1La lecture que Thomas Coutrot a faite du Principe démocratie n’est pas très charitable. Si elle appelle une réponse, ce n’est donc pas pour ouvrir une polémique avec lui. Cette réponse veut simplement exprimer un étonnement et une inquiétude devant l’erreur d’interprétation que commet Coutrot au sujet du type d’analyse proposé dans ce livre. Cette bévue se lit dans cette phrase, qui conclut sa critique : « Albert Ogien et Sandra Laugier, à vouloir inscrire les mouvements des places dans l’histoire longue de la pacification sociale portée par la croissance économique capitaliste et “la libéralisation des mouvements de marchandises et de capitaux”, passent donc à côté de l’essentiel. » C’est uniquement ce biais de lecture – et le fait que Coutrot nous fait dire exactement l’inverse de ce que nous écrivons – que cette réponse entend pointer. Ce qui permettra en même temps de préciser le sens d’analyses que, lancé sur sa piste, il aura lues de travers ou simplement ignorées.
2Coutrot concède, pour commencer, que nous éprouvons une certaine sympathie pour les mouvements de protestation que nous décrivons. Mais celle-ci n’irait pas, dit-il, « jusqu’à prendre au sérieux leurs revendications » puisque, affirme-t-il, nous défendrions l’idée que « toute la valeur de ces mouvements réside non dans “le contenu idéologique et/ou programmatique des thèmes de contestation portés par ces mobilisations”, mais dans leur capacité à exprimer “la transformation du rapport au politique qui travaille l’espace public démocratique depuis près d’un demi-siècle” ». Et là résiderait notre première faute : avoir fait le choix de « suspendre tout intérêt » pour ce qui serait le cœur même de ces mouvements. Il commet là une première erreur. C’est qu’il ne semble pas saisir que ce que le livre entend critiquer est précisément la manière dont les professionnels de la politique et les commentateurs patentés ont cherché à ridiculiser ces mouvements en moquant leur caractère utopiste alors même que c’est cette qualité – qui se traduit dans la revendication de démocratie directe que le livre analyse – qui, à nos yeux, leur donne leur caractère politique.
3S’il est vrai que des slogans y ont été scandés qui en appelaient à la révolution et dénonçaient le productivisme, l’empire de la finance, la toute-puissance des banques, le saccage de la nature, la réduction des droits politiques et sociaux des citoyens par les politiques néo-libérales, l’inféodation des médias aux pouvoirs ou la domination masculine, toutes ces doléances ont été exprimées sans que jamais une seule ne prime sur aucune autre. Mais le trait essentiel de ces mobilisations tient à ce qu’elles ont réuni des « citoyens ordinaires » refusant qu’une théorie ou une idéologie partisane ne donne un sens unique à leur action ou lie toutes les demandes de changement dans une improbable « convergence » (fût-ce contre cet ennemi commun qui serait responsable de tous ces maux : le capitalisme). On peut le regretter. Mais c’est ainsi. La seconde erreur de Coutrot se trouve donc là : ne pas faire droit à l’idée selon laquelle être fidèle à ce qu’ont dit et fait les protestataires et les occupants consiste à respecter les faits tels qu’ils sont – même s’ils ne correspondent pas à ce que l’analyste voudrait qu’ils soient. Or l’observation de ce qui s’est passé sur les places met au jour une homologie frappante. Partout l’action collective qui a été conduite s’est organisée en dehors des partis et des syndicats ; ne visait pas la conquête du pouvoir ; était unanimiste (elle concerne le « peuple » ou les « 99 % » d’une population) ; n’a ni chef, ni programme, ni stratégie ; a affiché la non-violence comme tactique ; et a veillé à assurer l’égalité de tous les participants en rejetant toute hiérarchie entre les opinions qu’ils formulent. Cette conjonction de faits définit, à nos yeux, une forme d’action politique qui est sans doute inédite : le rassemblement, c’est-à-dire la rencontre fortuite dans la rue ou sur des places d’un ensemble de citoyens qui entendent exprimer, hors de tout encadrement partisan et en mettant en place une organisation autonome, leur rejet de la manière dont les gouvernants exercent la fonction politique qui leur a été confiée. C’est donc l’exigence de réalisme qui oblige à rendre compte de ces mouvements hors de tout jugement a priori sur leur valeur et leur contenu, sans substituer nos catégories de description à celles des acteurs. C’est en ce sens que doit être comprise la décision de suspendre le jugement sur les contenus idéologiques (d’ailleurs multiples et souvent contradictoires) qui ont eu l’occasion de s’y exprimer librement – pas pour les répudier ou les ignorer délibérément. Rien à voir donc avec une certaine naïveté consistant à « présenter comme une “nouvelle manière d’agir en politique” le fait que “l’engagement procède moins d’une décision idéologiquement motivée et en accord avec un programme précis que d’une émotion ou d’un sentiment : une indignation ou une colère, qui naît sous le coup de ce qui est vu comme une injustice, une inégalité, une indécence ou un mépris de la part des pouvoirs établis” ».
4D’où la troisième erreur, qui a sans doute orienté toute la lecture de Coutrot : nous prétendrions en effet que la principale portée de ces mouvements « n’est pas – comme le pensent pourtant les manifestants – de constituer la réponse des citoyens à une crise profonde du capitalisme qui a amené ce dernier à rompre son compromis avec la démocratie. Leurs racines se trouvent bien plutôt “dans le changement social, ces insensibles modifications de nos façons de voir et de ressentir sous les effets conjugués de l’urbanisation, des progrès de l’éducation, de l’amélioration des conditions d’existence, de l’expérience quotidienne de la démocratie et de la mondialisation des modes de vie”. » En un mot, nous troquerions l’explication de la réalité sociale pour les illusions de l’idéologie. Mais la question doit déjà être retournée à Coutrot : où a-t-il rencontré des rassemblements (on ne parle pas de personnes s’exprimant à titre personnel en leur sein) qui ont défendu la thèse selon laquelle ils se trouvaient dans les rues et sur les places pour répondre à « la crise profonde du capitalisme qui a amené ce dernier à rompre son compromis avec la démocratie » ? C’est peut-être vrai, mais uniquement d’un point de vue théorique extérieur à ce que ces rassemblements ont publiquement exprimé.
5Prendre vraiment au sérieux cette volonté de préserver leur caractère ouvert et pluraliste oblige donc à les analyser en tant que forme d’action politique, en cherchant à saisir ce qui la distingue d’une variété d’autres formes (manifestation, sit-in, vote, grève, désobéissance civile, insurrection, révolution, etc.). Coutrot se trompe donc lorsqu’il nous prête l’idée selon laquelle « loin de résulter de la crise récente du système capitaliste, l’apparente crise de la représentation refléterait plutôt le mouvement de long terme de déclin des antagonismes sociaux ». Rien dans notre analyse n’évoque l’idée de « déclin des antagonismes sociaux » ; et rien non plus qui accréditerait ce jugement plus direct : « Expliquer la crise actuelle de la représentation par l’état d’hébétude satisfaite d’une population repue de prospérité, voilà qui semblera pour le moins étrange à un observateur même peu attentif des mouvements actuels. »
6Le fait que des dizaines de milliers de personnes aient décidé de scander « Dégage » ou « Vous ne nous représentez pas » pour exprimer leur colère ou leur exaspération est pour nous, outre l’indice de l’intense politisation des populations, le symptôme d’une transformation de la « sensibilité politique ». L’idée que les citoyens – tous les citoyens, pas seulement ceux qui ont occupé les places – se font au sujet des affaires dont la politique devrait traiter et de la manière dont elle devrait le faire a changé. Pour rendre compte de cette transformation, une série de lentes évolutions – dont on prend rarement la mesure – a été dégagée : 1) l’accroissement de l’autonomie de jugement des personnes (égalité des opinions et des voix ; rejet des hiérarchies ; remise en cause des autorités) ; 2) la mondialisation des problèmes publics et la concurrence de l’activisme qui se développe au sein des ONG et hors des rouages du système représentatif ; 3) le crépuscule de l’État-nation comme lieu central de la décision politique ; 4) la professionnalisation de la politique qui creuse naturellement l’écart entre gouvernants et gouvernés ; 5) la qualité et la validité de l’expertise que la société civile oppose à celle qui fonde les décisions des gouvernants ; 6) l’extension de la dualisation du monde et des sociétés avec le développement du capitalisme financier (séparation entre ceux qui participent ou sont exclus de l’ordre du capitalisme financier et se sentent pris en compte par la politique). Rien là qui puisse évoquer une « hébétude satisfaite ».
7En mettant l’accent sur la conception ordinaire du politique et de la démocratie, nous défendons l’idée que tout citoyen possède, du seul fait de vivre dans une société d’État, un savoir politique dont nous affirmons qu’il lui confère un droit inconditionnel à s’occuper des affaires qui le concernent. Il ne nous semble pas, contrairement à ce qu’écrit Coutrot, que cette idée (entendue dans son sens plein) soit « au fondement même de l’idée démocratique, ainsi que de la justification du suffrage universel ». Le système représentatif implique une médiation : celle des partis, qui ont la charge de contribuer à former l’opinion et à définir les problèmes politiques. Le bien-fondé de cette médiation – et la manière dont elle se réalise – est précisément ce qui a le plus constamment été remis en cause dans les rassemblements, et pas seulement par ceux qui y ont participé. La question du fonctionnement du système représentatif a été replacée au cœur du débat public dans les pays démocratiques ; et une manière d’y répondre a été apportée pratiquement dans l’organisation collective déployée sur les places. C’est pour cette raison que les analyses du Principe démocratie s’y intéressent. Coutrot réduit cet intérêt à une position qui tiendrait que « l’important dans ces mouvements n’est pas ce que les gens prétendent viser – des revendications au mieux utopiques, au pire insignifiantes voire dangereuses – mais la manière dont ils agissent ». C’est une méprise.
8Comme l’est ce jugement : « L’erreur théorique des auteurs renvoie à la question de la démocratie elle-même. Certes ils reconnaissent que “la démocratie ne se réduit pas à un régime politique”, et défendent “l’idée de démocratie comme pluralisme radical”, c’est-à-dire comme un régime politique qui, tout en ne défendant aucune définition de la “vie bonne”, se donne pour obligation d’admettre la légitimité de tous les modes de vie et de permettre à chaque voix de se faire entendre dans la détermination du présent et du futur de la collectivité ». Cette définition est certes contestable (la démocratie présuppose, comme Jacques Rancière y insiste, une définition de la « vie bonne » où l’égalité est une valeur fondamentale), mais elle permettrait, si les auteurs s’y tenaient, d’éviter les amalgames gênants, fréquents dans le livre, entre régime représentatif et démocratie (les pays occidentaux étant systématiquement qualifiés de « pays démocratiques », « régimes démocratiques », voire « démocraties avancées » !), jusqu’à aboutir à des formulations étonnantes, comme celle selon laquelle les mouvements des places exerceraient « la critique de la démocratie de l’intérieur même des principes de la démocratie » (p. 26). Sans entrer dans un long débat, il faut signaler à Coutrot que la « méthode de l’égalité » défendue par Rancière n’implique pas la définition a priori d’une « vie bonne » que des autorités bienveillantes se chargeraient d’imposer aux citoyens : elle est un pari qui établit sa validité aux effets qu’elle produit sur l’ordre du politique et l’autonomie des individus. Et c’est exactement ce que visent les pratiques de démocratie directe mises en œuvre dans les rassemblements qui sont étudiées dans le livre. De plus, il n’a pas compris l’enjeu crucial que représente pour nous la mise en évidence de la distinction entre critique interne et critique externe de la démocratie : la première entend agir pour rendre la démocratie plus radicale ; la seconde vise à se débarrasser de la démocratie au profit d’un régime autoritaire.
9Thomas Coutrot termine sa critique en affirmant : « Pour les mouvements sociaux contemporains, la longue transition vers une société post-capitaliste sera non violente, elle résultera de la conjonction entre des effondrements systémiques (d’origine financière, politique, écologique…), et de millions d’initiatives de la société civile, déjà visibles dans les luttes et les innovations sociales contemporaines. Il y aura des révolutions – on en a vu fleurir de nombreuses ces dernières années – mais le capitalisme ne disparaîtra pas au petit matin d’un grand soir. » Ce pronostic est peut-être juste. Les luttes pour une vie autonome et pour faire advenir un autre monde sont des formes d’action politique importantes, peut-être déterminantes. Mais elles se mènent ailleurs que sur les places – et nul ne sait si elles produiront le résultat que Coutrot en espère. Mais est-il exagéré de dire que tel n’était pas l’objet des rassemblements ? Il faut ne porter aucun intérêt à ce qu’ont dit et écrit ceux qui ont participé à ces actions (« Constellations », ou les textes de David Graeber sur Occupy Wall Street, ou même le dernier opus du Comité invisible À nos amis), pour prétendre qu’un projet aussi articulé que le voudrait Coutrot anime la protestation politique contemporaine. Il est difficile d’accepter sa conclusion : « La tâche qu’ont entreprise les mouvements de foules démocratiques depuis 2011 est ambitieuse et de longue haleine : rechercher la “démocratie réelle”, c’est-à-dire, selon la formule, judicieuse mais isolée, d’Albert Ogien et de Sandra Laugier, “dépasser les limites du système représentatif en trouvant les moyens d’ouvrir la définition et le contrôle de l’activité du gouvernement aux citoyens ordinaires” : bref, refonder les institutions politiques dans le sens d’une démocratie réelle. »
10On peut souhaiter que les lecteurs liront plutôt le Principe démocratie avec cette phrase en tête, qui n’est pas un hapax mais un slogan. Peut-être y verront-ils alors ce que nous avons voulu faire et que Thomas Coutrot n’y a pas vu. Et peut-être admettront-ils que cette phrase n’est pas isolée, mais connectée ; qu’elle est le cœur même du travail engagé dans ce livre.