CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 – Introduction

1L’économie est plurielle puisqu’elle est composée d’activités économiques non homogènes aux fondements multiples qui entrent en interactions dynamiques pour atteindre une finalité commune : offrir des biens et services marchands et non marchands aux individus formant société. Il s’agit donc d’un système entendu comme « un ensemble d’éléments en interactions dynamiques organisées en fonction d’une finalité » [de Rosnay, 1975, p. 101]. Les activités économiques qui forment ce système sont fondées sur des principes de comportements économiques différents ; il s’agit des activités économiques capitalistes, des activités économiques étatiques et des activités économiques sociales et solidaires. S’il y a un accord général sur ce que sont les activités économiques capitalistes et étatiques, il n’en est pas de même pour les activités économiques sociales et solidaires. Selon les contextes socio-économiques, les auteurs n’incluent pas les mêmes activités dans l’Économie sociale et solidaire (ESS), d’où le développement de nombreuses notions différentes : tiers secteur, économie sociale, nouvelle économie sociale, économie solidaire, économie sociale et solidaire, économie populaire solidaire (schéma 1).

Schéma 1

Les notions d’économie sociale et solidaire

Schéma 1

Les notions d’économie sociale et solidaire

ONGD : Organisation non gouvernementale de développement
Sources : Gaiger I. [2004], communication à la table ronde : Les rapports au marché et à l’action publique : penser l’avenir, CNAM, Paris.

2Il ne s’agit pas ici de discuter ces différentes conceptions mais de les prendre toutes en considération, afin d’appréhender et d’analyser ce qui les fonde tant d’un point de vue structurel que fonctionnel. Aussi, dans ce texte, la notion d’ESS sera-t-elle utilisée dans un sens très large allant du tiers secteur à l’économie populaire solidaire en passant par l’économie sociale et solidaire, elle deviendra alors un concept opératoire mis en évidence par l’étude de la structure et du fonctionnement du système économique reposant sur les enseignements de la systémique [Durant, 1994]. Dans la première partie, l’étude de la structure du système économique nous aidera à mettre en évidence les fondements des différents types d’activités économiques, ce qui nous amènera à discuter de la raison d’être de l’ESS. Dans la deuxième partie, l’étude du système économique nous permettra d’analyser le rôle de la réciprocité dans le fonctionnement des activités économiques, sociales et solidaires, de même que les interactions entre les différents types d’activités. Nous espérons alors montrer que l’ESS est un concept opératoire.

2 – Une grille de lecture structurelle du système économique

3L’économie en tant que procès social signifie que la production, la commercialisation et la distribution des biens et services marchands et non marchands peuvent être organisées de diverses manières. « La configuration de ce procès, c’est-à-dire les motifs qui le font se dérouler et ses formes institutionnelles ne sont pas uniques et résultent de plusieurs niveaux interdépendants de l’existence humaine : le niveau écologique, technologique, social et culturel. » [Pearson, 1975] Ces motifs sont au nombre de trois : l’enrichissement monétaire individuel, le partage de la production et la solidarité. Ils se réalisent au travers des principes de comportement économique de Polanyi [1944 (1983)]. Le premier principe est le comportement économique de marché. Cette terminologie pose problème, car le marché n’est que le lieu de rencontre entre l’offre et la demande de biens et de services, c’est-à-dire un lieu d’échange, il ne peut pas être un comportement économique. C’est la raison pour laquelle nous préférons utiliser une terminologie différente de celle de Polanyi et parler du comportement économique de maximisation du profit. Le deuxième principe et le comportement économique de redistribution et le troisième celui de la réciprocité.

4Ainsi, l’activité économique humaine n’est réductible ni à la recherche d’un maximum de profit ni à la redistribution organisée par une autorité centrale. Il faut donc pour qualifier des activités économiques dont « l’appréhension à partir des registres économiques du marché ou de la redistribution n’apparaît pas satisfaisante, avoir recours au principe de réciprocité », comme le souligne Gardin [2006, p. 42].

2.1 – La réciprocité fondement structurel des activités économiques sociales et solidaires

5Le principe de comportement économique de maximisation du profit qui permet l’enrichissement monétaire individuel est le principe par lequel un entrepreneur propriétaire des moyens de production investit dans une production de biens et de services afin d’en dégager un revenu le plus élevé possible. Pour cela, il doit vendre sa production sur le marché où il la valorise à sa valeur d’échange, mais une condition nécessaire est que son offre corresponde à une demande solvable. Ce principe fonde les activités économiques capitalistes.

6Le principe de comportement économique de redistribution est le principe selon lequel la production de biens et de services est réalisée normalement dans le but de la partager entre tous les membres d’une société, mais elle peut être accaparée par un groupe social favorisé par le centre. Dans les deux cas, elle est remise à une autorité qui a la responsabilité de la redistribuer de façon égalitaire ou non. En effet, « la redistribution désigne des mouvements d’appropriation en direction d’un centre puis de celui-ci vers l’extérieur » [Polanyi, 1975]. Ce principe suppose l’existence d’une autorité, souvent l’État, qui collecte les impôts et distribue des prestations sociales et des services publics gratuits ou quasi gratuits. Ce principe fonde la production et la distribution de services publics par l’État. Cependant, « la redistribution peut également être pratiquée dans un groupe moins important que la société globale, indépendamment de la manière dont l’économie est intégrée dans son ensemble » [Polanyi, 1975]. En conséquence la redistribution fonde aussi les activités de protection des personnes par les mutuelles.

7Le principe de comportement économique de réciprocité est le principe par lequel la production est donnée à d’autres dans un esprit de solidarité, c’est-à-dire « dans le cadre d’une relation entre personnes ayant conscience d’une communauté d’intérêts qui entraîne l’obligation morale de ne pas desservir les autres » |Polanyi, 1975]. Cette relation se réalise par une suite durable de dons. Pour Gardin [2006, p. 39], « ces dons relèvent d’un triple mouvement : donner, recevoir, rendre. Une telle dynamique ressemble au marché, mais entre chacune de ces étapes l’acteur est libre : libre de donner, libre de recevoir, libre de rendre. Cette liberté n’exclut pas de se sentir obligé, mais marque une différence avec l’échange marchand qui rend obligatoire le va-et-vient des choses échangées dans l’immédiateté. » « Dans ce cadre, l’action (le don) est à la fois, et dans des proportions toujours variables et instables, “intéressée” et “désintéressée”. » [Caillé, 2007, p. 126] Gardin montre aussi que le don est « obligatoire » et « libre ». « Il y a donc quatre dimensions de l’action, irréductibles les unes des autres » [Caillé, 2007, p. 126] : intéressée, désintéressée, obligatoire et libre. Dans certaines activités économiques, les parties prenantes donnent du temps, des biens ou des services dans un esprit de solidarité nécessaire à l’existence même de l’activité. Ces parties prenantes « ne donnent pas pour recevoir, elles donnent pour que l’autre donne » [Kolm, 1984]. Dans cette suite durable de dons, la production donnée est valorisée à sa valeur d’usage ou symbolique. Mais, comme le souligne Servet [2013], chez Polanyi « la réciprocité ne se réduit pas au don, ce terme n’est pas non plus un simple synonyme général d’“échange” ou de “circulation réciproque”. Ce principe de réciprocité est fondé sur l’idée d’une interdépendance pensée comme une complémentarité volontairement instituée d’éléments socialement construits pour être distincts sans s’opposer. Chacun ne pense pas comme un individu, mais agit en tant qu’élément d’un but. Le principe de réciprocité institue donc un passage du collectif à l’individuel et de l’individuel au collectif. » Ainsi, la réciprocité s’inscrit dans des relations interindividuelles forgées dans un collectif qui ne peut être réduit à ces relations.

8Les trois principes de comportement économique ne sont pas totalement antagonistes, une activité peut en effet être fondée sur deux ou trois de ces principes, mais l’un va dominer les autres. Ainsi, si l’on croise les trois principes avec la sphère du marché (lieu de valorisation de la production à sa valeur marchande), on obtient neuf cas possibles d’activités économiques (schéma 2).

Schéma 2

Les activités économiques

Schéma 2

Les activités économiques

9Dans certaines activités économiques, le principe de maximisation du profit domine (zones 1 et 3) ; dans d’autres, c’est le principe de redistribution (zones 2 et 5) ; enfin, dans les dernières, le principe de réciprocité l’emporte sur les autres principes (zones 4 [1], 6, 7, 8 et 9). Les activités de ces cinq zones ne peuvent donc pas être appréhendées ni par le principe de maximisation du profit ni par le principe de redistribution : il s’agit de l’ensemble des activités économiques que l’on trouve dans les différentes conceptions de l’ESS. Certaines conceptions classent les activités économiques dans l’ESS en fonction de leur statut juridique, c’est notamment le cas en France où, depuis 1981, la définition officielle de l’ESS est « l’ensemble des coopératives, mutuelles et associations dont les activités de production les assimilent à ces organismes » [Décret n° 81.1125 du 15/12/1981 créant la Délégation interministérielle à l’économie sociale]. Ainsi dans certaines conceptions, les sociétés anonymes sont exclues de l’ESS même si elles sont fondées sur le principe de réciprocité. Cet état de fait explique pourquoi, pour des auteurs européens et nord-américains, les sociétés anonymes en autogestion ne sont pas intégrées dans l’ESS. Ils les conçoivent comme des entreprises capitalistes oubliant que l’existence de ces entreprises repose sur la propriété collective des moyens de production (j’investis dans le capital de l’entreprise pour que les autres salariés investissent aussi, le capital étant réparti de façon égalitaire entre les salariés) ; de plus, dans les entreprises en autogestion, les inégalités salariales sont faibles (certains acceptent de donner une partie du revenu qu’ils pourraient escompter dans une entreprise capitaliste au profit des autres salariés et du projet collectif) ; enfin elles ont un fonctionnement démocratique.

10Nous pouvons définir les entreprises autogérées comme « un ensemble d’entreprises productives d’initiatives collectives qui ont un certain degré de démocratie interne et qui préfèrent bien rémunérer le travail plutôt qu’accumuler du capital » [Tauile, Scotti Debaco, 2002]. Le modèle d’autogestion se comprend comme une organisation productive dans laquelle le pouvoir ultime de décision appartient exclusivement aux travailleurs qui sont les propriétaires collectifs des moyens de production. « Le pouvoir est réparti de manière égale entre tous, quels que soient les qualifications ou les apports individuels en capital. Les profits sont également répartis selon des règles instituées collectivement. » [Gaiger, 1999] Le Brésil a connu une croissance notable du nombre d’entreprises autogérées. Dans ce pays les premières expériences d’autogestion sont apparues dans les années 1980. Les années 1990 ont été marquées par une nouvelle vague d’entreprises autogérées liée aux effets d’exclusion de la politique néolibérale du gouvernement fédéral [Nascimento, 2001]. Dans les années 2000, d’après les données de l’Association nationale des travailleurs en entreprises autogérées (ANTEAG), il y avait au Brésil 160 projets d’entreprise en autogestion, dont 125 en pleine activité. Ces chiffres ont plus que doublé depuis 1999 [Castel, 2004]. En effet, c’est au cours de la période 1993-2003 que le nombre de récupérations d’entreprises par les travailleurs a culminé au Brésil. En 2011-2012, Vanessa Moreira Sigolo, au cours de sa recherche, a identifié 145 cas d’entreprises récupérées par leurs travailleurs, parmi lesquelles 67 sont toujours actives aujourd’hui. Elles regroupent 12 000 travailleurs [Richard Neuville, 2014]. Depuis, la crise économique qui a ruiné l’Argentine en 2001, de nombreux travailleurs ont récupéré leur entreprise en faillite et l’ont remise en marche sans patron. Dans la petite ville de Villa Maria près de Cordoba, le « Diario del centro del pais » est un cas exemplaire où les travailleurs produisent le principal journal de la région en autogestion [2]. À Lima, depuis plus de trente ans, les femmes s’organisent contre la pauvreté, leurs restaurants populaires autogérés leur permettent d’améliorer leur revenu : c’est une initiative pertinente pour se débrouiller par elles-mêmes face aux nécessités [3]. Ainsi, les auteurs latino-américains intègrent dans l’ESS les entreprises à but lucratif en autogestion.

11Quel que soit son statut, une activité économique sociale et solidaire a pour fondement le principe de réciprocité. Ainsi, seul le principe de réciprocité permet d’appréhender ce que sont les activités économiques sociales et solidaires, il permet de comprendre pourquoi ces activités ont un fonctionnement démocratique et il sous-tend leur raison d’être dans le système économique.

2.2 – La raison d’être de l’ESS dans le système économique

12Pour de nombreux auteurs, la raison d’être de l’ESS serait de pallier les défaillances des activités capitalistes et/ou étatiques : « Une telle expression (ESS) désigne les pratiques socio-économiques dont la finalité n’est pas la maximisation du profit, mais la réponse à des besoins tant sociaux qu’environnementaux non satisfaits par le marché ou la puissance publique. » [Maréchal, 2001, p. 173] ; « Face à ce double échec – du marché et de l’État – on peut alors expliquer la présence d’organisations privées sans but lucratif. » [Nyssens, 2008] Ce serait, d’après Nyssens, l’argument principal des théories de la demande. « Ce type d’argument a été longtemps central au sein de la littérature anglo-saxonne des organisations privées non lucratives. » [Nyssens, 2008, p. 41] Mais si on adopte une vision la plus large possible de l’ESS en y intégrant toutes les conceptions, il devient évident que la raison d’être des activités économiques sociales et solidaires n’est pas les défaillances des activités capitalistes et étatiques, même si elles peuvent essayer d’y remédier.

13Ceux qui développent des activités économiques sociales et solidaires rejettent la logique de fonctionnement des activités capitalistes et étatiques. Ils préfèrent une propriété collective des moyens de production à une organisation où le profit est distribué en fonction de la part du capital détenue par les actionnaires. Ils souhaitent un processus de décision démocratique au sein de l’activité, ils refusent d’être dépendants des décisions d’actionnaires et/ou d’une bureaucratie. Ils appellent de leurs vœux la participation effective et active de toutes les parties prenantes à la prise de décision. Ils mettent au cœur de leur activité la coopération plutôt que la concurrence… Même si l’ensemble des activités économiques sociales et solidaires n’arrive pas à atteindre parfaitement tous ces objectifs, ils sous-tendent des projets politiques. L’ESS ne peut pas être cantonnée dans le soi-disant rôle de palliatif des défaillances des activités capitalistes et étatiques. Elle répond à des projets politiques portés par des citoyens.

14Ainsi trois grands projets politiques sont présents dans le système économique : le libéralisme et l’individualisme méthodologique qui fondent le projet politique de ceux qui aspirent au développement du capitalisme ; servir l’intérêt général par la planification, projet politique de ceux qui fondent leur espoir sur l’intervention forte de l’État dans les activités économiques et sociales ; enfin la solidarité et la coopération sont les projets politiques de ceux qui fondent leur espoir sur le développement de la démocratie participative et de la réponse aux besoins de tous. Même si le rapport entre ESS et la démocratie participative n’est pas mécanique, de nombreuses associations, SCOP, SCIC essayent de mettre en œuvre une véritable démocratie participative en leur sein.

15Actuellement, la planification n’est plus vraiment au goût du jour, même si l’État reste le garant de l’intérêt général et son intervention dans les activités économiques et sociales importante. Le projet politique néolibéral s’est nettement réaffirmé depuis les années 1980 impulsant un développement mondial des activités économiques capitalistes. La solidarité et la coopération tentent de résister au libéralisme. Cette résistance est affaiblie par le cloisonnement entre les citoyens qui s’engagent dans des activités de l’ESS et ceux qui militent dans des mouvements sociaux. De nombreux citoyens engagés dans l’ESS refusent l’activisme politique et de nombreux militants considèrent l’ESS comme non porteuse de changement social et politique. Construire un dialogue entre eux est indispensable. Depuis 2001, l’organisation annuelle des forums sociaux mondiaux, de forums sociaux thématiques et/ou géographiques, permet ce dialogue et une meilleure interconnaissance. On observe que les activités économiques sociales et solidaires se développent de façon plus soutenue dans les sociétés où des mouvements sociaux soutiennent et s’engagent dans l’ESS : les syndicats au Québec, le Mouvement des sans-terre au Brésil, le Réseau des organisations paysannes et de producteurs de l’Afrique de l’ouest, le Mouvement Ekta Parishad en Inde, les intellectuels activistes, les mouvements de défense des droits des femmes, des immigrés et/ou des droits économiques, sociaux et culturels dans le monde entier… L’analyse de la structure du système économique nous a permis de montrer que le fondement structurel des activités de l’ESS est la réciprocité, car celle-ci est au cœur du fonctionnement de ces activités et elle conditionne le jeu complexe des interactions de l’ESS avec les activités capitalistes et étatiques.

3 – Le jeu complexe des interactions au sein du système économique

16L’analyse du fonctionnement du système économique devrait nous aider à appréhender si la réciprocité parvient à une place dominante par rapport aux autres principes de comportement économique, si elle est « intégratrice » pour reprendre les termes de Polanyi ou, au contraire, si elle ne se voit pas instrumentalisée par les autres principes. Pour cela, nous devons poser notre regard sur le fonctionnement réciproque des activités de l’ESS pour mieux analyser les interactions dynamiques entre l’ESS, les activités capitalistes et étatiques.

3.1 – Le fonctionnement réciproque des activités économiques sociales et solidaires

17La réciprocité apparaît dans les activités de l’ESS à la fois comme : « Une logique d’intercompréhension mutuelle qui permet une construction conjointe de l’offre et/ou de la demande ; un principe d’action économique original fondé sur le don qui s’inscrit le plus souvent dans l’économie non monétaire, mais parfois monétaire. » [Gardin, 2006, p. 47-62] Cette réciprocité peut prendre plusieurs formes. Comme le montre Gardin, une typologie des formes de réciprocité agissant au sein des activités de l’ESS peut être dressée en s’intéressant au degré d’homogénéité et d’hétérogénéité des acteurs, et à la symétrie ou l’absence de symétrie dans les rapports noués entre eux. Il distingue trois formes de réciprocité : la réciprocité inégalitaire qui apparaît dans des groupes d’acteurs hétéro-organisés (association d’un groupe distinct de celui à qui est destiné le service ou le bien) ; la réciprocité entre pairs qui apparaît dans des groupes homogènes et auto-organisés (association de pairs) ; la réciprocité multilatérale qui s’exprime dans des groupes hétérogènes variés (usagers, salariés, bénévoles) tout en les plaçant dans une situation symétrique. Si Gardin applique cette typologie uniquement aux activités de l’économie solidaire, nous estimons qu’elle peut aussi s’appliquer à l’ensemble des activités de l’ESS.

18La mise en place d’activités pour répondre à des demandes sociales de services ou d’emplois émanant d’acteurs extérieurs au groupe initiateur repose sur la réciprocité inégalitaire. Les promoteurs du projet sont soit des groupes de militants ou de bénévoles, soit des professionnels. Ces acteurs font un don aux bénéficiaires dont le retour n’est guère envisageable : le don de temps. « Ils ne le font pas payer et ne demandent rien en retour. » [Godbout, cité par Gardin, 2006, p. 48] Ce déséquilibre entre donneurs et bénéficiaires est d’autant plus fort que ces derniers ne disposent pas de la capacité de participer à ces échanges. Dans ce type de relation où l’usager se retrouve dans une position de dominé, où est la réciprocité si le retour n’est pas envisagé ? Cependant, « c’est une réciprocité positive qui génère une valeur de renommée pour celui qui donne et l’oppose à la réciprocité symétrique » [Temple, Chabal, cités par Gardin, 2006, p. 48]. Le retour du don marqué par le prestige, la renommée, ne provient pas du bénéficiaire mais de la société. Cette réciprocité inégalitaire, si elle se trouve dans un projet fortement dépendant de l’action publique (subvention et/ou instrument de politiques publiques), peut être instrumentalisée par la redistribution, mais ce cas est loin d’être généralisable à tous les projets fondés sur une réciprocité inégalitaire. Les Restos du cœur, le Secours catholique, le Secours populaire, les épiceries sociales, etc., ont un fonctionnement reposant sur une réciprocité inégalitaire.

19La réalisation d’activités économiques issues de groupes de pairs vise à créer des structures qui vont répondre aux besoins et aspirations du groupe. Dans ces projets, les initiateurs ont une identité commune, souvent forte : appartenance à un métier, entrepreneurs alternatifs, choix pédagogique, proximité géographique et culturelle… Dans cette réciprocité entre pairs, le contre-don est obligatoire face au risque d’exclusion, mais il n’y a pas forcément égalité entre ce qui est transféré des deux côtés et l’investissement en temps des acteurs peut être très variable au cours du temps. Ces projets de réciprocité entre pairs reposant sur une forte identité sont plus difficiles à instrumentaliser par le capitalisme et la redistribution. Il nous faudra revenir sur ce point dans l’analyse des interactions entre les activités de l’ESS et les activités capitalistes et étatiques. Les coopératives sont l’exemple type d’activités de l’ESS dont le fonctionnement repose sur une réciprocité entre pairs : coopératives agricoles, les CUMA, les coopératives de commerçants : les magasins Super U, les SCOP [4], etc.

20La réalisation d’activités économiques issues de groupe d’acteurs hétérogènes permet la participation d’acteurs qui, tout en étant différents (usagers, salariés, bénévoles…), se placent dans des situations symétriques. Ces activités se situent dans une dynamique de coparticipation, dans une dynamique de mixité des parties prenantes a priori positionnées dans des relations symétriques. Ces relations sont possibles à travers ce que Temple et Chabal [cités par Gardin, 2006, p. 59] appellent le « don juste ». « Le don juste correspond à la demande d’autrui, et réciproquement, recevoir est juste si cela est nécessaire ou bien pour redonner. » Le seul statut juridique en France qui impose cette réciprocité multilatérale est le statut de Société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) [5]. Ce statut permet une participation conjointe de multiples parties prenantes dans les prises de décision. Mais évidemment la réciprocité multilatérale peut apparaître dans un projet, quel que soit son statut juridique. En effet, le fonctionnement de nombreuses initiatives repose sur une réciprocité multilatérale, car il en va de la cohérence du projet collectif. Ainsi, les systèmes associatifs de vente directe de produits alimentaires ne peuvent fonctionner qu’avec une participation conjointe des consommateurs et des producteurs. Par exemple, l’association de consommateurs « les Paniers d’Éden » à Noyal sur Vilaine associe à toutes les décisions les dix producteurs agricoles issus de l’agriculture biologique [6] qui les livrent toutes les semaines. Dans ce système de vente directe, l’initiative est venue des consommateurs qui ont recherché les producteurs intéressés. Des relations de réciprocité se sont mises en œuvre dès le départ entre les consommateurs (participation à la distribution des produits, regroupements géographiques pour aller chercher les paniers chaque semaine, gestion bénévole de l’association) ; entre les consommateurs et les producteurs (paiement en avance d’un mois des produits par les consommateurs, fixation de « prix justes » par les producteurs : de nombreux produits sont nettement moins onéreux que dans les grandes surfaces) ; entre les producteurs (livraison collective de certains produits de différents producteurs selon leur situation géographique). Une réciprocité multilatérale existe bien dans les Paniers d’Éden, mais il ne s’agissait pas d’une volonté exprimée par les initiateurs.

21Si, par définition, ces différentes formes de réciprocité reposent toutes sur des relations de réciprocité, elles sont nettement différentes dans la pratique, notamment par la place qu’occupent les bénéficiaires ou les usagers dans ces relations. Dans la réciprocité inégalitaire, ils ne sont que des « assistés », dans la réciprocité entre pairs, ils ne sont que des clients, dans la réciprocité multilatérale, ils sont des parties prenantes.

22Le fonctionnement de la réciprocité au sein des activités de l’ESS s’appuie sur ces trois formes qui ne sont pas exclusives l’une de l’autre. C’est ainsi que des initiatives reposant au départ sur une réciprocité inégalitaire ou une réciprocité entre pairs peuvent évoluer vers une réciprocité multilatérale. En soulignant l’importance de l’impulsion réciproque (qu’elle soit inégalitaire, entre pairs ou multilatérale) qui s’inscrit dans la durabilité de la réciprocité relationnelle (formée d’une suite durable de dons), cette conceptualisation de l’ESS suppose que le comportement économique de réciprocité est en mesure de subordonner les autres comportements économiques de maximisation du profit et de la redistribution. En effet, « la réciprocité gagne beaucoup en efficacité du fait qu’elle peut utiliser la redistribution ainsi que l’échange sur le marché comme méthodes subordonnées » [Polanyi, 1975]. Ainsi, les activités économiques sociales et solidaires avec vente de leur production sur le marché capitaliste – coopératives, entreprises en autogestion, groupes de production (zone 6 et 8, schéma 2) – utilisent l’échange sur le marché comme méthodes subordonnées à la réciprocité. Les activités économiques de redistribution solidaire avec vente des prestations sur le marché capitaliste – mutuelles et entreprises sociales associatives bénéficiant d’aides de l’État (zone 7 et 9, schéma 2) – utilisent l’échange sur le marché et la redistribution comme méthodes subordonnées à la réciprocité.

23Cependant, si la réciprocité dans les activités de l’ESS a la capacité d’instrumentaliser l’échange sur le marché capitaliste et la redistribution pour plus d’efficacité économique et sociale, l’inverse est aussi vrai, le principe de réciprocité pouvant être instrumentalisé par les autres principes. C’est dans le cadre des interactions dynamiques entre les activités de l’ESS et les activités capitalistes et/ou étatiques que cette situation peut se produire.

3.2 – Les interactions dynamiques entre les différentes activités économiques

24Au sein du système économique, les activités entretiennent entre elles des interactions évoluant au cours du temps et en fonction du contexte. Dans ce jeu complexe, lorsqu’on se focalise sur les interactions entre les activités de l’ESS et les activités capitalistes et/ou étatiques, on remarque l’existence de trois grands types d’interactions : les relations de marché, les relations de coopération et les relations partenariales contre nature. Ces interactions conditionnent de façon différente les liens de domination ou de subordination de la réciprocité sur les autres principes de comportement économique.

25Les activités de l’ESS ont des relations de marché avec les autres types d’activités économiques, notamment celles qui vendent leur production sur le marché (lieu de valorisation de la production à sa valeur marchande) et qui sont donc en concurrence avec les activités capitalistes. C’est le cas des coopératives, des mutuelles, des groupements de production, des entreprises sociales, des entreprises en autogestion, des institutions de micro-finance et de finances solidaires [7], etc., en concurrence avec les entreprises capitalistes produisant les mêmes biens ou services. En acceptant de vendre leur production sur le marché, ces activités de l’ESS subissent les règles de la concurrence capitaliste. En effet, le marché étant actuellement dominé par les activités économiques capitalistes, elles sont en mesure d’imposer les règles de la concurrence capitaliste et cela détermine directement les modalités de fixation des prix. Les prix sur le marché ne sont pas déterminés de la même façon lorsque le principe de maximisation du profit ou le principe de réciprocité domine.

26Dans le premier cas, en situation de concurrence, c’est l’équilibre entre l’offre et la demande qui détermine le prix ; en situation d’oligopole, c’est les offreurs qui fixent le prix ; en situation d’oligopsone, c’est les demandeurs. Dans le deuxième cas, les prix sont déterminés dans la recherche d’équité entre les offreurs et les demandeurs par la fixation d’un « prix juste ». Le commerce équitable nous enseigne qu’il est possible, sur le marché capitaliste, de contrer les règles de la concurrence capitaliste pour permettre aux petits producteurs du Sud d’avoir une rémunération de leur travail décente par la fixation d’un « prix juste » et équitable pour leur production. Sur un marché capitaliste, comment fixer un « prix juste » ? Trois solutions sont possibles.

27La première est de passer par des contrats de longue durée pour contourner les règles de la concurrence capitaliste comme dans le cas du commerce équitable. Ces contrats se réalisent notamment entre organisations de l’ESS échangeant entre elles sur le marché, qui n’est plus alors capitaliste puisqu’il ne répond plus aux règles de la concurrence capitalistique. C’est ainsi que le commerce équitable garantit un prix « juste » aux producteurs du Sud par un contrat à long terme. C’est un prix qui doit permettre aux producteurs d’atteindre un niveau de vie décent. Il se compose de deux éléments : un prix minimum garanti, toujours au-dessus des cours mondiaux, qui ne varie pas en fonction de l’offre et de la demande, de la variation des cours de la Bourse ou d’une pression liée à des pratiques locales (ex. : des producteurs qui sont obligés de brader leur production car ils sont face à un seul acheteur en situation de monopole) ; une prime équitable qui s’ajoute au prix garanti. Cette prime ne peut être utilisée que collectivement pour des projets de développement de la communauté des producteurs (construction d’école, construction de centre de santé, investissement dans des équipements de production…). De plus, la production est en partie préfinancée par des acomptes versés par les organisations du Nord importatrices. Le nombre d’intermédiaires est limité, les produits sont achetés le plus directement possible aux petits producteurs, pour éviter la pression des intermédiaires. Les petits producteurs doivent s’organiser collectivement dans des structures démocratiques, souvent des coopératives. Ils s’engagent à fournir un produit de qualité et respectueux de l’environnement. Enfin, ils s’engagent à respecter les normes sociales établies par l’Organisation internationale du travail (OIT). C’est ainsi qu’essaye de fonctionner l’association Artisans du Monde. Cette association n’est cependant pas représentative de l’ensemble des acteurs du commerce équitable. Ces derniers forment une nébuleuse où chaque acteur répond à une logique précise réglée par des positions déterminées, ce qui engendre de fortes tensions entre les différents acteurs. Diaz Pedregal [2007, p. 170] distingue trois sujets de polémiques générateurs de tension : la définition des bénéficiaires du commerce équitable, le type de modes de production à encourager et le « juste » mode de distribution au Nord. Ces tensions révèlent « une divergence de vues profonde : celle de la situation du commerce équitable face à la société capitaliste contemporaine » [Diaz Pedregal, 2007, p. 184]. À partir de l’analyse de ces tensions, Le Velly [2006, p. 338] montre que « plus ils [acteurs du commerce équitable] s’efforcent de développer leurs ventes en acceptant de se confronter à la concurrence, plus il leur est difficile d’établir une relation directe et personnalisée [avec les petits producteurs], moins ils parviennent à trouver des petits producteurs marginalisés, gardiens des traditions culturelles, mais capables de commercialiser des produits “vendables”, et moins il leur est possible d’établir des conditions d’achat parfaitement déconnectées des termes habituels du marché ». En d’autres termes, dès que les acteurs du commerce équitable s’efforcent de développer leurs ventes et acceptent de se confronter à la concurrence capitaliste comme Max Havelaar ou la centrale d’achat Solidar’Monde des associations d’Artisans du Monde, il semblerait que le principe de maximisation du profit tende à l’emporter sur le principe de réciprocité, modifiant alors les normes de fixation des prix.

28La deuxième solution est la concertation entre offreurs et demandeurs afin d’aboutir à un « prix juste » : cette réciprocité multilatérale peut alors subordonner le principe de maximisation du profit sur le marché. C’est ce qui semblerait se réaliser dans les systèmes associatifs de vente directe de produits alimentaires, dans les SCIC, mais aussi dans une partie des activités de l’ESS qui a évolué vers une réciprocité multilatérale. Cependant, sur de nombreux marchés, la concertation pour la fixation d’un « prix juste » entre offreurs et demandeurs est irréaliste, notamment pour les consommateurs.

29Mais une troisième possibilité est envisageable en utilisant l’outil des monnaies complémentaires [8] mis en œuvre notamment en France par des collectivités territoriales pour développer le commerce de proximité. Elles peuvent permettre aux activités de l’ESS de s’affranchir des règles de la concurrence capitaliste en les incitant dans le cadre d’un commerce de proximité à fixer en monnaie complémentaire un « prix juste ». En effet, « les monnaies complémentaires réhabilitent les deux premières fonctions de la monnaie : unité de compte et de moyen d’échange. La monnaie redevient un accord au sein d’une communauté autour de l’idée d’un outil au service d’un projet collectif et d’un modèle de société » [Conseil général d’Ille-et-Vilaine, 2013]. On observe actuellement une multiplication des expériences de monnaies complémentaires, car on dénombre plus de 5 000 initiatives dans le monde mises en œuvre en réponse à une situation particulière spécifique. Dans certains cas, il s’agit de développer les échanges économiques interentreprises (WIR en Suisse), ou le développement local (Chiemgauer et Regios en Allemagne). Dans d’autres cas, la monnaie complémentaire organise une réponse à des problématiques sociales (Fureai Kippu au Japon, Time Banking en Angleterre et aux États-Unis). Ailleurs, elle permet des échanges là où la monnaie est trop rare (truecas en Argentine) ou développe l’emploi et l’économie solidaire (bancos comunitarios au Brésil). En France, les expériences de monnaie complémentaire se sont aussi développées : l’Occitan à Pézenas, l’Abeille à Villeneuve-sur-Lot, le Sol-violette à Toulouse, l’Héol à Brest, la Sardine à Concarneau… et la dernière en date le Galleco en Ille-et-Vilaine qui a débuté en septembre 2013 dans quatre pays d’Ille-et-Vilaine pour être étendu au département en 2014. C’est la première expérience à une échelle territoriale aussi vaste en France. Toutes les activités de l’ESS souhaitant s’affranchir des règles de la concurrence capitaliste pour la fixation de leurs prix sur le marché peuvent trouver dans les monnaies complémentaires un instrument leur permettant d’atteindre cet objectif. Dans ces trois solutions, pour qu’il y ait la fixation d’un « prix juste », la concrétisation d’une réciprocité multilatérale est indispensable pour subordonner la logique capitaliste.

30Cependant, de nombreuses activités de l’ESS n’ont pas encore évolué vers une réciprocité multilatérale et fonctionnent au travers d’une réciprocité entre pairs, sans chercher à s’affranchir des règles de la concurrence capitaliste. Sur le marché, elles sont souvent aussi efficaces que les entreprises capitalistes, d’où la capacité des coopératives et des mutuelles à survivre et à se développer depuis plus d’un siècle et demi. On fait d’ailleurs souvent le reproche à ces organisations de l’ESS d’avoir adopté les méthodes des entreprises capitalistes pour rester compétitives sur le marché. Ces méthodes de management et de communication (publicité) semblent les éloigner de leur projet fondateur initial. De plus, alors que la solidarité est proclamée comme une valeur centrale de l’organisation, elles se font entre elles une concurrence souvent féroce sur le marché capitaliste, ce qui donne aussi l’impression d’un affaiblissement du projet politique à la source de leur existence. Par exemple, les coopératives laitières en Bretagne se font concurrence sur le marché capitaliste. Dans ce cas, la logique capitaliste semble l’emporter et instrumentaliser le principe de réciprocité. Cette instrumentalisation peut aussi se produire lorsque l’activité de l’ESS se retrouve en dépendance vis-à-vis d’une entreprise capitaliste en tant que sous-traitant d’un donneur d’ordres [9]. Ces cas d’instrumentalisation de la réciprocité par la logique capitaliste ne sont pas inéluctables, si les activités de l’ESS adoptent une réciprocité multilatérale leur permettant de s’affranchir des règles de la concurrence capitaliste et de fixer des « prix justes » sur le marché. C’est notamment le cas des SCIC où la participation de toutes les parties prenantes permet la fixation des « prix justes [10] ». De même, la création d’une organisation de l’ESS peut rendre plus forts les entrepreneurs individuels face à leurs clients. C’est le cas lors de la formation de coopératives regroupant des producteurs individuels. Par exemple, les recycleurs de Porto Alegre se sont regroupés en association et ont alors obtenu un rapport de force plus favorable pour la vente des métaux récupérés. Ils ont ainsi obtenu une meilleure rémunération de leur travail.

31Par ailleurs, certaines activités de l’ESS développent des relations de coopération, notamment avec les activités étatiques. La coopération est entendue ici comme la conjugaison des moyens (ressources marchandes et non marchandes) et les efforts (ressources non monétaires) afin d’obtenir quelque chose dont le résultat n’est a priori pas défini. Des citoyens prenant conscience de l’existence de besoins peuvent créer une association et développer collectivement une activité économique, sociale ou culturelle. Pour la mise en œuvre et la survie de l’activité, l’association vend sa production sur le marché (ressources marchandes), fait appel au travail bénévole (ressources non monétaires) et établit des relations de coopération avec les pouvoirs publics qui s’engagent à la subventionner (ressources non marchandes) si l’activité a pour objectif de servir l’intérêt général. Ainsi des crèches parentales, des associations d’insertion par l’économie, des associations intermédiaires… au Nord ; des écoles communautaires, des cases de santé… au Sud bénéficient de l’aide financière des pouvoirs publics. Dans cette relation de coopération, l’initiative provient des citoyens et la coopération n’est souvent pas uniquement financière. Les initiatives vont travailler en collaboration et en complémentarité avec les services de l’État et des collectivités territoriales. Si dans cette coopération l’initiative n’est qu’un instrument au service de politiques publiques, le principe de redistribution peut alors instrumentaliser le principe de réciprocité. Ce risque est important lorsque le fonctionnement de l’association ne repose que sur une réciprocité inégalitaire. Existent aussi des associations qui n’ont pas de bénévoles, qui ne peuvent pas vendre leur production sur le marché, qui n’ont pas de donateurs privés : il s’agit alors d’une simple délégation de services publics. L’activité est alors une activité étatique même si elle est portée par une association, c’est le cas des associations relais créées par les pouvoirs publics pour externaliser certains de leurs services.

32Cependant, les associations peuvent être porteuses d’innovations sociales qui impulsent l’établissement de nouvelles politiques publiques. « Ainsi, en matière d’environnement et de gestion des ressources naturelles [mais aussi en matière d’action sociale], des initiatives ont développé des pratiques et des conceptions qui ont ensuite été reprises par le législateur. » [Gardin, Laville, 2009, p. 302] Dans ce cas, la réciprocité est en mesure de subordonner la redistribution. Il semblerait que pour atteindre cette situation, une réciprocité inégalitaire risque d’être insuffisante, la concrétisation d’une réciprocité multilatérale au sein de l’initiative apparaît comme pouvant faciliter cet objectif dont les associations peuvent être porteuses.

33Enfin, les activités de l’ESS établissent des relations partenariales avec des entreprises capitalistes pour accéder à des ressources marchandes ou pour profiter d’opportunités de marché. Il en résulte un partenariat qui associe la logique capitaliste avec la réciprocité, ce qui ressemble fort à un partenariat contre nature. L’expérience de l’Institut de recherches et d’applications aux méthodes de développement (IRAM), ONG de développement, est un exemple intéressant. L’association IRAM a créé une société commerciale à but lucratif pour être en mesure de répondre aux appels d’offres, notamment de l’Union européenne, au même titre que ses concurrents sur ce marché. Les salariés de la société commerciale peuvent être membres de l’association et le capital de la société commerciale est détenu entièrement par l’association. Cette dernière n’est pas autorisée à distribuer les bénéfices de la société commerciale qui permettent le financement des projets associatifs [Doligez, 2010]. Ici la réciprocité instrumentalise la logique capitaliste à son profit. On trouverait ce même cas de figure avec les associations d’insertion : elles développent certes une activité marchande qui cherche à faire des profits sur le marché, mais les profits ne sont pas accaparés de façon individuelle et sont utilisés pour le projet social, environnemental ou culturel de l’association. On peut aussi évoquer les entrepreneurs sociaux des pays du Sud, notamment en Afrique de l’Ouest, qui développent des activités capitalistes, mais au service d’une autre activité d’intérêt général [Defer, 2009].

34Dans d’autres cas, le partenariat contre nature peut entraîner la subordination de la réciprocité par la logique capitaliste. L’activité capitaliste a vocation à rapporter le plus de profit possible pour accroître les fonds propres de l’activité de l’ESS, par exemple des coopératives bancaires créant des filiales à but lucratif et pouvant être cotées en bourse. Par exemple en France, le Crédit agricole, dont les caisses régionales ont un statut de banques coopératives, dispose d’une société financière nationale cotée à la bourse de Paris ; Natixis dont le premier actionnaire à hauteur de 74,84 % du capital est les Banques populaires – Caisses d’épargne (BPCE) à statut coopératif est coté à la bourse de Paris. Dans ces partenariats, la logique capitaliste peut l’emporter, même si c’est l’activité de l’ESS qui détient en totalité ou en partie le capital de l’activité capitaliste. Le motif d’enrichissement monétaire devient beaucoup plus fort que les motifs de solidarité et de partage. L’activité de l’ESS perd alors en quelque sorte son âme, elle tend à adopter un projet politique plus proche du libéralisme que de la solidarité et la coopération. Le projet fondateur de l’activité de l’ESS semble s’estomper, oublié par les dirigeants actuels. Ce cas de figure se présente essentiellement dans des activités de l’ESS où domine la réciprocité entre pairs, les pairs adoptant collectivement un comportement capitaliste.

35En fin de compte, la réciprocité peut se voir instrumentalisée par les autres principes de comportement économique dans le jeu complexe des interactions entre les différents types d’activités économiques au sein du système économique, notamment lorsque cette réciprocité est inégalitaire ou entre pairs. Au contraire, il semblerait que la réciprocité multilatérale peut prendre une place dominante par rapport aux autres principes de comportement économique. Elle est alors intégratrice en subordonnant la logique capitaliste et la redistribution au service du projet collectif des parties prenantes de l’activité de l’ESS et pour sa raison d’être : un projet politique alternatif au capitalisme et à la planification centralisée.

4 – Conclusion

36Il semblerait donc que l’ESS soit un concept opératoire permettant de distinguer les activités économiques sociales et solidaires des activités capitalistes et étatiques. L’ESS est fondée sur le principe de réciprocité qui sous-tend sa raison d’être : proposer un projet politique alternatif et qui caractérise son fonctionnement. Ce projet politique repose sur des valeurs de solidarité par le partage de la production, de citoyenneté par la démocratie directe et participative, de développement durable par la prise en compte des dimensions économiques, sociales et écologiques de leurs pratiques. Nous avons montré que la forme de réciprocité multilatérale et, dans une moindre mesure, la forme de réciprocité entre pairs peuvent permettre à celles-ci d’instrumentaliser la logique capitaliste et la redistribution pour la réalisation de ce projet politique. Ainsi, la réciprocité est intégratrice, même si, dans certains cas, elle se retrouve instrumentalisée. Pour éviter ce risque, la réciprocité inégalitaire et la réciprocité entre pairs évolueraient vers une réciprocité multilatérale à la condition que le groupe bénéficiaire (usagers, consommateurs, bénéficiaires, etc.) soit respecté et puisse dicter ses conditions. Cette intervention des usagers, consommateurs et bénéficiaires les amène à devenir des acteurs n’ayant pas uniquement accès à des biens et des services, mais intervenant sur leur définition, leur construction, leurs prix… « La réciprocité ne se limiterait alors pas aux trois étapes caractéristiques du don : donner, recevoir, rendre, mais intégrerait une première originelle qui serait faire valoir ses droits, oser demander. » [Guérin, cité par Gardin, 2006, p. 61] L’ESS est alors un lieu rendant possible l’expression de la demande et la construction conjointe de l’offre et de la demande de biens et de services à la différence du capitalisme et de l’étatisme.

Notes

  • [1]
    L’économie domestique peut être élargie au principe de householding (introduit par Polanyi [1944 (1983)] et que Hillenkamp [2013] définit comme le partage domestique. « Changeante selon les époques et les contextes, ces institutions (familles, fratries, communautés, réseaux de parenté, etc.) ont en commun de répondre à un principe de partage. Leurs règles définissent un quatrième principe d’intégration de l’économie dans la société : le partage domestique. » Les systèmes d’échanges locaux, l’économie populaire solidaire dans les pays en développement relèveraient de ce quatrième principe.
  • [2]
    www.autogestion.asso.fr, consulté en mars 2014.
  • [3]
    www.autogestion.asso.fr, consulté en mars 2014.
  • [4]
    http://www.les-scop.coop, consulté en mars 2014.
  • [5]
    Pour des exemples concrets voir : www.les-scic.coop, consulté en mars 2014.
  • [6]
    &Patati : pâtes fraîches, la Ferme de Malagra : œufs, la Ferme du Gros Chêne : poulets, l’Ille au Pré : produits laitiers, la Galette Brécéenne, le Fournil de Jo : boulanger, Les légumes de Blot : maraîcher, les Fromages du Mézard, les Rubis du Verger : fruits, les Vergers de l’Ille : pommes, cidre, jus de pommes.
  • [7]
    Les institutions de micro-finance et de finances solidaires ayant démontré la solvabilité d’emprunteurs exclus du système bancaire traditionnel, les banques commerciales commencent à s’intéresser à ce secteur qui peut être rentable et compétitif.
  • [8]
    Il s’agit ici des « monnaies citoyennes qui renvoient à la construction de dispositifs par des groupes de personnes dans des objectifs d’utilité collective, avec ou sans lien avec les autorités publiques, avec ou sans convertibilité et même commensurabilité à l’égard de la monnaie publique étatique » [Blanc, 2013].
  • [9]
    Pour des exemples concrets des différentes formes instrumentalisations voir : Castel [2010].
  • [10]
    www.les-scic.coop, consulté en mars 2014.
Français

Les activités de l’ESS sont fondées sur le principe de comportement économique de réciprocité. Ce principe sous-tend leur raison d’être qui serait de proposer un projet politique alternatif. Leur fonctionnement s’appuie sur trois formes de réciprocité : la réciprocité inégalitaire, entre pairs et multilatérale, qui rentrent en interactions dynamiques avec les activités capitalistes et/ou étatiques. Dans ces relations, la réciprocité peut-être intégratrice ou au contraire instrumentalisée par les autres principes de comportement économique. Cette analyse montre que l’ESS serait un concept opératoire.

Mots clés

  • principes de comportements économiques
  • réciprocité
  • Économie sociale et solidaire
  • conceptualisation

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Odile Castel
CIAPHS, Université de Rennes 1
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Mis en ligne sur Cairn.info le 10/04/2015
https://doi.org/10.3917/rfse.015.0175
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