1Le recrutement peut être considéré comme un objet frontière de plusieurs points de vue. Lieu de rencontre entre une « demande » et une « offre » de travail, il se trouve au carrefour de la formation, de l’inactivité ou du chômage et de l’emploi. Ainsi posté à la frontière du dedans et du dehors de l’activité productive, il se prête aux regards croisés de la gestion et de la psychologie, de l’économie et de la sociologie. Il s’agit donc d’un objet idoine pour une revue soucieuse d’articuler l’économie à la société. Pour autant, de quel objet parle-t-on ? Car si le recrutement fait converger les regards, les interprétations et analyses qui en découlent peuvent diverger. Ainsi, en économie mainstream, le recrutement n’est pas un objet spécifique ; il s’agit d’un échange marchand, le travail étant la marchandise mise en vente à un prix (le salaire) fluctuant selon la loi de l’offre et de la demande, même si celle-ci peut être contrariée par des réglementations et un salaire plancher. L’attention des économistes a surtout été retenue par les mécanismes de marché ou par les décisions d’embauche des entreprises, mais très peu par le recrutement, cet instant où se réalisent l’achat et la vente d’une quantité de travail. Or le travail-marchandise est une fiction [Polanyi, 1944 ; Vatin, 2013] qui ne doit pas faire oublier que le travail est inséparable de la personne du travailleur ni que les échangistes sont socialement situés. Dès lors, le recrutement relève-t-il d’une pure transaction économique, comme le voudrait le paradigme de l’économie mainstream ou s’agit-il d’un « fait social total », mettant en branle un grand nombre d’institutions qui rendent possible cet échange tout en y jouant un rôle structurant [Dubernet, 1995] ?
1 – Le recrutement, de quoi parle-t-on ?
2Dans l’hypothèse où le recrutement ne se réduit pas à la scène ni à l’instant où se conclut le marché, la question est de savoir où il commence et où il finit. Il est intéressant à cet égard de s’interroger sur l’histoire de ce terme. Recruter a une origine militaire, nous dit le Trésor de la langue française. Sous l’Ancien Régime, on recrutait un régiment, des volontaires, des mercenaires pour constituer une troupe, lever une armée, en achetant des esclaves ou en ramassant « dans les rues, dans les cabarets des villes et les maisons des villages ce qui ne peut pas se faire réclamer ». Le recrutement appartient ainsi à l’histoire de la « mobilisation générale » [Gaudemar, 1979], il fait partie des opérations de « mise en armes » et de « mise en marche » de populations à déplacer, il est à ce titre un instrument de gouvernement. S’il désigne plus communément, aujourd’hui, le fait « d’engager du personnel pour un emploi », il s’agit d’une acception plus récente, qui rend compte d’une progressive spécialisation de la fonction dans le monde de l’entreprise [Fombonne, 2001]. De fait, les conditions de la mobilisation ont changé. Si « autrefois, l’embauche se faisait dans la plupart des cas de façon rudimentaire, sans sélection ni choix », au point que « recruter et embaucher se confondaient », aujourd’hui, « embaucher et recruter ont pris chacun un sens distinct et complémentaire, recruter servant à désigner les opérations qui précèdent ou préparent l’embauche et l’engagement [1] ».
3On ne saurait donc confondre recrutement et embauche. Les opérations dont se compose le recrutement ne se limitent pas à trouver [2] des « recrues » ni à les former, il s’agit de les sélectionner. À ce titre, le recrutement s’est individualisé en même temps que les critères de sélection se sont multipliés, comme le montre l’analyse des petites annonces entre 1960 et 2000 réalisée par Emmanuelle Marchal et Didier Torny [2003]. À la formation ou l’expérience qui qualifient pour un emploi se sont ajoutées les « aptitudes », la « personnalité », les « compétences », la « motivation », la « présentation », cette liste n’étant évidemment pas exhaustive. Des qualités toujours plus diversifiées qui, loin de se compenser, se cumulent, sont désormais requises pour permettre aux candidats à l’emploi d’être considérés comme « bons pour le service ». Ce foisonnement constitue le symptôme d’une sélectivité accrue du marché du travail, alimentée par un chômage de masse et génératrice d’inégalités ainsi que d’exclusion. Dès lors, au-delà de la raréfaction de l’emploi qui est à l’œuvre, se pose la question de la nature de la sélection qui s’opère.
4On ne peut, sur ce point, s’en tenir aux analyses de l’économie mainstream qui postulent, selon le modèle du job search, que l’effort consacré par les individus à la recherche d’emploi est déterminant de leur sortie du chômage [Marchal, Rieucau, 2010]. Cela revient à faire « reposer toute la charge de la coordination sur les épaules des seuls chômeurs », comme l’exprime très justement Emmanuelle Marchal dans l’entretien qu’elle nous a accordé dans ce même numéro avec François Eymard-Duvernay. Leurs travaux menés sur le recrutement, dans le sillage de l’économie des conventions, ont, au contraire, cherché à s’intéresser à l’activité des recruteurs, aux modalités de la sélection, en termes de processus, impliquant acteurs et méthodes et produisant un jugement sur les candidats. De fait, il existe une pluralité d’agencements possibles des opérations de recrutement, comme l’a montré l’exploitation de l’enquête Ofer [3], et chaque mode de sélection amène à (dé)valoriser plutôt tel ou tel profil de candidat [Larquier, Marchal, 2012]. La boîte noire de la sélection gagne ainsi à être ouverte pour comprendre comment les opérations de « jugement de compétence » peuvent contribuer à une sur-sélectivité génératrice d’inemployabilité et de chômage d’exclusion [Eymard-Duvernay, 2012b], mais aussi pour saisir les processus de valorisation qui sont à l’œuvre et les qualités qu’ils conduisent à mesurer [Vatin, 2009].
5C’est précisément à une réflexion sur les frontières et les épreuves de la sélection qu’invitent les articles réunis dans ce numéro. Les frontières de la sélection semblent s’être resserrées avec le temps. Le recrutement est associé à la scène emblématique de la rencontre entre le recruteur et le candidat, dans un espace-temps quasiment limité à cette interaction, instant magique – un coup de foudre va-t-il se produire ? – et décisif. L’importance donnée à ce moment du face-à-face est à la mesure de l’enjeu qu’il représente pour le candidat, un sésame pour l’accès à l’emploi. Mais elle est confirmée par les acteurs du recrutement eux-mêmes, qui se sont autonomisés et professionnalisés. Leur expertise tend ainsi à s’affirmer au sein de la fonction ressources humaines. Elle puise sa légitimité dans la mise en œuvre de politiques de diversification des recrutements, inspirées de la stratégie de Lisbonne et développées, dans les entreprises, en réponse au renforcement de la législation anti-discrimination [Bereni, 2009 ; Doytcheva, 2010]. L’enjeu est de sécuriser la sélection sur le plan juridique, mais aussi de promouvoir l’idée de performance par la diversité [Senac, 2012]. L’article de Yannick Fondeur dans le présent numéro montre précisément comment, au sein des entreprises, cette fonction se professionnalise et se technicise tout en s’inscrivant dans une division du travail de jugement entre experts et opérationnels.
2 – Extension du domaine de la sélection…
6Pour autant, le recrutement ne se limite pas au seul périmètre de l’entreprise, qui fait souvent écran au processus plus large dans lequel s’inscrit une sélection. Celle-ci peut à la fois s’inscrire dans une temporalité plus longue que celle de l’épreuve d’évaluation préalable à l’embauche et dans un espace beaucoup plus étendu. Les articles de François Sarfati et de Florent Schepens analysent la manière dont l’institution de formation initiale contribue à la sélection des futurs professionnels, respectivement dans le monde de la finance et dans celui des praticiens hospitaliers exerçant en unités de soins palliatifs. Leurs contributions soulignent toutes deux la sélection sociale qui s’opère sous couvert de sélection méritocratique. François Sarfati met l’accent sur la nature du tri des candidatures à l’entrée d’une formation par apprentissage de niveau M2 en Institut d’administration des entreprises (IAE). Il montre comment l’institution de formation peut s’employer à créer les conditions d’une sélection, en suscitant un afflux de candidatures par la médiatisation de son offre, et la sur-sélectivité qui en résulte. Les acteurs professionnels étant associés au recrutement des étudiants qu’ils se proposent d’accueillir en alternance, l’épreuve d’admission en formation emprunte les traits de l’entretien d’embauche. Dès lors, les candidats ne sont pas seulement sélectionnés sur l’excellence de leurs résultats universitaires, mais également sur leur expérience de l’activité pour laquelle ils viennent se former. Ce cumul d’exigences conduit paradoxalement à écarter ceux qui ont le plus besoin de la formation pour compléter leur cursus par une expérience professionnelle en alternance. Correspondre à la norme du « bon étudiant » ne suffit pas, il faut déjà être un « bon professionnel ». Les observations de l’auteur, participant aux auditions, permettent d’apprécier comment ces deux normes du bon « candidat » n’ont jamais à être définies complètement. Elles se révèlent par petites touches lorsqu’il faut justifier la décision d’écarter ou d’accepter tel ou tel candidat pour un motif qui, lui, doit être explicité. Parfois, la norme n’est pas discutée, certains étudiants sont « évidemment » hors norme ou totalement dedans, directement éliminés ou admis sans débat. Ce sont les étudiants dans l’entre-deux qui occasionnent des délibérations entre les membres du jury, donnant à entendre ce que sont les conventions ou normes de qualité mobilisées par les évaluateurs pour sélectionner les étudiants.
7Pour autant, le processus de sélection qui enrôle la formation ne se réduit pas à un simple tri. L’article de Florent Schepens souligne non seulement la nature méritocratique et sociale de la sélection à l’œuvre au cours de la formation des médecins, mais également le processus de désignation qui l’accompagne. La « discrimination élective » qui s’y produit permet au recrutement de se réaliser auprès d’un « vivier d’élus » constitué dans la durée. Rappelons que la spécialisation en soins palliatifs, rattachée à la médecine généraliste, est considérée par la profession médicale comme relevant d’un « sale boulot » d’accompagnement de fin de vie, et confiée à un segment considéré comme subalterne. De fait, elle n’attire pas les étudiants médecins les mieux dotés socialement, qui briguent les spécialités les plus prestigieuses tout en évitant le contact avec la mort. Pour autant, on ne saurait réduire l’affectation en soins palliatifs à un processus de relégation. Les stages, durant l’internat, font partie des scènes privilégiées sur lesquelles se construisent les « jugements de compétence », au contact d’une pratique médicale qui demande de s’intéresser autant à la personne du patient qu’à sa pathologie – et non l’inverse en médecine curative. Cette « mise en forme » spécifique des savoirs médicaux s’inscrit dans une activité qui demande de « tenter la relation » avec le mourant, ce qui requiert, observe l’auteur, une « capacité à douter ». Une telle compétence, spontanément présentée comme une qualité « innée », est au contraire analysée comme le fruit d’une histoire. Elle se nourrit du parcours de « transfuges sociaux » qui, en l’éprouvant au cours de leur apprentissage, créent les conditions d’une « habilitation » par des pairs – qui leur ouvre l’accès aux postes de praticiens palliatifs –, mais aussi par l’ensemble du collectif soignant qui leur reconnaîtra une place.
8Le recrutement gagne ainsi à être saisi à la lumière d’un processus de sélection inscrit dans la durée et permettant des ajustements moins prédéterminés que construits en cours de route. On notera que cet exemple des soins palliatifs est emblématique de segments de marchés du travail sur lesquels l’incertitude concernant la qualité recherchée parmi les postulants est maximale. Aucun des repères servant habituellement à la mesurer ne semble fonctionner ici tant la médecine palliative repose sur des savoirs fragiles et des conventions de compétence faiblement objectivables. Ceci nous permet opportunément de rappeler que la sélection qui s’opère sur un marché du travail ne saurait être réduite à l’appariement de qualités « déjà-là » et susceptibles de coïncider instantanément, comme le voudrait le mythe adéquationniste. Il importe alors de reconsidérer le rôle dévolu aux canaux de mise en relation entre offre et demande de travail. C’est ce à quoi nous invitent Guillemette de Larquier et Géraldine Rieucau avec l’analyse des pratiques des recruteurs en entreprise, dans quatre secteurs des services. Que ces canaux soient des écoles, comme dans les exemples précédents, des agences privées ou publiques de placement, ou des réseaux de tous ordres, ils ne se réduisent pas à une simple fonction d’acheminement de l’offre vers la demande, mais contribuent directement à réduire les incertitudes sur les qualités recherchées. De fait, l’offre de travail n’est pas toujours préconstituée, de même que l’information qui permet de caractériser l’offre et la demande n’est pas toujours stabilisée : les canaux contribuent donc activement à « mettre en forme » la sélection qui s’opère.
9L’hypothèse selon laquelle les canaux de recrutement dessinent les frontières du vivier sollicité et formatent l’information (qui peut être normée, tel le code ROME de Pôle Emploi, ou à l’inverse mobiliser des catégories indigènes inégalement formalisées) sur laquelle repose la présélection a deux avantages. Elle permet non seulement de souligner la pluralité des marchés du travail, mais également de battre en brèche toute idée de one best way en matière de mise en relation. De fait, les canaux jouent des rôles de médiation qui contribuent à réduire les incertitudes de l’entreprise qui recrute. Ils donnent accès à des candidatures dont le format est jugé compatible avec les exigences des postes à pourvoir, au risque de contribuer à la dévalorisation des candidatures issues d’autres types de canaux, voire à des phénomènes d’homophilie conduisant au recrutement de semblables [Monchatre, Salognon, 2012]. À l’inverse, certains canaux peuvent avoir des effets perturbateurs et être rejetés par les recruteurs, dès lors qu’ils ouvrent sur un marché du travail plus large que le vivier habituel, mais aussi plus éloigné des formats d’information sur lesquels s’appuient les opérations de construction du jugement. Guillemette de Larquier et Géraldine Rieucau soulignent que Pôle Emploi est l’archétype de ces intermédiaires qui ouvrent le marché du travail à des candidatures atypiques, pour le compte de segments qui peinent à trouver des recrues. Elles montrent que l’incertitude créée à l’occasion d’improbables mises en relation peut se réduire lorsqu’un rapport de confiance s’établit entre un agent de l’intermédiaire public et un employeur s’ils partagent un langage commun. Il est alors possible de retraduire, au plus près des attentes formulées par l’employeur, les caractéristiques de candidats qui se présentaient a priori de manière non ajustée à ces attentes [4].
3 – Des épreuves sous tension
10On ne saurait déduire de ce constat que l’action des intermédiaires consiste essentiellement à se plier aux exigences telles qu’elles sont définies par l’employeur. Leurs marges de manœuvre dans ce domaine sont souvent tributaires de la dynamique des marchés locaux du travail, qui s’avère plus ou moins propice à leur intervention sur le format de l’information servant à qualifier les candidatures [Legay, Monchatre, 2000]. De la même façon, certains segments se prêtent à l’intervention d’intermédiaires œuvrant, dans les marges, à faire varier les modalités de la sélection. L’article de Luc Sigalo Santos illustre précisément la nature des ajustements opérés par l’ANPE Spectacle pour le placement des figurants – segment du marché du travail artistique au demeurant assez peu étudié. Pourtant, la figuration est à l’ANPE Spectacle ce que l’intérim est aux autres agences locales pour l’emploi : une activité statistiquement rentable qui lui apporte des offres d’emploi enregistrées. Or le placement de figurants expose l’opérateur public, soumis à des obligations d’égalité de traitement de son public, au risque de discrimination. De fait, le format de l’information qui sert à caractériser les qualités recherchées est moins personnalisé que stéréotypé, appelant une sélection sur critères genrés, ethnicisés, relevant de l’apparence physique ou d’appréciations subjectives. La priorité accordée au physique de l’emploi est telle qu’elle s’accommode d’une ouverture du marché des figurants à des candidats amateurs fortement prisés par l’employeur. L’ANPE Spectacle doit alors gérer la tension associée à son double rôle de prestataire de figurants et d’agent public au service d’usagers professionnels, en l’occurrence des intermittents dont le statut est en jeu.
11Les intermédiaires publics de l’emploi sont ainsi structurellement pris en tenaille entre plusieurs façons de procéder : s’inscrire dans un régime d’action marqué par la « planification des compétences », considérées comme stables, préétablies et mesurables, ou au contraire s’inscrire dans un « régime de négociation » en admettant que les compétences doivent être définies et évaluées plus spécifiquement en fonction des contextes [Eymard-Duvernay, Marchal, 1997]. Une des réponses institutionnelles apportées pour dissiper cette nouvelle incertitude consiste à équiper les intermédiaires d’outils destinés à sécuriser les jugements. Il en résulte des évaluations déconnectées des situations de travail et portant sur la seule personne des candidats selon des principes de « profilage » [Bureau, Marchal, 2009]. C’est ainsi que l’on observe une production accrue de préjugements sur les candidats à l’emploi, dans le cadre de dispositifs d’intermédiation qui se multiplient, jusqu’à s’implanter au sein de grandes entreprises. De fait, les réponses apportées par ces dernières à l’irruption d’une législation anti-discrimination, tout comme la rationalisation de leurs pratiques de gestion des ressources humaines dans une perspective de certification passent par la promotion d’une « diversité normalisatrice » qui les amène à renforcer leur contrôle des flux de candidatures à traiter [Monchatre, 2014].
12Les firmes tendent alors à s’équiper de dispositifs d’intermédiation interne, qui s’appuient, comme le montre l’article de Yannick Fondeur, sur des Progiciels de gestion de recrutement (PGR), permettant le traitement de candidatures à distance, le plus souvent couplés à des Centres de service partagés (CSP). Ces PGR et CSP prennent notamment en charge des opérations de présélection des candidatures, réalisant ainsi un tri à distance et sur la base de critères standard. Cette rationalisation de la fonction recrutement, confiée à des professionnels des ressources humaines, crée les conditions d’un encadrement du jugement des opérationnels qui tendent toutefois à conserver le dernier mot dans la décision de recruter. Yannick Fondeur observe, cependant, que la mise en place de ces dispositifs d’intermédiation interne peut conduire à la centralisation d’un certain nombre d’épreuves d’évaluation. L’enjeu est alors d’inscrire le recrutement dans une logique de « marché interne », au nom de l’intégration des recrues par une relation d’emploi durable, ce qui est traditionnellement le cas pour les recrutements de cadres à qui sont faites des « promesses de carrière » [Dany, 2001]. L’intermédiation interne peut également être placée au service d’une normalisation des opérations de recrutement visant la diversification des profils recrutés et un renouvellement des « conventions de compétence » recherchées, mais aussi la constitution d’un marché interne en mesure d’alimenter les emplois d’encadrants difficiles à pourvoir.
13Le développement de présélections à distance des lieux où les candidats sont appelés à exercer induit une forme de sélectivité privilégiant les candidats aux qualités « standard », créditées d’un « potentiel » d’évolution, au risque d’exclure ceux qui en sont démunis. La MRS (Méthode de recrutement par simulation) fait partie des réponses apportées par l’opérateur public pour lutter contre le chômage de longue durée. Elle vise à placer des demandeurs d’emploi en difficulté sur des offres d’emploi réputées difficiles à satisfaire [Larquier et al., 2013], dans le cadre d’une procédure de recrutement sans CV destinée à tenir à distance les logiques de diplôme et d’expérience classiques [Bouchardeau, Capelier, 2010]. Le jugement de compétence est censé se construire sur la base d’une évaluation des « habiletés » organisée par Pôle Emploi et suivie, si les résultats le permettent, par un entretien de motivation conduit par l’employeur. Parce qu’elle prend appui sur des exercices conçus à partir d’une observation des situations de travail réelles, la MRS évalue, par simulation, la capacité effective des candidats à occuper un poste de travail donné. Pôle Emploi réalise, à ce titre, une présélection contextualisée de candidats que l’employeur a l’obligation de recevoir si les exercices sont réussis. Ce changement dans l’épreuve d’évaluation est-il en mesure de corriger les méfaits d’une sélection trop univoque, par une forme de valorisation alternative des qualités des candidats ?
14Pour répondre à cette question, l’article de Jean-Marie Pillon propose de ne pas se limiter à l’analyse de la méthode en soi, mais d’interroger plus largement l’usage qui en est fait par Pôle Emploi. Il montre que cette méthode est appelée à prendre place parmi un ensemble de pratiques de sélection en vigueur sur le marché du placement, à l’aide d’une rhétorique consistant à promouvoir ses avantages concurrentiels. Or, au-delà de l’originalité des exercices, la temporalité de la méthode, souvent qualifiée de chronophage par les employeurs, est présentée comme un gage de fiabilité et de docilité des candidats, leur persévérance se trouvant testée par la même occasion. Mais la spécificité de l’évaluation elle-même est mise à rude épreuve par les transgressions que lui font subir les employeurs lors de l’entretien de motivation, où les CV ne sont pas absents. Les conseillers peinent à empêcher le retour de critères traditionnels d’évaluation face à des employeurs qu’ils ont besoin de fidéliser pour légitimer leur activité, tant en interne, au sein de Pôle Emploi, que vis-à-vis de leurs concurrents des entreprises de travail temporaire. L’auteur conclut que la MRS, conçue pour ajuster les besoins des employeurs et les qualités des chômeurs, conduit à conjuguer la sélectivité des différentes épreuves (exercices et entretien) plutôt qu’à favoriser l’émergence de nouvelles conventions de qualité. Il n’en reste pas moins que l’absence de tri sur CV peut permettre à des profils, habituellement écartés, d’aller jusqu’à l’entretien avec l’employeur. De fait, dans le flux des recrutements en nombre qu’elle sert à réaliser, la méthode crée les conditions d’appariements improbables, mais qui restent l’exception [5]. Cette contribution rappelle opportunément l’importance d’analyser les usages des instruments, méthodes et procédures de recrutement pour interroger leur prétendue « neutralité [6] » ou « efficacité » et caractériser les formes de sélectivité à l’œuvre.
15*
16Ce numéro montre ainsi combien le recrutement est un objet charnière, qui se trouve au cœur du paradoxe de la qualification souligné par Pierre Tripier [1991]. De fait, le recrutement constitue une opération de mise en correspondance de caractéristiques hétérogènes – celles du candidat et celles du poste – qui n’ont a priori aucune raison de coïncider. Il se prête alors tout particulièrement à l’observation des séquences de mise en valeur [Baraud de Lagerie et al. 2013, p. 319] qu’il suscite et qui consistent à prêter attention, à porter intérêt à des candidatures – a fortiori lorsqu’elles sont jugées atypiques –, ceci en deçà de leur issue marchande, autrement dit, même si ces séquences ne se concluent pas par une embauche. Cette propriété des moments d’interaction, au cours de processus de recrutement qui peuvent s’étirer dans une durée gagnant à être prise en compte, ne fait que souligner la valeur, mais aussi la vulnérabilité de ces recrutements de proximité qu’Emmanuelle Marchal voit refluer au profit de présélections à distance. En tant qu’épreuve décisive des destins professionnels, le recrutement fait partie des moments clés des parcours des actifs. Il est donc, ainsi que le suggère Eymard-Duvernay [2012b], investi d’un « pouvoir de valorisation ». Les processus d’évaluation qui le composent se trouvent, de fait, structurés par des pouvoirs de nature politique, l’enjeu étant de « dire ce qui vaut en fin de compte » et de « fixer les conceptions du bien et du juste ».
Notes
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[1]
Christolhomme M. [1950], 1979, « Réflexions sur le recrutement et ses méthodes », Personnel, n° 211, 1979, cité par A.-C. Dubernet [1995, p. 79-80].
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[2]
La persistance des discours contemporains sur la « pénurie de main-d’œuvre » conduit à s’interroger sur l’enjeu que représente le contrôle de cette incertitude pour les acteurs publics et patronaux ; voir, dans ce même numéro, l’éditorial consacré par Marc Zune à ce sujet.
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[3]
Offre d’emploi et recrutement est une enquête réalisée en 2005 par la Dares auprès de plus de 4 000 établissements ayant recruté au moins un salarié dans l’année précédant l’enquête. Elle détaille les canaux et les méthodes de sélection utilisés par l’établissement lors de son dernier recrutement, ainsi que les caractéristiques de la personne recrutée.
-
[4]
L’analyse tient également compte des modes de gestion de la main-d’œuvre distincts d’un secteur à l’autre, les auteures reprenant les catégories de marchés internes, professionnels et non organisés pour expliquer la variation des canaux utilisés par les employeurs pour des postes de qualifications différentes. Le texte de Laurence Lizé et Nicolas Prokovas publié dans ce numéro, hors dossier, donne à voir l’autre versant du résultat de la sélection sur des marchés du travail segmentés, à savoir la qualité des emplois obtenus par les chômeurs faisant partie des candidats les plus difficiles à valoriser.
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[5]
Un exemple de ces improbables mises en relation concluantes est présenté dans Monchatre [2014, p. 62-63].
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[6]
Pour un développement sur ce point, voir l’entretien avec Emmanuelle Marchal et François Eymard-Duvernay dans ce même numéro.