1Le 7 janvier 2015, douze personnes furent assassinées dans les locaux de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo. Parmi elles figurait Bernard Maris qui contribuait au périodique sous le pseudonyme d’« Oncle Bernard » depuis sa refondation en 1992 et dont il était actionnaire.
2Né le 23 septembre 1946 à Toulouse, Bernard Maris avait rédigé en 1975 une thèse intitulée « La distribution personnelle des revenus : une approche théorique dans le cadre de la croissance équilibrée » sous la direction de Jean Vincens. Il était devenu maître de conférences à l’université des sciences sociales de Toulouse en 1984, avant de rejoindre le LEREP (Laboratoire d’Étude et de Recherche en économie de la production) en 1990, qu’il dirigea de 1995 à 1998. Il fut ensuite nommé Professeur de sciences économiques à l’Institut d’études politiques de Toulouse en 1994.
3La seconde partie de sa carrière se déroulera en région parisienne, puisqu’il rejoindra l’Institut d’études européennes de l’université Paris 8 – Saint-Denis en 1999, où il enseignera jusqu’à son départ à la retraite en 2013. Il sera durant cette période membre du Centre d’étude des mutations en Europe, qu’il dirigera de 2000 à 2010. Il exercera également comme membre élu du Conseil national des universités (CNU) entre 1999 et 2002. Enfin, il avait été nommé membre du conseil général de la Banque de France par Jean-Pierre Bel, président du Sénat, en 2011.
4Conciliant enseignement, recherche, vulgarisation, journalisme, rédaction d’essais, de romans et d’ouvrages historiques, interventions à la radio et à la télévision, participation à des documentaires, etc., Bernard Maris était un économiste éclectique.
5Keynes avait affirmé qu’un « économiste de qualité » doit « être mathématicien, historien, homme d’État, philosophe, dans une certaine mesure. Il doit comprendre les symboles et s’exprimer avec des mots. Il doit observer le particulier d’un point de vue général et atteindre le concret et l’abstrait du même élan de pensée. Il doit étudier le présent à la lumière du passé et dans la perspective du futur. Rien de la nature et des institutions de l’homme ne doit lui être étranger. Il doit être à la fois impliqué et désintéressé ; être aussi détaché et incorruptible qu’un artiste et cependant avoir autant les pieds sur terre qu’un homme politique ». Bernard Maris était un peu de tout cela.
6S’il ne fallait retenir qu’un seul terme pour le décrire, on pourrait proposer celui d’« éveilleur ». Bernard Maris n’avait en effet de cesse d’éveiller les esprits, de faire connaître l’économie, à commencer par l’économie savante – en n’en cachant rien des travers et des limites. Il fut l’un des premiers (avec Des économistes au-dessus de tout soupçon, 1990) à repérer et à dénoncer le discours des « experts », ces personnes autolégitimées qui disent ce qu’il faut faire, quelles « réformes » il faut mener et quelles évolutions il convient d’accepter car elles sont inévitables.
7On peut dire que l’objet d’analyse premier de Bernard Maris fut le discours économique, cette production de sens qui vise à rendre légitime l’ordre des choses. Il a ainsi dirigé un numéro de la revue Sciences de la société en 2002 sur le sujet, et on peut retrouver cette préoccupation dans plusieurs ouvrages (citons Keynes ou l’économiste citoyen [1999] ; la Lettre aux gourous de l’économie [2003] ; L’anti-manuel [2003 et 2006]).
8Pour Bernard Maris, il convenait de décoloniser les imaginaires pour rouvrir le champ des possibles. Car le discours économique structure les débats politiques, envahit l’espace public et est omniprésent dans les médias – Bernard Maris aimait plaisanter sur le fait que même Charlie Hebdo avait une chronique économique. Mais pour cela, il faut de la culture et du talent, choses que Bernard Maris possédait à foison.
9Il s’est ainsi attelé à ridiculiser les experts, journalistes et économistes bien en cour, mais à partir d’un solide ancrage dans la théorie économique standard, dont il connaissait bien les raffinements, ainsi que le montrent ses travaux de thèse.
10Bernard Maris était particulièrement attentif aux enjeux de la quantification en sciences sociales : il revenait souvent sur les mésusages des statistiques (dont il rappelait qu’elles étaient étymologiquement liées à « l’État »), sur les modalités de leur construction, sur la place démesurée qu’elles occupaient dans le débat public.
11Bernard Maris s’inspirait des meilleures sources de l’économie politique. Ainsi, si Maris raillait les ralliements des experts médiatiques à la « nouvelle économie » et ses promesses de croissance infinie, c’est parce qu’il savait, avec Marx, que les crises sont consubstantielles au capitalisme. Et s’il n’avait guère d’estime pour les prévisions des conjoncturistes, c’est parce qu’il avait retenu de Keynes qu’en matière d’économie de marché, l’incertitude radicale (« nous ne savons pas, tout simplement ») prévaut.
12Bernard Maris était le porteur d’une « autre économie » (titre d’une chronique quotidienne qu’il tint à France Inter durant plusieurs années) humaine, sociale, écologique. Il valorisait les formes alternatives d’organisation économique, comme l’économie sociale et solidaire ou les formes d’échanges gratuites, telles que les logiciels libres. Il détestait la publicité et était un fervent défenseur de l’écologie, et ne cessait de dénoncer le productivisme (de droite comme de gauche) pour appeler à un renouvellement radical de nos économies en direction des énergies renouvelables, de la sobriété et de la convivialité.
13Si Bernard Maris eut la rare qualité de beaucoup nous faire rire, il y avait également une face sombre chez lui, un pessimisme radical sur l’avenir du capitalisme et de nos sociétés, tel qu’il l’avait exprimé dans ses travaux avec Gilles Dostaler [2010] sur la « pulsion de mort » du capitalisme, cette tendance de l’homme et de l’humanité à l’autodestruction mise en avant par Freud et reprise par Keynes pour qui le désir d’accumulation monétaire était « morbide ». Son dernier ouvrage consacré à l’œuvre de Michel Houellebecq était d’ailleurs une dénonciation radicale du capitalisme et de ce qu’il fait de nous, ainsi que de la conception égoïste et réductrice de l’homme porté par les économistes (dominants).
14Enfin, Bernard Maris, lui l’humaniste universaliste, lui l’Européen avait aussi exprimé dernièrement sa grande désillusion à l’égard de la monnaie unique européenne, appelant à sortir de l’euro.
15Bernard Maris se distinguait par sa culture, son jugement acéré et sa volonté de transmettre son savoir. Il est à craindre que la relève soit difficile à prendre, tant il est rare de réunir toutes ces qualités. Mais aussi parce que, à l’économie politique, science humaine, profonde, engagée politiquement (de Polanyi à Hayek), a succédé dans nos universités la science économique, assumée comme réductrice, pratiquant le langage mathématique à l’exclusion de tout autre, et impérialiste à l’égard des autres disciplines aussi bien que de l’ensemble des questions de société.
16Pour le dire autrement, il est peu probable que les facultés d’économie actuelles produisent des Bernard Maris – qui, notons-le, a passé la majorité de sa carrière dans ces lieux en marge de la discipline que sont les instituts (IEP de Toulouse puis IEE de Saint-Denis), où la parole est plus libre que dans de nombreuses facultés, où les liens entre économie et politiques sont plus assumés et où l’enseignement est tourné vers la compréhension du monde contemporain.
17La carrière de Bernard Maris ne fut d’ailleurs pas sans heurt, comme l’indiquent ses collègues du LEREPS [1] : « Sa nomination comme professeur fut mouvementée, suite à une très longue et très vive délibération du Conseil national des universités (CNU). Le conseil restreint de 12 professeurs n’ignorait pas le polémiste redoutable qu’était déjà Bernard Maris, notamment vis-à-vis de la pensée économique standard, mais aussi l’économiste compétent, grand spécialiste de la pensée keynésienne qu’il était déjà. Suite à un débat houleux, où il fallut rappeler qu’il était un véritable universitaire et poser la question de savoir s’il valait mieux l’avoir dans l’Université ou en dehors, il fut finalement nommé professeur, mais à une voix près. L’instance supérieure de la profession avait sauvé de justesse son honneur de gardienne et de garante de la scientificité de la discipline et aussi de son pluralisme. »
18En 1999 s’est constituée l’Association française d’économie politique (AFEP), qui vise à défendre le pluralisme dans l’enseignement et dans la recherche. Bernard Maris en était membre. Alors que se joue peut-être dans les prochaines années l’avenir de l’économie à l’Université, l’AFEP va tout faire pour que les jeunes Bernard Maris d’aujourd’hui aient demain une brillante carrière à l’Université.
Notes
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[1]
LEREPS, « Bernard Maris, un humaniste, un penseur critique de l’économie dominante », janvier 2015, http://appliphp.univ-tlse1.fr/LEREPS/spip/IMG/pdf/Hommage_a_Bernard_Maris-.pdf.