1Ce maître ouvrage de Jean-Marie Harribey, de belle érudition (une bibliographie de 37 pages), synthétise vingt ans de publications qui lui valent une grande autorité chez les économistes hétérodoxes. Soulignons d’entrée que cette activité académique soutenue ne l’a pas empêché de faire œuvre constante d’éducation populaire, qu’il s’agisse de ses chroniques dans le regretté Passant ordinaire ou de son activité à ATTAC : La richesse, la valeur et l’inestimable, ouvrage assurément technique, se double ainsi d’un très abordable Les feuilles mortes du capitalisme, chroniques de fin de cycle, paru en 2014 au Bord de l’eau, dans lequel l’inspecteur Homo Attacus mène l’enquête.
2Lecteur avisé de toute la tradition économique et de ses développements les plus récents, Jean-Marie Harribey tient fermement la distinction classique entre valeur d’usage (la richesse) et valeur d’échange (la valeur) et surtout le renversement qu’opère Marx en faisant de la valeur non pas un attribut intrinsèque des marchandises (la valeur-travail de Ricardo) mais le résultat d’un rapport social : pour qu’il y ait valeur il faut que le travail soit socialement validé et cette dénaturalisation marxienne de la valeur s’exprime dans la distinction entre la valeur et sa forme liée aux rapports sociaux capitalistes, la valeur d’échange. À la suite de Marx, Jean-Marie Harribey ne pense donc pas par deux (valeur d’usage/valeur d’échange) mais par trois : valeur d’usage, valeur, valeur d’échange.
3Muni de cette boussole dont il présente les éléments essentiels de façon très pédagogique dans les deux premiers chapitres, il mène ensuite un débat serré et passionnant dans trois directions : avec les néoclassiques qui confondent richesse et valeur, une confusion que partagent aujourd’hui les tenants de la valeur de la nature et ceux qui recherchent d’autres indicateurs de la valeur que le PIB ; avec ceux qui critiquent chez Marx une prétendue théorie substantialiste de la valeur, comme s’il n’était pas au contraire critique de Ricardo, et en concluent à l’inutilité de la théorie de la valeur ou fondent celle-ci dans le seul univers des représentations ; avec, enfin, les marxistes identifiant la valeur à la seule valeur d’échange, qui récusent la possibilité d’une valeur monétaire non marchande produite dans les services publics. Les lecteurs, qu’ils soient ou non familiers avec le corpus des économistes mobilisés, trouveront dans les chapitres 3 à 8 des développements très documentés et extrêmement éclairants qui les dispenseront de bien d’autres inutiles lectures.
4Le chapitre 9 est l’occasion pour Jean-Marie Harribey de présenter ses propres résultats. Le plus important me semble fort bien résumé page 370 : « Notre thèse est que lesdits prélèvements obligatoires sont effectués sur un produit global déjà augmenté de l’activité non marchande, c’est-à-dire du fruit du travail des salariés qui y sont employés. […] Puisque, dans notre société concrète, il y a des travailleurs produisant de la valeur pour le capital et d’autres produisant de la valeur pour la société, alors il nous faudra désormais préciser que la loi de la valeur capitaliste ne résume pas toute la loi de la valeur créée par le travail, de la même façon que Marx distinguait procès de travail capitaliste et procès de travail. » Ainsi, la valeur est une fraction du travail social dont la validation est soit le fait de la vente sur le marché, soit le fait d’une décision politique collective.
5Cet apport essentiel de Jean-Marie Harribey (qui le conduit non sans humour à poser comme « suppléments obligatoires en situation de sous-emploi » ce qu’il est convenu d’appeler les « prélèvements obligatoires ») n’est toujours par reconnu. La résistance des économistes ou philosophes marxistes à la mise en évidence d’une autre forme de la valeur que la valeur d’échange est grande. Laissons ici de côté la méprisante surdité de Denis Clerc, l’arbitre des élégances économiques dans Alternatives économiques ; le plus décevant à mon sens, c’est le relatif silence des chercheurs en sciences sociales, et d’abord des économistes hétérodoxes. Au mieux, le salut à l’artiste n’entraîne aucun changement dans les travaux ultérieurs des collègues, comme si ne portait pas à conséquence le fait d’avoir établi que l’impôt qui paie les fonctionnaires ou la cotisation qui paie les soignants ne sont pas prélevés sur la valeur, mais sont l’expression d’une autre valeur que la valeur d’échange. Or cela porte formidablement à conséquence ! On sait combien la thématique des 47 % de « prélèvements obligatoires » et des 57 % de « dépenses publiques » est au cœur de l’offensive réformatrice. Elle ne trouve comme réponse que l’invocation défensive de leur utilité sociale, une réponse qui conduit à la défaite puisqu’elle accepte que les services publics sont certes producteurs de richesse, mais par une ponction sur la valeur. Contre cet argumentaire qui concède l’essentiel à l’adversaire, la démonstration que fait Jean-Marie Harribey que les services d’éducation ou de santé sont non seulement producteurs de richesse, mais aussi producteurs de valeur, et qui plus est d’une valeur émancipée des rapports sociaux capitalistes au fondement de la valeur d’échange, devrait devenir notre bien commun, un argument offensif pour non seulement s’opposer au démantèlement de l’État social, mais préconiser l’élargissement du champ de cette production de valeur alternative à la valeur capitaliste.
6C’est ici que je voudrais en venir au débat.
7Jean-Marie Harribey et moi avons mené notre travail de thèse pendant le grand hiver des années 1980 et la première moitié des années 1990, quand François Furet, efficacement secondé par la Fondation Saint-Simon, menait le bal de la droitisation du débat intellectuel et alors que se volatilisait, à l’université comme dans le mouvement social, un marxisme sclérosé. C’est dans ce contexte intellectuel que nous avons mesuré la fécondité de Marx pour penser le neuf ; lui à partir d’une longue fréquentation de la théorie économique et du souci des bouclages macro-économiques, moi à partir d’une analyse du mouvement d’institutionnalisation de la Sécurité sociale par la socialisation du salaire. Nous sommes arrivés par des chemins parallèles à un résultat voisin : la valeur ne se réduit pas à sa pratique capitaliste, une autre pratique de la valeur s’affirme dans la production non marchande. L’éclairage de belle maturation de ce résultat que représente La richesse, la valeur et l’inestimable me fait mieux voir aujourd’hui ce sur quoi nous pouvons encore avancer dans notre échange. En l’occurrence, sur deux points, je crois.
8Le premier porte sur le fait qu’à centrer le débat sur le caractère décisif de la distinction entre richesse et valeur, Jean-Marie Harribey insiste peu sur le caractère décisif du conflit dans la valeur elle-même. Il a cent fois raison de dénoncer la confusion entre richesse et valeur chez la plupart des économistes, et nous alerte avec une remarquable perspicacité sur l’impérialisme de la valeur d’échange que naturalise cette confusion, en particulier par l’attribution d’une valeur à la nature, et sur la vulnérabilité des remparts de papier que dressent contre cet impérialisme les propositions de nouveaux indicateurs. Il a tout autant raison de ferrailler avec Frédéric Lordon, André Orléan, Jean Gadrey ou les tenants du capitalisme cognitif, dont l’irresponsabilité des conceptions « hors sol » de la valeur, comme il les qualifie très justement, sous-estime son emprise et empêche de poser là où il le faut le danger que la valeur d’échange fait courir à la richesse en épuisant le travail concret et la nature qui en sont les fondements. Et on peut tout à fait le suivre dans son insistance sur la nécessité de cantonner la valeur dans un espace limité qui laissera toute sa place à la richesse d’un travail concret non monétisé et d’une nature respectée dans son idiosyncrasie.
9Mais si l’enjeu est dans le conflit entre richesse et valeur, quid de celui du conflit, interne à la valeur, entre (je reprends ses termes) production de valeur pour le capital et production de valeur pour la société ? Sur cet enjeu, le lecteur reste sur sa faim, car ces deux formes de la valeur sont mises en évidence (et je viens d’insister sur l’importance cruciale de ce résultat), mais Jean-Marie Harribey n’en tire guère de conséquences autres que très générales (encourager les services publics contre l’omniprésence marchande), soucieux qu’il est d’affirmer l’irréductibilité de la richesse à la valeur, ce qui, certes, le rend très vigilant sur des points décisifs, mais au prix d’une univocité de fait de la valeur qu’il faut interroger. Univocité de fait qui laisse du coup à peine entrouverte la « porte ouverte à un processus de transformation sociale de dépassement du capitalisme » annoncée dans l’introduction, alors qu’en théorie la soigneuse distinction qu’à la suite de Marx il opère entre valeur et valeur d’échange, entre procès de travail en général et procès de travail capitaliste, est précisément ce qui lui permet de penser la valeur monétaire non marchande produite dans les services publics – contre Jacques Bidet et la quasi-totalité des marxistes auxquels il se confronte, et dans l’indifférence du reste des économistes, hélas étrangers aux débats sur la valeur, on a vu pourquoi et à quel prix.
10Le second point du débat est étroitement articulé au premier. La découverte que fait Jean-Marie Harribey d’une valeur monétaire non marchande est pensée dans un cadre conceptuel à mon sens trop étroit – ce dont témoignent d’ailleurs cette qualification par défaut de « non marchand » ou symétriquement la définition peu opératoire de valeur « pour la société ». Ses grandes qualités de théoricien et de logicien lui permettent, en enrichissant le corpus marxien de la théorie keynésienne de la monnaie, de mener une très brillante démonstration de la valeur non capitaliste qu’ajoute au PIB la production des services publics. Mais c’est en utilisant un binôme qui réduit le conflit de valeur à l’opposition entre la validation des produits du travail « par le marché » et leur validation « par une décision politique collective ». Pour interroger la pertinence de ce binôme, c’est tout mon travail sur l’histoire de la Sécurité sociale et, au-delà de celle-ci, des institutions de socialisation du salaire (dans la cotisation sociale bien sûr mais aussi, entre autres, dans la fonction publique et dans la qualification des postes par les conventions collectives) que je mobilise. Lorsque je suis arrivé dans les années 1990 au résultat que la socialisation du salaire, qu’elle s’exprime dans l’impôt-salaire qui paie les fonctionnaires des administrations ou dans la cotisation-salaire qui paie les retraités, les soignants, les parents ou les chômeurs, reconnaît la contribution de ces titulaires d’un salaire à la production de valeur, au même titre que la production de valeur capitaliste et contre elle, c’est en analysant l’histoire du conflit de classes dont le salaire est l’objet en France de 1920 à 1980. Le conflit de valeur est l’objet même de la lutte de classes, et ces « rapports sociaux » dont Jean-Marie Harribey, à la suite de Marx, rappelle avec insistance qu’ils sont au cœur de la valeur, ne se réduisent pas à un conflit État-marché. Je pense même que ce conflit reste largement à l’intérieur de la dynamique de la valeur capitaliste. La forme capitaliste de la valeur spécifie dans la valeur d’échange le « marché » et la « marchandise », qui sont des catégories générales excédant largement le mode de production capitaliste, par des institutions qui sont, elles, proprement capitalistes : la propriété lucrative, le marché du travail, la mesure de la valeur par le temps, le crédit pour financer l’investissement. La marchandise capitaliste n’existe que par ces institutions et c’est dans ces institutions qu’est le cœur de la validation capitaliste des produits du travail (il n’y a pas besoin de s’en tenir au cas de Dassault pour constater qu’aucun grand groupe capitaliste ne valide d’abord par « le marché » les produits du travail qu’il exploite). Et contradictoirement, la validation non capitaliste des produits du travail qui se construit dans le conflit sur le salaire s’opère en instituant non pas d’abord le « non-marchand » mais la qualification à la place du prix de la force de travail, le salaire à vie à la place du marché du travail, la copropriété d’usage à la place de la propriété lucrative, la mesure de la valeur par la qualification du producteur à la place de sa mesure par le temps, le subventionnement de l’investissement par cotisation à la place du crédit lucratif. Toutes ces institutions peuvent concerner la validation de produits à prix passant par le marché. Et qu’elles impliquent une « décision politique collective » à la place de la dictature des actionnaires ou des prêteurs dans la validation des produits du travail est un fait dont on ne peut que se réjouir, mais si ces institutions n’existaient pas, la « décision » en question serait sans support. Du coup, cette forme anticapitaliste de la valeur, que je propose d’appeler salariale parce qu’elle se construit dans le conflit sur le salaire, ne concerne pas que le travail des administrations ou du service public de santé, mais aussi celui des retraités, des parents, des chômeurs, et peut concerner toute la production des travailleurs indépendants et toute la production marchande. Ne tient-on pas là une dynamique de sortie du capitalisme s’appuyant sur un « déjà-là » considérable ?