1 – Introduction
1Au cours de ces dernières années, de nombreuses recherches ont été consacrées aux cycles de Kondratieff. Si certaines d’entre elles se sont intéressées aux transformations qui accompagnent la phase B [1] dans laquelle sont plongées les économies capitalistes depuis le début des années 1970, beaucoup plus rares sont celles qui se sont focalisées sur la question de l’étendue de cette dernière [2]. On se propose, dans cet article, de mettre en rapport le couple institutions/performances et mouvements longs Kondratieff, en prenant justement comme point de départ l’étendue de cette phase B. Par institutions nous entendrons les formes institutionnelles (formes de la contrainte monétaire, formes de la concurrence, formes de l’État, modalités d’adhésion au régime international et configurations du rapport salarial) auxquelles la théorie de la régulation a accordé une place centrale. Par performances, les performances du capitalisme qui caractérisent les phases A. Au plan théorique, nous nous appuyons sur les travaux qui ont été réalisés par l’École de la régulation et sur les approches qui ont été menées sur les Kondratieff par P. Dockès et B. Rosier [Dockès, Rosier, 1983 ; Dockès, 2002 ; Rosier, 2003] et par les auteurs radicaux américains [Gordon, Bowles, Weisskopf, 1983 ; 1986 ; 1990 ; Moseley, 1999 ; O’Hara, 2002 ; 2003 ; 2006a]. Ce cadre analytique pourra sans doute surprendre, puisque la théorie de la régulation récuse l’existence du cycle long en économie. Pour autant, se situer au confluent de la théorie des ondes longues et de la problématique régulationniste nous semble tout à fait pertinent, à condition toutefois de rompre avec le déterminisme qui caractérise de trop nombreuses approches qui ont été développées au sujet du Kondratieff. Après avoir précisé ce que nous entendions par mouvement Kondratieff (2) et nous être interrogé sur l’étendue de la phase B qui affecte les économies capitalistes depuis le début des années 1970 (3), nous reviendrons sur les performances enregistrées par ces dernières au cours de la phase A 1945-1973 (4), puis ferons retour à la phase B du troisième Kondratieff [3] (1920-1939/45) (5). Les performances qui ont accompagné la longue phase expansive consécutive à la Seconde Guerre mondiale nous y invitent, puisqu’elles renvoient directement aux mutations institutionnelles qui sont intervenues au cours de cette période. Nous nous interrogerons alors sur la place occupée par les guerres dans ces transformations, question qui a peu retenu l’attention des économistes.
2 – Le Kondratieff : un cycle long ?
2N.D. Kondratieff, qui aborda la question des mouvements longs dès 1922 [4], considérait que ces derniers étaient des cycles, leur dynamique résultant de forces endogènes jouant successivement dans les deux sens : la phase de hausse engendre la phase de baisse et réciproquement. Leur origine serait à rechercher dans l’usure, le remplacement et l’augmentation du fonds des biens de capitaux de base (grandes infrastructures, chemins de fer, canaux, etc.) dont la production demande un processus particulièrement long et des investissements exceptionnels. En fin de période d’expansion longue, l’épargne créatrice se révélerait insuffisante et trop coûteuse pour le renouvellement de ces capitaux de base, jusqu’à provoquer le retournement de la conjoncture. Au cours de la phase dépressive, l’épargne recommencerait à s’accumuler, autorisant la reprise. L. Trotski va rejeter cette explication [5] : la nature et la durée des mouvements longs ne sont pas déterminées par des forces endogènes au système capitaliste, mais par l’environnement extérieur dans lequel se propage son développement (conquêtes coloniales, découvertes de nouvelles ressources, guerres, révolutions, etc.). Ce sont des facteurs exogènes, variables selon les cas, qui sont à l’origine des fluctuations longues. Comme N.D. Kondratieff, J.A. Schumpeter [1939] proposera une interprétation endogène des cycles longs, centrée sur la dynamique innovatrice. Chez lui, la phase de prospérité résulte du dynamisme des entrepreneurs et de l’apparition en grappe d’innovations d’une importance exceptionnelle. Leur épuisement progressif engendre la phase de dépression. Au cours de cette période de « destruction créatrice » où les anciens produits, firmes et entrepreneurs sont éliminés et de nouveaux produits et procédés imaginés, la mise en place d’une nouvelle grappe d’innovations va permettre l’enclenchement d’une nouvelle phase d’expansion longue.
3Dans les approches qui ont été menées sur les Kondratieff à partir des années 1970 et 1980, le passage de la phase A à la phase B est toujours expliqué de manière endogène, mais c’est au sujet de la nature du point bas de reprise que les oppositions sont manifestes. Chez Boccara (1980-81), les points haut et bas de retournement du Kondratieff sont tous deux endogènes. La suraccumulation durable de capital, conséquence de l’alourdissement de la composition organique du capital et de la baisse tendancielle du taux de profit, provoque le passage de la phase A à la phase B. Au cours de cette dernière, la mise au point de nouvelles techniques permettant de réduire la dépense de capital par unité produite et de revaloriser la force de travail doit entraîner la relance de la demande de biens de consommation et permettre de délester la composition organique du capital. Le redressement du taux de profit qui en résulte ouvre la voie à une nouvelle phase d’expansion longue. E. Mandel [1980] ne souscrit pas à cette interprétation. Certes, le point haut d’inflexion est endogène (baisse tendancielle du taux de profit causée par l’alourdissement de la composition organique du capital et/ou la réduction du taux d’exploitation), mais le retournement de la phase B en phase A ne peut résulter que de l’action de facteurs de déclenchement exogènes [6] qui seuls peuvent autoriser le redressement du taux de profit et l’enclenchement d’une nouvelle phase A.
4Dans le courant néo-schumpétérien, le passage de la phase A à la phase B est également endogène, les industries porteuses de la phase d’expansion longue et générées par une grappe d’innovations fondamentales atteignant les niveaux de saturation de leur cycle de vie respectif [Mensch, 1979] ou le paradigme techno-économique à l’origine de la phase A ayant épuisé ses potentialités [Freeman et al., 1982]. Il existe cependant des divergences quant à la nature du point bas de reprise. Chez Mensch, au cours de la dépression, l’acceptation des risques inhérents à toute innovation se traduit par une levée d’innovations fondamentales qui conduit, de manière endogène, à la phase de reprise. Évoquant les longs délais d’implantation et de diffusion de la technologie, Freeman et al. insistent sur l’importance du cadre socio-institutionnel, élément clé pour l’adaptation entre le paradigme techno-économique disponible et les conditions sociales de son développement. Le retournement au point bas est conditionné par un processus complexe de transformations institutionnelles dans lequel des forces exogènes doivent nécessairement jouer. Pour autant, les travaux des néo-schumpétériens se déroulant dans un cadre beaucoup trop techniciste, nous ne souscrivons pas à ces approches qui reposent sur un déterminisme technologique plus ou moins implicite où les innovations enclenchent de manière quasi automatique une nouvelle phase A [7].
5Chez P. Dockès et B. Rosier [1983], les phases A du Kondratieff peuvent être typées au moyen d’un ensemble de « caractères majeurs » intimement reliés (mode d’accumulation du capital, type de forces productives, type de division du travail à l’échelle mondiale et procédure de régulation en œuvre), qui constituent un ordre productif. La phase d’essor du Kondratieff reflète l’épanouissement et l’efficacité relative du fonctionnement de celui-ci, la phase B, sa crise/déconstruction. Si le passage de la phase A à la phase B est endogène, causé par la montée des contradictions qui finissent par saper la cohérence de l’ordre productif qui prévalait [8], le point bas de reprise n’est pas automatique. L’enjeu des phases B est d’autoriser l’émergence de nouvelles formes structurelles, un cadre institutionnel renouvelé, qui vont permettre, pour un temps, d’assurer le dépassement des contradictions du capitalisme, mais il n’y a là aucune nécessité. L’analyse des radicaux américains est très proche de cette interprétation. La phase d’essor du Kondratieff consacre l’affirmation d’une structure sociale d’accumulation (SSA) [9] qui permet de réguler et de contenir les conflits capital/travail et la concurrence intercapitaliste et procure des conditions de stabilité favorables à la croissance. Tant que cette SSA offre un environnement qui favorise l’accumulation du capital en autorisant des taux de profit élevés, l’économie enregistre une phase A. Néanmoins, au bout de quelques décennies, conséquence de la montée des contradictions qui se développent à l’intérieur de la SSA, le taux de profit décline [10], minant les bases de cette dernière. Le renversement de la phase A en phase B est, là encore, endogène, mais il n’y a pas d’automaticité du retournement au point bas. La phase B a pour enjeu la mise en place d’une nouvelle SSA susceptible de relancer la croissance.
6Les approches de Dockès et Rosier et des auteurs radicaux américains sont particulièrement intéressantes. D’une part, se focalisant sur les deux rapports sociaux fondamentaux qui structurent le capitalisme (le rapport capital/travail et le rapport intra-capital) et mettant l’accent sur les contradictions d’un système traversé par des intérêts divergents, elles soulignent, point de vue que nous partageons entièrement, que l’issue des phases B n’est pas prédeterminée [11] ; d’autre part, elles accordent une place centrale aux conjonctures sociales longues, aux transformations institutionnelles, aux régimes d’accumulation et aux modes de régulation [12]. Insistons sur ce point : les Kondratieff ne sont pas des cycles (le passage de la phase B à la phase A dépend de causes qui n’ont aucune raison de se produire nécessairement) mais des ondes longues, de temporalité variable et profondément singulières. Cette singularité est manifeste à plusieurs niveaux : celui des performances enregistrées au cours de la phase A, celui des transformations d’ordre structurel et institutionnel qui accompagnent la phase B, et celui des issues que cette dernière laisse entrevoir. C’est de cette façon, selon nous, qu’il convient de concevoir les Kondratieff.
3 – 1973- ? : Une phase B si longue…
7À la fin des années 1990 et dans la première moitié des années 2000, se référant à la diffusion d’un nouveau paradigme technologique centré sur les NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication), plusieurs auteurs ont affirmé qu’une nouvelle phase d’expansion longue s’était mise en place [Safir, Michel, 1999 ; Minc, 2000 ; Nagels, 2002 ; Delanghe, Duchêne, Muldur, 2004 ; Réati, Toporowski, 2004 ; Devezas, Linstone, Santos, 2005 ; Ayres, 2006 ; Mensch, 2006 ; Reijnders, 2006 ; Rumyantseva, 2006 ; Yakovets, 2006 ; Modelski, 2006]. Cette thèse, d’origine néo-schumpétérienne, doit être mise en rapport avec une thématique qui s’est imposée aux États-Unis à la fin de la décennie 1990, celle de la « nouvelle économie » qui, grâce à la diffusion des NTIC, devait permettre au capitalisme américain de retrouver une croissance forte, montrant aux autres économies capitalistes la voie qu’il convenait d’emprunter. Pour autant, comme le confirment le krach financier de 2000 et la forte contraction de l’activité qui a suivi et, plus encore, la crise financière de 2007-2008 et la grande récession qui en a résulté, cette thèse n’est pas recevable. Pourquoi, justement, la « nouvelle économie » n’a-t-elle pas tenu ses promesses ? D’une part, malgré une base technique revitalisée, le régime de croissance financiarisé qui s’est mis en place au seuil des années 1980 et qui s’est développé au cours des décennies 1990 et 2000 était profondément instable, structurellement déséquilibré, non soutenable et dopé par l’endettement [13]. D’autre part, il ne doit pas faire oublier les difficultés durables et persistantes de la rentabilité réelle. Certes, après la chute qui a marqué la période qui s’étend du milieu des années 1960 au début des années 1980, le taux de profit s’est redressé dans les pays capitalistes, mais il convient de se demander quelles en sont les raisons et si ce redressement s’est pérennisé. Les travaux de M. Husson [2013], qui concernent la période 1980-2012, offrent un éclairage intéressant. Jusqu’à l’éclatement de la crise des subprimes en 2008, le taux de profit est globalement orienté à la hausse aux États-Unis et en Europe mais il tend à se tasser puis chute avec la crise. La baisse, qui s’est poursuivie jusqu’en 2012, est plus marquée en Europe, tandis qu’elle est suivie par un rattrapage aux États-Unis. Au Japon, la décennie 1990 est marquée par la baisse du taux de profit. Un redressement intervient de 2000 à 2006 mais une nouvelle dégradation se produit au-delà. Pour les pays du Sud de la zone euro (Espagne, Grèce, Italie, Portugal), le taux de profit montre une tendance haussière jusqu’à la seconde moitié des années 1990, puis il se met à baisser, cette baisse étant accélérée par la crise. Cette trajectoire caractérise également l’économie française. Pour les pays du Nord (Allemagne, Autriche, Belgique, Finlande, Pays-Bas), la progression du taux de profit est plus régulière, mais elle est brisée par la crise. Le redressement qui intervient en 2010 est suivi par une rechute. Même constat pour les pays du Sud, la baisse se poursuivant en France. Cela signifie deux choses. La première est que le relèvement du taux de profit ne signifie pas que les tendances à la suraccumulation du capital aient disparu, comme en témoignent ses difficultés et ses rechutes. La seconde est que l’une des particularités de la phase B en cours est un rétablissement tendanciel de la rentabilité, malgré un taux de croissance, un taux d’accumulation et des gains de productivité modestes [14]. Comment rendre compte de cette configuration ? À partir du début des années 1980, outre les efforts pour économiser le capital matériel, c’est la baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée [15] qui a été déterminante dans le redressement du taux de profit. Le relèvement du taux de marge (part des profits dans la valeur ajoutée) tant aux États-Unis qu’en Europe s’explique essentiellement par le gel des salaires (M. Husson, F. Louçã, 2013). Ce mode de rétablissement du taux de profit n’est pas sans poser le problème de la réalisation, c’est-à-dire de l’écoulement des marchandises dans un cadre où la demande demeure contrainte par la diminution relative des salaires. La contraction de la consommation qui en résulte alimente la progression du chômage et laisse entrevoir une prochaine récession qui menacera à nouveau le taux de profit [16]. Finalement, quelles leçons convient-il de tirer de l’« erreur de pronostic » de tous ceux qui ont affirmé qu’une nouvelle phase A s’était enclenchée ? Enfermés dans une lecture réductrice et mécaniste du Kondratieff, ces auteurs ont sous-estimé l’incertitude radicale qui accompagne les périodes de grande crise. Certes, les changements technologiques majeurs jouent un rôle incontestable en tant qu’élément propulseur d’une phase d’expansion longue, mais il n’en demeure pas moins que le taux de profit représente un facteur incontournable. Une révolution technologique nécessite que celui-ci ait atteint des niveaux très élevés et stables et ceci ne peut pas se produire sous l’effet de facteurs endogènes. Ce que corrobore l’étendue de la phase B qui est toujours en cours, c’est que les transformations du cadre institutionnel susceptibles de promouvoir le démarrage d’une nouvelle phase A s’inscrivent dans le temps long et que les conditions de sortie d’une phase B ne sont pas écrites à l’avance.
4 – La phase d’essor du quatrième Kondratieff (1945-1973) : des performances exceptionnelles
8C’est sur la base de la dynamique des principaux indicateurs macroéconomiques, au premier rang desquels figure le taux de croissance du produit (PNB/PIB), que les performances enregistrées par les économies capitalistes au cours des phases A des Kondratieff ont été mises en évidence. Celles-ci diffèrent selon les économies et selon les périodes historiques, comme le confirment les estimations des taux de croissance moyens qui ont été réalisées par différents auteurs [17]. Par conséquent, les performances du capitalisme ne se reproduisent pas à l’identique au cours des phases A. Elles sont conditionnées par des configurations institutionnelles spécifiques et par les transformations structurelles qui sont en œuvre au cours des phases B. Mais si la notion de performance est appréhendée sur la base des taux de croissance du PIB par la plupart des analystes des Kondratieff, la question de fond qui mérite d’être posée n’est-elle pas celle de la viabilité d’une configuration institutionnelle [18] qui s’exprime dans la capacité du système à surmonter les crises ? C’est pourquoi, la déformation des cycles conjoncturels dans le sens de l’expansion, qui spécifie les phases A et qui traduit le fait que les crises sont beaucoup moins accentuées qu’au cours des phases B, représente un indicateur de performances qui ne saurait être négligé. Cela étant, que ce soit en termes de rapidité et de stabilité relative de la croissance ou de progression des niveaux de vie, la phase d’essor du quatrième Kondratieff (1945-1973) est tout à fait exceptionnelle dans l’histoire du capitalisme. De par sa vigueur, aucune autre phase A ne peut lui être comparée. Les performances enregistrées par les économies capitalistes au cours de cette période [19] sont appréciables à différents niveaux : taux d’accroissement du PIB, de l’investissement, de la productivité du travail, des revenus, de la consommation, à un rythme inconnu jusqu’alors ; dynamique vertueuse qui s’est instaurée entre production et consommation de masse ; fonctionnement des marchés du travail au niveau du quasi-plein emploi ; aplatissement des cycles courts avec de simples ralentissements d’activité ; développement de l’État providence et de la protection sociale ; dynamisme démographique ; à l’échelle internationale, stabilité de l’ordre monétaire mis en place à Bretton Woods. Le régime d’accumulation intensive centrée sur la consommation de masse qui s’est affirmé au cours de cette période, et qui succède au régime d’accumulation extensive qui prévalait avant la Seconde Guerre mondiale [20], était fondé sur une nouvelle architecture institutionnelle, plus précisément sur une constellation de formes institutionnelles nationalement autocentrées [Chavance, 2005] : un régime monétaire basé sur le crédit, avec des systèmes financiers qui ont alimenté le financement de la croissance grâce à l’endettement bancaire et à de faibles taux d’intérêt étroitement contrôlés par les autorités monétaires ; un nouveau rapport salarial profondément original. Celui-ci a organisé le partage des gains de productivité sur la base d’un compromis capital/travail qui a rendu possible l’élévation soutenue des salaires réels et la mise en place d’une société de consommation de masse ; des formes de concurrence oligopolistiques ; un État inséré, avec une extension de la protection sociale et des politiques de régulation conjoncturelle qui ont permis d’assurer un accroissement régulier de la demande qui s’adressait aux firmes. Ce sont les profondes transformations qui ont affecté les économies capitalistes dans l’entre-deux-guerres qui sont à l’origine de la mise en place du régime d’accumulation du capital qui a prévalu après 1945 [21] et du nouveau mode de régulation (une architecture institutionnelle nouvelle) qui l’a piloté, la régulation monopoliste ou administrée. Ce mode de régulation spécifique, qui a eu pour effet d’aplatir les cycles de conjoncture et d’accélérer fortement les taux de croissance, nous invite à faire retour à la phase B du troisième Kondratieff (1920-1939/45) car les transformations enregistrées par les économies capitalistes au cours de cette période ont jeté les bases de la nouvelle architecture institutionnelle qui, après la Seconde Guerre mondiale, a autorisé le déploiement d’une quatrième onde longue.
5 – La phase B de 1920-1939/45 : quels enseignements ?
9Au cours de la phase B du troisième Kondratieff, le cadre institutionnel qui façonnait les régimes de croissance des économies capitalistes va enregistrer des mutations radicales. En consacrant l’épuisement du régime d’accumulation extensive qui, à l’exception des États-Unis, était toujours en œuvre dans l’entre-deux-guerres et du mode de régulation concurrentiel qui lui était associé, la crise des années 1930 représente incontestablement une rupture dans l’histoire du capitalisme, mais le rôle joué par les deux guerres mondiales ne saurait être ignoré [22].
10La Première Guerre mondiale représente une césure fondamentale dans l’histoire du capitalisme. Laboratoire du dirigisme, elle va introduire des innovations techniques, organisationnelles, sociales et sociétales majeures, mais également déstabiliser les économies, à la fois par l’inflation que son financement va imposer et par le coût des tentatives de retour à l’ordre monétaire qui prévalait avant son déclenchement. Elle va accentuer l’écart de développement entre les États-Unis et l’Europe et, au sein de celle-ci, entre pays vaincus et pays vainqueurs. Renforçant l’économie américaine tant sur le plan industriel que financier et accélérant le déclin du Royaume-Uni, elle va résolument transformer l’ordre économique et politique mondial. Pendant que les économies européennes engagées dans le conflit se sont fortement appauvries, les États-Unis sont devenus les banquiers du monde [23] et s’apprêtent à assumer leur nouveau rôle de leader au sein de l’économie mondiale. Une trentaine d’années plus tard, la guerre 1939-1945 leur fournira l’occasion de mettre en place un nouvel ordre international reposant sur des bases profondément nouvelles par rapport à celui qui était encore en vigueur dans l’entre-deux-guerres (libre-échange, parités fixes mais ajustables des monnaies, contrôle des mouvements internationaux de capitaux), mais il est incontestable que la régulation internationale qui était en œuvre depuis la fin du xixe siècle et qui reposait sur le système du Gold Standard, la mobilité des capitaux à l’échelle internationale et le recours au protectionnisme, va se trouver fortement affectée par la Première Guerre mondiale, avant de s’écrouler dans les années 1930 [Baslé, Mazier, Vidal, 1993].
11Rupture de l’étalon-or, cours forcé de la plupart des monnaies devenues désormais inconvertibles, envolée spectaculaire des prix, États fortement endettés envers les banques centrales, marchés des changes considérablement déstabilisés : en sonnant le glas du système monétaire du Gold Standard, la Première Guerre mondiale va laisser un héritage particulièrement lourd, comme le confirmera la sévérité des crises monétaires qui marqueront l’entre-deux-guerres et qui s’inscrivent dans son prolongement. Les bouleversements causés par le conflit vont faire entrer les économies capitalistes dans une ère nouvelle, celle de l’inflation. La hausse générale des prix qui accompagne celui-ci est en effet sans précédent depuis la fin des guerres napoléoniennes. Cette rupture causée par la guerre 1914-1918 consacre le passage d’économies gouvernées par les mécanismes de l’étalon or à des économies de crédit dans le cadre de monnaies à cours forcé. Ce passage à la monnaie de crédit potentiellement détachée de toute convertibilité et l’apparition d’une dérive permanente du niveau général des prix, chose tout à fait nouvelle par rapport à la réversibilité qui caractérisait son évolution depuis le xixe siècle, annoncent les nouvelles normes qui prévaudront après 1945, période au cours de laquelle la monnaie de crédit occupera une place centrale dans le financement des régimes de croissance.
12La Première Guerre mondiale introduit également des transformations radicales au niveau des relations État/économie. Celles-ci sont particulièrement importantes car l’action des pouvoirs publics interfère de multiples façons avec le rapport salarial, les formes de la concurrence, la contrainte monétaire et les modalités d’adhésion au régime international, qu’elle contribue à façonner. Dans bon nombre d’économies, l’intervention de l’État s’est manifestée à différents niveaux : dans les rapports entre débiteurs et créanciers, dans l’exploitation des infrastructures de transport, dans l’approvisionnement en produits de base, dans l’affectation de la force de travail, ainsi que dans les techniques productives mises en œuvre dans les industries d’armement. Le financement public budgétaire se développe avec l’accroissement considérable des dépenses militaires, ce qui sera de nouveau le cas avec le second conflit mondial. Si l’action régulatrice des pouvoirs publics jouera un rôle central dans le fonctionnement des régimes d’accumulation qui se mettront en place après 1945 et si la Première Guerre mondiale représente une césure au niveau de l’intervention de l’État, il est important de ne pas négliger le rôle qu’elle a joué, dans certains pays, dans la naissance de l’État-providence [24].
13Accélérant la pénétration et la diffusion du taylorisme, le premier conflit mondial va contribuer à la transformation de la classe ouvrière [25] et introduire une mutation dans certaines composantes du rapport salarial. Il interrompt brutalement la montée du mouvement socialiste à l’échelle internationale et, dans la plupart des grandes économies capitalistes européennes, va donner l’occasion au patronat de déclencher une offensive visant à briser la résistance ouvrière à l’introduction des méthodes tayloriennes [26]. Pour autant, dans les années 1920, ces dernières sont loin de s’être étendues à l’ensemble du tissu industriel dans un pays comme la France. Certes, ce n’est qu’entre 1930 et 1950 que le rapport salarial va enregistrer des transformations substantielles et après 1945 que le système de protection sociale va véritablement s’établir, mais la Première Guerre mondiale a commencé à amorcer une dynamique qui allait se traduire par des transformations radicales des conditions d’existence du salariat à partir des années 1930.
14Dans les économies capitalistes, avec d’incontestables particularités nationales, la concentration et la centralisation du capital s’intensifient dans l’entre-deux-guerres. Pour autant, au cours de cette période, c’est toujours un mode de formation des prix essentiellement concurrentiel qui prévaut. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale, dans le cadre de la régulation administrée, que le mode de formation des prix industriels va enregistrer une profonde transformation avec l’affirmation des procédures de type mark-up [27] dans le cadre de structures de marchés oligopolistiques, mais il est un fait que l’accélération de la concentration et de la centralisation du capital qui, dans de nombreux pays, a accompagné puis a suivi la Première Guerre mondiale, a commencé à affecter les mécanismes de formation des prix et leur dynamique.
15Ainsi, même si la régulation salariale est encore régie par la forme concurrentielle dans l’entre-deux-guerres, le premier conflit mondial a directement altéré certaines formes institutionnelles par rapport au xixe siècle (formes de l’État, formes de la monnaie) et amorcé un début de transformation d’autres (formes de la concurrence, modalités d’adhésion au régime international et rapport salarial).
16Dans certaines économies capitalistes, le déroulement de la crise des années 1930 n’étant pas indépendant des profonds bouleversements causés par la guerre 1914-1918, le poids du passif de cette dernière ne saurait être ignoré. Il doit d’autant moins l’être qu’analysant le développement de la crise en France, M. Baslé, J. Mazier et J.-F. Vidal [1993] soulignent que le poids des déséquilibres d’avant 1929 figure parmi les raisons qui permettent d’expliquer sa gravité exceptionnelle par rapport aux crises qui ont précédé. Le système de création monétaire qui était en œuvre en régulation concurrentielle était basé sur la convertibilité interne et externe de la monnaie nationale, ce qui, en cas de suraccumulation du capital, hypothéquait assez rapidement la poursuite du processus de croissance. Pour autant, en raison des politiques monétaires adoptées pour liquider le passif de la guerre, ce mécanisme n’a pas pu opérer jusqu’en 1926. Ce point mérite d’être souligné car il permet de comprendre pourquoi les déséquilibres entre la section des moyens de production (section 1) et celle des moyens de consommation (section 2) ainsi que les tendances à la suraccumulation se sont développés à une échelle beaucoup plus vaste que par le passé. S’intéressant au cas de l’économie allemande dans l’entre-deux-guerres, Baslé et al. insistent sur l’insuffisance de la rentabilité qui a contribué à la paralysie de l’accumulation, les conséquences de la Première Guerre mondiale et les clauses imposées par le traité de Versailles, productrices d’instabilité économique et sociale, de fragilité monétaire et de dépendance extérieure, expliquant le faible niveau des profits.
17La Première Guerre mondiale a par ailleurs considérablement perturbé le fonctionnement des marchés. En témoigne notamment la surproduction qui a frappé les marchés de matières premières agricoles. Au cours du conflit, alors qu’en Europe la production agricole enregistrait un recul particulièrement marqué, elle augmentait de façon tout à fait substantielle dans les économies extra-européennes pour répondre à la demande des pays alliés. Lorsque la production européenne fut rétablie, ce fut à des niveaux bien supérieurs à ceux d’avant-guerre et, dès le début des années 1920, l’agriculture, engluée dans la crise, va devoir faire face à une tendance lourde à la chute des cours. L’accumulation de stocks et l’excès d’offre qui ont marqué la décennie 1920 sont directement responsables de la baisse des prix de longue durée qui, en termes nominaux, s’est prolongée jusqu’en 1935.
18La crise des années 1930 et le second conflit mondial entretiennent également des liens manifestes, puisque ce dernier s’inscrit en tant que conséquence directe de la grande dépression. Dans le cas des États-Unis, Dockès et Rosier soulignent que c’est dans la préparation puis dans la conduite du conflit que sera parachevé le nouvel ordre productif autour d’un État planifiant systématiquement l’effort de guerre. Ce n’est qu’à partir de 1940 que le trend de croissance au-delà du niveau de 1929 va véritablement redémarrer, la guerre et elle seule autorisant la reprise [28]. Analysant le développement de la crise dans ce même pays, Baslé, Mazier et Vidal font à leur tour observer que malgré le lancement du New Deal en 1933, en 1938, ni la production ni l’investissement n’ont retrouvé leur niveau de 1929. C’est la Seconde Guerre mondiale qui rendra possible la sortie de crise [Baslé, Mazier, Vidal, 1993, p. 25]. M. Beaud relève également que le New Deal n’a pas permis de réamorcer la croissance américaine. C’est la guerre qui le fera. Le taux de chômage a peut-être diminué, mais il s’établit encore à 10 % de la population active en 1940 [Beaud, 2010, p. 250]. Si, à travers des expérimentations nationales originales, le réarmement puis la guerre ont joué un rôle central dans la sortie de crise, le cas de l’économie allemande est particulièrement éclairant. Le montant des réparations imposé à l’Allemagne, contre lequel s’était insurgé Keynes [29] et, d’une manière plus générale, le passif de la guerre 1914-1918, l’ont incontestablement maintenue dans une situation d’enlisement tout au long des années 1920 et ont joué un rôle déterminant au moment du déclenchement de la grande crise. Cette dernière servira de tremplin à la montée du nazisme, lequel orientera l’ensemble de l’économie allemande dans la préparation au conflit [30] et en planifiera méthodiquement la croissance.
19Incontestablement, les deux conflits mondiaux ont activement participé à la transformation du capitalisme. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les bases du nouveau cadre institutionnel amené à piloter les régimes d’accumulation du capital sont pratiquement totalement établies. Si ces guerres ont métamorphosé l’ensemble des relations sociales, les relations entre l’État, l’économie et la société et les rapports au politique, elles ont beaucoup plus fondamentalement amorcé (pour la première) ou contribué à parachever (pour la seconde) un certain nombre de transformations radicales au niveau des formes institutionnelles.
6 – Conclusion
20La phase d’essor du quatrième Kondratieff, qui s’est accompagnée de performances tout à fait remarquables pour les économies capitalistes, représente à ce jour la période de croissance la plus exceptionnelle qu’elles aient enregistrée. Certes, elle prend place après la grande crise des années 1930 qui, incontestablement, a représenté une rupture dans le cours du développement du capitalisme, mais non moins fondamentalement après deux conflits majeurs. Les guerres n’ont-elles pas été des opérateurs des transformations qui ont rendu possible le passage d’une régulation concurrentielle à une régulation administrée ? Quelle aurait été l’étendue de la phase B du troisième Kondratieff si la Seconde Guerre mondiale n’en avait pas représenté l’issue ? Finalement, avec le recul historique, on peut mesurer combien est longue la période nécessaire à la mise en place d’un régime d’accumulation du capital et d’un mode de régulation viables. C’est ce que confirme l’étendue de la phase B qui a démarré au seuil de la décennie 1970.
Notes
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[1]
Les phases B du Kondratieff sont de longues phases de croissance ralentie et de difficultés économiques majeures, les phases A de longues phases à dominante expansive.
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[2]
Étendue de 41 ans à ce jour (1973-2014) et de 69 ans pour le Kondratieff démarré au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Les cycles Kondratieff ne sont-ils pas censés avoir une périodicité de l’ordre de 50 ans ? Selon P. Boccara (2008), « l’allongement indéfini » de cette phase B tient aux révolutions informationnelle, monétaire, écologique et anthroponomique en cours, porteuses de potentiels de constructions d’émancipations et de dépassements du système capitaliste, mais qui se heurtent aux dominations et aux résistances au changement de ce dernier. Avec la révolution informationnelle fondée sur les ordinateurs, les résultats d’une même recherche peuvent être partagés jusqu’à l’échelle mondiale, mais ce partage a été récupéré par le capital privé monopolistique, face à la suraccumulation et aux gâchis de capitaux des entreprises publiques. Ceci a eu pour effet de favoriser les privatisations et l’expansion des firmes multinationales. La révolution monétaire, qui s’est opérée par décrochements successifs de la monnaie par rapport à l’or de 1971-1973 à 1979-1982, a contribué à une création monétaire effrénée (tout particulièrement en dollars), à la montée spectaculaire des crédits pour les marchés financiers, aux endettements et à la spéculation. La montée en force de la sphère financière et la spéculation ont notamment été utilisées pour les contrôles d’entreprises au niveau mondial et les fusions-acquisitions des groupes multinationaux. La réponse aux défis posés par la révolution et la crise écologiques ayant été donnée par le développement des marchés, les mesures mises en œuvre (normes écologiques utilisant la fiscalité dite écologique et les taxes carbones, marchés des permis d’émission de CO2 et droits à polluer) ont de nouveau été récupérées par les firmes multinationales, avec leurs relèvements de prix, les possibilités de spéculer, de les contourner, et finalement de les contrecarrer. La révolution en cours au plan anthroponomique (ou de la vie sociale non économique) se heurte, elle aussi, aux dominations et aux résistances au changement du système, alors qu’il conviendrait de promouvoir l’assurance du renouvellement des populations (en s’opposant aux pressions du chômage contre la fécondité), des conditions qualitatives nouvelles pour développer les capacités des individus, de répondre à la révolution de la longévité par l’accroissement des prélèvements sociaux tout en assurant leur base (par l’emploi et la formation) et d’organiser différemment les flux migratoires. Finalement, la récupération par le système des débuts de ces révolutions a entraîné l’exacerbation des rejets sociaux et des instabilités qui caractérisent les épisodes de crise systémique. Soulignons, cependant, que l’« allongement indéfini » de cette phase B n’a finalement de sens que par rapport à une lecture mécanique du Kondratieff perçu en tant que cycle de l’ordre d’une cinquantaine d’années.
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[3]
La périodisation des Kondratieff est la suivante : Premier Kondratieff, des années 1780-1790 aux années 1848-1850 avec un pic atteint vers 1815 ; deuxième Kondratieff, des années 1848-1850 aux années 1896-97 avec un pic atteint vers 1870-75 ; troisième Kondratieff, des années 1896-97 aux années 1939-1945 avec un pic atteint vers 1920 ; pour certains analystes, quatrième Kondratieff de 1945 aux années 1995-2000, avec un pic atteint vers 1973, et cinquième Kondratieff depuis les années 1995-2000 ; pour d’autres, quatrième Kondratieff, avec phase A de 1945 à 1973, et phase B depuis lors.
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[4]
N.D. Kondratieff, The world economy and its conditions during and after the war, Vologda, 1922.
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[5]
L. Trotski, « O krivoi kapitalisticheskovo razvitiya (On the curve of capitalist development) », Vestnik sotsialisticheskoi Akademii, n° 4, avril-juin, 1923. Cet article a été traduit en français, en ligne : http://gesd.free.fr/trotski23.pdf.
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[6]
1° Une diminution soudaine et substantielle de la composition organique du capital causée par la pénétration massive de capitaux dans des secteurs/régions où cette composition organique est relativement faible ou par la baisse des prix des éléments du capital constant ; 2° une hausse décisive du taux de plus-value suite à une défaite radicale de la classe ouvrière ou à un accroissement de l’intensité du travail ; 3° un raccourcissement rapide du cycle de renouvellement du capital circulant.
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[7]
L’ouvrage de C. Freeman et F. Louçã [2001] n’en est d’ailleurs pas totalement exempt.
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[8]
Concernant la période ouverte après 1945, la modification du rapport de forces en faveur des salariés au cours des années 1960 qui est venue déstabiliser l’équilibre social sur lequel reposait l’ordre productif d’alors (crise du procès de travail taylorien-fordien, fléchissement des gains de productivité, effondrement du pacte capital-travail, déplacement du partage salaire/profit au bénéfice des salariés, montée des coûts collectifs socialisés de la croissance, autant d’éléments qui ont contribué à la chute de la rentabilité du capital) est le premier facteur explicatif du retournement de la conjoncture longue. Le second réside dans le processus de transnationalisation des firmes qui, conduisant à une ouverture croissante des systèmes productifs, a déstabilisé le mode de régulation dont l’efficacité tenait à sa cohérence au sein de l’espace national.
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[9]
Une SSA représente un ensemble institutionnel très vaste comprenant aussi bien les formes de la concurrence et des structures industrielles que la position du travail et le rôle des syndicats, ou encore la nature des rapports économiques et politiques internationaux. La SSA qui s’est imposée aux États-Unis après 1945 présente quatre caractères majeurs : une nouvelle relation capital/travail (nouveau rapport salarial associant sécurité de l’emploi et hausse des salaires réels), la pax americana (qui a autorisé l’emprise des États-Unis sur l’ordre international issu de la Seconde Guerre mondiale et dont la stabilité a été particulièrement favorable au capital américain), un nouveau consensus capital/citoyens (qui a rendu possible l’augmentation conjointe des profits, des revenus de transfert et des investissements publics) et la modération de la concurrence entre les différentes fractions du capital (protection des structures oligopolistiques nationales au profit des entreprises états-uniennes).
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[10]
Aux États-Unis, l’entrée en crise de la SSA d’après 1945 est marquée par la baisse du taux de profit dès le milieu des années 1960. Bowles, Gordon et Weisskopf [1990] insistent sur le changement des rapports de forces en faveur du travail qui a pesé sur la productivité et la poursuite des gains salariaux qui ont pris les profits en tenaille ; Moseley [1999] évoque l’alourdissement de la composition organique du capital et la montée du travail improductif. Plus généralement, c’est l’érosion progressive du « système de la grande entreprise », caractéristique de l’après-guerre, basé sur trois piliers regroupant chacun un ensemble de relations de pouvoir institutionnalisées (l’accord capital-travail, la pax americana et le pacte capital-citoyens) qui a fait basculer les États-Unis dans la crise, par la chute de la rentabilité du capital dès 1965-1966, puis par leur déclin économique relatif. L’apparition de conflits dans chacune de ces relations de pouvoir, en raison du refus croissant de la part des salariés, des citoyens américains et des étrangers, de se plier à la subordination exigée par la structure du système, explique cette érosion [Bowles, Gordon, Weisskopf, 1986].
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[11]
Rejoignant ainsi la position de Mandel, chez qui elle dépend de facteurs exogènes et de l’issue de la lutte des classes. Pour autant, Mandel en fait un élément exogène, évoquant l’existence d’un « cycle long de lutte des classes » qui est relativement indépendant des ondes longues, mais qui interagit avec elles. Comme l’ont pointé Dockès et Rosier [1983], le point bas de reprise n’est exogène chez Mandel que dans la mesure où la lutte des classes est considérée comme telle, ce qui n’est pas acceptable. Les luttes sociales et les conflits capital-travail, inhérents à l’existence du rapport salarial, ne sont-ils pas ancrés dans les conjonctures de longue période et n’en représentent-ils pas un aspect essentiel ?
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[12]
Voir notamment P.A. O’Hara [2006a].
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[13]
M. Aglietta, La crise. Comment en est-on arrivé là ? Comment en sortir ?, Éditions Michalon, Paris, 2008 ; A. Brender, F. Pisani, La crise de la finance globalisée, Repères, La Découverte, Paris, 2009 ; F. Lordon, La crise de trop. Reconstruction d’un monde failli, Fayard, Paris, 2009 ; H. Sterdyniak, C. Blot (dir.), « La crise du capitalisme financier », Revue de l’OFCE, n° 110, 2009.
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[14]
Sur la faiblesse des gains de productivité à l’époque contemporaine, voir G. Cette (2013), Croissance de la productivité : quelles perspectives pour la France ?, en ligne : www.strategie.gouv.fr/blog/wp-content/…/jpf-27-septembre-2013.pdf.
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[15]
De 1980 à 2007, celle-ci a reculé d’environ 7 points dans les pays développés. World Economic Outlook, FMI, 2007.
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[16]
La correction des déficits dans laquelle sont actuellement engagés les pays capitalistes, qui se traduit par une hausse des prélèvements fiscaux et la réduction des dépenses publiques, contracte davantage la demande et crée de nouvelles pressions récessives.
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[17]
Voir, par exemple, les chiffres présentés par R. Metz [1992, p. 92].
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[18]
P.A. O’Hara [2006b] s’est proposé d’examiner la viabilité de la structure sociale d’accumulation en œuvre en Chine depuis plusieurs années en recourant à un indice de performance et de potentialité (IPP) composé de dix variables (chacune pesant pour dix points), les unes quantitatives, les autres qualitatives, relatives au développement économique à long terme (productivité du travail, du capital, investissement, innovation (R/D), niveau de vie, pollution, marchés, dynamique rurale-urbaine, gouvernance, puissance mondiale). O’Hara a cherché à situer cet indice dans l’une des cinq phases du développement capitaliste : économie sous-développée (0 à 20 points) ; économie émergente (21 à 40 points) ; économie principalement industrialisée (41 à 60 points) ; économie développée ou à maturité (61 à 80 points) ; économie hautement avancée (81 à 100 points). L’application de l’IPP situe la Chine au plus haut niveau de la seconde phase, c’est-à-dire, économie émergente (avec une note de 37 sur 100). Compte tenu de ses potentialités dans les 10 domaines retenus, O’Hara conclut qu’elle pourra atteindre le plus haut niveau de la phase trois (économie principalement industrialisée avec la note de 58 sur 100) vers 2020. Contrairement aux autres pays capitalistes qui sont toujours englués dans une phase B, le capitalisme chinois se trouve dans une phase A. Cette configuration démontre qu’il n’y a aucune raison pour que le déroulement des phases des ondes longues soit synchrone à l’échelle mondiale. Ceci renvoie à la variété des cadres socio-institutionnels et des régimes d’accumulation et modes de régulation en œuvre selon les espaces géographiques et à la variété des formes du capitalisme. Insistant sur la diversité institutionnelle des capitalismes, R. Boyer [2004a] rappelle que les différences d’architecture institutionnelle selon les pays peuvent piloter des régimes d’accumulation tout à fait particuliers.
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[19]
Voir notamment Aglietta [1976] ; Baslé, Mazier, Vidal [1993] ; Beaud [2010] ; Boyer, Saillard [1995] ; Dockès, Rosier [1983] ; Dockès [2002] ; Husson, Louçã [2013] ; O’Hara [2006a] ; Rosier [2003].
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[20]
À l’exception des États-Unis qui, dans l’entre-deux-guerres, expérimentaient un régime d’accumulation intensive sans consommation de masse.
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[21]
Pour les régulationnistes, la crise ouverte au seuil des années 1970 est celle de ce régime d’accumulation particulier (épuisement des gains de productivité (crise du procès de travail taylorien-fordien sous l’effet des luttes ouvrières) et de la norme de consommation d’après-guerre, chute de la rentabilité, montée du tertiaire improductif), elle-même liée à la remise en cause du mode de régulation administrée qui le pilotait.
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[22]
C’est pourquoi, la thèse soutenue par certains auteurs tels R. Metz (Metz, 2006), selon laquelle les deux guerres mondiales du XXe siècle ne représentent que des « perturbations d’ordre statistique » n’est pas acceptable. Sur ce point, voir F. Louçã (1997) qui critique à juste titre la mise entre parenthèses des guerres.
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[23]
Alors qu’ils se trouvaient dans une position de débiteur net vis-à-vis du reste du monde en 1914, les États-Unis sont devenus créditeurs net en 1918.
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[24]
Rôle qui a été pointé par les historiens. S. Pederson [1993], par exemple, a insisté sur la centralité de la question du genre et de la famille dans l’évolution du welfare state en Angleterre et en France. Elle a montré comment différentes cultures de l’État social redéfinies dans ces deux pays par la Première Guerre mondiale, ont activement participé à la reconfiguration du modèle parental dans le cas français et du modèle du soutien de famille masculin dans le cas anglais, visions de la famille qui se concrétiseront dans les politiques sociales mises en œuvre dans l’entre-deux-guerres.
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[25]
La sévérité et l’ampleur des grèves de 1919-1920 qui toucheront presque simultanément les pays capitalistes représentent un événement sans précédent dans l’histoire du mouvement ouvrier. La poussée des effectifs syndiqués et des mouvements sociaux se prolongera jusqu’en 1920. Néanmoins, à cette date, suite aux politiques répressives mises en œuvre par les pouvoirs publics et le patronat, le bilan qui peut être dressé n’est pas favorable au mouvement ouvrier. Les principales concessions obtenues, par exemple en France, les lois de 1919 qui définissent le régime des conventions collectives et instaurent la journée de 8 heures, ne marquent pas une avancée significative. Après un bref essor au lendemain de la guerre, la pratique des conventions collectives tendra à reculer en France et aux États-Unis et le mouvement syndical enregistrera un reflux au cours des années 1920. Pour autant, aux États-Unis, tandis qu’une partie de la classe ouvrière continue d’être exploitée selon les méthodes d’avant 1914 (brutalité des méthodes d’encadrement, bas salaires), l’autre, confrontée à l’organisation fordiste du travail et à une politique de hauts salaires va commencer à accéder à de nouvelles pratiques de consommation. Mais ce modèle s’épuisera à la fin des années 1920. En Angleterre, en 1920, le bilan est différent. Outre la journée de huit heures et des concessions salariales, les ouvriers ont obtenu une amélioration du système d’assurance-chômage, qui demeurera un élément important du rapport de forces socio-économiques au cours des années suivantes. Les élections de novembre 1918 ont été remportées par Lloyd George avec un programme axé sur l’éducation, le logement et la santé, politique sociale, qui annonce, à un quart de siècle de distance, le welfare state des années 1940. Après 1920, à la différence de la France et des États-Unis, l’Angleterre ne connaîtra pas un reflux comparable du mouvement syndical. Mieux protégés par la législation sociale et par des syndicats toujours puissants, les travailleurs resteront bien placés pour maintenir les taux de salaires. Comme dans les autres pays capitalistes par la suite, le mouvement syndical réussira à modifier le fonctionnement du marché du travail en rendant le taux de salaire rigide à la baisse.
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[26]
Entre 1896 et 1914, le développement de la taylorisation est relativement lent aux États-Unis car il se heurte à la résistance ouvrière. À la veille de la guerre, les travailleurs européens s’opposent à son introduction. En France, chez Renault, en 1912 et 1913, les ouvriers refusent le chronométrage et se mettent en grève.
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[27]
Procédures via lesquelles les prix se forment par application d’un taux de marge au coût de production unitaire, taux de marge lui-même calculé pour assurer une rentabilité moyenne du capital sur l’ensemble d’un cycle.
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[28]
Aux États-Unis, le PNB augmentera de 154 % entre 1939 et 1944, les bénéfices des sociétés de 290 % [Dockès, Rosier, 1983, p. 165].
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[29]
Dans Les conséquences économiques de la paix (1919) et La révision du traité (1922).
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[30]
La progression des dépenses militaires allemandes sera fulgurante à partir de 1933, passant de 0,5 % du produit national net, à 18 % en 1938.