1 – Introduction : le chemin à parcourir pour l’économie sociale et solidaire (ESS) en Amérique latine
1Comme l’a souligné Polanyi, la base matérielle de toute société découle de l’institutionnalisation des processus économiques de production, distribution, circulation et consommation. Dans les économies de marché, les comportements individualistes, concurrentiels, non solidaires qui, in fine déresponsabilisent les acteurs des conséquences de leurs actions, sont également institutionnalisés. Les normes, les valeurs, les attentes sociales et les systèmes juridiques renforcent cette façon de normaliser l’économie et conduisent à ignorer ou pénaliser les formes économiques ou les comportements qui échappent à ces standards. Ainsi, l’économie domestique et les activités considérées comme informelles, en particulier dans les pays du Sud, ne sont pas prises en compte, bien qu’elles soient une condition indispensable au fonctionnement de l’économie formelle, en satisfaisant des besoins et en créant des emplois que l’économie capitaliste ne prend pas en charge. Ces activités sont au mieux perçues comme relevant d’une économie souterraine et illégale et sont ainsi rejetées en dehors de la sphère économique, précisément parce qu’elles ne s’ajustent pas au paradigme associant l’entreprise – privée ou publique – et le travail salarié.
2La transformation de l’économie de marché en une économie plurielle se heurte à des obstacles institutionnels, du fait de l’absence de reconnaissance par l’État des acteurs de l’économie plurielle, lesquels ne peuvent accéder aux ressources publiques ni se voir garantir des droits élémentaires, comme celui de pouvoir exister et se développer. Ainsi, la réalité s’inverse : les formes considérées comme « modernes » (entreprises, travail salarié) sont celles que la législation défend traditionnellement et qui résistent au changement, alors que les formes considérées comme « archaïques » (par exemple, les communautés indigènes, les groupes familiaux qui n’ont pas accès aux ressources pour entrer dans le système formel, les systèmes de finances solidaires, les monnaies sociales, les services de gestion hybride publique/communautaire, les associations sans but lucratif) sont le socle fondamental d’innovations regroupées sous le terme d’une « autre économie ».
3Un projet politique de transformation se propose de reconnaître et d’amplifier ces formes et d’en introduire de nouvelles, afin d’appuyer des comportements coopératifs solidaires, responsables devant la société, qui innovent sur des questions comme la séparation entre le public et le privé (ainsi, des entreprises communautaires ouvertes à la participation publique des espaces publics de co-construction de politiques) ou entre l’intérêt privé et l’intérêt public (la responsabilité sociale des entreprises avec un contrôle public). Aujourd’hui plusieurs gouvernements facilitent ces changements en modifiant les lois, en incorporant ces comportements dans un nouveau cadre de culture économique, en favorisant leur accès aux ressources publiques, au crédit, au marché… Un tel projet requiert de nouveaux cadres juridiques, reconnaissant la réalité occultée par les institutions et l’idéologie de l’économie orthodoxe. Cela ne garantit d’ailleurs pas l’émergence d’un nouveau secteur ou d’un système de l’ESS, mais c’est une condition fondamentale pour faciliter le changement culturel et l’évolution du rapport de forces. Il faut également souligner que ce n’est pas parce que les pouvoirs publics développent une rhétorique autour de l’ESS qu’ils favorisent les transformations auxquelles on pourrait s’attendre.
4Ce travail n’examinera pas en profondeur les processus de transformation du sens commun sur l’économie, ni la relation effective entre les changements juridiques et les changements concrets des pratiques de l’État et la société civile en la matière, étant donné qu’il s’agit de processus récents en Amérique latine. Il s’agit plutôt d’apporter des éléments empiriques pour contribuer aux débats sur l’institutionnalisation consciente de l’ESS.
5L’Amérique latine se caractérise par une énorme masse de pauvres et d’indigents (entre 35 et 60 % de la population, pour un total d’environ 180 millions de personnes) et l’indice de concentration de la richesse y est le plus élevé au monde. C’est aussi l’une des régions les plus urbanisées où la pauvreté est désormais structurelle. Le secteur informel, rural (exploitations et communautés ethno-paysannes) et urbain (multiplicité des initiatives indépendantes et familiales, principalement dans le secteur des services) concerne la moitié de la population active. Ainsi, la masse des exclus du marché formel, résultat de l’action néolibérale des trente dernières années, est venue s’ajouter à la masse préexistante des travailleurs indépendants, précaires, exclus du droit du travail.
6Une nouvelle ESS [3] ne peut donc pas se limiter à identifier des « niches » de besoins de proximité, non satisfaits à ce jour par le marché et l’État, ou à compter sur des citoyens dotés d’un haut capital social disposés à assumer, au niveau local, l’autogestion de leurs besoins ou de ceux d’autrui via le bénévolat. Il existe une carence massive en matière de réponses aux besoins fondamentaux, une grande inégalité en matière d’accès à la formation technoscientifique et une stigmatisation des pauvres par les classes moyennes. Ces éléments entravent le développement de relations solidaires symétriques traversant le spectre social et rendent nécessaires des innovations théoriques.
7De plus, la région se trouve dans une conjoncture dont deux aspects peuvent affaiblir la volonté d’encourager des transformations économiques structurelles.
8– L’évolution favorable des prix des exportations, la captation de la rente par les États et leurs programmes sociaux de compensation produisent un certain soulagement par rapport aux moments les plus critiques de la crise sociale de la fin du xxe siècle. Or cette crise avait contribué à affaiblir l’hégémonie néolibérale et à raviver une pensée alternative.
9– Le Forum social mondial, qui avait débuté à Porto Alegre (2001) en tant que rencontre des mouvements sociaux opposés à la mondialisation gouvernée depuis Davos, semble perdre en visibilité sociale du fait de la difficulté à produire des accords et des propositions. Or l’un des axes communs du débat avait été l’économie solidaire, en mobilisant des mouvements sociaux et des courants très divers [4].
10Ces courants de pensée et ces sujets collectifs continuent de se développer et sont critiques à l’égard de l’économie capitaliste périphérique, mais ils ne convergent que lentement. Leurs propositions de changements économiques mettent en tension le désir de dépassement du système et les revendications sectorielles faites au sein du même système. Ainsi, l’ESS occupe une position variable dans leurs agendas et, en général, elle n’est pas un objectif central. La formation de mouvements spécifiquement voués à la promotion de l’ESS ne s’est pas non plus généralisée.
11Néanmoins, tout au long des années 2000, que ce soit à la suite des principaux mouvements sociaux (Équateur, Bolivie), des mobilisations spontanées dans un contexte de crise (Argentine, Venezuela) ou du simple rassemblement de l’électorat populaire autour de projets progressistes (Brésil, Uruguay, Paraguay), des changements politiques se sont succédé, lesquels ont tous été ratifiés par la voie des urnes. Ceci a eu pour résultat :
- un positionnement plus social (davantage axé vers les classes populaires) des gouvernements élus,
- l’accélération du processus d’adoption de nouveaux programmes et de politiques publiques d’orientation populaire,
- dans presque tous les pays, l’institutionnalisation de l’ESS s’est formalisée par l’adoption de nouveaux cadres légaux, tantôt en lui reconnaissant des formes propres, tantôt en définissant de nouvelles responsabilités de l’État ou en modifiant les cadres constitutionnels,
- l’élargissement d’un système de réseaux virtuels qui a accéléré l’influence réciproque des processus de changement, en particulier en ce qui concerne l’ESS.
12Dans les cinq cas que nous allons présenter infra, on peut ainsi observer des changements significatifs dans les formats institutionnels en l’espace de dix ans. Mais tandis que les changements juridiques en Argentine sont des ajustements mineurs au regard du cadre préexistant, on observe au Brésil la mise en place d’une institutionnalisation de nouvelles pratiques dans la co-construction d’une politique pour l’ESS. En ce qui concerne la Bolivie et l’Équateur, des changements d’envergure sont proposés, qui demanderont une transition de longue durée, mais qui ont l’avantage d’être soutenus par une histoire de modes de résistance et de survie économique aujourd’hui reconnus. En revanche, dans le cas du Venezuela, des changements majeurs sont proposés mais ils requièrent non seulement des ressources mais également un changement culturel de la part des acteurs économiques. Dans tous les cas, on observe une contradiction entre :
- d’un côté le court terme nécessaire à l’urgence, que reflètent les pratiques de survie des secteurs appauvris et exclus, acculés par la nécessité d’améliorer sans tarder leurs conditions de vie, et les programmes publics ciblés pour faire face à l’urgence,
- d’un autre côté un temps long nécessaire à la prise en compte des possibilités d’action associative ouvertes par l’ESS, et à l’appréciation politique d’un projet de construction effective d’autres structures économiques sur la base des valeurs éthiques et des objectifs propres à l’ESS.
13La conjoncture du marché mondial intervient ici aussi : elle favorise de manière exceptionnelle ces économies latino-américaines dans la mesure où leurs modèles productifs fondés sur l’extraction permettent aux gouvernements de capter une partie de la rente au niveau international, en desserrant l’étau de la dette extérieure et en rendant possible un degré d’autarcie inédit. Cela donne, d’une certaine manière, une marge importante à l’apprentissage et aux rectifications si les nouvelles institutions ne donnent pas les résultats escomptés. Cependant, pour des raisons éthiques et politiques, ces marges se rétrécissent parce que, précisément, il y a urgence à apporter des réponses durables à l’exclusion et à l’appauvrissement massifs, qui sont le résultat de l’application de la politique néolibérale sur la base d’un régime d’accumulation capitaliste périphérique.
2 – Argentine : une politique sociale populiste d’Économie sociale
14Le populisme ne sécrète pas une société organisée en regroupements solidaires autonomes capables de former un espace public de co-construction de politiques d’État, mais plutôt une société désorganisée socialement, susceptible d’être conduite politiquement en tant que masse. C’est dans la rencontre entre les organisations de base et le parti populiste qu’opère cette tension. Le recours facile aux ressources de l’État peut générer de l’anomie et une tendance à la désorganisation ou à l’adhésion passive à des projets politiques hétéronomes.
15Les politiques publiques argentines sont élaborées au sein du parti de gouvernement ou par les fonctionnaires en tentant de représenter les secteurs populaires et donner une réponse à leurs désirs immédiats, résoudre des problèmes de gouvernabilité, consolider ou maintenir une marge de manœuvre électorale. Il n’y a pas de co-construction de politiques mais une participation via la décentralisation de l’exécution, en partie du fait de l’incapacité de l’appareil bureaucratique à mettre en place des programmes massifs. Si les acteurs relayant ces politiques sont reconnus, la dynamique reste populiste – au sens où les fonctionnaires représentent le bras techno-exécutant du leader, qui conserve l’initiative – et sans possibilité de participation démocratique dans l’élaboration des politiques.
16Face au constat que la crise de l’emploi serait de longue durée, il s’est produit, avec le nouveau gouvernement de 2003, une évolution réflexive de la politique sociale débouchant sur l’incorporation, apparemment structurelle, de la politique dite d’économie sociale (réduite à la promotion d’initiatives marchandes de travail associé autogéré). La « politique sociale de l’économie sociale » a été institutionnalisée et elle cible les secteurs pauvres ou les problèmes d’emploi et vise leur inclusion dans le marché. Sur le plan symbolique, on enregistre des changements explicites dans le langage (tels que le passage de « bénéficiaires » à « titulaires de droits »). Cependant, la centralité de la politique du travail au sein du ministère du Travail (réajustement des salaires, restitution des droits des travailleurs, en particulier le droit à la négociation collective, pression en vue de la formalisation du travail) et des politiques en direction des ménages (allocations familiales attribuées par enfant à charge, élargissement de la couverture sociale, etc.) a été maintenue.
17Le gouvernement a décidé de prolonger ce programme, rebaptisé « Programme national de développement local et d’économie sociale “au travail” [5] » dont l’objectif déclaré est l’inclusion sociale par la voie de projets socio-productifs fondés sur le travail associatif et autogéré d’au moins cinq personnes. Cela est cohérent avec la pression exercée par ceux (dont l’Église) qui disaient craindre l’effet des politiques de transferts sociaux sur « la culture du travail ». Par ailleurs, l’insuffisance de l’allocation chômage ayant été démontrée, tout comme celle de la formation pour promouvoir des activités durables, s’est ajoutée la création d’un fonds visant à transférer des ressources d’investissement (financées par la Banque mondiale et la BID) vers des projets potentiellement « soutenables ».
18Ce Programme s’est proposé explicitement de mettre en place :
- des projets productifs de services, unipersonnels, familiaux, associatifs ou communautaires (350 000 personnes sont ainsi enregistrées comme auto-entrepreneurs ce qui leur donne accès à la sécurité sociale) ;
- la constitution de fonds solidaires et la promotion du microcrédit ;
- le renforcement de coopératives et de mutuelles, d’espaces associatifs, de conseils consultatifs et d’organisations de la société civile.
19La ministre du Développement social a confirmé que sa principale ligne d’action en matière de politique sociale était la promotion des formes d’économie sociale, la seconde étant l’allocation universelle pour les enfants, qui vise les ménages pauvres. Au sein de cette ligne, sous l’étiquette récente de « Argentina Trabaja » (L’Argentine au travail), les dispositifs publics ont visé à promouvoir l’intégration de jusqu’à 100 000 travailleurs au chômage, plutôt des personnes sans revenu ni qualification dans de nouvelles coopératives de taille moyenne de 50 à 60 travailleurs. Le programme prévoit un fonds pour les salaires et des ressources matérielles pour une période limitée, en pariant que les coopératives pourront continuer à fonctionner sans ces subventions. Dans tous les cas, il est clair que ces programmes voient l’économie sociale non comme une alternative aux entreprises privées ou publiques, mais comme une option pour pallier, au moins partiellement, l’insuffisance de politiques d’investissement et de création d’emplois.
20Ces programmes ont tous été confrontés aux capacités limitées de l’État à les mettre en place, d’où l’intervention de nombreux acteurs, gouvernements municipaux, ONG, universités, etc., qui opèrent comme intermédiaires des politiques et de leurs ressources. Le discours officiel valorise l’intégration territoriale de ces initiatives, et diverses instances de participation locale ont été ouvertes, sans conduire à une véritable cogestion à partir du local. Les gouvernements municipaux sont en effet peu disposés à ouvrir le jeu à des acteurs locaux convoqués par des politiques nationales. Ils se positionnent davantage, pour des raisons électorales, comme des médiateurs discrétionnaires des ressources nationales.
21Au cours des dix dernières années, les instances gouvernementales (au niveau provincial ou municipal) chargées de promouvoir l’économie sociale se sont multipliées à la suite de l’initiative du gouvernement national. Ainsi, en sept ans, « parmi les 24 provinces, 14 ont créé des unités d’organisation liées à l’ESS, même chose dans la ville autonome de Buenos Aires et les deux plus grandes municipalités du pays [6] ». Il faut souligner que de telles instances ont en général un statut de direction (en dessous des sous-secrétariats de gouvernement) et ont un rang comparable à celui d’un ministère de Développement social, chargé des politiques dirigées vers les secteurs pauvres et vulnérables.
22Un autre élément important est qu’une des deux centrales ouvrières, la Confédération des travailleurs de l’Argentine (CTA) a incorporé dans son programme la revendication du statut légal du travailleur autogéré, un élément important de l’institutionnalisation de l’ES, bien qu’il n’y ait pas à ce jour de résultats.
3 – Brésil : une expérience de co-construction de politiques publiques d’ESS [7]
23Tandis qu’en Argentine on parle, au niveau de l’État, d’« économie sociale », au Brésil on fait plutôt mention de l’« économie solidaire » (ES). La genèse des politiques publiques liées à l’ESS en Argentine est rattachée à une conjoncture d’urgence : des politiques sociales y ont été adoptées pour contenir la masse de nouveaux exclus et appauvris, l’adjectif « social » étant alors utilisé dans le sens de « dirigé vers les pauvres » (et les nouveaux pauvres). Dans le cas brésilien, en revanche, à l’origine se trouvent les organisations d’acteurs autonommés d’économie solidaire. C’est en ces termes qu’ils ont baptisé l’instance gouvernementale dont ils ont défendu (et obtenu en 2003) la création devant le président Lula da Silva.
24L’économie solidaire apparaît au Brésil, bien qu’à un rang mineur, dans le discours de plusieurs ministères : développement agraire, éducation, développement social et combat contre la faim, travail et emploi, bien que le secrétariat d’État à l’économie solidaire (SENAES) soit rattaché à ce dernier. Les textes des politiques publiques conçoivent l’économie solidaire comme une voie pour résoudre le chômage plutôt que comme une option structurelle (« une autre économie »). Néanmoins, il convient de signaler que la vision de l’ES est assez vaste. Si, dans la pratique, son action collective est limitée aux entreprises associatives autogérées par les travailleurs, les politiques publiques sont un instrument de soutien, d’amplification et de mise en réseau des entreprises de ce secteur. De fait, les états des lieux et les analyses régulières de l’ES se concentrent sur les initiatives, les associations et les groupes informels, sans inclure d’autres formes d’organisation (voir en comparaison le cas du Venezuela) ni faire référence aux caractéristiques structurelles du système économique (voir le cas de l’Équateur).
25La caractéristique distinctive du Brésil est certainement la mise en place préalable d’un mouvement d’ES, institutionnalisé sous le nom de Forum brésilien d’économie solidaire (FBES), qui regroupe aujourd’hui trois types d’acteurs : les entrepreneurs économiques solidaires, les promoteurs de la société civile et les responsables publics. Son origine remonte à la première édition du Forum social mondial (2001) à l’occasion duquel s’est constitué le Groupe de travail brésilien d’économie solidaire. Avec l’élection en 2003 de Lula da Silva, provenant du Parti des Travailleurs (PT), ce mouvement a encouragé la création du SENAES et obtenu la désignation à sa tête de Paul Singer, économiste socialiste faisant partie des fondateurs du PT. Simultanément a été créé le Conseil national de l’économie solidaire (CNES), organe consultatif et de proposition, composé d’acteurs multiples, d’une manière similaire au FBES [8]. Ce degré d’institutionnalisation de la relation État/société civile a également entraîné une bureaucratisation du mouvement. [9]
26Aussi bien le SENAES que le FBES se sont montrés favorables à la décentralisation, en créant des structures locales et étatiques qui s’articulent avec les instances nationales. Les instances régionales et municipales, les plus proches de la population-cible, ont eu tendance à interpréter ces programmes comme assistantiels et court-termistes [Hintze, op. cit.]. Les programmes fédéraux ont également favorisé la transversalité. Cela est visible dans la multiplication d’actions au sein de divers ministères qui peuvent entrer en relation dans le cadre d’une promotion de l’ES. Pour autant, le gouvernement national est encore très loin d’assumer effectivement l’ES comme une ligne prioritaire et de créer un ministère de l’Économie solidaire, comme le réclame le FBES. Les difficultés pour parvenir à une loi sur l’économie solidaire rendent compte d’une résistance de l’État à la reconnaître comme une voie permanente de développement alternatif.
27Néanmoins, le discours du SENAES va au-delà de la politique sociale de compensation et propose l’ES comme une forme alternative d’organisation des processus économiques. Quant au statut du travailleur associé, la Conférence d’économie solidaire (CONAES) milite actuellement, sans résultats, pour sa reconnaissance et l’accès à des droits tels que la sécurité sociale et l’équivalent d’une assurance chômage en cas de chute saisonnière de l’activité. En novembre 2010, et peu avant la fin de son mandat, le gouvernement de Lula a créé le Système national du commerce équitable et solidaire en suivant la demande de la seconde CONAES.
28Le PT dispose d’un point d’ancrage chez les activistes des Communautés ecclésiastiques de base (CEB) surgies pendant la dictature militaire, ce qui confère une orientation basiste décentralisée à l’un des courants de ce parti. Cependant, le FBES a participé activement à la création du SENAES et à la désignation de son secrétaire, consacrant une bonne partie de son activité à l’ébauche et à la mise en place de politiques étatiques pour l’ES, notamment en militant pour l’allocation de fonds et la mise en place d’un cadre légal pour le travail associatif autogéré. Pour ce faire, la Centrale unique des travailleurs (CUT), également contrôlée par le PT, a invité les universités nationales à soutenir les initiatives de l’ES, à la suite de quoi s’est formé l’UNITRABALHO, un réseau de 80 universités qui ont accepté de participer à la création d’initiatives de l’ES, en particulier à travers des incubateurs. Ultérieurement, la CUT a soutenu la formation de chaînes productives d’ES.
29La racine commune des organisations du mouvement d’ES et du PT peut faire que le degré d’institutionnalisation atteint soit vulnérable en cas de changement gouvernemental, qu’il s’agisse de l’élection d’un autre parti ou d’un autre courant au sein du PT. Ainsi, le budget participatif encouragé par le PT de Porto Alegre, instauré et pratiqué pendant plus de 10 ans et qu’on croyait institutionnalisé, partie prenante de la culture politique démocratique en deçà ou au-delà de la volonté du parti au gouvernement, s’est écroulé lorsque le PT a perdu les élections. Des tensions sont également apparues sous la présidence de Dilma Rousseff, après une proposition de rattachement du SENAES et du CNES au secrétariat de la micro- et petite entreprise. Certains ont interprété cette tentative comme une régression, car la proposition initiale du FBES était de constituer un ministère de l’Économie solidaire. Soutenu par son assemblée plénière de 20 000 membres, le FBES réclamait la création d’un ministère en argumentant qu’il fallait faire de l’ES une composante à part entière des politiques de développement du Brésil, en encourageant un autre modèle de production, de commercialisation et de consommation. S’en remettre au secrétariat de la micro- et petite entreprise aurait tendu à limiter à la fonction d’inclusion productive, de création d’emploi et de revenu au sein du même régime d’accumulation capitaliste auquel on doit précarité et inégalités. Après les protestations du FBES, une instance de dialogue s’est ouverte à partir du mois de mai 2011 et le projet initial a été abandonné, sans que le périmètre attribué à l’économie solidaire ne soit élargi.
30Pour une vision qui s’oriente vers l’idée qu’une « autre économie est possible », la politique actuelle apparaît comme très limitée étant donné le niveau persistant d’inégalités sociales, comme le montre le problème de la réforme agraire. Le Mouvement des sans terre (MST) compte quelque 20 000 membres dans tout le Brésil et agit auprès de quelque 60 000 familles paysannes dans la lutte pour la terre. Plus de 100 000 familles vivent actuellement dans des campements informels en attente de terres et bien que 500 000 en aient déjà bénéficié, selon des données du MST, il y a au Brésil plus de 4 000 000 de familles sans terre. Le principal dirigeant du MST affirme d’ailleurs que la concentration de la propriété n’a pas diminué, voire qu’elle a augmenté sous le gouvernement du PT. Le système institutionnel fait qu’une action en justice menée pour récupérer des terres improductives peut prendre entre dix et vingt ans avant de devenir effective. Les temps de la justice sont lents sans force ou volonté politique pour redéfinir la hiérarchie entre le droit à la propriété privée illimitée ou le droit à la vie des dépossédés.
4 – Venezuela : un projet de reconstruction de l’économie et de la société à partir de l’État
31L’actuel processus de Révolution bolivarienne au Venezuela remonte à la protestation populaire face aux politiques néolibérales de février 1989 (Caracazo), et au soulèvement militaire dirigé par le lieutenant-colonel Hugo Chávez (1992), élu Président de la République en 1998. Par la suite, une série d’élections et de référendums démocratiques ont réaffirmé la légitimité d’un processus de transformation qui – selon ce qu’indique Chavéz au Forum social mondial de 2005 – serait une transition vers le socialisme.
32Dans le cas du Venezuela, on observe une profusion de noms donnés par le gouvernement lui-même en 12 ans : économie sociale, communale, populaire, etc. Cela reflète d’une certaine manière la rapidité du processus de recherche, d’expérimentation et d’apprentissage qui s’y joue. On observe aussi une évolution du sens de la proposition d’économie sociale, qui va de la démocratisation du marché et du capital – où l’économie sociale est vue comme une voie alternative et complémentaire à l’économie privée et l’économie publique, fondée sur des entreprises associatives et des petites entreprises autogérées – vers la construction du « Socialisme du xxie siècle ». En tout cas, à la différence des deux premiers pays évoqués, et comme on le verra aussi pour l’Équateur et la Bolivie, on enregistre ici une relation étroite entre les propositions d’ESS et un projet de construction d’un autre système économique.
33Dans son article 308, la nouvelle Constitution prévoit que « l’État protégera et encouragera les petites et moyennes entreprises, les coopératives, les caisses d’épargne, tout comme les entreprises familiales, la micro-entreprise et n’importe quelle forme d’association communautaire pour le travail, l’épargne et la consommation, sous le régime de la propriété collective, dans le but de fortifier le développement économique du pays, en le soutenant par l’initiative populaire ».
34En juillet 2008, la Loi organique du système économique communal est promulguée : elle a pour objet de développer et de fortifier le pouvoir populaire, en établissant les normes, les principes, et les procédés pour la création, le fonctionnement et le développement du système économique communal. Celui-ci est composé d’organisations socio-productives sous le régime de la propriété sociale communale, encouragées par les instances du pouvoir populaire, le pouvoir public, ou les deux simultanément, à des fins de production, de distribution, d’échange, de consommation de biens et de services, ainsi que de savoirs et de connaissances, pour satisfaire les besoins collectifs et réinvestir socialement l’excédent, au moyen d’une planification stratégique, démocratique et participative.
35On peut ainsi énumérer les principes de la nouvelle économie : démocratie participative, complémentarité, primauté des intérêts collectifs, cogestion, autogestion, coopération, solidarité, efficacité, efficience, effectivité, contrôle social, défense et protection de l’environnement. Les communes sont conçues en tant que territoires ayant un projet propre et une capacité d’autogestion à travers les conseils et les comités communaux. Elles sont encouragées à s’articuler et s’organiser entre elles. Les relations de troc entre les communes et leurs diverses entreprises sont reconnues et encouragées. Les formes proposées (il ne s’agit pas de formes préexistantes mais d’une construction innovatrice) sont diverses.
36– entreprises de propriété sociale directe communale : constituées par les instances de pouvoir populaire dans leurs milieux territoriaux respectifs, destinées dans l’immédiat au bénéfice des producteurs qui l’intègrent et de la collectivité à laquelle elles correspondent ; gérées par le pouvoir populaire qui les a constituées.
37– Entreprises de propriété sociale indirecte communale : semblables aux précédentes, mais constituées et gérées par le pouvoir public, transférables à une instance de pouvoir politique.
38– Unité productive familiale : organisation dont les membres appartiennent à un noyau familial qui développe des projets socio-productifs destinés à satisfaire leurs besoins et ceux de la communauté.
39– Des groupes d’échange solidaire : ensemble des prosommateurs [10] organisés volontairement, dans le but de participer à l’une des modalités des systèmes alternatifs d’échange solidaire. Ces groupes sont encouragés à créer leur propre monnaie et à établir un taux de change avec la monnaie nationale.
40On observe que les communautés ou pouvoirs populaires se fondent sur l’association volontaire plutôt que sur des communautés préexistantes. Parmi les objectifs de la politique publique, on notera celui d’encourager et de soutenir la formation de ces articulations d’entreprises communautaires ou mixtes (avec participation étatique). Bien que le développement endogène à partir des territoires soit encouragé, la coordination de la gigantesque mobilisation qu’implique le fait de construire l’économie à partir de chaque commune est menée à partir du ministère du pouvoir populaire, instance nationale. Il faut reconnaître que l’histoire de la société vénézuélienne n’est pas caractérisée par une forte organisation préalable et qu’il serait ainsi délicat de confier un projet de cette envergure à l’initiative régionale. Par ailleurs, diriger un programme de changements et d’innovations culturels et matériels aussi important est une tâche complexe devant être conçue depuis les centres nationaux de décision.
41Tandis que dans les cas de l’Argentine et du Brésil il s’agit de former des organisations associatives et autogérées de travailleurs à partir de l’économie populaire, et en particulier des secteurs exclus, on peut suggérer que, dans le cas du Venezuela, ce qui est visé, c’est la création des entreprises coopératives, communautaires, populaires, mixtes et familiales, qui entrent toutes dans la catégorie des entreprises de production sociale, aussi bien par l’initiative des communautés locales constituées dans ce but que par la transformation des entreprises privées et publiques, ce qui inclut la possibilité de formes mixtes publico-communautaires.
42Le Venezuela est ainsi un cas d’institutionnalisation top-down, depuis l’État vers la société, confronté au double obstacle d’un État bureaucratique résistant aux nouvelles politiques, et d’une société dépourvue d’organisations suffisantes, qui n’arrive pas à faire des propositions de manière autonome ou à appliquer les consignes de l’État. La coopération a été encouragée, en destinant une grande quantité de ressources à la formation de nouvelles entreprises de production sociale, en particulier des coopératives, avec des résultats très mitigés (seules 10 % des coopératives encouragées fonctionnent).
43Par ailleurs, étant donné que les institutions héritées (organisation bureaucratique de l’État, dispositions et capacités des fonctionnaires publics, culture politique rentière de la population) ont manifesté une résistance aux transformations encouragées par le gouvernement national, et à leurs échéances jugées trop rapides, une nouvelle institutionnalisation des pratiques d’intervention s’est produite. De nouveaux acteurs ont été créés, les « missions », parallèles aux structures de l’État. L’une d’elles, « Vuelvan Caras [11] » a pris en charge la mobilisation des ressources et des appuis aux initiatives économiques menées à partir des communautés. Il est remarquable que l’accent ait été mis sur la génération de processus endogènes de production pour résoudre les besoins locaux plutôt que de s’en remettre à l’habituelle tendance à promouvoir la production destinée à l’exportation.
44À cette fin, la nouvelle donne institutionnelle inclut les instances suivantes.
45– Constitution de la République bolivarienne de Venezuela (1999), qui a déjà fait l’objet d’une réforme. Elle met en place l’économie sociale et le mandat selon lequel les « États et les Communes décentralisent et transfèrent aux communautés et associations de quartier organisées les services… en stimulant les expressions de l’économie sociale, telles que les coopératives, caisses d’épargne, mutuelles et autres formes associatives… comme une stratégie de démocratisation du marché et du capital… ».
46– Ministère de l’État pour le développement de l’économie sociale (MEDES, 2002), par la suite transformé en ministère du pouvoir populaire pour l’économie populaire (MINEOP, 2004), puis rebaptisé ministère du pouvoir populaire pour les communes et la protection sociale (2009).
47– Mission « Vuelvan Caras », dont l’objectif est de « promouvoir le changement du modèle économique, social, politique et culturel, en se centrant sur l’éducation et le travail ».
48– Création de conseils communaux (2006), dont l’objectif est de faire en sorte que la société organisée participe directement à la gestion des politiques et des projets publics. Traité à l’Assemblée nationale, le projet de Loi organique des communes (2010) définit la commune comme « une entité locale socialiste constituée par l’initiative souveraine du peuple organisé, à partir de laquelle on édifie la société socialiste… ».
49– Dans d’autres instruments législatifs, il est indiqué que les spécificités qui définissent les organisations communautaires sont : la coopération, le travail associé, l’orientation visant à promouvoir les services collectifs et l’échange solidaire.
50– Loi d’encouragement et de développement de l’Économie populaire (2008) pour stimuler le modèle socio-productif communautaire sur la base de projets menés par les communautés organisées.
51L’accent est mis sur les nouvelles relations sociales au niveau des entreprises (les travailleurs sont propriétaires et gèrent démocratiquement l’entreprise) et sur leurs relations avec la communauté dont elles font partie. Du point de vue du rôle qu’elles jouent dans le modèle d’accumulation, elles doivent encourager la substitution des importations – en particulier des éléments qui composent le panier de la ménagère, principalement les aliments – en mettant l’accent sur un certain degré de développement endogène. L’intégration dans des systèmes productifs est encouragée. Ce changement de cap par rapport au modèle habituel de développement local dans la région, fondé sur l’identification de niches de marché visant à intégrer la localité via l’exportation, est remarquable.
52L’économie sociale se voit conférer comme objectif une transformation du modèle d’appropriation et de distribution des excédents. L’absence de référence à la génération des excédents s’explique dans la mesure où la source principale est la production et l’exportation de pétrole, dont le gouvernement a réussi à capter une proportion bien supérieure par la renégociation avec les entreprises concessionnaires. Le discours gouvernemental affirme qu’il va « semer » le pétrole pour le développement de l’économie nationale. Effectivement, d’importantes ressources de l’État ont été transférées vers les projets de formation de coopératives, avec de grandes difficultés pour la constitution réelle de nouvelles entreprises.
5 – Bolivie : vers un système économique à la racine communautaire (« bien vivre [12] »)
53Dans le cas de la Bolivie, il faut souligner que l’arrivée en 2006 d’Evo Morales au pouvoir, Président indigène, fait suite à un processus de luttes qu’ont engagé les mouvements sociaux, avec outre les syndicats une forte présence du mouvement des peuples autochtones. Ce processus comprend des événements marquants tels que la « guerre » contre la privatisation de l’eau commencée en 2000 et reprise de 2004 à 2005, la guerre pour la légalisation de la coca en 2002 et la guerre en défense de la nationalisation du gaz en 2003, qui a provoqué la chute du gouvernement de l’époque. Toutes ces revendications incorporent une proposition de changement de régime économique, vers un régime d’économie sociale.
54Le Mouvement vers le socialisme (MAS) est arrivé au gouvernement en 2005. En 2006, celui-ci a émis le décret suprême 28701, relatif à la nationalisation des hydrocarbures. Une Assemblée constituante a été convoquée et, au terme des délibérations, une nouvelle Constitution a été proclamée en février 2009. Son article 306 établit que l’économie plurielle abrite différentes formes d’organisation économique : communautaire, étatique, privée et sociale coopérative, et qu’elle s’articule selon les principes de complémentarité, réciprocité, solidarité, redistribution, égalité, sécurité juridique, durabilité, équilibre, justice et transparence. Il est souligné que l’économie sociale et communautaire sera un complément à l’intérêt individuel par le biais du bien vivre collectif. On donne également un rôle central à la redistribution des excédents économiques par le biais de la mise en place de biens publics et de l’investissement productif. À contre-courant des propositions néolibérales, l’État se voit assigner un rôle directeur des processus économiques et le principe de planification reprend de l’importance, aux niveaux national et régional.
55D’après la Constitution, l’État :
56– Reconnaîtra, respectera, protégera et encouragera l’organisation économique communautaire, qui comprend les systèmes de production et de reproduction de la vie sociale, fondés sur les principes et la vision propres aux peuples et aux nations autochtones et paysans.
57– Donnera priorité au soutien et à l’organisation des structures associatives de petits producteurs, urbains et ruraux, et encouragera le développement productif rural comme fondement des politiques de développement du pays.
58– Protégera les organisations économiques paysannes, et les associations ou les organisations de petits producteurs urbains.
59– Facilitera l’accès à la formation technique et à la technologie, aux crédits, à l’ouverture des marchés et aux services financiers de la micro- et de la petite entreprise, de l’artisanat, du commerce, des services, des organisations communautaires et des coopératives de production.
60– En ce qui concerne les achats, il donnera la préférence à la production artisanale pourvue d’une identité culturelle et aux petites entreprises, ainsi qu’aux organisations économiques paysannes et organisations ou associations de petits producteurs.
61– Reconnaîtra, encouragera, soutiendra et régulera l’organisation et le développement des coopératives en tant que formes de travail solidaire et de coopération.
62Il est évident que ce nouveau cadre constitutionnel donnera priorité aux formes économiques centrées sur le travail autogéré, qui composent l’économie populaire. Cependant, dans un contexte où l’opposition sur une base de classe et régionale n’a pas cédé, les changements structurels prennent du temps.
63Par ailleurs, au regard de la situation sociale héritée (45 % d’extrême pauvreté), on comprend que les politiques mises en place jusqu’à présent se soient centrées sur une politique sociale de redistribution par des aides monétaires (aide scolaire, pensions destinées au troisième âge, soins prénatals) et de l’investissement pour la mise en place de services de base (santé, éducation, assainissement).
64En ce qui concerne la reconnaissance de nouvelles formes d’organisation économique, la personnalité juridique a été octroyée aux communautés, une condition habituelle pour que l’État puisse allouer des ressources et embaucher les communautés.
65La Constitution consacre aussi une attention particulière à l’accès à la terre et à la limitation des grandes propriétés foncières improductives, ce qui implique une nouvelle institutionnalisation du droit de propriété privée et son abolition lorsqu’elle donne lieu à une extrême concentration. Dans ce domaine, des avancées sont notables puisque des paysans et des autochtones devaient se voir attribuer 4 millions d’hectares de terres et qu’on atteindrait ainsi 52 millions d’hectares redistribués, en revenant sur les attributions faites par des gouvernements antérieurs, à des secteurs privés, de terres restées improductives.
6 – Équateur : vers un système économique social et solidaire (« bien vivre » [13])
66Au cours des années 2000, trois présidents élus ont été révoqués en Équateur à la suite des grandes mobilisations sociales de rejet pour non-respect des promesses électorales. C’est en 2006 que l’actuel Président Rafael Correa d’Alianza País a été élu. Il a convoqué une Assemblée constituante et une nouvelle Constitution a été rédigée en consultation continue avec les principaux secteurs et les mouvements sociaux.
67La nouvelle Constitution reconnaît diverses formes d’organisation de la production en économie, entre autres les entreprises publiques ou privées, mixtes, familiales, domestiques, autonomes, communautaires, associatives et coopératives. Les six dernières formes énumérées embrassent l’économie populaire, et les trois dernières l’économie populaire solidaire.
68L’Institut d’économie populaire solidaire (IEPS), au sein du ministère de l’Inclusion économique et sociale (MIES), a été créé et après trois ans de débats, la loi d’économie populaire et solidaire a été promulguée en 2011. De même, le Programme national du bien vivre reconnaît les formes de l’économie populaire solidaire et annonce la création de mécanismes de participation pour la définition des politiques publiques. Jusqu’à maintenant, les avancées sur ce dernier point n’ont pas été significatives, ce qui montre la résistance des institutions antérieures (bureaucratie étatique, culture politique des organisations sociales.
69L’article 283 de la Constitution de la République établit que « le système économique est social, solidaire et qu’il est intégré par les formes d’organisation économique publique, mixte, populaire et solidaire et toutes celles que la Constitution détermine » et il ajoute que « l’économie populaire et solidaire sera régulée en accord avec la loi et comprendra les secteurs coopérativistes associatifs et communautaires ».
70La Loi d’économie populaire et solidaire est probablement l’instrument spécifique d’institutionnalisation juridique de l’économie sociale et solidaire le plus développé de la région. C’est pourquoi nous lui consacrerons une attention particulière. La loi caractérise les organisations de l’économie populaire comme étant destinées à « satisfaire des besoins et générer des revenus, elles sont fondées sur des relations de solidarité, de coopération et de réciprocité, en privilégiant le travail et l’être humain comme sujet et fin de leur activité, orientée vers le bien vivre, en harmonie avec la nature, par-dessus l’appropriation, le profit et l’accumulation de capital » [Asamblea nacional, 2012].
71L’applicabilité de la loi est ensuite conditionnée par le fait que les organisations qu’elle encourage sont régulées sur la base de : a) la recherche du bien vivre et du bien commun ; b) la primauté du travail sur le capital et des intérêts collectifs sur les intérêts individuels ; c) le commerce équitable et la consommation éthique et responsable ; d) l’équité de genre ; e) le respect de l’identité culturelle ; f) l’autogestion ; g) la responsabilité sociale et environnementale, la solidarité et le rendu des comptes ; et h) la distribution équitable et solidaire des excédents.
72Elle établit que l’économie populaire solidaire est le fait d’associations, de coopératives et de communautés mais également des Unités économiques populaires (UEP). Ce sont des organisations informelles et pas nécessairement solidaires, de l’économie populaire, qui requièrent une personnalité juridique. Des procédures simplifiées ont, de fait, été instaurées (l’inscription sur un registre) pour permettre cette formalisation. Cette définition couvre toute l’économie populaire, en particulier son secteur solidaire. Plus précisément, on définit les UEP comme : « Celles qui se consacrent à l’économie des soins, les initiatives unipersonnelles, familiales, domestiques, le commerce de détail et les ateliers artisanaux ; qui réalisent des activités économiques de production, de commercialisation des biens et de prestations de services qui seront encouragées en promouvant l’association et la solidarité. » [Asamblea nacional, op. cit.]
73Autre caractéristique de cette Loi : elle comprend, en même temps que les UEP et les communautés, les coopératives et les associations de toute taille et, en particulier, le secteur des coopératives financières qui avait fait pression pour rester en dehors de ce cadre légal et rejoindre le secteur bancaire. La Loi crée de nouvelles institutions qui garantissent le transfert de fonds au système de finances solidaires ainsi que des fonds de liquidités et d’assurance des dépôts. Cela en fait un concurrent efficace du système bancaire dans la captation de l’épargne et donne lieu à un espace de régulation de la prolifération des initiatives de microcrédit dans le pays.
74Les mobilisations qui accompagnent les processus de définition de ces changements montrent que l’institutionnalisation de nouvelles formes d’économie solidaire se confronte à des forces et des intérêts puissants. Ainsi, ces processus nécessitent un projet politique (et pas seulement social) et, partant, des organisations spécifiquement politiques.
75La constitution équatorienne instaure enfin des changements très significatifs à propos de la relation de l’économie avec la nature : on établit non seulement un usage rationnel des « ressources naturelles », mais on modifie également les règles de leur appropriation (l’eau ne peut pas être privatisée) et on incorpore des droits de la nature. Cela constitue une première dans l’histoire législative, telle que nous la connaissons.
7 – Quelques éléments de conclusions
76En dépit de l’hétérogénéité des pays et des processus abordés, il existe dans plusieurs pays d’Amérique latine une tendance à redéfinir ce que l’on entend par économie, ce qui laisse place à la reconnaissance et à la promotion publique d’un secteur de l’ESS ou bien à la restructuration de l’ensemble de l’économie comme système d’économie sociale et solidaire. Cela est associé à des processus de changement politique en faveur de projets d’orientation populaire.
77Bien que l’on observe une grande richesse d’options, qui restent à ce jour ouvertes, nous tenterons dans cette conclusion de faire quelques généralisations sur la relation entre les processus dynamiques de développement de nouvelles formes économiques et l’institutionnalisation de l’ESS à partir de l’expérience de l’Amérique latine.
78Une des nouveautés qu’apporte l’Amérique latine est l’intensité et la continuité des processus d’incorporation de l’ESS à l’imaginaire et à l’action publique. Au cours des dix dernières années, dans les cinq pays sélectionnés, on observe des changements politiques importants, à la fois une reconnaissance sociale et politique de l’ESS et le développement de nouvelles manières de l’institutionnaliser.
79Les changements dans les contextes social, économique et politique, comme le mouvement de défense de la société devant le programme néolibéral destructeur mis en place pendant trente ans, ont favorisé l’incorporation de nouvelles formes d’intervention étatique associées à l’économie sociale ou, plus encore, à l’émergence de projets ambitieux d’ESS qui impliquent un changement structurel dans les comportements des acteurs publics et privés et, en conséquence, des institutions économiques. Dans certains cas, les innovations ont pu être soutenues et approfondies sur la base de l’apprentissage ou de l’action des sujets étatiques ou sociaux qui en sont les promoteurs. En général, elles restent vulnérables en dépit de décisions légales adoptées qui se jouent au niveau de la Constitution. En tout cas, étant donné qu’ils se développent dans un champ de forces en conflit, ces projets sont politiques et restent exposés aux vicissitudes de la lutte politique.
80Comme on l’a vu, il n’y a pas qu’un seul chemin qui mène à l’institutionnalisation de l’ESS :
81au Brésil et en Argentine, l’ESS et ses institutions surgissent, ou se frayent un chemin, comme un élément de plus au sein de stratégies sociales et politiques d’insertion ou de réinsertion des exclus dans le régime économique qui les a exclus. Au Venezuela, en Bolivie et en Équateur, dans le sillage des changements constitutionnels récents, l’ESS a été incorporée comme un élément central d’une rupture institutionnelle, prise dans une proposition de changement au sein du régime social d’accumulation.
82Dans le cas de la Bolivie et de l’Équateur, cela est également à mettre en relation avec une proposition de plus grande portée : s’attaquer à un processus historique de modernisation incomplète et contrecarrer sa prétention d’uniformisation des formes productives selon le modèle de l’entreprise de capitaux privée ou publique et de la prolétarisation des travailleurs.
83Les nouvelles Constitutions de la Bolivie et de l’Équateur reconnaissent la diversité des formes d’organisation économique empiriquement vérifiées (c’est-à-dire le système communautaire en Bolivie et en Équateur) et proposent d’institutionnaliser cette diversité comme propre à une économie plurielle, en la reconnaissant juridiquement, en la reconnaissant comme interlocutrice de politiques de promotion et de consolidation. Dans le cas du Venezuela, l’innovation se produit dans le cadre d’un projet étatique qui cherche le développement de la productivité et une distribution plus équitable de la richesse au moyen de formes autogérées à charge des travailleurs-propriétaires et des communautés locales, en lien avec les entreprises publiques. Ces nouvelles formes répondent à un modèle conçu presque à la manière d’une ingénierie. Dans les trois cas s’exprime une volonté politique expresse de transformation majeure du système économique, qui passe par sa réorientation en vue de la satisfaction des besoins de tous.
84Dans ces trois pays, et en Argentine, le rôle de l’État est renforcé en tant que représentant d’un projet populaire et comme coordinateur du processus économique, mais c’est seulement dans les trois pays andins que la planification intégrale est mise au centre du processus de développement d’un nouveau régime économique. Le Brésil peut être caractérisé comme une consolidation réussie d’un régime capitaliste plus autocentré qui reconnaît, du fait de la pression de ses acteurs, l’ESS comme une modalité de l’activité économique, quoique marginale.
85Quant aux ressources pour l’accumulation et la redistribution, dans les Constitutions de Bolivie, de l’Équateur et du Venezuela se pose la question de la nationalisation des rentes des hydrocarbures. En Argentine, les politiques récentes se basent sur la captation des rentes agraires et minières, résultant des prix élevés du marché mondial, comme source d’alimentation d’un modèle d’accumulation davantage autocentré. Pour le Brésil, qui se fonde sur l’approfondissement de l’industrialisation combinée avec l’exportation de produits primaires, on n’observe pas de nouveautés en la matière.
86En Argentine, en Bolivie, en Équateur et au Venezuela se confirme une tension entre le désir de dépasser leur modèle économique capitaliste périphérique fondé sur l’extraction, d’un côté, et le rôle des ressources exportatrices dans l’amélioration immédiate des conditions de vie populaires, de l’autre. S’agissant d’économies fondamentalement primaires-exportatrices, la captation d’un plus grand excédent implique un approfondissement du modèle extractiviste et une nouvelle ouverture aux investissements du capital global. Le projet d’une ESS est donc traversé par cette tension, puisque, alors même qu’on admet la relation vertueuse entre insertion en matière d’emploi et satisfaction des besoins fondamentaux, dans l’ensemble, elle est perçue comme une forme subordonnée durant le processus de transition en cours. Cependant, ce processus a un fort dynamisme et comme une partie importante de la population ne pourra pas être intégrés au régime d’accumulation capitaliste fondé sur l’extraction, le projet de l’ESS révèle un fort potentiel.
87Sur ce point, il y a beaucoup de différences dans les principes qui orientent la ré-institutionnalisation proposée ou, du moins, les intentions à ce sujet. Tandis que le Venezuela, le Brésil et l’Argentine restent centrés sur les indicateurs de croissance économique et de distribution plus équitable de la richesse, en Équateur et en Bolivie, les Constitutions posent la question du changement de système, en remplaçant les valeurs économiques propres à la modernité (progrès, croissance économique, individualisme, normes de consommation possessive) par la cosmovision des peuples autochtones, associée au bien vivre ou au vivre bien (réciprocité, solidarité, complémentarité, communauté, justice, équilibre dans l’échange avec la nature).
88En Amérique latine, l’économie populaire et ses formes de résistance ou de survie fournissent le socle socioéconomique et culturel sur lequel peut se construire une économie solidaire. Le monde paysan, et ses organisations renouvelées (MST au Brésil, Via Campesina, etc.), le mouvement argentin des piqueteros, les mouvements de genre, les mouvements ethniques, les courants de la théologie de la libération, constituent des forces sociales qui peuvent influencer l’initiative politique et donner force à l’ESS à partir des pratiques solidaires de l’économie populaire.
89Néanmoins, les avancées en ce qui concerne une nouvelle institutionnalisation sont précaires, dans la mesure où elles ne se fondent pas seulement sur les revendications populaires mais également sur des équilibres de pouvoir et des négociations conjoncturelles. Même si de grands mouvements sociaux ont défendu une transition vers l’économie populaire et, au-delà, vers un nouveau régime économique, ces mouvements recèlent des contradictions internes et ils devront défendre la validité du mandat politique tout en commençant à adapter les pratiques économiques aux nouvelles propositions d’institutionnalisation.
90Il convient d’anticiper que, vu la situation sociale extrêmement grave qui caractérise le début du xxie siècle, les nouvelles politiques d’ESS ne pourront rompre rapidement avec une matrice assistantielle, à court terme. De fait, l’expérience latino-américaine indique que les politiques d’ESS et les politiques sociales d’assistance ne sont pas uniquement des options, mais qu’il faut en percevoir l’aspect redistributeur comme partie intégrante d’une politique d’ESS complète. En même temps, la conscience que l’on a d’en être arrivé à ce stade du fait des déficiences profondes de l’intégration sociale sur la base d’un régime d’accumulation capitaliste périphérique, incite à entreprendre des transformations majeures et de longue durée dans le système institutionnel. De plus, la transition vers un nouveau régime économique, orienté vers une vie digne pour tous, ne semble pas viable sans une accumulation et sans un investissement adéquat de l’excédent. Cela confirme les objectifs stratégiques de dépassement d’un système extractiviste ruineux non seulement pour l’écosystème mais aussi pour les prochaines générations.
91Nous reprenons pour finir notre mise en garde initiale : nous nous sommes concentré sur le concept d’institution, lié aux formes juridiques et à leurs objectifs de réorientation des pratiques Cependant, les processus de changement culturel qu’implique l’ESS ne peuvent pas être décrétés à partir de décisions centralisées, si démocratiques et bien intentionnées soient-elles. S’ajoute à cela le fait que la ré-institutionnalisation se fait dans un champ de conflits d’ordre global, national et local, conflits qui doivent être pris en compte par la politique de l’ESS. Tout ceci souligne la nécessité d’articuler divers temps, ou diverses échéances, dans les processus de ré-institutionnalisation ayant pour visée l’appui et la mise en place de l’ESS.
Notes
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[1]
Ce texte est une version retravaillée d’une présentation faite en 2013 dans le cadre de l’UNRSID (United Nations Research Institute for Social Development).
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[2]
Économiste et chercheur argentin, spécialisé en ESS, Directeur de la Maîtrise d’Économie Sociale de l’UNGS, Co-Coordinateur du Réseau de Chercheurs latino-américains en Économie Sociale et Solidaire (RILESS) et co-directeur de la revue Otra Economía. Director-Organizador del Instituto del Conurbano (1996-1998) y Rector electo de la UNGS (junio 1998-junio 2002).
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[3]
Au sens d’une ESS re-conceptualisée en fonction de la conjoncture actuelle.
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[4]
Citons les communautés et les peuples autochtones, les afro-descendants ; les courants de pensée centrés sur la critique du capitalisme, de la modernité et du colonialisme ; le mouvement féministe ; les courants d’éducation populaire (pédagogie de la libération) et de la théologie de la libération ; les mouvements paysans ; les mouvements écologistes.
-
[5]
Plan Nacional de Desarrollo Local y Economía Social ‘Manos a la Obra’.
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[6]
Hintze S. et al. (2009), « Los organismos públicos de promoción del trabajo asociativo autogestionado en la Argentina », s/e, s/l.
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[7]
Sur ce cas, nous avons notamment consulté le travail de Susana Hintze (2011).
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[8]
Conférences et conseils sont des instances créées par la Constitution de 1988 pour favoriser la rencontre entre fonctionnaires et acteurs sociaux, organisés autour de thèmes ou de problèmes tels que la santé, le transport, etc.
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[9]
De notre point de vue inévitable, dans une perspective de co-construction.
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[10]
De l’anglais prosumer qu’on peut traduire également par consom’acteur.
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[11]
« Faites tourner les têtes ».
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[12]
Vivir bien.
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[13]
Buen Vivir.