CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La vague de mouvements démocratiques (mouvements des places, Indignés/Occupy) ouverte par la révolution tunisienne de janvier 2011 a-t-elle une signification historique, et si oui laquelle ? Dans Le principe démocratie, Albert Ogien et Sandra Laugier mobilisent les ressources de la sociologie de l’action et de la philosophie pragmatique pour répondre à cette question. Disons-le d’emblée : leur travail est stimulant à maints égards mais décevant pour qui – comme l’auteur de ces lignes – pense que ces mouvements marquent une rupture dans l’histoire de la démocratie.

2Ogien et Laugier (O&L) ont pourtant le grand mérite de prendre au sérieux l’unité de ces mouvements et leur importance politique de long terme. Quoi de commun entre la « révolution de jasmin » tunisienne (ainsi que ses répliques plus ou moins heureuses dans le monde arabe), les occupations de places en Grèce, en Espagne ou aux États-Unis, les mouvements étudiants au Chili ou au Québec, les manifestations de juin 2013 au Brésil ou en Turquie, Occupy Central à Hong Kong, etc. ? Quels prolongements pour ces mouvements apparemment éphémères ? La conclusion du livre est claire : « Respect du pluralisme, liberté de l’expression personnelle et rejet de la hiérarchie, exigence absolue d’égalité, refus de la logique oligarchique des partis, propriété sociale de l’information : les mouvements de protestation contemporains rappellent quels sont les attributs que la politique devrait impérativement revêtir afin de rendre la démocratie aux citoyens et son authenticité au politique. […] Notre intuition est que l’onde portée par ces mouvements a toute chance de continuer à se faire sentir en reconfigurant, frontalement ou insensiblement, les pratiques de la politique » (p. 269).

3Mais leur sympathie pour ces mouvements ne va pas jusqu’à prendre au sérieux leurs revendications, « ces proclamations souvent totalement utopistes » comme « changer la vie », « abolir la finance », « annuler la dette », « rendre la planète vivable », « sortir du productivisme », « restituer le pouvoir au citoyen » : « Comment émettre un jugement sur la réussite de visées aussi manifestement inaccessibles ? » (p. 14). Autrement dit, pour O&L, les revendications des mouvements récents semblent ne pas avoir d’importance : toute leur valeur réside non dans « le contenu idéologique et/ou programmatique des thèmes de contestation portés par ces mobilisations », pour lequel les auteurs déclarent avoir par choix méthodologique « suspendu tout intérêt » (p. 279), mais dans leur capacité à exprimer « la transformation du rapport au politique qui travaille l’espace public démocratique depuis près d’un demi-siècle » (p. 231).

4Leur principale portée n’est pas – comme le pensent pourtant, on y reviendra, les manifestants – de constituer la réponse des citoyens à une crise profonde du capitalisme qui a amené ce dernier à rompre son compromis avec la démocratie. Leurs racines se trouvent bien plutôt « dans le changement social, ces insensibles modifications de nos façons de voir et de ressentir sous les effets conjugués de l’urbanisation, des progrès de l’éducation, de l’amélioration des conditions d’existence, de l’expérience quotidienne de la démocratie et de la mondialisation des modes de vie » (p. 131). Car la « longue période de paix et de prospérité », « l’extension concrète des droits sociaux et politiques dans les États développés », associée à la « libre circulation des biens et des capitaux », ont « contribué à atténuer, dans les pays industrialisés, les distinctions de classe » (p. 233) : cette pacification de la société a ainsi rendu obsolètes les perspectives de révolutions visant le renversement du capitalisme et suscité l’émergence des nouvelles formes de rapport au politique dont l’analyse constitue la trame du livre. Ces nouvelles formes nient toute légitimité à l’action violente, non seulement l’action révolutionnaire mais aussi la « violence qui ne recourt pas à la force, mais possède un potentiel de destruction tout aussi important comme une grève de la faim, une grève générale, voire le vote pour un parti extrémiste, ou, pour un pays, le refus de payer sa dette publique » (p. 214).

5Certes, les mouvements marquent un « rejet croissant des rouages institués de la démocratie représentative », un « mépris pour ceux qui nourrissent un goût excessif pour le pouvoir et cherchent à le conquérir » (p. 234). Mais loin de résulter de la crise récente du système capitaliste, l’apparente crise de la représentation refléterait plutôt le mouvement de long terme de déclin des antagonismes sociaux : « Plus l’assentiment à l’État social gagne parmi la population, plus il inocule les germes du désintérêt et de l’indifférence pour les affaires politiques. » D’où « la similitude des programmes des partis dans les pays développés » et « l’augmentation du taux d’abstention aux élections favorisée par l’indistinction de l’offre politique ». De façon finalement paradoxale, cette dynamique « renforce la légitimité » du modèle représentatif : « Pris dans ce mouvement d’apaisement des passions politiques, les citoyens en arrivent à considérer que les enjeux électoraux ne sont plus vraiment déterminants et le principe de l’alternance semble lui-même frappé d’obsolescence » (p. 213). Expliquer la crise actuelle de la représentation par l’état d’hébétude satisfaite d’une population repue de prospérité, voilà qui semblera pour le moins étrange à un observateur même peu attentif des mouvements actuels.

6Ces conclusions reposent pour une large part sur une « méthode d’enquête » très particulière : « étudier les mouvements de protestation sous l’angle des méthodes utilisées par les participants », en se désintéressant des motifs et des revendications avancés par les participants eux-mêmes. Ce parti pris qu’on pourrait qualifier de « procédural » présuppose que l’important dans ces mouvements n’est pas ce que les gens prétendent viser – des revendications au mieux utopiques, au pire insignifiantes – mais la manière dont ils agissent.

7À ce stade, je ne voudrais pas laisser entendre que l’ouvrage n’apporte rien d’intéressant. En étudiant les « méthodes » des mouvements sociaux récents, les auteurs mobilisent la philosophie pragmatique américaine et la problématique du care pour montrer comment elles rompent avec les pratiques politiques traditionnelles, celles liées au système représentatif et des partis – qui présupposent l’ignorance des citoyens ordinaires, leur incapacité à formuler et encore moins à trancher les problèmes complexes qui se posent aux sociétés, leur passivité fondamentale, leur résignation à s’en remettre à des institutions ou à des leaders charismatiques qui ignorent leur individualité. La politique du care, en particulier, est porteuse de « l’intégration d’une pluralité de voix, différentes et dissonantes, dans le politique » (p. 137), à commencer de celles des femmes et des catégories subalternes. Elle permet de « changer le regard sur la vie ordinaire, faire attention à ce qui était invisible, comme le travail quotidien de ceux dont nos vies dépendent et qui sont souvent à la marge de la citoyenneté » (p. 138), permettant de les « réhabiliter comme voix politiques compétentes » (p. 143). Car la question de la démocratie, en effet, est « celle de la voix de ceux qui en sont dépossédés » au nom de stratégies ou de principes surplombants : pour devenir vraiment acteur de sa vie, il faut savoir « quand et comment faire confiance à son expérience, trouver la validité propre du particulier – celle de notre vie ordinaire » (p. 143). Avec les mouvements sociaux portés notamment par les femmes marginalisées des pays du Sud, menacées dans leur vie même par les désastres socio-écologiques, s’impose « l’idée selon laquelle cette hétérogénéité problématique entre la société et ce qui la perpétue est un enjeu crucial de la démocratie ». Ainsi « l’irruption du care dans l’espace public […] met l’accent sur l’incapacité majoritaire du monde politique et intellectuel à reconnaître ce dont nous dépendons », en particulier « quand il faut affronter une perte radicale de toute protection de la vie humaine » (p. 191).

8Dans ces situations d’urgence sociale et écologique qui tendent à se multiplier sur la planète, construire une action individuelle et collective adaptée est impossible sans « comprendre dans quelles circonstances la vulnérabilité est irrémédiable et ne saurait être “compensée” ou “remédiée”, et dans quels cas la vulnérabilité et la résilience sont le masque de capabilités non encore inventées, non construites » (p. 192-193). Bien sûr, ceci ne s’applique sans doute pas directement aux mouvements des places en tant que tels, où la dimension écologique est souvent peu présente explicitement – hormis par exemple dans le cas turc –, mais l’analyse est éclairante sur nombre de luttes actuelles, en particulier dans le contexte où les autorités publiques se prévalent de mesures de « relogement » ou de « compensation » pour détruire en toute bonne conscience des collectivités humaines ou des sites naturels.

9Les auteurs ont peut-être trop tendance, cependant, à voir une innovation radicale dans ce qui n’est après tout qu’un présupposé fondamental de la visée démocratique : « Toute personne doit être tenue pour être la mieux placée pour dire ce qui est important pour elle, et donc ce qui compte » (p. 165), phrase qu’aurait sans doute pu prononcer un Athénien du ve siècle avant notre ère, certes en remplaçant « personne » par « citoyen » (mâle, libre…). L’idée selon laquelle tout citoyen détient un savoir politique, que les auteurs présentent comme un apport « des enquêtes empiriques de la sociologie et de l’anthropologie sociale » (p. 178), est en réalité au fondement même de l’idée démocratique, ainsi que de la justification du suffrage universel. De la même façon, n’est-il pas quelque peu naïf de présenter comme une « nouvelle manière d’agir en politique » le fait que « l’engagement procède moins d’une décision idéologiquement motivée et en accord avec un programme précis que d’une émotion ou d’un sentiment : une indignation ou une colère, qui naît sous le coup de ce qui est vu comme une injustice, une inégalité, une indécence ou un mépris de la part des pouvoirs établis » (p. 169) ? S’il fallait une seule référence pour rappeler qu’il n’y a là aucune nouveauté, l’ouvrage classique d’E.P. Thompson [1] sur la formation de la classe ouvrière britannique suffirait.

10Au total, il se peut que l’erreur théorique des auteurs renvoie à la question de la démocratie elle-même. Certes ils reconnaissent que « la démocratie ne se réduit pas à un régime politique » (p. 278), et défendent « l’idée de démocratie comme pluralisme radical », c’est-à-dire comme « un régime politique qui, tout en ne défendant aucune définition de la “vie bonne”, se donne pour obligation d’admettre la légitimité de tous les modes de vie et de permettre à chaque voix de se faire entendre dans la détermination du présent et du futur de la collectivité » (p. 25).

11Cette définition est certes contestable (la démocratie présuppose, comme Jacques Rancière y insiste, une définition de la « vie bonne » où l’égalité est une valeur fondamentale), mais elle permettrait, si les auteurs s’y tenaient, d’éviter les amalgames gênants, fréquents dans le livre, entre régime représentatif et démocratie (les pays occidentaux étant systématiquement qualifiés de « pays démocratiques », « régimes démocratiques », voire « démocraties avancées » !), jusqu’à aboutir à des formulations étonnantes, comme celle selon laquelle les mouvements des places exerceraient « la critique de la démocratie de l’intérieur même des principes de la démocratie » (p. 26).

12Cette confusion entre démocratie et représentation explique sans doute la difficulté des auteurs à comprendre la rupture qu’introduisent les mouvements des places dans l’histoire de la démocratie. Celle-ci se limitait jusqu’à présent à la démocratie représentative, et l’exigence de « démocratie réelle », loin de remettre en cause cette identification, viendrait la perfectionner en la complétant : « Démocratie représentative et démocratie réelle figurent deux pôles d’un spectre de formes d’organisation de la vie publique : […] détention du pouvoir et contrôle des organes de gouvernement et de décision conférés par le vote d’une part ; développement de la capacité des citoyens à prendre l’organisation de leur vie collective entre leurs mains de l’autre ; […] administrations d’État et relations internationales d’une part, problèmes publics concernant un quartier, une communauté, une entreprise, une région, de l’autre » (p. 75).

13Cette conception rejoint celle de Pierre Rosanvallon sur la « contre-démocratie [2] », qui valorise les initiatives citoyennes, sympathiques et (car) locales, qui permettraient de limiter les dérives autoritaires potentielles et souvent réelles des représentants. Mais leur importance se limite à ce rôle de modeste garde-fou car, pour O&L, « tant que les États-nations n’auront pas disparu sous leur forme actuelle et qu’ils pourront se prévaloir d’une souveraineté sur un territoire défini par des frontières, il y a peu de chances que l’idée de mettre en place un système politique différent de celui qui repose sur les institutions de la démocratie représentative soit autre chose qu’une utopie » (p. 76). C’est pourquoi les mouvements sont condamnés à « l’insignifiance politique » si l’on considère l’histoire politique « sous l’angle de la souveraineté et du pouvoir des États, et du progrès des droits, des libertés et du bien-être des citoyens », mais pas « si l’on s’intéresse au changement des mœurs et des mentalités » (p. 77).

14Albert Ogien et Sandra Laugier, à vouloir inscrire les mouvements des places dans l’histoire longue de la pacification sociale portée par la croissance économique capitaliste et « la libéralisation des mouvements de marchandises et de capitaux », passent donc à côté de l’essentiel. Le point d’achoppement essentiel peut-être, du point de vue méthodologique qui est le leur (celui de la sociologie compréhensive ou de la philosophie pragmatiste), est qu’il leur semble falloir pour ce faire discréditer ce que disent les acteurs eux-mêmes des raisons de leur action. Et si les aspirations démocratiques étaient vraiment devenues incompatibles avec l’extraordinaire concentration des revenus et des pouvoirs qui marque le capitalisme néolibéral ? Et si, loin d’avoir « atténué les distinctions de classe » – affirmation assez surprenante dans un ouvrage consacré à la lutte des « 99 % » contre les « 1 % » –, le capitalisme avait décidé de rompre le compromis autrefois passé avec la démocratie sous la pression des luttes de classes ? Et si les acteurs des mouvements des places, mais aussi ceux des luttes socio-écologiques en plein essor aujourd’hui, l’avaient clairement compris, comme ils le disent, et décidé de rechercher les voies d’une alternative où « rendre la démocratie aux citoyens et son authenticité au politique », mais aussi, tout simplement, « protéger la vie », supposait de rompre avec le capitalisme ?

15Bien sûr, personne – hormis Alain Badiou, cible que les auteurs épinglent justement – ne défend plus l’idée d’une révolution violente menée par une avant-garde éclairée au nom d’un projet global prédéfini. Pour les mouvements sociaux contemporains, la longue transition vers une société post-capitaliste sera non violente, elle résultera de la conjonction entre des effondrements systémiques (d’origine financière, politique, écologique…), et de millions d’initiatives de la société civile, déjà visibles dans les luttes et les innovations sociales contemporaines. Il y aura des révolutions – on en a vu fleurir de nombreuses ces dernières années – mais le capitalisme ne disparaîtra pas au petit matin d’un grand soir. La tâche qu’ont entreprise les mouvements de foules démocratiques depuis 2011 est ambitieuse et de longue haleine : rechercher la « démocratie réelle », c’est-à-dire, selon la formule, judicieuse mais isolée, d’Albert Ogien et Sandra Laugier, « dépasser les limites du système représentatif en trouvant les moyens d’ouvrir la définition et le contrôle de l’activité du gouvernement aux citoyens ordinaires » (p. 275) : bref, refonder les institutions politiques dans le sens d’une démocratie réelle.

Notes

  • [1]
    Edward P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Gallimard-Le Seuil, coll. « Points Histoire », Paris, 2012 (1re édition 1963), 1 164 p., préf. François Jarrige, trad. Gilles Dauvé, Mireille Golaszewski et Marie-Noëlle Thibault.
  • [2]
    Pierre Rosanvallon La contre-démocratie, Le Seuil, Paris, 2006, 346 p.
Mis en ligne sur Cairn.info le 10/04/2015
https://doi.org/10.3917/rfse.015.0303
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