CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Bernard Friot, Émanciper le travail. Entretiens avec Patrick Zech, La Dispute, coll. « Travail et salariat », Paris, 2014, 151 p.

1Rares sont les auteurs qui proposent aujourd’hui une analyse théorique d’une certaine amplitude, surtout qui renouvelle à la racine la manière dont nous appréhendons traditionnellement les institutions politiques et économiques. Bernard Friot est de ceux-là et rien que pour cette raison, ses travaux méritent d’être lus et discutés. Car des interrogations et des discussions, ces propositions ne peuvent manquer d’en susciter, tant elles prennent à rebours certaines représentations bien ancrées, à commencer par celles qui entourent le salariat. À l’exception notable de Robert Castel qui, dans la genèse magistrale qu’il dresse de ce statut, met en avant les protections qui y sont adossées [1], nombreux sont ceux qui, à droite comme à gauche, tiennent la condition salariale pour un repoussoir en raison du rapport de subordination qu’elle implique. En témoignent par exemple respectivement la célébration contemporaine de l’(auto-)entrepreneuriat [2] ou celle des structures organisationnelles de l’économie sociale [3] comme voies – supposées – pour échapper à cette dernière et devenir, significativement, « son propre patron ». Pour Bernard Friot, au contraire, c’est dans l’extension du salariat que se situe le véritable levier d’émancipation vis-à-vis de la domination capitaliste, à condition de s’entendre sur ce qu’il recouvre, et notamment de le distinguer de l’emploi tel que l’organise le régime capitaliste. C’est cette entreprise de changement de cadres de pensée comme d’action que poursuit et approfondit Bernard Friot dans ses ouvrages, depuis Puissances du salariat [1998] jusqu’à L’Enjeu du salaire [2012], non sans avoir au passage durci sa position, à contre-courant là encore des discours publics se radicalisant dans l’autre sens. Notons néanmoins qu’en concordance logique avec la conception éminemment collective du travail qu’il porte, la pensée de Bernard Friot se diffuse en même temps qu’elle s’élabore au sein d’une association d’éducation populaire, le Réseau salariat [4], ainsi qu’en accompagnant d’autres organisations, comme la Confédération générale du travail (CGT) dont il a contribué, de manière décisive, à bâtir la revendication d’un « Nouveau statut du travailleur salarié » (NSTS) présenté en 2009. Et c’est un autre mérite qu’on peut également reconnaître à l’entreprise du socio-économiste : celle non seulement d’assumer le caractère nécessairement normatif de son analyse, ou en d’autres termes la performativité d’un discours prétendant dresser un état des lieux ; mais aussi d’assurer si l’on peut s’exprimer ainsi le service après-vente de ses propositions, en s’efforçant de faire œuvre de pédagogie dans leur présentation, plutôt que de laisser à d’autres le soin de les « traduire » pour le grand public, avec les déformations et surtout les instrumentalisations que cela implique.

2Émanciper le travail n’apporte en réalité pas beaucoup d’éléments nouveaux aux lecteurs déjà familiers de Bernard Friot, notamment par rapport à ses deux derniers ouvrages, L’Enjeu des retraites [2010] et L’Enjeu du salaire [2012] [5], mais permet au chercheur de présenter ses thèses d’une autre manière, sous la forme de cinq entretiens, menés apparemment durant la même semaine, avec Patrick Zech, animateur du Réseau salariat à Liège. Signe des temps, il n’est pas anodin de noter l’engouement relatif de la forme très socratique de l’entretien parmi les ouvrages visant à faire œuvre de pédagogie, notamment économique, quitte à faire soi-même les questions et les réponses [6] !

3Pour celles et ceux qui ne connaîtraient pas les thèses de Bernard Friot, on peut récapituler les grands traits de cet ouvrage, sans pour autant prétendre à éviter les nécessaires simplifications d’un tel exercice. Dans le premier entretien, il revient ainsi sur la question fondamentale de la valeur, en rappelant d’abord la distinction entre la valeur économique – et non la valeur d’échange –, et la valeur d’usage. La première est ainsi celle d’une marchandise qui est exprimée monétairement, en proportion du travail concret qu’elle a incorporé, sans coïncider nécessairement, ce qui arrive rarement, avec la seconde. Mais, explique Bernard Friot, s’il convient d’être davantage attentif au travail concret, seul producteur selon lui de valeur, et de prendre en compte l’utilité éminente mais déniée par les institutions marchandes de nombreuses activités, la détermination de la valeur relative des biens et services ne peut être donnée en soi, et suppose nécessairement des rapports de pouvoir : « la lutte des classes est un conflit irréductible parce que la production de valeur est l’occasion pour une classe dominante de s’approprier une partie du fruit du travail du reste de la société » (p. 18), écrit-il, affirmant qu’une telle prédation, en tant qu’elle est constitutive de la valeur économique, ne serait pas abolie par la sortie du capitalisme. L’institutionnalisation de la Sécurité sociale représente pour Bernard Friot une véritable subversion de la définition capitaliste de la valeur, et il s’inscrit ainsi en faux contre une lecture régulationniste qui ferait de cette dernière le fruit d’un simple « compromis » fordiste au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, d’où l’acharnement de certains à la remettre en cause, que ce soit frontalement, à l’instar d’un Denis Kessler, l’ex-numéro 2 du Medef et patron du réassureur Scor ou, plus subrepticement, en substituant d’autres modes de financement à la cotisation, comme le proposent nombre de ceux que l’auteur qualifie de « réformistes », terme péjoratif sous sa plume. Il revient ensuite sur les quatre institutions majeures par lesquelles le capitalisme a imposé sa conception de la valeur économique : le marché du travail, la propriété lucrative, la mesure de la valeur par le temps de travail et le crédit, elles-mêmes entérinées par le droit et surtout naturalisées et intériorisées par le plus grand nombre. Contre ces dernières, Bernard Friot défend une conception du salaire qui ne serait plus le prix de la force de travail, mais la reconnaissance de la qualification de la personne, et non du poste de travail, comme dans le modèle de l’emploi, Or, loin d’être chimérique, un tel statut existe déjà, c’est celui des fonctionnaires, si ce n’est qu’à l’exception des agents hospitaliers, leur traitement est financé par l’impôt et non par la cotisation sociale, ainsi que l’envisage Bernard Friot dans sa généralisation. Celui-ci n’entend en effet pas faire de chacun-e un agent de l’État, mais déconnecter la rémunération de l’activité productive mesurée par le temps de travail, à travers le dispositif de la cotisation-salaire, qui permettrait non seulement de rémunérer toute personne de sa majorité jusqu’à sa mort, relativement au niveau de qualification qui lui serait reconnu par un jury composé de personnes étrangères à l’entreprise et au service de l’impétrant, mais aussi l’investissement, puisque la propriété des moyens de production serait également socialisée, tandis que le crédit serait aboli et remplacé par la seule création monétaire. Chacun-e serait ainsi libre de créer son entreprise ou de rejoindre un collectif de travail déjà existant pourvu que celui-ci l’accepte et les projets d’investissement seraient financés soit sur ressources propres, soit par le recours à des caisses d’investissement ayant collecté une partie des cotisations économiques assises sur la valeur ajoutée.

4En d’autres termes, disparaissent de la répartition de la valeur ajoutée les propriétaires privés des moyens de production – puisqu’il n’y en aurait plus ! –, et la valeur ajoutée serait dès lors intégralement répartie entre cotisations finançant salaires et investissements et une part (l’auteur propose 15 %) laissée aux entreprises pour de nouveaux investissements. Bernard Friot ne dissimule pas là encore les conflits potentiels auxquels vont nécessairement donner lieu la répartition des cotisations (la cotisation versée par chaque entreprise sera-t-elle par exemple fonction de son seul effectif, ou pondérée par la qualification respective de chacun de ses membres ?), de même que la reconnaissance de la qualification de chacun-e ou les décisions d’investissement ne peuvent manquer de provoquer des tensions. C’est en cela que ce projet est sous-tendu par une conception très exigeante de la démocratie, qui commencerait par la réhabilitation de l’expérience « oubliée » de « démocratie sociale » en France, entre 1945 et 1960, où l’administration du régime général de la Sécurité sociale a été assurée par les salariés eux-mêmes, ou plus exactement par leurs élus, renouvelés tous les cinq ans, et occupant les trois quarts des sièges d’administrateurs, contre un quart pour le patronat, assurant ainsi la gestion de sommes comparables au budget de l’État, comme le rappelle l’auteur (p. 63), ce qui explique pourquoi les représentants de ce dernier ont tenu progressivement à reprendre la main dessus, ainsi que le matérialise désormais le vote de la loi de finance de la Sécurité sociale par le Parlement, au même titre que le budget étatique.

5Bernard Friot s’efforce aussi de répondre aux objections des défenseurs du « marché du travail » capitaliste, relayés par son interlocuteur. En ces temps où le chômage de masse n’empêche pas certains, jusqu’aux sommets de l’État, de soupçonner ouvertement les privés d’emploi d’être responsables de leur sort, certains seront prompts à avancer que le modèle ainsi esquissé de salaire à vie ne désincite à travailler, Bernard Friot rétorque en substance que la première motivation de l’activité laborieuse doit résider dans le désir plutôt que dans la contrainte, comme bien souvent aujourd’hui. En effet, nombreux sont ceux qui « savent qu’ils font du sale boulot pour mettre en œuvre le capital de l’actionnaire [et qui] vont en traînant les pieds faire un travail qui leur plaît, mais que le management capitaliste pourrit » (p. 88) – manière imagée d’exprimer la souffrance particulière liée à l’organisation du travail indépendamment de ses finalités, et notamment ce que les sociologues du travail désignent comme la « qualité empêchée », c’est-à-dire l’impossibilité de bien faire son travail suivant la manière dont on l’entend, en raison d’impératifs productifs, encore que cela suppose encore avec un certain optimisme que les travailleurs en question adhèrent aux finalités de leur activité, ce qui est loin d’aller de soi… En somme, rappelle le chercheur, la carotte est à tous égards préférable au bâton, et au boucher égoïste d’Adam Smith, Bernard Friot propose de substituer la figure du restaurateur désireux de réaliser de bonnes pizzas et de ne pas voir son commerce déserté. Quant à ceux qui redoutent que le projet ainsi esquissé n’enferme les citoyens-salariés dans un métier donné, les forçant à troquer leur « liberté » contre une sécurité à vie, Bernard Friot précise que la qualification ne doit pas être confondue avec la pratique actuelle de la certification : elle n’oblige pas en effet son porteur à demeurer dans l’activité qu’il a initialement « choisie », mais au contraire le suit en cas de reconversion, fût-ce dans une activité tout autre, à l’instar là encore du modèle fonctionnaire, du moment qu’il parvient à fédérer un collectif de travail autour de lui. Car, en somme, la qualification ainsi entendue n’est pas la labellisation d’un niveau de productivité potentiel et réalisé, mais « la reconnaissance d’un niveau de participation à la production de valeur économique transversal à toutes les activités » (p. 77).

6Reste le problème majeur de la coordination, majeur car c’est précisément la question sur laquelle ses zélateurs prétendent que « le » marché aurait démontré définitivement sa supériorité sur toute forme de planification. En l’occurrence, Bernard Friot n’entend pas abolir totalement le marché – dont on ne rappellera jamais assez qu’il se distingue du capitalisme –, mais de le remettre à sa place, c’est-à-dire de lui accorder un rôle moins dominant afin de laisser se déployer trois autres mécanismes : la décision collective des copropriétaires d’usage de chaque entreprise, les conflits entre les différentes institutions organisant les activités et porteuses chacune d’intérêts contradictoires – entreprises, caisses d’investissement, caisses de salaires, caisses de gratuité (pour financer certains biens et services publics) et jurys de qualification –, et enfin l’État qui « pose la question de l’articulation entre classe et nation » (p. 90) et implique une fonction publique qui fasse contrepoids aux élus. On voit ainsi à travers ces quatre dynamiques autant de représentations différentes de la démocratie, et de figures du citoyen, qui ne devrait plus se réduire à celle de l’électeur passif convoqué ponctuellement.

7Certes, le modèle du salaire à vie et de la qualification personnelle que proposent Bernard Friot et les militants du Réseau salaire présente encore un certain nombre d’indéterminations concernant par exemple la conception de la valeur, à laquelle certains reprocheront de faire encore trop de place au travail, et pas assez notamment au désir mimétique, à l’instar d’André Orléan [7], ou encore à la manière dont seraient réalisées les tâches collectives les plus répulsives, le « sale boulot », qui, comme l’a bien montré Everett Hughes [8], se définit non pas a priori mais par les relations de travail. Or Bernard Friot évacue ce problème rapidement en reprenant la proposition de déterminer une série de corvées dont tou-te-s les citoyen-ne-s s’acquitteraient par roulement, ou encore sur les quelques chiffrages proposés, par exemple le fait que la cotisation-salaire représenterait 60 % de la valeur ajoutée, ou la proposition de fixer une échelle de salaire allant du simple au quadruple selon la qualification. Mais il est aussi heureux, et dans sa logique même, que ce programme ne constitue pas un système clos et totalement fermé. La société post-capitaliste qu’il dessine n’est, comme le reconnaît l’auteur, pas dénuée de conflits, d’inégalités et de rapports de domination, et appelle ainsi certainement encore d’autres institutions. Tout en permettant d’appuyer une critique radicale d’un certain nombre de réformes ou de propositions présentées comme progressistes, qu’il s’agisse de l’épargne-retraite individualisée, la revendication d’un revenu minimum d’existence [9] ou même celle du plein emploi, que Friot qualifie de « conduites d’évitement », ses propositions appellent ainsi elles-mêmes un certain nombre de critiques tant internes – sur leur cohérence – qu’externes, quant à leur faisabilité politique. Force est en effet de constater que le rapport de forces politiques est loin de nous porter vers leur réalisation. Il n’en reste pas moins que, quand bien même on souscrirait à leur égard au qualificatif d’utopiques, il n’en joue pas moins comme les autres récits de ce type le rôle de révélateur des contradictions sociales contemporaines en même temps qu’il stimule l’imagination et rouvre l’espace des possibles et du pensable [10]. Ce qui confère à ce petit ouvrage une indéniable valeur d’usage !

8Igor MARTINACHE

9igor.martinache@univ-lille1.fr

Fabrice Flipo, Nature et politique. Contribution à une anthropologie de la modernité et de la globalisation. Paris, Éditions Amsterdam, 2014, 442 p.

10« L’écologisme ne connaît pas de doctrine reconnue sans ambiguïté, il n’a pas son Marx », écrit F. Flipo (p. 24) pour justifier l’ambition de son ouvrage : faire le ménage au sein du « flou doctrinal » (p. 14) qui caractérise selon lui l’écologie politique, afin de reconstruire son message central et de désamorcer les principales critiques qui lui sont adressées. Ce qui caractérise les écologistes est qu’ils ont une conception politique de leur sujet, « par leur souci de remonter aux causes premières de la destruction de la nature et de porter une alternative globale de société » (p. 12). F. Flipo propose de comprendre l’écologisme comme une idéologie à part entière, fondée sur la nécessité d’adopter un autre mode de vie, plus soutenable, mais dont l’objet pose encore question, car le monde savant ne s’en est pas encore emparé pleinement. Les écologistes qui accordent à la nature une valeur intrinsèque et de laquelle peuvent découler des droits, sont-ils pour autant antihumanistes ? Les écologistes sont-ils de gauche, ou au contraire de droite, voire antidémocratiques ou fascistes ? Sont-ils libéraux ou anticapitalistes ? Parce qu’ils remettent en cause la modernité et son idéologie productiviste, sont-ils pour autant des idéalistes, des utopistes, qui cherchent à « ré-enchanter le monde » (p. 32) ? En progressant au rythme de ces quatre grands « sites de controverses » (p. 23), qui structurent l’ouvrage en autant de chapitres, l’auteur propose in fine de redéfinir le statut théorique de l’écologie politique.

11F. Flipo est maître de conférences en philosophie et chercheur au Laboratoire de changement social et politique (Paris 7-Diderot). Depuis sa thèse, dirigée par C. Larrère et soutenue en 2002, ses thématiques de recherche s’articulent autour de la crise écologique (écologie politique, décroissance et développement durable) et des infrastructures numériques. L’effort de théorisation proposé par l’auteur dans Nature et politique est considérable. En relisant d’importants auteurs de la littérature écologique, tels que S. Moscovici et I. Illich, à l’aune de la philosophie de J.-P. Sartre et de A.N. Whitehead, F. Flipo montre que la critique écologiste est d’ordre « cosmologique », au sens où elle se traduit par un discours sur le cosmos, sur la nature de ce qui est. Selon Flipo, l’écologisme se pose en critique de l’universalisme moderne et remet en cause son anthropologie cartésienne, fondée sur une séparation entre êtres humains et matière. L’auteur propose une « anthropologie fondamentale » (p. 35) alternative à celle de modernité, lui permettant d’affirmer que l’écologisme a la capacité théorique de s’élever au rang de « nouvel universel concret » (p. 36). Reprenons les principaux arguments avancés par l’auteur.

L’écologisme est un humanisme, qui pose la question de l’universel

12Le premier éclairage proposé par F. Flipo consiste à réaffirmer, en réponse à la critique de L. Ferry dans le Nouvel Ordre écologique, que l’écologisme n’a pas vocation à défendre la nature au détriment des humains puisqu’il vise justement à réarticuler ces catégories. Le point de départ de la critique écologiste est une contestation empirique du développement socioéconomique : il est impossible de maintenir une croissance infinie et une accumulation de richesses matérielles continue dans un monde fini. La reconnaissance de droits à la nature est un premier levier permettant de s’opposer à une conception (moderne) purement instrumentale de celle-ci et de contrecarrer les actions de l’homo œconomicus. La perspective est donc particulière : les droits de la nature (s’appuyant sur l’affirmation de la valeur intrinsèque de cette dernière) sont à envisager comme une fiction constituée à des fins de régulation. Ainsi, « l’éthique environnementale se comprend donc finalement mieux comme un “utilitarisme des droits” » (p. 68). Sur le fond, le droit de l’environnement a bien une visée humaniste : la remise en cause de la croissance et de l’accumulation se fait au nom du droit d’accès à un environnement sain. Mais il s’agit de distinguer l’écologisme « superficiel » (p. 70) qui vise à « maintenir le mode de vie occidental et [à] garder ses bénéfices tout en réduisant les pollutions et les nuisances, ce qui peut d’ailleurs passer par une exportation des effets indésirables vers d’autres territoires » [ibid.], de la version « forte » de l’écologisme qui pose la question de l’universel : « Au-delà d’un certain point difficile à déterminer, ce que les uns consomment pour leur “liberté” ou leur “autonomie”, empêche la liberté et l’autonomie des autres » (p. 383). F. Flipo conclut que considérer « les Droits de la Nature [comme] un élément essentiel des Droits de l’Homme » [ibid.] est un premier point de rupture fondamental entre la modernité et l’écologisme.

L’idéologie écologiste, une critique autonome

13Un autre aspect important de l’ouvrage est de faire dialoguer l’écologisme, le libéralisme et le socialisme, envisagés comme trois grandes idéologies irréductibles mais de même importance. Les libéraux voient l’écologisme comme le cheval de Troie d’une expansion sans limite de l’État (via l’internalisation des externalités, le principe de précaution, la politisation de la consommation, la sanctuarisation de ressources communes…). Le maintien de la posture libérale n’est compatible qu’avec une réaffirmation de la nécessité de la croissance, qui permettrait l’accès à de nouvelles ressources, l’investissement et l’innovation ainsi que la réalisation de gains d’efficacité. Néanmoins selon F. Flipo (p. 384), c’est par l’empirie que la vision libérale-écologiste est rendue caduque : « Accidents nucléaires, science qui ne trouve pas, finance qui se dérègle au lieu de s’autoréguler, fausses solutions qui montrent très vite leurs limites (on pense notamment aux biocarburants). » Vu du marxisme, en revanche, l’écologisme tend à apparaître comme un allié du libéralisme, car il ne vise à remettre en cause, de manière systématique, ni la propriété privée, ni l’organisation par le marché. Pour Flipo, les écologistes sont à la fois libéraux et anticapitalistes : ils s’opposent frontalement au capitalisme s’il désigne l’accumulation productiviste, mais ils peuvent soutenir « l’utilisation de règles de marché dans le but d’atteindre un résultat substantiel, en termes de finalités : plus ou moins de renouvelables dans la production et la consommation, dans un but que l’on pourrait qualifier de cosmopolitique et universaliste » (p. 179). L’objet de la critique écologiste n’est donc ni tout à fait le marché, ni tout à fait le capitalisme, mais surtout « l’utopie industrialiste » (p. 252) de la modernité, à laquelle se rattachent aussi bien les marxistes que les libéraux.

14Selon l’auteur, l’écologisme porte en propre deux éléments. D’une part, il consiste à « réhabiliter la vertu contre l’intérêt » (p. 175) comme le proposent notamment H. Daly et le courant de l’économie écologique, en faisant référence à « un individu situé dont l’action dépend d’un enchevêtrement complexe de valeurs et de normes » (p. 176) et dont la rationalité se comprend au sein d’une communauté qui inclut les non-humains. D’autre part, l’écologisme remet au centre la question des besoins et celle de l’autonomie. Pour F. Flipo, c’est finalement I. Illich le « Marx » des écologistes. Sa théorie de la contre-productivité de l’outil le conduit à montrer qu’au-delà d’un certain seuil, « l’institution se comporte de manière corporatiste. Elle ne répond plus aux problèmes sociaux [mais] défend sa propre importance » (p. 240). C’est donc à la rente que s’en prennent les écologistes. Selon l’auteur, l’analyse marxiste et l’écologisme ne s’intéressent pas au même type d’aliénation, mais elles partagent certaines formes de critiques. Alors que l’analyse marxiste se centre sur l’extraction de la valeur, à partir de l’outil productif, l’écologisme s’intéresse à la « réalisation de la valeur » (p. 199), c’est-à-dire à la consommation et à l’investissement productif. Selon F. Flipo, I. Illich – à la différence de Marx – tient compte « de tout le “détour de production”, toute la chaîne de la valeur du travail jusqu’à la consommation finale (les “subsistances”), qui permet seule de déterminer le degré d’exploitation » (p. 242). Il ne fétichise aucun outil et s’intéresse aux besoins en tant qu’ils dépendent d’un contexte. Illich identifie la société conviviale, comme la société où l’homme est au contrôle de l’outil, mais il ne propose pas de stratégie pour y parvenir. C’est là que, nous dit F. Flipo, J.-P. Sartre et S. Moscovici jouent un rôle clé.

Une théorie du changement social

15En cohérence avec son rapport à l’économique, F. Flipo montre que l’écologisme est porteur d’une théorie politique propre : une « contestation du progrès en tant que conception du Bien s’imposant dans l’espace public et à tous les partis politiques au détriment d’autres conceptions possibles » (p. 72). C’est en cela qu’il constitue une alternative au libéralisme et au socialisme. Et c’est aussi ce qui explique qu’il soit mal compris : l’écologisme s’inscrit dans un spectre allant du libertarisme au centrisme, « deux courants largement mis de côté, dans la théorie politique, au profit du libéralisme et du socialisme » (p. 27). Parce qu’il refuse de se positionner au sein l’axe droite-gauche, l’écologisme est souvent accusé d’être antidémocratique, voire de constituer un mouvement réactionnaire et fascisant (cf. critique de Jean Jacob discutée dans l’ouvrage, p. 71), ce que F. Flipo réfute. Au contraire, si le mouvement écologiste tend à remettre en cause le cadre « démocratique » tel qu’il est, c’est parce que ce dernier ne propose aucune alternative à la logique de l’accumulation.

16Selon l’auteur, afin de cerner la spécificité de son rapport au pouvoir il s’agit de replacer l’écologisme dans le contexte de l’émergence des « nouveaux mouvements sociaux » (p. 116) de l’après 1968. F. Flipo théorise la stratégie d’action de l’écologisme en faisant référence aux travaux de S. Moscovici sur les minorités actives, et à la Critique de la raison dialectique de J.-P. Sartre, qui propose, selon lui, une « véritable théorie de la souveraineté » (p. 148). Avec Illich, F. Flipo montre que la rente est au cœur de la lutte écologiste. Dans le langage de Sartre, la cible de la critique est le « despote », ou encore les « quasi-souverains ». La stratégie d’action de l’écologisme est tournée vers la société civile, elle ne vise pas à prendre le pouvoir mais plutôt à opérer une (r)évolution culturelle qui n’a pas de centre. Son objectif est de « briser le consensus artificiel de la majorité » (p. 244), de « faire fondre » ou « se déplacer » (p. 263) les séries : « L’une des armes les plus puissantes contre les rentiers est de rappeler le caractère contingent de l’ordre social, en tant qu’il n’est qu’un arrangement de la nature parmi d’autres possibles, nature dont nul ne peut se dire propriétaire » (p. 374). Mouvement culturel, l’écologisme est porteur d’un changement « d’époque » au sens de C. et R. Larrère, ou encore de « paradigme », comme le souligne A. Lipietz. La question posée est donc celle de l’utopie, de la « cosmologie », que l’écologisme entend substituer à celle de la modernité. F. Flipo théorise les prises possibles pour faire fondre les séries et construire un « ailleurs ».

L’écologisme, un « nouvel universel concret »

17Les structures mentales de la modernité se rigidifient face à la critique écologiste. Ces derniers sont accusés de vouloir « ré-enchanter le monde » (p. 32) et la critique prend corps aussi bien du côté libéral, que social-démocrate ou marxiste. Côté libéral, la crainte repose sur la suppression de la liberté de l’homme, c’est-à-dire de la possibilité de « définir sa propre essence » (p. 258) en la soumettant à un « grand Tout » [ibid.]. Plus généralement, les écologistes sont accusés d’idéaliser le retour à un âge d’or passé, de vouloir renoncer à la rationalité et à la raison et de saper ainsi ce qui rend possible le politique, le juridique et le scientifique. L’écologisme est accusé de vouloir réhabiliter le « sacré » et « diverses théories postulant l’existence d’un ordre surnaturel, qui viendrait dicter au monde temporel ses règles de conduite, de manière invérifiable et indiscutable, puisqu’étant situé au-delà de toute expérience possible » [ibid.]. Flipo tente de mettre en lumière la rationalité propre à l’écologisme afin de clore cette controverse, en étudiant deux de ses pendants : les relations de l’écologisme à la science et à la religion.

18Un premier élément avancé par l’auteur est que c’est au contraire le parti de la modernité qui définit l’essence de l’homme, à la fois comme un être artificiel, ancré dans l’ordre industriel et de croissance et comme un être objectif, doté d’une rationalité scientifique rigoureuse. À partir d’une relecture de Heidegger, F. Flipo montre que les écologistes en appellent à une réconciliation de l’homme avec la nature, au sens d’une plus grande authenticité. L’écologisme ne cherche pas à définir l’essence de l’homme. Il se présente plutôt comme un contrordre, vis-à-vis de l’ordre technologique (p. 280) : « Ce n’est pas la nature contre l’artifice, ou alors au sens de la nature authentique (ce que nous sommes et désirons vraiment) contre la nature inauthentique (ce qu’on nous pousse à faire) : c’est la nature contre la nature. » En ce sens, l’écologisme n’est sûr que de ce qu’il refuse, il n’a pas de « théorie achevée de la société, à la différence du libéralisme et du marxisme » [ibid.], il en appelle à une « nature dispersée, sous-déterminée, qui n’a d’autre but que de s’opposer à l’ordre existant qui se présente comme inexorable » [ibid.]. Le propre de l’écologisme n’est pas celui de la wilderness mais de la wildness au sens de H.D. Thoreau, c’est un naturalisme « actif » plus que « réactif » au sens de S. Moscovici : il ne s’arcboute pas sur une position de défense de la nature, mais il « puise dans ce fonds qui […] est indéterminé car vivant, qu’on appelle la nature, et y cherche des normes pour construire une réalité alternative fondée sur une relation plus authentique à soi » (p. 281).

19F. Flipo désamorce la critique moderne en construisant une « anthropologie fondamentale » (p. 260), sur la base de la cosmologie de Whitehead, prenant la forme d’un jeu de définitions (de termes tels que « symbolique », « sacré », « religion », « superstition », « culture », « science », « société » et « politique »). Cette dernière « se propose donc à la fois comme fondement anthropologique de l’écologie politique et comme universel alternatif à celui de la modernité, puisque ces deux questions n’en font qu’une » (p. 261). Par la définition de ses fondements anthropologiques, l’auteur montre que non seulement l’écologisme possède la capacité théorique de prétendre à l’universalité (c’est-à-dire qu’il « a donc bel et bien le même statut que le paradigme qu’il cherche à remettre en cause » [ibid.]), mais aussi que ces derniers apparaissent plus cohérents que ceux de la modernité. Sur cette base, l’écologisme remet en cause l’universalisme de la modernité : il révèle que « si la science repose sur l’expérience, alors c’est la modernité qui est irrationnelle » (p. 261).

20Plus qu’une critique de la modernité (critique qui repose donc sur des fondements anthropologiques théoriquement universalisables), l’écologisme propose du même coup un « universel concret » alternatif. Selon Flipo, différents éléments du « concret » qui composent ce nouvel universel sont perceptibles dans le débat qui entoure la décroissance : S. Latouche, N. Georgescu-Roegen, P. Rabih, P. Ariès et V. Chenet, ainsi que B. Commoner et J. Drost, fournissent autant de raisons de s’opposer à la croissance et donc à la modernité. Le propre de l’écologisme est de poser « la question du contenu de la richesse » (p. 358), ce que le « développement durable » ne permet pas de faire de manière satisfaisante, car il reste associé à une hausse de la productivité et à la croissance. « Ce qui est mis en cause, avec l’écologie, ce sont les causes et les conséquences des actes humains, en tant qu’ils génèrent ou non du bien commun […] c’est la rationalité de l’action qui est mise en cause » (p. 360). L’écologisme en appelle à un « changement dans les valeurs » (p. 359), à un mouvement qualitatif dans un autre sens. Comme le montre I. Illich, le problème n’est plus celui du partage de la valeur ajoutée, mais du mode de génération des richesses tout entier. Dès lors, « l’écologisme peut se présenter comme un nouvel universel concret, fondé sur une allégeance (ou « loyauté ») planétaire aux valeurs d’égalité et de paix » (p. 362). Selon F. Flipo, « l’égalitarisme cosmopolitique écologiste » s’avère très proche de « la proposition d’Herman Daly ou d’Anil Agarwal de “communauté de communautés” ou de “village de villages” » (p. 371).

21L’ouvrage présente selon nous plusieurs grandes qualités. L’effort de construction théorique, à partir d’une littérature aussi vaste qu’éclectique, puisqu’elle est composée à la fois des grands auteurs de l’écologie politique et de leurs critiques, est particulièrement remarquable. Le lecteur comprend, d’une part, que la critique écologiste s’attaque au cœur de la modernité : à la conception « cartésienne » de la nature ainsi qu’à la logique productiviste. Et, d’autre part, qu’un certain nombre de leviers juridiques, économiques, politiques et sociaux existent pour asseoir cette contestation : droits de la nature, remise en cause de la conception productiviste de la richesse et mise en mouvement des structures mentales, afin de renverser les « rentiers ».

22La principale critique pouvant être formulée porte selon nous sur la mise en œuvre du changement social et sur le contenu de « l’universel concret ». En effet, le contenu de ce dernier est assez peu explicité dans l’ouvrage. L’auteur met en évidence qu’il s’avère proche du « village de villages » de A. Agarwal et de la proposition de H. Daly qui consiste à « réhabiliter la vertu contre l’intérêt » (p. 175 ; p. 371), par un mouvement des structures mentales et une refonte des séries. Toutefois, l’articulation entre cette proposition et la posture critique d’I. Illich n’est pas évidente. L’ancrage social de la critique écologiste à du mal à se matérialiser. C’est la rente, selon F. Flipo, que ciblent les écologistes. Mais qui sont exactement les rentiers ? Où sont les quasi-souverains ? Comment s’effectue l’articulation entre la réhabilitation de la vertu individuelle et le changement de valeurs de la communauté de communautés ? Cet ensemble de questions reste ouvert, selon nous, à la lecture de la thèse proposée par l’auteur sur la nature de l’écologie politique.

23Par ailleurs, si une très grande diversité d’auteurs est mobilisée dans le texte, les oppositions, contrastes, ou complémentarités, parmi les différents types de discours ou de conceptions au sein de l’écologisme, ne sont pas directement abordés. La version libérale de l’écologisme est présentée (optimisme technologique et croissance verte). Elle contraste avec la posture de la décroissance, qui constitue selon l’auteur le cœur de la critique écologiste. F. Flipo montre, à la fin de l’ouvrage, que c’est par l’empirie que la version libérale-écologiste est remise en cause. Mais la discussion des arguments sur le plan théorique et conceptuel nous a semblé peu développée dans le texte. Ainsi, l’effort d’unification de l’écologisme comme idéologie à part entière a pour conséquence de laisser sous-jacente la diversité des représentations écologistes.

24Leslie CARNOYE

25leslie.carnoye@ed.univ-lille1.fr

Isabelle Hillenkamp et Jean-Louis Laville (dir.), Socioéconomie et démocratie. L’actualité de Karl Polanyi, Érès, Toulouse, 2013, 312 p.

26Après une sorte de faux départ – la publication en 1975 des Systèmes économiques dans l’histoire et la théorie et sa présentation en demi, voire en quart de teinte (teintée d’orthodoxie marxiste) de Maurice Godelier –, c’est au début des années 1980 que l’œuvre de Polanyi est, en partie du moins, sortie de l’ombre. La publication, près de 40 ans après son édition originale (1944) de La Grande Transformation – accompagnée d’une introduction cette fois enthousiaste et profonde, sous la plume de Louis Dumont – fut un moment important, même s’il n’a pas alors suscité de débat véritable. On doit ce débat à une poignée de pionniers et francs-tireurs. Aventure collective à laquelle La Revue du MAUSS a puissamment contribué [11] et qui s’est prolongée à travers les travaux – articles, ouvrages, introductions et postfaces à de nouvelles traductions – de Jérôme Maucourant, d’Alain Caillé, de Jean-Michel Servet, de Jean-Louis Laville et quelques autres. C’est ainsi que des études polaniyennes ont pu s’affirmer dans un champ disciplinaire indiscipliné, au croisement de l’économie, de l’anthropologie, de la sociologie et de l’histoire [12].

27Cet ouvrage s’inscrit dans cette dynamique et marque un moment important dans la réception de Polanyi. Même si l’on peut regretter que toutes les sensibilités des études polanyiennes françaises n’y soient pas représentées – ni même, pour certaines, évoquées –, il offre un large spectre d’interprétations de cette œuvre sous le double impératif d’une ouverture internationale inédite, notamment à l’Amérique du Sud (sans perdre le Nord pour autant) et d’une discussion sur son actualité dans le contexte de la crise contemporaine du capitalisme.

28Plus encore, comme en atteste la roborative introduction des éditeurs, Isabelle Hillenkamp et Jean-Louis Laville, ce texte a aussi valeur de manifeste, manifeste pour la discipline résolument adisciplinaire à laquelle est consacrée cette revue, la socioéconomie. Dans les pas de Polanyi, formalisant son programme de recherche, frayant avec lui de nouvelles pistes, ces deux auteurs désignent, dans ces temps de « trouble dans le marché », l’espace méthodologique et paradigmatique de cette recomposition, à égale distance de la nouvelle sociologie économique et de l’école de la régulation. Alors que la première, comme l’école des conventions, « en se concentrant sur les micro-arrangements peut en arriver à sous-estimer les forces du marché », la seconde, tout à ses macro-synthèses « peut les surestimer en conférant au cosmos capitaliste un caractère implacable » (p. 10). La synthèse qui se dessine relève alors non seulement d’une articulation alternative du micro et du macro, mais aussi et surtout d’une alliance nécessaire avec la philosophie politique pour mieux problématiser un enjeu essentiel de l’œuvre de Polanyi : l’articulation entre pluralisme économique et pluralisme politique.

29La première partie du livre s’attache justement à déployer, dans cet esprit, une critique pluridisciplinaire du nouveau capitalisme. Cette critique, pour la philosophe américaine Nancy Fraser, figure importante de la Théorie critique contemporaine, passe par une critique de Polanyi lui-même et de son fameux « double mouvement » de désencastrement et de réencastrement. L’auteure suggère en quelque sorte une valse à trois temps où, à la dialectique marchandisation/protection, devrait s’ajouter la dynamique de l’émancipation. Ainsi, suggère-t-elle, « historiquement, les références et normes ayant servi à encastrer les marchés ont souvent été hiérarchiques et excluantes […] elles ont marqué d’une dimension oppressive les dispositifs dont Polanyi pensait qu’ils protégeaient la société » (p. 50). Et ce sont ces formes de domination (de classe, de genre, de race, etc.) qui ont pu susciter diverses luttes pour l’émancipation [13]. Dont acte. Pour autant, si l’on lit Polanyi au-delà des deux premières parties de La Grande Transformation, notamment dans la troisième partie ainsi que dans ses essais politiques, il ne fait guère de doute qu’il y a place pour ces moments d’émancipation, notamment dans sa théorie de la liberté [14]. Ne retrouve-t-on pas ici, sous une forme bien plus subtile, la critique (marxiste) de Godelier, selon laquelle sa notion d’intégration (et d’encastrement), insuffisamment dialectique, conduirait – mais « par inadvertance » – à une apologie de l’exploitation de l’homme par l’homme ? Il y a là néanmoins, dans ce texte très stimulant, une piste très féconde. Il est vrai que Polanyi tend parfois à hypostasier « la » société, pour l’opposer d’abord au marché et, autrement, à l’État. Mettre l’accent sur l’émancipation, c’est alors modifier la « valence de la “société” », en la contrebalançant par la sphère publique de la société civile, l’espace même de l’émancipation. La valse à trois temps, le « triple mouvement » proposée par Nancy Fraser, doit alors être jouée par un quatuor : société-économie-État et espace public.

30On retrouve dans la contribution de Vicki Birchfield un plaidoyer comparable pour cet espace critique que constitue la société civile. Mais, différence essentielle, sans pour autant remettre en cause le double mouvement polanyien. Au contraire, l’auteure en salue le caractère intrinsèquement « progressiste ». C’est, en effet, en le relisant à la lumière de la théorie gramscienne de l’hégémonie – ici de l’hégémonie de l’idéologie de marché dans le contexte de la globalisation –qu’elle déploie une puissante critique du caractère dépolitisant de cette hégémonie. Ainsi, conclut-elle, « si l’idéologie de marché prévaut, la démocratie est en danger, puisque l’idéal mythique du marché libre triomphe sur le vrai potentiel de la politique » (p. 83). Belle motion de synthèse entre deux auteurs rarement discutés de concert.

31Les textes suivants, signés respectivement par Michael Burawoy et par Nicolas Postel et Richard Sobel, interrogent les différentes vagues historiques de la marchandisation au regard des disciplines d’appartenance, la sociologie pour le premier, l’économie pour les seconds. Mettant en regard les « trois vagues de la marchandisation » (travail, monnaie, terre) avec les « trois vagues de la sociologie » (utopique, experte et publique), cet exercice de réflexivité conduit Burawoy à appeler sa discipline à rompre avec ses formes et credo orthodoxes, notamment son allégeance à l’État [15], tant celui-ci serait aujourd’hui incapable de contenir le marché. Il en appelle ainsi à une « sociologie publique » qui, en tant qu’expression de la société et des différents « publics locaux » et associations de la société civile mondiale, constituerait un rempart démocratique contre la marchandisation. Postel et Sobel soulignent quant à eux combien la problématique de Polanyi – et plus particulièrement certains de ses textes des années 1930 consacrés au lien entre libéralisme et fascisme – permettent de faire le lien entre crise de la pensée – de la pensée économique – et pensée de la crise – celle du capitalisme contemporain. Accordant une place essentielle à la notion polanyienne de « marchandise fictive », ils montrent en quoi, à travers leur croyance, performative, dans « la possibilité que l’économie s’autonomise de la société et se caractérise par une forme d’autorégulation », la « crise » à laquelle nous faisons face n’est que la « mise en lumière spectaculaire de l’incurie des économistes » (p. 107). D’où l’actualité critique de Polanyi et l’urgence à la mobiliser en ces nouveaux « temps sombres ».

32La seconde partie de cet ouvrage propose un changement d’échelle. Le lecteur est invité à descendre quelques barreaux pour interroger des expériences concrètes, plus « micro », de résistance à la marchandisation contemporaine. Boaventura de Souza Santos et Cesar Rodriguez Garavito en proposent en quelque sorte l’épistémologie. Contre l’« herméneutique du scepticisme » et le « fondamentalisme de l’alternatif » dédaignant les initiatives locales qui ne seraient le prélude d’aucun (grandiose) Grand Soir, ils défendent avec conviction une « herméneutique de l’émergence ». Variante engagée du principe de charité (herméneutique), cette démarche consiste à renforcer la visibilité et la crédibilité des alternatives, toujours plurielles, à contribuer à leur pérennité, en en accentuant – de façon idéal-typique (ou typiquement idéaliste) – les traits émancipateurs, les promesses de transformation, même si elles restent à petite échelle. Rien d’irénique ici, mais une volonté, appuyée sur des études de cas très rigoureuses, de faire droit aux potentialités d’émancipation au cœur de ce qui est (déjà), et d’en proposer une formalisation, à travers neuf thèses très stimulantes sur les alternatives de production. Margarie Mendell appelle elle aussi à définir un nouveau cadre analytique et méthodologique propre à articuler réflexion et pratique. Mobilisant la théorie de l’innovation sociale de Roger Hollingsworth, elle met l’accent sur la nécessaire dimension agonistique des relations entre État et société civile pour montrer comment des sous-systèmes sociétaux peuvent induire des tensions et des dynamiques de changement dans les institutions – qu’il s’agisse du développement économique communautaire et local, de l’économie sociale, des budgets participatifs, etc. Pour autant, afin de s’instituer, ces dynamiques de démocratisation économique supposent que soient libérées les énergies transformatrices, levées les inhibitions que fait peser l’idéologie du marché libre. L’auteure retrouve ainsi, et actualise, comme corollaire de son institutionnalisme et son refus des théories formalistes, toute l’importance qu’accordait Polanyi à la pédagogie, à l’apprentissage social. Ce qui suppose une tout autre conception de l’acteur, résolument relationnelle et éthique, que celle promue à travers la figure de l’homo œconomicus des modèles analytiques de l’économie standard.

33La contribution de l’économiste argentin José Luis Corragio suggère un autre déplacement, moins au regard de l’économie standard que de l’eurocentrisme. Il souligne en effet combien les auteurs européens, les auteurs du centre, peinent à « se penser comme co-constitués par leur périphérie ». Or n’est-ce pas, historiquement, la colonisation de l’Amérique qui a mis en marche le processus même de formation de la modernité ? Rappelant la place des pays de la périphérie dans l’accumulation primitive du capital et dans la formation du système-monde capitaliste, l’auteur invite ainsi à redéfinir le projet même de l’économie sociale et solidaire en Amérique latine dans le cadre de ces interdépendances politiques et socio-économiques mondiales. C’est à cette condition que l’on pourra prendre toute la mesure de ces alternatives au capitalisme, notamment lorsqu’elles sont portées par les peuples autochtones. Et reconnaître, à l’ère postcoloniale, toute la richesse de ce laboratoire « polanyien » du pluralisme économique (et politique) que constitue le continent sud-américain.

34La dernière partie approfondit cet enjeu d’une économie plurielle dans son rapport à la démocratie. Quelques grands thèmes polanyiens y sont discutés. Jérôme Blanc s’intéresse aux liens entre monnaie et démocratie à travers un questionnement politique sur – voire un plaidoyer pour – le pluralisme (voire la fragmentation) monétaire. Avec et contre Polanyi, il montre que ce pluralisme n’est pas ou plus celui des seules sociétés précapitalistes, qu’il n’a rien d’archaïque tant foisonnent aujourd’hui une diversité de monnaies « sociales » ou « complémentaires ». À partir des principes d’intégration économiques de Polanyi et au regard de la tension entre solidarité et domination qui les traverse, l’auteur esquisse une typologie qui distingue trois types-idéaux monétaires : les monnaies lucratives (principe de l’échange) ; les monnaies publiques (principe de redistribution) et, enfin (et surtout), les monnaies citoyennes (principe de réciprocité). La contribution d’Isabelle Hillenkamp, à partir d’un terrain qu’elle connaît bien, celui de l’économie populaire en Bolivie, invite quant à elle à faire retour à ce principe d’intégration négligé et « mal aimé » – par Polanyi lui-même qui l’abandonnera –, le principe du householding, traduit souvent par « administration domestique ». Proposant de lui substituer la notion de « partage domestique », l’auteure opère ici un subtil travail de redéfinition qui permet d’actualiser et d’élargir la portée de ce principe au-delà des groupes clos autarciques auxquels il avait été cantonné par Polanyi. « Si la logique du partage, écrit-elle, caractérise donc le principe polanyien de householding, l’autarcie ne semble pas en revanche indispensable à l’institution du groupe dans lequel il opère […] le critère distinctif n’est donc pas l’autarcie, mais l’existence d’une identité commune qui définit le groupe […] » (p. 223). S’ouvre ainsi un vaste champ de recherche sur les formes plurielles de ce « partage domestique », qui peut excéder le foyer ou la stricte parenté, articuler monde urbain et monde rural, s’ouvrir aux relations marchandes, etc., mais aussi, contre tout irénisme et dans le prolongement de l’analyse de Nancy Fraser, manifester, sous couvert de protection, des rapports hiérarchiques de domination, notamment de genre.

35Jean-Michel Servet, dans une contribution à la fois constructive et polémique, interroge, quant à lui, un autre principe polanyien, celui de réciprocité. Pour Servet, « la méconnaissance du sens donné par Polanyi au concept de réciprocité naît de l’interprétation même du concept d’intégration économique, confondu avec des formes de transfert » (p. 193). Il faudrait au contraire voir dans ses « principes d’intégration économique » autant de modes spécifiques d’interdépendance et d’usage des ressources. Ainsi compris, ces principes permettent de comprendre « non seulement comment les ressources circulent et sont distribuées mais aussi comment elles sont appropriées ou affectées et comment la production est organisée » (p. 196). Ils ne sauraient par ailleurs être réduits aux dimensions économiques de ces activités de production de consommation, d’échange ou de transfert, tant ces modes d’interdépendances supposent des cadres moraux et politiques nécessaires à la réalisation de chacun de ces principes. Ainsi, la complémentarité à l’œuvre dans la réciprocité se caractériserait par la symétrie, bref une forme de complémentarité volontairement instituée, à la différence de la hiérarchie, qui définirait la forme propre au principe de redistribution, et de l’interdépendance automatique, celle du marché autorégulateur. Si ce travail de clarification est pertinent et si cet éloge comparatif de la réciprocité – et la lutte pour son hégémonie parmi les autres principes – peut offrir une justification théorico-conceptuelle possible à l’économie solidaire, le fil polémique dont est tissé cet article convainc moins. Pour quelles raisons opposer à tout prix – sans discussion franche et sérieuse, notamment des travaux de Lévi-Strauss, Sahlins, Hénaff ou de Caillé – don et réciprocité [16] ? Pourquoi stigmatiser ainsi, pour défendre l’économie solidaire, des ennemis imaginaires, ceux qui se suffiraient d’une critique du marché ou de l’État pour « leur opposer simplement le mythe ou l’utopie du don » (p. 188) ? Comment affirmer à la fois que « la réciprocité s’oppose à des transferts caractéristiques de rapports d’exploitation et de transferts inégaux » (p. 197) et qu’elle peut être indissociable de « la brutalité de la domination des hommes sur les femmes et des cadets sur les aînés » (p. 207) ?

36Sortir de telles contradictions supposerait de mobiliser un nombre important de travaux qui ont, à partir du don justement, proposé de travailler ces ambivalences et plus généralement, comme y invitent d’ailleurs en conclusion Jean-Louis Laville, puis Keith Hart dans sa postface, d’actualiser la pensée de Mauss. Et de poursuivre, comme le propose cet ouvrage riche et stimulant, le dialogue avec Polanyi. En effet, pour conclure, avec Jean-Louis Laville (p. 298) : « Si ces deux auteurs ont vocation à accompagner la recherche citoyenne d’une vie bonne au xxie siècle, c’est bien parce qu’ils esquissent les fondements théoriques d’une démocratie et d’une économie plurielle tout en examinant les conditions pratiques de leur reconnaissance. »

37Philippe CHANIAL

38CERReV-Université de Caen Basse-Normandie

39philchanial@gmail.com

François Dubet, La préférence pour l’inégalité. Comprendre la crise des solidarités, Le Seuil, coll. « La République des idées », Paris, 2014, 112 p.

40La thèse de cet essai, exprimée en trois chapitres riches en références, est particulièrement forte. Si les inégalités se creusent partout dans les sociétés occidentales depuis les années 1980, ce serait moins à cause des « lois implacables de la mondialisation » que du fait de l’affaiblissement du sentiment de fraternité constituant un des piliers essentiels de la solidarité. Mais le propos du livre est aussi très ambitieux puisque le dernier chapitre est consacré à énoncer des solutions susceptibles de « produire la solidarité ».

41Dans son premier chapitre, l’auteur s’efforce de justifier l’idée selon laquelle nos sociétés (la démonstration est en réalité essentiellement faite avec l’exemple français) se seraient implicitement résolues à accepter les inégalités. Cette « préférence » pour l’inégalité, dont F. Dubet précise bien qu’elle ne constitue pas un choix idéologique, a en fait deux facettes. Elle s’exprime, pour une part, par une indifférence aux inégalités dont témoigneraient par exemple « l’accommodement du monde de la recherche et de l’enseignement supérieur aux contrats précaires, post-doc à répétition, emplois de moniteurs et autres chercheurs sur contrat » ou encore la relativement faible compassion des travailleurs, interrogés lors d’un travail précédent, à l’égard « des chômeurs, pauvres, jeunes de banlieues, immigrés ou mendiants ». Elle se marque, d’autre part, par de multiples pratiques individuelles de différenciation qui, combinées, produiraient les inégalités. Il en est ainsi notamment des pratiques de choix d’habitation et lieu de scolarisation qui finissent (selon É. Maurin) par former le « ghetto français » ou de la « peur du déclassement » (analysée par le même auteur) qui conduit les membres du « noyau dur du salariat » à défendre leurs « positions acquises » en se désintéressant (d’autres auteurs diraient « au détriment ») « des précaires et sous-traitants ».

42Dans le deuxième chapitre intitulé « La solidarité comme condition de l’égalité », l’auteur développe l’idée d’un malaise dans la solidarité. Des trois piliers qui la fondent – celui de l’interdépendance liée aux activités économiques, celui du contrat politique passé entre les membres d’un même État et celui des croyances communes soudant une communauté imaginaire – c’est le dernier, déterminant la fraternité, qui s’essoufflerait aujourd’hui. Or c’est justement celui-là qui permettrait la mobilisation pour l’égalité. Selon l’auteur, les signes de cet essoufflement sont patents et sont révélés par les sondages qui, de loin en loin, pointent les Français comme les champions de la défiance interpersonnelle et envers les institutions.

43Dans le troisième chapitre, F. Dubet montre que cet imaginaire commun qui s’essouffle est celui d’une société intégrée, dont il nous dit, avec la même verve que celle autrefois employée par Tocqueville pour décrire le basculement démocratique, qu’elle est « irrémédiablement emportée sans que l’on perçoive la nature du monde social vers lequel on se dirige ». Le sentiment d’appartenance commune était en effet jusqu’au début des années 1970 soutenu par une forte intégration fonctionnelle par le travail et les protections associées, par des institutions solides assurant l’intégration subjective des individus et par la nationalisation de la société – entendue comme le développement d’une culture et d’une économie nationales –, mais aussi d’une souveraineté politique. Or, sous les effets conjugués du néolibéralisme, des changements techniques et du nouvel âge de l’individualisme, le « clonage institutionnel » disparaît, le salariat s’effrite et la société se dénationalise, ayant pour conséquence que la fraternité ne peut plus reposer sur un tel imaginaire. En somme, selon F. Dubet, au modèle de l’intégration sociale doit se substituer celui de la cohésion sociale. C’est désormais aux individus de trouver les raisons d’être solidaires les uns des autres, et donc de faire société.

44Dans le quatrième chapitre, l’auteur propose enfin quelques éléments susceptibles de recréer un imaginaire de la solidarité adapté à la modernité avancée et qui ne soit donc pas un retour à celui de la nation ou de « l’ordre naturel ». Cela nécessiterait d’abord une restauration de la confiance dans l’État, une confiance passant par l’élargissement démocratique, la transparence des prélèvements et redistributions ou encore par la simplification des procédures. Cela demanderait aussi une refondation des institutions et tout particulièrement de l’école. Celle-ci devrait être fondée sur des accords démocratiques entre enseignants, parents et élèves, et avoir pour ambition de former des sujets (et pas seulement des compétiteurs) ayant le goût de faire des choses ensemble tout en apprenant moins par les discours que par l’expérience. Cela passerait enfin, et surtout, par la valorisation d’une nouvelle forme de fraternité. Dans une société d’individus qui se vivent désormais sur le mode de la singularité, le commun ne peut être que celui des droits et besoins des individus. C’est au nom du respect de ces croyances que l’on peut se sentir solidaire d’autrui. Le modèle canadien est ici convoqué comme exemple : « Chacun a droit à sa singularité, à sa différence et à sa culture, sous réserve que ces droits ne prennent jamais le pas sur les droits de la personne. » Les droits fondamentaux de la personne et les droits de l’homme l’emportent nécessairement sur les droits à la culture et à l’identité.

45Cet essai provocant, de l’aveu même de l’auteur, est particulièrement stimulant et, de ce fait, suscite bien des questions et remarques. J’en développerai ici quelques-unes.

46L’auteur insiste plusieurs fois sur le fait que les inégalités ne pourraient être ce qu’elles sont aujourd’hui que parce que les individus s’en accommodent, voire les produisent. Il serait donc fallacieux de les attribuer uniquement aux évolutions technico-économiques ou à une quelconque domination idéologique à laquelle nous dit F. Dubet « un sociologue aura toujours du mal à croire ». Les faibles mobilisations pour combattre les inégalités sont pourtant bien souvent la traduction de la disparition ou de la faiblesse des identités collectives [17], ici liée aux évolutions du marché du travail et aux nouveaux modes de gestion de la main-d’œuvre (que l’auteur appelle d’ailleurs à réformer dans sa dernière partie). Par ailleurs, parler de préférence générale pour l’inégalité ne conduit-il pas à nier les clivages idéologiques et sociaux qui peuvent exister dans une société ? L’observation des résultats de l’enquête mobilisée par l’auteur est à cet égard riche d’enseignements [18]. Si, en moyenne, 59 % des personnes interrogées sont d’accord avec l’affirmation « Pour établir la justice sociale, il faudrait prendre aux riches pour donner aux pauvres » (ce qui au passage n’est pas négligeable), c’est le cas de 78 % de ceux qui se situent à gauche et de 77 % des ouvriers. Enfin, la croyance dans le mérite individuel, dont l’auteur nous dit qu’elle incite à penser que les victimes des inégalités ne sont pas totalement innocentes, ne pourrait-elle pas être interprétée comme un élément du nouvel esprit du capitalisme analysé par L. Boltanski et È. Chiapello [19] exerçant une forme de domination que Martuccelli [20] nomme la responsabilisation ?

47Pour attester de la crise des solidarités, F. Dubet fait essentiellement référence à la défiance exprimée dans les enquêtes. On peut d’abord regretter qu’il n’ait pas fait une analyse des solidarités réelles dont l’image aurait été peut-être moins tranchée. J. Ion [21] a par exemple montré que l’engagement collectif était loin d’avoir disparu dans nos sociétés d’individus. Mais on peut aussi s’interroger sur la pertinence de cette argumentation. Les analyses faisant de la confiance un principe explicatif premier des phénomènes économiques et sociaux se sont multipliées depuis les premiers travaux de R. Putnam et ont été très largement mobilisées par les économistes. Appliquées à la France, ces analyses ont contribué à diffuser dans le grand public l’image d’une société bloquée sans qu’ait été apportée formellement (l’auteur le reconnaît lui-même) la preuve du lien entre la défiance exprimée et les blocages relevés [22]. On peut alors se demander si ces analyses ne finissent pas elles-mêmes par « forger les imaginaires de la fraternité » en contribuant à produire ce qu’elles expliquent. Il est intéressant de noter par exemple que l’enquête sur les fractures françaises, que mobilise F. Dubet, porte exclusivement sur les questions de confiance et oblige ainsi les répondants à se positionner par rapport à cette problématique.

48Une troisième remarque porte sur le lien entre solidarité et égalité. Pour l’auteur, c’est la première, portée par la fraternité, qui permet la seconde. On peut être d’abord interpellé par le caractère très général de cette affirmation. La fraternité religieuse, dont l’auteur nous indique qu’elle fut longtemps un ciment social s’est bien souvent en effet accommodée des inégalités – quand elle ne les justifiait pas. Mais on peut aussi se demander à l’instar de R. Wilkinson [23], si ce ne seraient pas, à l’inverse, les inégalités qui produiraient des sociétés plus hostiles et moins sociables.

49Une dernière remarque présente un caractère plus philosophique. Si les membres de nos sociétés préfèrent l’inégalité, au nom de quelle valeur supérieure pourrait-on alors s’en offusquer ? Si ce qui peut tenir lieu d’imaginaire commun de nos sociétés contemporaines est l’égalité des droits et des chances des individus et la reconnaissance de leur singularité, pourquoi alors rechercher une mobilisation collective sur la réduction des inégalités sociales plutôt que sur la reconnaissance de la diversité et le respect des droits fondamentaux ?

50Jean-Michel WACHSBERGER

51jwachsberger96@ensae.org

Craig Calhoun, Randall Collins, Georgi M. Derluguian, Michael Mann, Immanuel Maurice Wallerstein, Le capitalisme a-t-il un avenir ?, La Découverte, Paris, 2014, 329 p., traduit de l’anglais (États-Unis) par Marc Saint-Upéry

52L’ouvrage, traduit de la version anglaise parue quelques mois plus tôt, est en réalité un regroupement de cinq contributions dialoguant entre elles sur le sujet de la pérennité du capitalisme et des modèles qui pourraient lui succéder. Les auteurs sont des sociologues américains, dont le plus connu, Immanuel Wallerstein, donne une tonalité marxiste au livre. Les deux premiers articles, de Wallerstein et Randall Collins, défendent chacun à leur manière la thèse de l’agonie du capitalisme, tandis que les trois autres la critiquent. Immanuel Wallerstein et Randall Collins ont en commun de présenter une vision macro-historique du développement du capitalisme et de s’inscrire dans une analyse marxiste de l’exploitation de la force de travail et de l’aporie à laquelle se heurte l’accumulation sans fin du capital. L’arrière-plan de leur propos, commun à d’autres analyses hétérodoxes qui se sont développées depuis l’avènement de la grande récession, repose sur l’idée que la crise ouverte en 2008 serait un symptôme des difficultés structurelles de plus en plus aiguës que traversent les économies capitalistes, l’éclatement des bulles immobilières et financières marquant l’acmé ou le dénouement d’un régime d’accumulation devenu intenable. La phase B d’un cycle de Kondratieff serait ainsi entamée depuis le début des années 1970, mais les perspectives de rebond, à savoir de nouvelles sources de profit, seraient désormais taries. Chacun avec des raisons spécifiques, les deux auteurs ne voient pas le « système capitaliste » capable de recouvrer une stabilité suffisante pour assurer sa survie à l’horizon de quelques décennies, même si les pays sortent peu ou prou, à court terme, de la récession. Dans une perspective d’histoire longue, nous vivrions donc un moment de rupture, de changement profond de système social. L’optimisme n’est cependant pas forcément de mise, car la recomposition des rapports de force politiques, à l’échelle nationale et internationale, qui est en train de s’opérer, constituée de multiples initiatives citoyennes, peut déboucher sur le meilleur comme sur le pire, en gros sur un système plus démocratique et égalitaire de type socialiste (selon des modèles nouveaux à inventer) ou au contraire plus répressif et exploiteur.

53L’attrait particulier de l’analyse de Wallerstein tient à son ambition de faire tenir ensemble les évolutions économiques et la géopolitique internationale, avec la théorie du système-monde (partant du concept d’économie-monde de Fernand Braudel) antérieurement développée dans ses ouvrages des années 1970 et 1980. Les possibilités de réalisation du profit des capitalistes dépendent de la domination qu’exercent les pays du centre du système, où se concentre le capital, sur les autres ; les actions diplomatiques voire militaires des pays les plus avancés sont étroitement liées à leur stratégie de domination du monde afin de poursuivre l’extraction de la plus-value. L’ordre géopolitique ouvert en 1945 avec l’hégémonie américaine sur le monde occidental et sur ses satellites du Tiers-Monde, dans un partage du monde assez stable avec l’Union soviétique, s’est effrité à partir des années 1970 lorsque de nouvelles puissances régionales ont émergé, en Asie et en Amérique latine, et que des mouvements contestataires de ce partage ont gagné en étendue. Il est devenu moins aisé pour les capitalistes occidentaux de maintenir de hauts niveaux de profit par le moyen du quasi-monopole ou de la délocalisation des activités vers des périphéries à faible coût du travail. Ceci explique qu’ils se soient réfugiés dans la financiarisation de leurs activités, qui leur permettait de maintenir des taux de profit artificiellement élevés. Pour Wallerstein, la financiarisation de l’économie n’est pas une spécificité des dernières décennies, mais est caractéristique de toutes les phases B des cycles de Kondratieff : les capitalistes échappent aux difficultés de la réalisation de la valeur en développant la spéculation.

54Mais la spécificité de l’époque actuelle, resituée dans la longue durée du développement du capitalisme (que Wallerstein fait remonter, suivant Braudel, au milieu du xvie siècle), est que l’extension du capitalisme au monde entier et l’épuisement sans compter des ressources naturelles compromet sérieusement les sources possibles d’extraction du profit et l’enclenchement d’une nouvelle phase A d’un cycle. En effet, alors que les délocalisations se sont étendues successivement à des cercles de pays où la force de travail est toujours moins coûteuse, les zones du globe où il reste une main-d’œuvre rurale pauvre à attirer dans l’industrie se sont considérablement restreintes : partout les taux d’urbanisation sont élevés, les ouvriers revendiquent davantage et les salaires augmentent, ou sont en mouvement pour le faire. Wallerstein ajoute que le coût de la main-d’œuvre augmente également du fait des nombreux emplois de la « strate intermédiaire » que les directions d’entreprises sont obligées de créer, soit par nécessité de gérer des unités de taille croissante, soit pour contrer les revendications de la masse laborieuse (en lui donnant des possibilités de mobilité ascendante). Quant aux coûts que les capitalistes ont longtemps su faire prendre en charge par les États, ces coûts externalisés (la dépollution, le traitement des déchets, l’énergie, etc.) que mettait en avant la théorie marxiste d’après-guerre du capitalisme monopolistique d’État, il devient de plus en plus difficile pour eux de faire en sorte qu’il en soit ainsi : les pressions sociales à la prise en compte de l’environnement contraignent à une certaine internalisation des coûts et les niveaux de prélèvements obligatoires atteints pour financer l’État-providence entament désormais le profit des entreprises. Ainsi que Wallerstein le résume (p. 43) : « Les trois coûts de production les plus fondamentaux n’ont cessé d’augmenter et de se rapprocher de leur asymptote, de telle sorte que le système ne peut pas revenir à son point d’équilibre par le biais des multiples mécanismes auxquels il a eu recours pendant près de cinq siècles. Pour les producteurs, la possibilité de l’accumulation sans fin du capital semble être désormais de plus en plus compromise. » Pour le sociologue, depuis deux ou trois décennies (pensons à la succession des crises financières depuis 1980), le « système capitaliste » s’écarte trop souvent des situations de stabilité pour pouvoir retrouver l’équilibre. Les différentes forces politiques l’ont compris et elles sont déjà en lutte pour déterminer le modèle qui se substituera au précédent : ces forces sont polarisées autour de « l’esprit de Porto Alegre » (dont Wallerstein a signé la charte) ou « l’esprit de Davos ». Une transition mondiale qui selon l’auteur devrait s’opérer au milieu du xxie siècle.

55Randall Collins se distingue d’Immanuel Wallerstein en ce qu’il ne considère pas comme déterminants les mécanismes de crise habituellement retenus dans les analyses de type marxiste pour penser la crise structurelle du capitalisme, comme les cycles économiques, la baisse du taux de profit ou, dans sa version contemporaine, la financiarisation de l’économie. S’il ne semble pas rejeter le concept de système monde, il voit les cycles économiques et d’hégémonie politique comme fondamentalement indéterminés, à savoir que des actions politiques peuvent toujours inverser la tendance. Son marxisme est « allégé » comme il le qualifie lui-même, l’idée principale qu’il en retient étant celle de la substitution du capital au travail, réalisée par les capitalistes dans le cadre de la concurrence acharnée qu’ils se livrent. La force puissante qu’il voit agir dans le capitalisme actuel est la généralisation du remplacement du travail humain par les machines ; la nouveauté des deux dernières décennies, avec l’informatique et l’Internet, est que cette automatisation affecte non plus seulement les emplois d’ouvriers mais aussi désormais ceux des cadres et des administratifs. À la vitesse où se produit le phénomène, renforcé par l’avènement des robots, Collins ne considère pas comme de la science-fiction une situation où l’on aurait de 50 % à 70 % de chômeurs dans les pays les plus avancés, tandis « qu’une élite minuscule détiendrait toutes les grandes entreprises et aurait l’exclusivité de la commercialisation et de l’exploitation du matériel informatique et des robots » ; une prédiction qu’il annonce également pour le milieu du xxie siècle. Le système capitaliste s’effondrerait alors, pour des raisons avant tout politiques : une majorité de la population, en lutte pour obtenir les emplois subalternes mal payés qui seraient proposés, se révolterait et la répression de l’appareil étatique ne pourrait tenir très longtemps. L’alternative qui se profile oppose la révolution par la violence ou un changement pacifique de modèle. Quel que soit le mode de transition vers un nouveau système économique de type socialiste, il ne marquera pas la fin de l’histoire ; les régimes socialistes envisagés et ceux encore inconnus ne sont pas forcément plus stables que les régimes capitalistes, les inégalités peuvent se développer en leur sein et des tentations hégémoniques peuvent se faire jour. Ainsi, « en résumé, dans le long terme, on assistera sans doute à un mouvement de balancier entre les faiblesses respectives de la planification étatique centralisée et de l’économie de marché généralisée. Il n’est donc pas question d’une émancipation finale de l’humanité » (p. 113).

56Les critiques faites aux analyses précédentes nous renvoient, sur le fond, à un débat méthodologique. Outre des éléments factuels portés à la contradiction des auteurs, par exemple, en contrepoint de la thèse de Collins, le fait que le nombre d’emplois créés dans le monde n’a cessé de croître depuis 1970, même pendant la récession actuelle, Michael Mann pose la question du point de vue à partir duquel analyser les faits sociaux. Pour lui, les sociétés ne sont pas à aborder comme des systèmes mais comme un « enchevêtrement de multiples réseaux d’interaction », où les rapports de pouvoir économiques, politiques, militaires, et idéologiques, évoluent selon des logiques en partie propres et indépendantes. Ainsi, la récente crise résulte de la conjonction de la libéralisation financière opérée dans les années 1980-1990, des déséquilibres mondiaux liés à l’hégémonie américaine (lui permettant de capter les capitaux mondiaux), de la montée des inégalités aux États-Unis, elle-même entretenue par l’idéologie néolibérale, tous ces éléments ne faisant pas nécessairement système. Mann rappelle ainsi que des pays ayant peu libéralisé leur système financier comme le Canada, pourtant un partenaire commercial important des États-Unis, ont été peu touchés par la crise ; de même les pays d’Amérique latine qui avaient tiré les leçons des décennies d’ajustement structurel et s’étaient peu endettés auprès de l’étranger. Les crises apparaissent donc comme le résultat « de chaînes causales distinctes […] qui se superposent en créant des effets de cascade inattendus et souvent contingents » (p. 143). La fin du capitalisme est tout sauf probable ; de nombreux scenarii où se recomposent différemment les strates économique, politique, idéologique, etc., sont possibles. Par un exposé historique minutieux de la situation russe avant la révolution de 1917, Georgi Derluguian rappelle quant à lui que les révolutions de type socialiste n’ont jamais renversé des régimes capitalistes. Il nous replonge également dans les avancées égalitaires permises par le régime soviétique, éléments aujourd’hui quelque peu relégués dans les tréfonds de l’histoire, tout en montrant la difficulté pour un pays socialiste isolé sur le plan international de perdurer.

57Le recul des analyses systémiques dans les sciences sociales depuis les années 1980 nous a rendus pavloviennement méfiants vis-à-vis d’elles et de leurs lois générales. La discussion factuelle et historique à laquelle se livre Mann sonne de manière pertinente et emporte sur de nombreux points la conviction. Le lecteur peut également regretter que Wallerstein et Collins ne discutent pas davantage historiquement le concept clé du « capitalisme » et ses mécanismes de profit. Il n’en demeure pas moins que les grands paradigmes d’explication du monde font partie de la discussion scientifique et plus encore lui sont indispensables.

58Stéphanie LAGUÉRODIE,

59CES, Université de Paris 1

60stephanie.laguerodie@univ-paris1.fr

Notes

  • [1]
    Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.
  • [2]
    Voir notamment Sarah Abdelnour, Anne Lambert, « “L’entreprise de soi”, un nouveau mode de gestion politique des classes populaires ? », Genèses, 2014, n° 95, p. 27-48.
  • [3]
    Voir par exemple l’analyse critique qu’en dressent Matthieu Hély et Pascale Moulévrier dans L’économie sociale et solidaire : de l’utopie aux pratiques, La Dispute, Paris, 2013.
  • [4]
    Voir son site Internet : www.reseau-salariat.info.
  • [5]
    Tous deux publiés dans la même collection qu’Émanciper le travail, chez La Dispute.
  • [6]
    Comme Jacques Généreux dans son dernier opus (Jacques Généreux explique l’économie à tout le monde, Le Seuil, Paris, 2014) – ce qui n’enlève rien au demeurant à l’intérêt du propos !
  • [7]
    Voir L’empire de la valeur. Refonder l’économie, Le Seuil, Paris, 2012.
  • [8]
    Voir Le regard sociologique, Essais choisis. Textes rassemblés et présentés par Jean-Michel Chapoulie, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, Paris, 1996.
  • [9]
    Défendue également, rappelons-le, par Milton Friedman.
  • [10]
    Comme l’a bien formulé Norbert Elias dans un lumineux ensemble de textes récemment traduits en français (L’Utopie, La Découverte, Paris, 2014).
  • [11]
    Dès ses premiers numéros, au tout début des années 1980, au point où Polanyi est devenu un « totem » comparable au totem Mauss. Voir notamment les deux numéros que la revue lui a consacrés en 1986 puis 2007.
  • [12]
    Grâce à deux publications ultérieures, une collection d’Essais en 2008 au Seuil, puis de La Subsistance de l’homme chez Flammarion en 2011, les principales pièces du dossier Polanyi sont désormais disponibles.
  • [13]
    Ce qui suppose aussi que la marchandisation peut être – et a pu être – émancipatoire pour certains groupes sociaux.
  • [14]
    Et, à l’inverse, on lit chez lui une attention constante aux formes perverses d’encastrement, celles notamment des totalitarismes du xxe siècle.
  • [15]
    Et son enfermement dans la citadelle universitaire, elle-même marchandisée.
  • [16]
    Pour une approche résolument pluraliste (et suggestive) de la réciprocité, intégrant tout autant la philia, l’agapè et l’eros, voir les travaux de l’économiste Luigino Bruni, notamment son article « Eros, Philia et Agapè. Pour une théorie de la réciprocité plurielle et pluraliste », in La Revue du MAUSS semestrielle, n° 35, La Découverte, Paris, 2010.
  • [17]
    L. Chauvel, 2001, « Le retour des classes sociales ? », Revue de l’OFCE, n° 79, p. 315-359.
  • [18]
    « Fractures françaises. Vague 2 : 2014 ». Enquête Ipsos/Steria, janvier 2014.
  • [19]
    L. Boltanski et È. Chiappello, 2000, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, Paris.
  • [20]
    D. Martuccelli, 2004, « Figure de la domination », Revue française de sociologie, vol. 45, n° 3, p. 469-497.
  • [21]
    J. Ion, 2012, S’engager dans une société d’individus, Armand Colin, Paris.
  • [22]
    J. Rodriguez et J.-M. Wachsberger, 2009, « Mesurer la confiance, dénoncer la défiance : deux économistes au chevet du modèle social français », Revue française de sociologie, vol. 50, n° 1, p. 151-176.
  • [23]
    Richard G. Wilkinson, 2005, The Impact of Inequality. How to Make Sick Societies Healthier, Routledge, Londres et New York.
Mis en ligne sur Cairn.info le 10/04/2015
https://doi.org/10.3917/rfse.015.0311
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