceci permit à l’Institut Palmas de diffuser la méthodologie dans d’autres communautés. Ce développement a rapidement pris une allure nationale avec l’intervention de nouveaux acteurs agissant de façon décentralisée. Le réseau de BCD s’est ainsi graduellement structuré en interne et a sollicité la création d’un appel d’offres du SENAES pour fomenter une politique publique d’envergure nationale. Ainsi, le SENAES a émis deux appels d’offres soutenant la création et la consolidation des BCD. Les dimensions continentales du Brésil ont conduit à sélectionner les organismes chargés de cette politique sur base régionale. Cinq organisations sont donc aujourd’hui chargées de développer et articuler les BCD. L’Institut Palmas agence la coordination d’une partie des BCD du Nordeste, en plus de certains partenariats privilégiés. La banque communautaire Banco Bem, sous la forme de l’OSCIP Ateliê de Ideias est chargée des régions du Sudeste et du Centre-Ouest, alors que l’organisation non gouvernementale Institut Capital Social de l’Amazonie est chargée de la région amazonienne. Enfin, deux structures universitaires font également partie du programme : l’Incubateur Technologique en Économie Solidaire de l’Université Fédérale de Bahia pour certaines BCD du Nordeste, et le Noyau d’Économie Solidaire de l’Université de São Paulo, chargé d’articuler nationalement les BCD à d’autres organisations de finances solidaires (fonds rotatifs solidaires et coopératives de microcrédit).

29Par conséquent, la création de partenariats avec des institutions publiques a permis à la BP, et sa structure afférente l’Institut Palmas, de gagner en crédibilité et légitimité. Aujourd’hui, les relations qu’elle entretient avec les pouvoirs publics fédéraux et locaux lui permettent de diffuser son modèle, ce qui induit un renforcement et une consolidation de son assise dans le paysage de l’économie solidaire au Brésil.

5 – Conclusion

30Les apports empiriques présentés dans cet article s’inscrivent dans les débats théoriques relatifs à l’économie solidaire et à la recomposition des rapports entre société, économie et démocratie qu’elle engendre. Les banques communautaires de développement constituent une forme organisationnelle d’appropriation du développement économique par la société civile. Elles s’inscrivent alors dans une perspective de changement social et produisent des innovations organisationnelles vectrices de ce changement. La Banque Palmas agit sur plusieurs fronts simultanément pour créer un marché local régulé qui puisse générer des emplois et des revenus et ainsi endiguer la pauvreté. Cette vision générale s’inscrit dans celle de l’économie substantive définie par Polanyi : le marché est encastré dans les structures sociales et politiques locales et tend à servir en premier lieu la cohésion du territoire et les intérêts communs.

31Présentant les jalons de cette forme d’organisation de l’économie solidaire brésilienne, cet article appelle néanmoins à davantage de recherches sur cet objet d’étude. Dans un premier temps, il serait intéressant d’analyser l’impact de la jonction des différents instruments financiers et non financiers des BCD. Par exemple, l’acceptation de la monnaie sociale a-t-elle un impact sur le développement des petites et moyennes entreprises ? Si oui, cet impact est-il plutôt d’ordre quantitatif, via une augmentation des ventes, ou alors qualitatif, par l’intégration dans un réseau local de solidarité économique ? Dans un deuxième temps, l’intégration des BCD au sein des politiques nationales d’inclusion financière, ainsi que les partenariats avec les banques publiques, mérite un éclairage approfondi. En effet, les interactions que les BCD entretiennent avec les pouvoirs publics, dans l’élaboration d’une politique publique visant à les développer, nécessiteraient un examen des dynamiques en jeu et des visions du monde portées par les différents acteurs dans ce processus – gouvernements locaux et fédéral, Banque centrale, banques publiques, universités et BCD.

32Cet article s’inscrit dans le débat scientifique international des « épistémologies du Sud », telles que définies par Boaventura de Sousa Santos [2011]. Les épistémologies du Sud visent à qualifier les mouvements existants et émergents qui rendent compte d’une organisation sociale et d’une connaissance du monde éloignées de la rationalité occidentale. Entendues comme de « nouvelle[s] production[s] et évaluation[s] des connaissances ou savoirs valides, scientifiques ou non », ces épistémologies établissent « de nouvelles relations entre différents types de savoir, sur la base des pratiques des classes et des groupes sociaux qui ont systématiquement souffert des inégalités et des discriminations dues au capitalisme et au colonialisme » [Sousa Santos, 2011, p. 38]. Autrement dit, rendre compte de la diversité économique – portée par les organisations de l’économie solidaire, entre autres – induit une posture épistémologique favorable à l’étude des phénomènes jusqu’alors peu connus et marginalisés. Cette position en faveur d’une théorie critique postcoloniale est nécessaire pour une « décolonisation des savoirs » [Martins, 2009, p. 63], définie comme la remise en question de la rationalité européenne et de l’hégémonie néolibérale sur les questions de savoirs économiques.

33La valorisation des cultures des minorités, et de leur nature hybride, va à l’encontre des processus cognitifs uniformisant la complexité du monde. La vision substantive de l’économie portée par Polanyi s’inscrit résolument dans cette perspective, à rebours de l’actuelle prévalence de la logique unique de marché et de la compréhension de l’économie dans son seul sens formel. Les organisations de l’économie solidaire sont généralement porteuses de cette vision holistique comprenant l’Homme comme un être social dont la rationalité est ancrée dans ses relations interpersonnelles et dans la préservation de l’environnement. La Banque Palmas nous invite à renouer avec cet imaginaire. Elle nous montre que les expériences émancipatrices sont enracinées et vécues dans la mobilisation collective et formalisées par des dispositifs institutionnels hybrides.

Notes

  • [1]
    Nous remercions les membres de l’Institut Palmas, spécialement Joaquim Melo, Sandra Magalhaes, Asier Ansorena et Carlos de Freitas, et de l’Université Fédérale de Bahia, particulièrement Genauto Carvalho de França Filho et Leonardo Prates Leal, pour leur soutien apporté lors de notre recherche de terrain. Nous remercions aussi Jean-Louis Laville, Guillaume Yvan, Marc Labie, Marek Hudon et les rapporteurs de la revue pour leurs commentaires sur les versions précédentes. Cette recherche a été réalisée dans le cadre du Pôle d’Attraction interuniversitaire intitulé « If not for Profit, for What and How? » financé par la Politique scientifique fédérale belge (BELSPO). L’auteur de l’article est boursier FNRS/FRESH.
  • [2]
    Les autorités publiques avaient laissé à leur disposition un petit nombre de matériaux de construction (taules, planches de bois…) que les habitants devaient utiliser en quelques semaines, sans quoi ces matériaux auraient été repris.
Français

Actives dans plus de 100 communautés au Brésil, les banques communautaires de développement représentent un phénomène majeur de l’économie solidaire brésilienne. En se référant aux apports théoriques de Karl Polanyi, cet article propose une analyse des logiques d’action plurielles de la première banque communautaire de développement brésilienne, la Banque Palmas.

Mots clés

  • économie plurielle
  • banque communautaire de développement
  • finances solidaires
  • Polanyi
  • Brésil

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Camille Meyer
CEB – Centre Européen de Recherche en Microfinance, Université libre de Bruxelles
Mis en ligne sur Cairn.info le 10/04/2015
https://doi.org/10.3917/rfse.015.0059
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