Olivier Pilmis, L’intermittence au travail. Une sociologie des marchés de la pige et de l’art dramatique, Economica, coll. « Études sociologiques », Paris, 2013, 208 p.
1L’ouvrage est principalement issu d’une thèse de doctorat en sociologie soutenue en 2008. Le style particulièrement soigné de l’auteur rend la lecture de ses six chapitres aisée et agréable. Olivier Pilmis y confronte deux populations en augmentation depuis une vingtaine d’années et présentant de fortes similitudes : les comédiens intermittents du spectacle d’une part et les journalistes pigistes d’autre part. En effet, par la multiplication de contrats et d’engagements de court terme qui les caractérisent, comédiens et pigistes « présentent des similarités au niveau des formes d’emploi dont ils font l’expérience, des échanges qu’ils nouent et des marchés sur lesquels ils agissent » (p. 12). S’il ne semble pas nécessaire de définir ce qu’est un comédien, le terme de pigiste mérite un éclaircissement. Dans sa conception la plus large, un pigiste est un individu qui réalise une activité journalistique en étant payé « à la pige » ou encore « à la tâche ». Dans le cas de la presse écrite par exemple, cette « tâche » correspond à la réalisation d’un article, exprimé en un nombre de signes donné par avance.
2Comme le titre de l’ouvrage l’indique, l’objectif y est de comprendre le fonctionnement des marchés respectifs de la pige et de l’art dramatique. Cette approche en termes de marché est justifiée car, pour l’auteur, « envisager des univers comme ceux de la pige ou de l’art dramatique en tant que marché, c’est aussi faire porter le regard sur leur fonctionnement en tant que monde, sur les chaînes de coopération qui s’y forment et sur les conventions qui en constituent le cœur en facilitant la coordination entre les acteurs » (p. 11). Le système à la pige et l’intermittence du spectacle sont assimilables à des formes particulières d’emploi. Le premier concerne exclusivement les journalistes. Le second en revanche, entendu comme l’association de contrat à durée déterminée d’usage constant et de règles d’indemnisation du chômage dérogatoires au régime général, ne concerne pas uniquement les comédiens. Cependant, la disparition des troupes permanentes contribue pour ces derniers à faire de l’intermittence la « forme d’emploi dominante » (p. 23). L’originalité de cet ouvrage réside dans l’approche comparative entre ces deux populations, mais également dans le fait que l’auteur insiste sur les pigistes, ces derniers étant, contrairement aux intermittents du spectacle, particulièrement peu étudiés en économie comme en sociologie. Pour effectuer cet important travail d’enquête et d’analyse, Olivier Pilmis a mené des entretiens semi-directifs auprès d’une cinquantaine de comédiens et de pigistes au total, ainsi que quelques entretiens auprès d’employeurs. Il a également réalisé des observations dans des rédactions et utilisé des données quantitatives issues de la Caisse des Congés Spectacles pour les comédiens et d’Audiens, groupe de protection sociale des professionnels de la culture, de la communication et des médias, pour les pigistes.
3Dès le premier chapitre, Olivier Pilmis vise à montrer comment pigistes et comédiens intermittents peuvent à la fois être vus comme « précaires », mais aussi comme « sublimes ». Le recours à ces populations répond à l’objectif de réduire les coûts des entreprises en allant chercher en externe une main-d’œuvre nécessaire. Cette logique de « faire faire » s’inscrit dans un contexte de forte concurrence entre les acteurs dans les secteurs journalistiques et artistiques. Olivier Pilmis parle de précarité des pigistes – qui n’est d’ailleurs pas sans incidence sur la qualité des contenus produits par ces derniers –, en la définissant comme « la constante incertitude dans laquelle ils se trouvent immergés et qui forme, aux côtés de l’isolement et de la disparité des situations individuelles, l’ensemble des éléments constitutifs d’une “condition” de pigiste avec laquelle il conviendrait de rompre » (p. 27-28). Les comédiens sont également considérés comme précaires : leur activité est répartie sur un plus grand nombre de contrats que pour les pigistes au cours d’une année et la tendance est aussi à la réduction du nombre total de jours travaillés en moyenne sur un an. De plus, au cours des vingt dernières années, la valeur réelle moyenne des cachets a diminué d’un quart. Ces « précaires » n’en demeurent pas moins des « sublimes » pour l’auteur, car cette instabilité qui les caractérise n’interdit pas pour autant une satisfaction des individus, qui passe par l’absence de routine et le renouvellement perpétuel de leurs activités par l’alternance de projets. Ils peuvent ainsi mener à bien des desseins personnels dans lesquels ils trouvent une réalisation de soi importante. La variation de l’activité étant grande, les périodes de non-emploi peuvent alors être utilisées comme un temps fort de création, de réflexion, de collaborations bénévoles.
4Dans le deuxième et dans le dernier chapitre, comédiens et pigistes sont aussi envisagés comme des entrepreneurs. Il apparaît donc capital pour eux d’être en mesure de donner des informations sur la qualité de leur travail, afin de permettre aux pigistes de « placer des sujets » auprès d’une rédaction ou encore aux comédiens de créer des compagnies pour vendre un spectacle aux lieux de diffusion. Deux éléments jouent en ce sens : la constitution d’un « book » d’une part et l’importance du nom (nom de scène, signature des articles), lui-même cristallisant une réputation construite au cours du temps, d’autre part. Par ces pratiques, comédiens et pigistes s’inscrivent ainsi clairement dans une « dimension entrepreneuriale de l’activité » impliquant risque et incertitude (p. 75). Les temps consacrés à la recherche du meilleur partenaire pour conclure l’échange font l’objet de rémunérations qui ne sont pas systématiques. Sur ce point, les deux populations diffèrent. Pour les comédiens, le système de paiement en cachets (de 8 ou 12 heures de travail) permet de convertir directement leur travail en durée. Grâce à cela, ils peuvent prétendre à l’ouverture de leurs droits à l’indemnisation chômage (en ayant totalisé au moins 507 heures d’activité au cours des dix derniers mois et demi) et lorsqu’ils en bénéficient, peuvent lisser leurs revenus au cours du temps malgré une activité discontinue. Les indemnités chômage apportent donc une rémunération aux comédiens pendant ce temps de recherche du meilleur partenaire. Or, pour les pigistes, il n’existe pas de système équivalent. Le calcul pour l’ouverture de leurs droits aux indemnités chômage s’en trouve donc compliqué, voire impossible. L’instabilité des revenus est ainsi plus forte pour les pigistes qui ne voient pas ce temps de démarchage rémunéré de façon assurée.
5Le processus de salarisation des comédiens et pigistes, à l’autonomie pourtant forte, fait l’objet du troisième chapitre. En vertu du principe de présomption de salariat, sans qu’un lien de subordination soit manifeste, ils n’appartiennent en effet pas (ou plutôt plus) à la sphère de l’indépendance. Pour les artistes, le processus de salarisation a commencé à la fin du xixe siècle pour aboutir en 1969 à l’établissement d’une présomption de salariat, assortie d’une annexe au régime général de l’UNEDIC (l’annexe X), leur permettant de bénéficier d’une indemnisation du chômage. L’intégration des pigistes dans la sphère du salariat est, elle, plus tardive. Les journalistes se distinguent d’abord des hommes de lettres ou des politiques par la loi Guernut-Brachard de 1935 relative au statut juridique des journalistes professionnels. Les pigistes sont alors exclus de la sphère du salariat, le législateur considérant que les collaborations multiples nuisent à la professionnalité. Puis, la présomption de salariat est établie avec la loi Cressard du 4 juillet 1974. Les pigistes deviennent alors des journalistes professionnels comme les autres, qui plus est, salariés. Toutefois, Pilmis explique que « les dispositifs de protection sociale équipant ces deux marchés diffèrent, et contribuent à inscrire les échanges dans deux univers disjoints » (p. 87). Cela s’explique par le fait que seuls les comédiens concluent des CDD d’usage constant, stipulant un début et une fin de contrat. Les journalistes pigistes bénéficient pour leur part d’une présomption de contrat à durée indéterminée. Il n’y a donc aucun élément stipulant la fin du contrat puisque la collaboration peut se répéter par la suite. Il est donc difficile pour les journalistes pigistes d’ouvrir leurs droits à l’assurance chômage puisqu’ils n’obtiennent pas l’attestation de l’employeur, document officiel, nécessairement fourni en fin de contrat.
6L’approche historique laisse ensuite place, dans les chapitres 4 et 5, à l’analyse des appariements entre travailleurs et employeurs. Les comédiens travaillent avec davantage d’employeurs distincts que les pigistes : entre 1987 et 2006, près de 30 % des comédiens ont eu plus d’une cinquantaine d’employeurs. En revanche, plus de 70 % des pigistes ont eu seulement entre un et cinq employeurs différents sur la période 1999-2004. Dans les deux cas, les relations restent brèves, sans être pour autant incompatibles avec l’installation dans le temps de relations durables. Certaines s’approchent même « d’un idéal-type du travail salarié ordinaire » (p. 126). En effet, des employeurs entretiennent des rapports plus intenses avec des pigistes et des comédiens et leur procurent ainsi un volume de rémunération conséquent, permettant de garantir une stabilité et une prévisibilité de l’activité. Pour les pigistes, plus la collaboration sera répétée avec un même employeur, plus il sera possible pour eux de bénéficier des dispositifs de protection sociale induits par la présomption de CDI. La régularité de la collaboration s’apprécie ainsi auprès de chaque titre ou de chaque groupe de presse. Il existe ainsi plusieurs définitions locales d’un pigiste « régulier », celles-ci ayant toutes en commun de combiner ancienneté et fréquence de la collaboration. Le fait d’être identifié comme « régulier » par l’employeur permet de faire bénéficier facilement le pigiste des mêmes dispositions légales et conventionnelles qu’un journaliste en contrat à durée indéterminée.
7Finalement, le travail d’Olivier Pilmis permet de saisir toute l’ambivalence des activités de pigistes et comédiens, entre incertitude, instabilité des revenus, risque d’une part et autonomie, satisfaction, reconnaissance des autres et réalisation de soi de l’autre. Malgré tout, l’auteur dépeint un portrait plutôt optimiste et relativement homogène de la figure du pigiste et de celle du comédien. Les modèles d’emplois atypiques que constituent la pige et l’intermittence peuvent à ce titre apparaître comme des modèles à généraliser, alors même que le système de l’intermittence fait actuellement débat. Certains lecteurs pourraient cependant souhaiter en savoir un peu plus sur l’hétérogénéité de ces populations, particulièrement sur ceux qui exercent une autre activité professionnelle en parallèle. Un chapitre, ou tout du moins, des paragraphes sur l’économie plus générale de ces secteurs auraient également été appréciables. Cela aurait peut-être permis de mieux saisir l’ampleur des contraintes organisationnelles, issues de la nécessaire maîtrise des coûts et du besoin variable de main-d’œuvre spécialisée des entreprises, qui font de ces pigistes et de ces intermittents parfois de simples variables d’ajustement. Le travail de Pilmis reste toutefois remarquable et l’on ne peut qu’inviter le lecteur à se plonger dans la lecture de cet ouvrage.
8Clémence AUBERT-TARBY
9ESG Management School
Antoine Bernard de Raymond, En toute saison. Le marché des fruits et légumes en France, Presses universitaires de Rennes, Presses universitaires François Rabelais de Tours, collection « Table des hommes », Rennes-Tours, 2013, 299 p.
11Après avoir lu ce livre, nous ne mangerons plus jamais de fruits et légumes de la même manière, plus jamais. L’ouvrage d’Antoine Bernard de Raymond examine les liens entre les différents acteurs de cette filière, de la production jusqu’à la consommation, en passant par la vente « en gros », alors que ceux-ci sont étudiés le plus souvent séparément en sociologie. Cette analyse fine et détaillée du marché des fruits et légumes s’appuie sur une approche diachronique et une méthodologie plurielle à la fois ethnographique et historique. De manière transversale, la dimension saisonnière s’avère incontournable, en tant que véritable clé de voûte de la vie des acteurs.
12Le livre débute par une étude des marchés de gros, les Marchés d’intérêt national (MIN) de Rungis où s’effectuent des transactions « de gré à gré », dans la zone des « pavillons » divisés en étals, tel un damier, surnommés de ce fait « la vente au carreau » (chap. 1). Sont décrits le marché physique et les multiples interactions qui se tissent autour des fruits et des légumes, palpables, supports à la « prise » sensorielle grâce à l’odorat, le toucher, la vue, le goût, engageant un « corps à corps » avec le produit. Nous découvrons comment se côtoient et se pondèrent mutuellement logiques marchandes, régies par la loi de l’offre et de la demande, et logiques interpersonnelles de réseau mettant en scène les « habitués ». Puis, dans les chapitres suivants, l’auteur situe cette étude ethnographique à la fois dans une approche historique et dans une chaîne commerciale qui prend en compte l’organisation des producteurs jusqu’à l’évolution des pratiques et des habitudes alimentaires des consommateurs.
13La loi de 1896 qui réglemente les halles centrales de Paris et centralise les ventes sur un même espace s’attache surtout à la gestion des relations entre la Province et la capitale, qu’elle considère comme « le lieu naturel de rassemblement des marchandises » (chap. 2). Cette vision centralisatrice n’est pas sans poser problème concernant, d’une part, l’acheminement des produits, et, d’autre part, la multiplication des acteurs en présence. Seuls les mandataires sont en effet théoriquement autorisés à vendre. Différents décrets prononcés dans la première moitié du vingtième siècle se chargent alors de pallier ces difficultés sans remettre en cause la centralité de la capitale, en multipliant surtout les mesures permettant le contrôle et la régulation de l’espace de vente, des acteurs présents sur cet espace et du type de marchandises proposées à la vente. Les halles centrales de Paris illustrent ainsi de manière presque archétypale le fait qu’un marché n’est pas qu’un lieu économique, mais un espace institutionnel, juridique et politique.
14C’est en Algérie coloniale que, dans les années 1920, va se constituer une organisation de la commercialisation des agrumes en direction de l’exportation vers la France, profitant de la saison « morte » en métropole pour des raisons climatiques (chap. 3). Les agriculteurs algériens trouvent de ce fait un débouché pour leurs produits de novembre à mars, d’où leur appellation de « primeurs ». Pour répondre à la concurrence espagnole, à partir des années 1930, une politique de mise en coopérative des producteurs et de standardisation de toute la filière est instaurée sur le territoire algérien, avec notamment l’intervention d’une élite d’ingénieurs agronomes. Progressivement, les agrumes, considérés comme des produits de luxe en métropole, deviennent des produits de consommation courante.
15À l’instar de l’expérience algérienne et en raison de l’épuisement du système de centralisation des ventes à Paris, la nécessité de créer, en France, un marché sur l’ensemble du territoire national s’impose dans les années 1930 (chap. 4). À partir des années 1950, le développement de la grande distribution et de la consommation de masse amène à penser le marché des fruits et légumes au-delà des places de marché physiques, dans une optique de dématérialisation du marché. L’État, dans son élan de modernisation, met en place le réseau des MIN, indissociable de la création de la SNCF en 1938. Les MIN sont alors conçus comme étant des marchés-gares : la préoccupation centrale étant la distribution, l’acheminement des produits, leur circulation à moindre coût. Dans les MIN, la vente au cadran, qui suppose des mises aux enchères pour aboutir à la fixation d’un prix unique, comme dans le système de la criée, entre en concurrence avec la vente au carreau, qui s’effectue de gré à gré. Cela permet le développement de la vente à distance, des entrepôts (aux côtés des « pavillons »), du catalogue et d’une nouvelle profession : les grossistes-livreurs. Carreau, cadran et centrale entrent donc en concurrence. C’est dire à quel point la dématérialisation du marché aux fruits et légumes est un mouvement véritablement polyphonique.
16Progressivement, les fruits et légumes se constituent en « filière distribuée » (chap. 5), ce qui amène l’auteur à faire un détour par la naissance et le développement de la grande distribution en France, à partir de 1957, indissociable de la « démocratisation » de l’automobile. Il nous montre comment la politique du « tout sous un même toit », par le jeu de la concurrence entre des enseignes comme Carrefour, Auchan ou Leclerc notamment, façonne le marché, amène l’homogénéisation et le lissage des fruits et des légumes avec l’exigence de la prévisibilité et la recherche des coûts les plus bas, en sachant que la spécificité du marché résiste à cette injonction, puisque les produits ne sont pas figés, mais évoluent en fonction du moment de la récolte et du processus de maturation. La grande distribution doit compter avec l’hétérogénéité des circuits économiques et les caractéristiques propres des fruits et légumes, à savoir la saisonnalité, la périssabilité et la grande variété des espèces.
17Dans les années 1990, le souci de la qualité et de la sécurité des produits, suite notamment à certaines crises sanitaires et alimentaires, incite à un dépassement du système productiviste qui éprouve ses limites (chap. 6). Les nouveaux systèmes de hiérarchisation et de classement des produits (comme la qualité standard minimum, les labels d’origine, etc.), la préoccupation constante de la traçabilité, la recherche de critères mesurables qui permettent l’évaluation des marchandises, conduisent les producteurs au développement de nouvelles compétences liées à la capacité de valoriser les « qualités naturelles » de leur produit et à jouer avec les écarts à la norme comme « preuve d’authenticité ». Là encore, l’auteur démontre l’absence d’univocité du processus en raison de la diversité des producteurs, des logiques de commercialisation distinctes et des différentes gammes proposées en grande surface.
18L’étude de l’européanisation du marché nous fait découvrir que la Politique agricole commune (PAC), prévue en 1957, est moins interventionniste et plus libérale dans la filière des fruits et légumes que dans celles des céréales, des produits laitiers et de la viande bovine (chap. 7). Elle prévoit « seulement » une protection du marché continental avec l’instauration de droits de douane extérieurs, dans le but de créer un marché intérieur unique. Ceci étant, des normes relatives à la qualité et l’emballage des produits, la création des Organisations de producteurs (OP), ainsi que les « opérations de retrait » en cas de surproduction sont mises en place, avec les « effets pervers » que cela suppose. Les OP sont censées créer des réseaux et une force collective pour peser face aux exigences de la grande distribution. Une fois de plus, la vision monolithique et évolutionniste du monde rural est contredite en raison de la spécificité de la politique européenne en direction du marché des fruits et légumes.
19L’auteur revient ensuite sur cette dimension cruciale, la saisonnalité, qui est souvent présentée en sociologie comme un élément naturel qui empêcherait la rationalisation de l’activité humaine : la recherche menée par Antoine Bernard de Raymond nous révèle qu’elle n’est pas un obstacle extérieur, mais l’objet même d’un processus de rationalisation (chap. 8). Cette étude nous incite à être plus attentifs au rythme des activités sociales, lors des fêtes, des périodes de « vacance sociale » dans d’autres secteurs comme le tourisme, la restauration, mais bien au-delà. La temporalité, l’existence de cycles, de processus de maturation sont des dimensions souvent oubliées et sous-estimées en sociologie. Dans le secteur des fruits et légumes, la saisonnalité peut représenter un atout pour certains acteurs (comme dans le cas de l’Algérie et de sa production à « contretemps ») ou une difficulté à surmonter, mais dans tous les cas, elle est un élément constitutif de ce marché. La qualité de ce que l’on vend importe, mais le moment auquel on le vend importe tout autant et il s’agit de se faufiler dans un moment de désencombrement du marché, ce qui entraîne tout un jeu d’anticipation qui prenne en compte les aléas climatiques et la fragilité du produit. La saisonnalité accompagne souvent les critiques du productivisme, qui visent à promouvoir la consommation de fruits et légumes de saison à proximité du consommateur, en privilégiant les « circuits courts ».
20Enfin, la préoccupation de la qualité du produit s’étend à la dimension écologique, au moment où grandissent les préoccupations environnementales (chap. 9). La grande distribution et la consommation de masse sur un marché européen ont en effet jusque-là contribué à fonder la politique de normalisation et de standardisation du produit avec la politique du « zéro défaut » fondée essentiellement sur l’apparence du produit, son aspect extérieur. Le souci de son processus de fabrication voit le jour, ainsi que la lutte contre l’utilisation d’engrais chimiques et de pesticides. En 1979, un groupe de recherche, le Covapi (Comité pour la valorisation de la production intégrée) est créé ; dans les années 1990, l’Europe offre un cadre législatif afin de réduire la consommation de pesticides et le réseau Farre (Forum de l’agriculture raisonnée respectueuse de l’environnement) rassemble en 1993 diverses organisations de producteurs, dont syndicales. La grande distribution promeut le développement d’une commercialisation de fruits et légumes qui prenne en compte l’environnement (« Filière agriculture raisonnée » chez Auchan, « Filière qualité Carrefour », « Terre et Saveur » chez Casino, etc.). Divers espaces normatifs et professionnels entrent en congruence, les pratiques se modifient et de nouvelles professions telles que les consultants, les responsables-qualité se développent. Certains producteurs tentent d’obtenir des certifications (Eurepgap ou Globalgap) au prix d’un travail de « paperasserie », alors que d’autres préfèrent s’orienter ou orienter une part de leur production vers la vente à la ferme et sur les marchés de plein air pour être directement en contact avec les consommateurs rassurés dans une relation de face-à-face.
21Un des apports majeurs de cette recherche réside dans la mise en évidence de la cohabitation de divers mondes sociaux et/ou professionnels distincts qui se côtoient en permanence (producteurs, grossistes, livreurs, consommateurs, distributeurs, etc.) par une analyse minutieuse du jeu des acteurs. De plus, les producteurs constituent un ensemble très hétérogène (en fonction de la taille de leur exploitation, par exemple), tout comme il existe plusieurs profils de grossistes et comme se côtoient plusieurs stratégies de distribution. En outre, l’auteur montre bien qu’il n’y a pas d’un côté le monde agricole qui subit et de l’autre les distributeurs qui décident. Certes, la consommation de masse s’impose avec toutes les implications que cela suppose, mais résumer le marché des fruits et légumes à un rapport de force binaire, un bras de fer, serait bien réducteur. Les producteurs jouent avec les écarts à la norme, rejettent certaines injonctions de contrôle, tirent profit d’autres cadres législatifs. Ce livre propose une véritable sociologie des acteurs, nuancée et détaillée qui privilégie l’étude de la rencontre, de la congruence, de l’affrontement, voire du choc de diverses logiques professionnelles sur le marché des fruits et légumes, dont les savoirs et les savoir-faire reposent sur la capacité à jongler avec la saisonnalité. Ce faisant, il bouleverse nos stéréotypes, nos manières de penser le monde agricole, ainsi que, plus profondément, la dichotomie classique entre nature et culture.
22Véronique MARCHAND
23Clersé, Université Lille 1
Vanessa Pinto, À l’école du salariat. Les étudiants et leurs « petits boulots », PUF, coll. « Le Lien social », Paris, 2014, 350 p.
25À qui profite l’emploi étudiant ? Cette question pourrait résumer le questionnement de Vanessa Pinto, qui entreprend, dans cet ouvrage tiré de sa thèse, d’interroger les usages sociaux des « petits boulots ». Ce détour est particulièrement bienvenu pour sortir des positions binaires sur cette question. De fait, l’emploi étudiant est, le plus souvent, soit considéré comme un fléau, qui entrave la réussite scolaire, soit, au contraire, comme une opportunité pour l’insertion des étudiants, qui leur permettrait d’acquérir une « expérience professionnelle ». Or aucune de ces positions n’est entièrement satisfaisante dans la mesure où il peut aussi bien contribuer à l’accès à l’université des jeunes issus des milieux les moins favorisés et accompagner leur insertion socioprofessionnelle que faire obstacle au bon déroulement de leurs études. Il n’y a donc pas de réponse simple ni univoque à cette question et tout le mérite de l’auteure est d’en proposer une mise à plat et une lecture véritablement sociologique. En ouvrant la boîte noire de « l’expérience professionnelle » procurée par les différents types d’emploi étudiant, elle met au jour les inégalités de destins auxquelles ils contribuent.
26L’ouvrage apporte une contribution majeure sur cette question. Les engagements professionnels des étudiants sont analysés avec un souci d’exhaustivité qui ne se limite pas à l’exploration méticuleuse de leur distribution sociale dans les différents types d’emploi à leur portée. L’auteure fait également preuve d’une exhaustivité méthodologique. En couplant approche statistique et ethnographique, elle peut mettre en question les raisonnements économétriques « toutes choses égales par ailleurs » qui occultent l’hétérogénéité sociale de la population étudiante (p. 85) ainsi que l’importance relative de ces emplois selon les trajectoires sociales qui se construisent. Cela lui permet de montrer combien ces expériences du salariat s’avèrent à la fois inégales et inégalement formatrices selon l’origine sociale et le genre. L’analyse s’effectue en trois temps. Elle porte tout d’abord sur les contours de l’emploi étudiant tels qu’ils ont été définis institutionnellement ainsi que sur la morphologie de la population (1). Sont ensuite abordés les usages sociaux de l’emploi étudiant par les employeurs (2) et enfin par les étudiants eux-mêmes au regard de leurs trajectoires (3). Nous présenterons ici ces trois parties de l’ouvrage avant de revenir sur les questions que suscite sa lecture.
27Dans un premier temps, l’auteure situe la problématique de l’emploi étudiant dans son contexte de démocratisation scolaire et d’élévation des niveaux d’éducation (chap. 1). Elle l’examine également au regard des politiques éducatives qui visent à rapprocher éducation et économie au nom de la compétence et de l’employabilité des diplômés, ainsi qu’au regard des politiques d’emploi inspirées de la stratégie de Lisbonne, qui visent à réduire la part des inactifs. L’injonction à la professionnalisation des études supérieures qui en résulte conduit à faire de l’emploi étudiant le sésame de l’insertion, ce qui n’a toutefois pas le même sens selon les filières et les publics. Les enfants de cadres sont ainsi trois fois plus nombreux que les enfants d’ouvriers dans l’enseignement supérieur et surreprésentés dans les filières d’élite (CPGE, écoles d’ingénieur ou de commerce, droit et médecine), qui professionnalisent de fait en donnant accès à des « carrières assurées ». L’injonction à la professionnalisation via l’emploi étudiant considéré comme « expérience professionnelle » s’avère donc « socialement discriminante » (p. 35), et risque de se faire « par le bas » (p. 41) sans offrir de réelles perspectives professionnelles (p. 42). Cette « consécration de l’emploi étudiant comme expérience professionnelle » (p. 56) ne va donc pas de soi. Elle est le fruit d’une histoire – le travail salarié pendant les études ayant successivement été considéré comme une « nécessité » (p. 47) puis comme un vecteur « d’indépendance » (p. 51) – et ne fait l’objet d’aucun consensus, ni parmi les experts (p. 65) ni parmi les syndicats étudiants (p. 66-75). De fait, sa valeur formatrice reste à démontrer et ses enjeux politiques sont de taille, puisqu’elle se greffe à la question du financement des études.
28L’analyse de la morphologie de la main-d’œuvre étudiante (chap. 2) met en évidence, à partir de l’exploitation de l’enquête de l’OVE (Observatoire de la vie étudiante) qui distingue les activités liées ou non aux études, les différents types d’activité exercés par les étudiants (en dehors de ceux inscrits en formation continue). L’auteure rappelle que la hausse des effectifs étudiants s’est accompagnée d’une grande stabilité de la part d’étudiants salariés, mais que leurs secteurs d’emploi ont évolué au profit du secteur privé (p. 81-82). Elle montre que parmi les étudiants actifs en cours d’année universitaire (50 % des étudiants), 27 % exercent occasionnellement, et une part équivalente exerce « au moins à mi-temps plus de six mois par an » (p. 80). Mais les conditions d’études et d’emploi se différencient nettement selon l’origine sociale. Les enfants de cadres bénéficient, de la part de leur famille, d’aides financières qui ne faiblissent pas lorsqu’ils avancent en âge (p. 89-91). De plus, ils exercent surtout des activités occasionnelles (baby-sitting ou cours particuliers) ou directement liées à leurs études (stagiaire, interne des hôpitaux, ATER…), notamment les jeunes hommes (p. 92-96). Chez les enfants d’ouvriers, les aides familiales tendent à décliner avec le temps et la déconnexion emploi-études est plus marquée, en particulier chez les filles, qui travaillent plus souvent et plus intensément dans des emplois sans rapport avec leurs études, tout en étant celles qui effectuent le plus de stages non rémunérés (p. 89). L’auteure souligne également combien les conditions de professionnalisation varient selon les filières disciplinaires (p. 96-101) – les étudiants de lettres et sciences humaines, souvent présentés comme victimes d’une inflation scolaire qui les couperait de la « vraie vie », s’avérant y être largement connectés par leurs emplois (p. 98).
29L’analyse des usages par les employeurs de la main-d’œuvre étudiante (2e partie) conduit l’auteure à souligner la segmentation sociale existant au sein de cette « armée de réserve » qui n’est pas si homogène qu’il n’y paraît. Ainsi, bien que les enfants de cadre y soient majoritaires, les enfants d’ouvriers sont néanmoins surreprésentés dans les emplois de l’animation ou des services marchands au regard de leur part dans l’ensemble des activités étudiantes (p. 105). Mais face au relatif brassage social dont ces emplois sont le théâtre, l’auteure distingue deux pôles (culturel et commercial) contrastant par les « valeurs » qui y dominent, les contenus d’activité et les capitaux qui y sont valorisés. Elle montre ainsi que dans le pôle culturel (chap. 3), historiquement marqué par des valeurs de « bénévolat » et de « désintéressement », les employeurs ont une prédilection pour les animateurs étudiants qui, employés comme vacataires, se montreraient particulièrement « ajustés » à l’emploi – davantage que les animateurs professionnels dont la titularisation n’est pas un gage de « vocation » (p. 115). De la même façon, dans le pôle commercial (chap. 4), les centres d’appel et la restauration rapide affectionnent particulièrement les étudiants, le second secteur attestant d’un recrutement plus populaire que le premier (p. 172-176). Comme cela a déjà été montré par ailleurs, l’auteure souligne combien le turnover s’avère fonctionnel pour limiter les phénomènes de lassitude inhérents à ces emplois qui demandent de se prêter sans réserve au « jeu » de l’activité sous peine d’être mis à l’écart.
30La dernière partie aborde la place de ces emplois dans les trajectoires étudiantes, à partir du rapport au temps et du degré d’articulation emploi-études dont ils témoignent (p. 199). L’emploi étudiant peut ainsi être dissocié du contenu des études et pratiqué sur le registre du provisoire et « d’un présent qui n’engage à rien » (chap. 5). Les étudiants y voient le moyen de financer leurs études par des remplacements de type gardiennage durant l’été (p. 202-207) ou s’y aventurent sous la forme d’un « petit moratoire » permettant de différer le grand saut dans la vie active et d’observer des emplois pour eux hors champ, sur le modèle du « stage ouvrier » (p. 208-217). À l’inverse, l’emploi étudiant peut être investi sur le registre de « l’anticipation », l’avenir étant inscrit dans le présent selon une logique d’ajustement emploi-études (chap. 6). Le choix du « petit boulot » est ici rationnel au regard d’un projet professionnel plus ou moins nettement formulé, comme le montrent les deux exemples présentés, l’un en direction d’une carrière commerciale (p. 221-236), l’autre de l’animation (p. 236-252). Enfin, l’emploi étudiant peut devenir le seul horizon restant pour des étudiants se désengageant de leurs études selon un processus d’« éternisation » (chap. 7). L’emploi se substitue à la « fac » dans un « présent sans avenir » autre que celui offert par l’emploi. Ce phénomène concerne essentiellement les étudiants les moins intégrés à l’université, et notamment les jeunes femmes d’origine populaire, d’autant plus absorbées par l’emploi étudiant que la légitimité de leur engagement dans des études supérieures reste fragile.
31L’auteure revient, en conclusion, sur l’inégale valeur formatrice de ce travail « à côté » et sur ses enjeux politiques, dans la mesure où celui-ci pourrait bien constituer le cheval de Troie d’une privatisation du financement des études supérieures. Ces expériences du salariat s’avèrent profitables aux fractions les plus aisées, pour lesquelles elles font souvent office de « socialisation préprofessionnelle à l’emploi qualifié » (p. 302), tandis qu’elles exposent les étudiants d’origine populaire « les plus démunis face aux règles du jeu académique » à l’« enlisement » dans l’emploi non qualifié. Pour prévenir le risque de déscolarisation qui en découle, l’auteure en appelle à une « rescolarisation » des études supérieures susceptible de favoriser l’acculturation de ces derniers à l’université à l’aide, non seulement d’aides financières ciblées, mais également d’une « pédagogie transformée » visant à contrecarrer les inégalités culturelles (p. 308) .
32Cet ouvrage a ainsi le grand mérite de montrer que l’emploi étudiant n’a rien d’une panacée, mais conduit à un développement très inégal des compétences des étudiants, au risque de se substituer à leurs études, notamment chez les jeunes issus de milieux populaires. L’« éternisation » dans l’emploi est présentée comme l’expérience la plus défavorable menant à la précarité. Cette menace est d’autant plus forte que, dans un contexte où la part du secteur public dans l’emploi étudiant tend à se réduire, la possibilité de reconversion dans l’emploi stable s’amenuise également. Pour autant, cette absorption d’une partie des étudiants par l’emploi privé correspond-elle à un « temps vide » (p. 296) ? C’est ce que tend à suggérer l’analyse, qui n’interroge pas les usages sociaux de l’université par les jeunes de milieux populaires, dans un contexte de chômage juvénile où l’université fait office d’instrument de politique d’emploi . Si l’absence de livres dans la chambre de Khadija (p. 271) ou l’inscription à la fac vécue comme une « obligation » (p. 285) par Awa montrent bien que « l’éternisation » va de pair avec une affiliation problématique à l’université, il n’en reste pas moins que s’exprime une « envie d’évoluer » dans l’emploi pour échapper aux assignations sociales et sexuées. On peut donc se demander s’il ne faut pas déplacer le regard : comment ce temps qui se « vide » du côté de l’université se remplit-il du côté du travail ? Plus qu’un « enlisement », les extraits d’entretiens suggèrent nombre d’engagements positifs dans différents types de tâches. Or ceux-ci ne sont relatés que sous l’angle des conditions d’emploi qu’ils permettent d’obtenir ou de convoiter.
33Un postulat implicite parcourt l’ensemble de l’ouvrage : le monde du travail serait celui de la « domination » et, pour les jeunes de milieu populaire, de la relégation à des positions subalternes. Les seuls engagements positifs qui peuvent s’y dérouler relèveraient quant à eux de la résistance, sous la forme de mobilisations collectives ou d’engagements syndicaux (aspects systématiquement investigués). La « double vérité du travail » aurait pourtant gagné à être davantage explorée. Les investissements « positifs » dans le travail sont essentiellement soulignés en tant qu’indices d’un « ajustement » des propriétés sociales des individus aux exigences du champ. L’activité de travail se trouve ainsi réduite à un processus de valorisation de capitaux, au risque d’esquiver la « domination » propre à l’institution salariale ainsi que les dynamiques plurielles de l’activité de travail. L’exploration exclusive des traces d’adéquation entre « dispositions » et « positions », si elle s’avère conforme aux préceptes de l’analyse bourdieusienne, souffre inévitablement de ses limites : les brèches qui s’ouvrent dans l’exercice des activités productives, au sein de cadres organisationnels propices à l’expérimentation de nouveaux rôles sociaux, sont ignorées.
34Dès lors, la frustration ressentie à la lecture de cet ouvrage, par ailleurs indispensable pour saisir « l’expérience » du travail étudiant, vient du fait qu’il se tient à la lisière de cette expérience et des apprentissages qu’elle suscite. Les nombreux travaux réalisés dans le secteur des services montrent pourtant que les étudiants de milieux populaires ne font pas que s’y « enliser » par défaut. Au-delà de l’expérience de la domination ou de la chaleur des relations entre collègues, le salariat est le théâtre d’accomplissements pratiques susceptibles, certes, de raffermir, mais également de « travailler » les dispositions acquises. De fait, la valeur formatrice de l’activité de travail tient aussi à l’expérimentation d’« usages de soi » inédits, à commencer par la possibilité ne pas être servile face à un employeur au nom de son statut étudiant (ce que l’auteure évoque p. 283). On le voit, nos remarques n’enlèvent rien aux immenses qualités de cet ouvrage mais visent, au contraire, à souligner son caractère extrêmement stimulant pour la réflexion. Il pose, en outre, la question cruciale de la démocratisation de l’accès au savoir et invite résolument à imaginer de nouvelles pédagogies permettant de valoriser ces expériences salariales dans une perspective disciplinaire. L’enjeu est, en effet, pour les enseignants, non seulement de ne pas tomber dans le piège d’une logique de validation de compétences au rabais, mais aussi de contribuer à ce que les employeurs ne soient pas les seuls bénéficiaires du développement de l’emploi étudiant.
35Sylvie MONCHATRE
36SAGE, Université de Strasbourg
Bernard Hours, Pepita Ould Ahmed (dir.), Dette de qui, dette de quoi ? Une économie anthropologique de la dette, L’Harmattan, coll. « Questions contemporaines », Paris, 2013, 288 p.
38Ce n’est pas le moindre des paradoxes de notre époque que la crise des subprimes ait conduit à ériger la réduction de la dette publique en objectif politique prioritaire, ou plus exactement à étendre cet impératif aux États les plus riches du globe. Si crise de la dette il y a, en réalité, c’est surtout celle de la manière réductrice et faussée dont on se la représente. Et la véritable urgence consiste surtout à s’interroger sur le – ou plutôt les – sens et les implications de cette notion de dette. Tel est l’ambitieux programme que propose cet ouvrage collectif, qui vient à la suite de celui, largement médiatisé et récemment traduit en français, de David Graeber . L’anthropologue anarchiste de la London School of Economics and Political Science y bat notamment en brèche la traditionnelle fable du troc comme forme dominante des échanges avant l’avènement des monnaies, en avançant que celui-ci n’a en fait jamais joué qu’un rôle secondaire, tandis que l’endettement joue un rôle structurant, non seulement des relations économiques, mais aussi sociales et politiques depuis près de cinq millénaires. En d’autres termes, le crédit ne serait autre qu’une des formes privilégiées des rapports de domination, dont le vernis de moralité vient masquer la violence.
39Tout en se référant largement à ce dernier – de même qu’aux analyses de Maurizio Lazzarato sur la centralité de la dette dans la construction des subjectivités par le système néolibéral contemporain [1] –, et en partageant avec eux la conviction de la nécessité d’adopter une perspective anthropologique, les différents auteurs de cet ouvrage collectif proposent cependant une analyse moins négative de la dette en s’attachant davantage à analyser son ambivalence constitutive. Dès l’introduction, Bernard Hours et Pepita Ould Ahmed, les deux codirecteurs de l’entreprise éditoriale, rappellent ainsi que « la dette est par nature économique et sociale de nos jours, probablement sociale et économique dans l’histoire » (p. 10), et que, si la dette économique est extinguible, ce n’est pas le cas de la dette sociale, qui est au fondement même du lien social. Cette dichotomie recouvre cependant une multitude de formes, à la fois marchandes et non marchandes, que proposent donc d’explorer pour partie les différentes contributions rassemblées dans ce volume. Dans la première partie, intitulée « Dettes partagées », Pepita Ould Ahmed propose une généalogie historique de l’obligation de rendre ce que l’on a emprunté, en pointant notamment la manière dont les entrepreneurs ont en la matière progressivement acquis un statut privilégié protégeant leur patrimoine personnel via la création juridique de la société anonyme. À partir de ses propres terrains en Mélanésie, Bernard Hours vient appuyer les thèses de David Graeber sur la dette comme instrument de domination, tandis qu’en analysant différentes expériences de financement alternatif – microcrédit, monnaies locales et tontines –, Jean-Michel Servet vient montrer que celles-ci peuvent au contraire permettre de faire du crédit un lien solidaire, pourvu qu’il s’inscrive dans une réciprocité à l’échelle locale.
40La seconde partie, « dettes imposées » propose l’étude de deux cas nationaux particulièrement significatifs en matière d’endettements public et privé : l’Équateur traité par Bernard Castelli et le Nicaragua – et plus particulièrement le scandale Agresami – par Hélène Roux, ainsi qu’une analyse par Jean-Yves Moisseron et Hind Malanaïne du rôle décisif des agents intermédiaires dans le micro-crédit au niveau de la construction de la relation créancier-débiteur, dans la mesure où ils viennent relier deux univers sociaux distincts, l’un ressortissant davantage de la communauté (Gemeinschaft), l’autre de la société (Gesellschaft) au sens de Ferdinand Tönnies , et doivent ainsi savoir informaliser certaines relations formelles et inversement formaliser les rapports informels.
41Dans la partie suivante, qui traite des « dettes politiques », Françoise Bourdarias vient montrer à partir de ses expériences de terrain au Mali la multiplicité et l’ambivalence des pratiques et représentations de la dette de la part de membres des classes populaires vis-à-vis du gouvernement de leur État, lors de conflits fonciers ou salariaux. Cette idée selon laquelle la question de la dette serait au cœur du rapport à l’État se retrouve dans la contribution de Laurent Bazin consacrée à l’Algérie. Dans un pays où la rente pétrolière largement captée par l’État occupe un poids économique écrasant, l’auteur montre que cette dernière conduit les citoyens à nourrir en retour des attentes fortes vis-à-vis du gouvernement en termes de redistribution économique, mais aussi de respect des règles qu’il est censé lui-même faire respecter. Cependant, cette attitude ne se traduit pas par une supposée passivité que certains commentateurs sont prompts à pointer du doigt, mais par un entrelacs de stratégies contradictoires qui rendent paradoxalement difficile le traitement de certaines questions sociales en engluant l’État dans une dette inextinguible à mesure que ses ressources s’accroissent. C’est ce que Laurent Bazin montre concernant le problème du logement, à partir du cas du Derb, un quartier d’Oran investi gratuitement par ses occupants lors du départ des colons, mais qui, faute d’entretien, tombe actuellement en décrépitude. L’auteur souligne aussi avec justesse le caractère symbolique ou plus exactement imaginaire de toute dette, qui est lui-même au centre de la contribution d’Antoine Heemeryck consacrée à la Roumanie. Il détaille ainsi la lutte symbolique à l’œuvre concernant l’héritage du communisme, représenté comme une dette absolue par les adversaires du régime passé, que certains habitants, comme ceux du quartier de Tineretului dans la périphérie de Bucarest, tentent au contraire de réhabiliter devant l’absence totale de critique du capitalisme et de la société de marché dans l’espace public.
42Parmi les dominations structurées par des rapports d’endettement, il ne faut pas oublier celles liées au genre, auxquelles est justement consacrée la dernière partie, intitulée « dettes sexuées ». Isabelle Guérin, Magalie Saussey et Monique Selim à partir de leurs terrains respectifs en Inde du Sud, en Chine et au Burkina Faso montrent ainsi comment l’idée profondément intériorisée d’une dette morale des femmes à l’égard des hommes peut se traduire concrètement de diverses manières en rapports de domination socio-économiques et politiques. Dans un tout autre univers, celui de l’université, Tassadit Yacine montre pour sa part comment cette dette symbolique et le statut de dominée qui l’accompagne sont intériorisés par les femmes qui s’y intègrent, et les amènent à travailler sans relâche à son règlement, à l’inverse de leurs homologues masculins qui se représenteraient davantage leur place comme un dû. Éveline Baumann et Mouhamedoune Abdoulaye Fall reviennent enfin de nouveau sur le micro-crédit à partir d’une analyse lexicale de plus d’une soixantaine d’entretiens auprès d’acteurs divers du secteur au Sénégal. Ils mettent à leur tour en évidence la multiplicité des rapports à l’endettement, selon la nature du créancier et sa destination notamment, en montrant que la dette symbolique contractée auprès de proches – y compris lorsqu’il s’agit de contribuer à l’organisation d’une cérémonie familiale – apparaît toujours prioritaire sur un emprunt contracté auprès d’une source plus lointaine. Les intéressés, expliquent-ils en conclusion, ne sont ainsi pas – ou plus – dupes du fait que les institutions de micro-finance sont des banques comme les autres, malgré les grandes déclarations morales de certains de leurs promoteurs.
43Sans pouvoir être exhaustifs sur l’ensemble des dimensions de l’endettement – la dette écologique est par exemple tout juste évoquée par les codirecteurs de l’ouvrage en conclusion –, les textes ici rassemblés permettent d’ouvrir un certain nombre de perspectives utiles à partir de terrains eux-mêmes très variés. Mais ce que l’ensemble gagne de ce fait en étendue se perd comme trop souvent dans ce type de publication en termes de cohérence et de dialogue entre les contributions. Ce qui n’en convainc pas moins de la pertinence, et même de la nécessité, de placer la dette au cœur de l’analyse des rapports sociaux.
44Igor MARTINACHE
45Clersé, Université Lille 1
Antoine Missemer, Nicholas Georgescu-Roegen, pour une révolution bioéconomique. Suivi de De la science économique à la bioéconomie de Nicholas Georgescu-Roegen, ENS, coll. « Feuillets. Économie politique moderne », Lyon, 2013, 133 p.
47Le livre d’Antoine Missemer est remarquable par sa clarté et son caractère indéniablement pédagogique, qualités renforcées par la brièveté de l’ouvrage et par le choix judicieux d’y adjoindre un article de Nicholas Georgescu-Roegen (NGR ci-après) à la fois peu connu et fort informatif sur la pensée de son auteur. L’ouvrage se présente donc comme une bonne introduction à la pensée de NGR et à sa « bioéconomie ». Il contribue aussi à pallier une certaine rareté autour de l’œuvre de l’économiste roumain dans le paysage éditorial francophone . D’autant que l’auteur prend à juste titre le parti de restituer la continuité dans le parcours intellectuel de NGR, au-delà de la supposée rupture entre une première période microéconomique et néoclassique, et une maturité bioéconomique .
48L’ouvrage est structuré en trois parties, suivies de l’article de NGR introduit par l’auteur. La première propose un retour « Aux fondements de la matrice théorique de Georgescu-Roegen », où sont présentées les réflexions de ce dernier autour des piliers méthodologiques et épistémologiques de la science économique. Le deuxième chapitre (« Pour une révolution bioéconomique ») expose le « programme bioéconomique minimal » proposé par NGR, qui est en quelque sorte une extension normative et pratique de ses vues épistémologico-méthodologiques. Le dernier chapitre, enfin, est consacré à une évaluation critique des postérités de NGR, à travers notamment les courants de l’économie écologique et de la décroissance.
49Le premier apport de NGR est épistémologique et méthodologique. Comme le rappelle l’auteur, la « révolution » portée par NGR s’est faite loin des débats tapageurs et médiatiques autour de la croissance et ses limites ; elle procède en effet « par étapes successives pour construire un véritable corpus nouveau, en commençant par amender les outils standard de l’analyse économique » (p. 14). Il s’agit de déplacer l’analyse économique de l’analogie mécaniste vers un socle disciplinaire double : la biologie évolutionniste et la physique thermodynamique. L’importance donnée par NGR à l’approche évolutionniste n’est pas étonnante si l’on se rappelle qu’il est venu à l’économie suite à sa rencontre avec Joseph A. Schumpeter à Harvard, dont la vision de la destruction créatrice est assurément évolutionniste. NGR emprunte par ailleurs à Lotka la distinction entre appendices endosomatiques et exosomatiques et affirme que l’économie est une science des activités exosomatiques, un prolongement de la biologie, donc. Mais « l’ambition de Georgescu-Roegen n’est pas de procéder à des analogies conceptuelles entre l’économie et telle ou telle science, mais d’inscrire l’étude économique dans un cadre qui respecte les enseignements de ces sciences » (p. 19). Ce faisant, NGR cherche en quelque sorte à ce que l’économie respecte le critère de consilience . Il prend ainsi au sérieux les avancées de la thermodynamique : « À partir des années 1820, le monde n’est plus newtonien, il est carnotien » (p. 21). Il faut tenir compte des dimensions qualitatives et des évolutions structurelles des systèmes économiques, d’où la nécessité, dans l’analyse, de mêler aux habituels concepts « arithmomorphiques » des concepts dits « dialectiques ». Enfin, NGR invite à repenser la fonction de production de l’économie : « En décomposant les processus économiques en processus élémentaires, et en faisant la distinction entre les éléments qui changent de nature (facteurs-flux) et ceux qui n’en changent pas (facteurs-fonds), la théorie économique pourrait être mieux à même de rendre compte des vrais enjeux qui entourent la combinaison des facteurs de production, parmi lesquels on trouve le rôle premier des ressources naturelles. » (p. 29)
50Dans la deuxième partie (« Pour une révolution bioéconomique »), Antoine Missemer expose le « programme bioéconomique » de NGR. Ce dernier reconnaît que le solaire, en tant que seul « bien libre », est la seule source d’énergie susceptible de desserrer l’étau entropique. Toutefois, les technologies solaires ne sont pas assez matures . De plus, et de façon originale, NGR ne s’en tient pas à l’entropie et au second principe de la thermodynamique, mais il propose une « 4e loi », concernant la matière : celle-ci se dégraderait inéluctablement. D’où une lecture particulièrement pessimiste du progrès technique (« L’usage généralisé de l’énergie solaire ne résoudrait pas les problèmes liés à la finitude du monde », p. 42), que renforce le constat d’une absence de passerelle entre énergie et matière permettant de contourner le problème. Quant au recyclage, il serait illusoire d’en attendre une solution miracle, car tout recyclage ne peut être qu’un recyclage partiel. Mais, point crucial que rappelle Missemer, ce principe n’est pas validé théoriquement en physique, ce qui « a sans doute fragilisé la crédibilité de Georgescu-Roegen dans certains milieux académiques » (p. 44). Le « programme bioéconomique » de NGR découle des considérations précédentes, et consiste (selon le lieu où il est formulé) en une dizaine de principes constituant « un véritable projet de société qui couvre à la fois des domaines d’action technique, politique et éthique ». (p. 46-47). Énergie solaire et agriculture biologique (en dépit des limites du solaire évoquées plus haut) sont « les deux grands socles techniques du programme bioéconomique proposé par Georgescu-Roegen) » (p. 50). Ensuite, la réorientation des interventions publiques vers la survie de l’espèce humaine est de mise, à l’aide de mesures incitatives, de mesures quantitatives strictes et d’une chasse au gaspillage. Enfin, une réflexion consistant à replacer l’être humain dans son environnement constitue un dernier volet, une éthique bioéconomique en somme : sobriété, justice, tempérance et prise en compte des générations futures doivent être (re-)mis à l’honneur.
51Dans la dernière partie (« Halte à la (dé)croissance »), Missemer procède à une évaluation critique de la postérité de l’œuvre de NGR. Il rappelle que « l’idée n’était […] pas, à l’origine, de former une école de pensée, mais de convaincre ses collègues conventionnels, avec qui il avait travaillé pendant des années, qu’un changement de perspective était nécessaire » (p. 57). De fait, NGR n’a pas vraiment « fait école ». Si certains économistes mainstream, comme Paul Samuelson, ont reconnu l’apport du « premier NGR » en termes méthodologiques et épistémologiques, Missemer relève avec justesse que « cette appropriation partielle des enseignements de NGR pose pourtant un problème logique. […] Étudier le monde sous un angle bioéconomique est donc une conséquence incontournable des réformes qui sont habituellement présentées comme pré-bioéconomiques » (p. 61). Si NGR a eu maille à partir avec les économistes néoclassiques (ce que son sens de la provocation et son tempérament semble-t-il revêche n’ont pas simplifié), il s’est aussi, à la fin de sa vie, isolé du reste de l’académie et y compris des économistes écologiques. Ces derniers, organisés depuis la fin des années 1980 autour notamment d’une société et d’une revue , sont sans nul doute les plus fidèles successeurs de NGR dans le monde académique. Mais il leur reprochait de ne pas être conséquents et de ne pas appliquer son « programme minimal », autrement dit de ne pas s’inscrire dans son héritage bioéconomique. Cela vaut y compris pour son plus direct héritier intellectuel, Herman Daly, et son concept d’état stationnaire. Il est vrai que peu d’économistes écologiques seraient aujourd’hui prêts à défendre sa « 4e loi de la thermodynamique ». Toutefois, nombre de ses représentants adoptent une posture qui dans leur radicalité s’approche de celle de NGR. Quant au développement durable, inutile de dire qu’il ne fait figure à ses yeux que de « réforme tiède ne trouvant des solutions à aucun des grands enjeux écologiques à venir » (p. 65-66). Antoine Missemer aborde enfin l’héritage le plus sulfureux de NGR : le mouvement de la décroissance. Parmi les tenants d’une écologie radicale (écologie profonde, biorégionalisme, écologie sociale…), ce sont les seuls à véritablement se revendiquer de l’héritage bioéconomique de NGR. Ils en ont d’ailleurs repris l’idée de « joie de vivre » et de limites thermodynamiques fortes à la croissance. Mais aux yeux de Missemer, « malgré ces points communs, le projet des objecteurs de croissance est fondamentalement différent du projet bioéconomique » (p. 71). Selon lui, « l’association régulière que l’on fait entre l’auteur de The Entropy Law and the Economic Process et ce courant de l’écologie radicale constitue davantage un malentendu historique, reposant sur quelques congruences, plutôt qu’une évidence » (p. 72). Il faut reconnaître avec Missemer que NGR voulait amender l’économie de l’intérieur tandis que les « décroissantistes » se revendiquent volontiers anti-économiques, que les décroissants remettent en question l’idée de développement contrairement à NGR, que les occurrences du terme « décroissance » sont rares chez NGR et font office de possibilité théorique, que les limites biophysiques ont un statut plus « primordial » chez NGR que chez les objecteurs de croissance, etc. Toutefois, l’objection de croissance mérite-t-elle d’être présentée sous un jour tellement antithétique de l’analyse de NGR qu’elle passe pour une imposture ? Peut-on en dire que, « en réalité, en concentrant son attention sur les aspects quantitatifs de l’activité économique, et en refusant, pour certains de ses défenseurs, la notion de développement, la décroissance ne s’affranchit pas totalement de l’épistémologie mécaniste » (p. 79) ? La charge nous semble quelque peu démesurée, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il convient de reconnaître la grande diversité des déclinaisons de l’objection de croissance, dans les champs de la critique sociale, de la politique ou de l’investigation écologico-économique, de même que la diversité de ses sources historiques . Ensuite, la discussion des analyses et propositions décroissantes fait désormais partie intégrante de l’économie écologique : en cela elle s’hybride avec d’autres types d’analyses que n’aurait pas reniées Georgescu-Roegen, en même temps qu’elle trouve des formulations qui s’éloignent de ses versions les plus extrêmes. Par ailleurs, Missemer fait mine d’ignorer que les décroissants ne sont pas obnubilés par la variation positive ou négative de l’indicateur PIB, mais dénonce le fait que la progression de ce dernier soit devenue l’alpha et l’oméga des politiques, tout en supposant (raisonnablement) que la croissance du PIB est indissociablement liée à un accroissement de l’entropie et donc condamnée à s’arrêter. Loin de fétichiser l’indicateur et sa métrique unidimensionnelle, la plupart des tenants de la décroissance souhaitent plutôt le défétichiser. D’ailleurs, la promotion d’une position a-croissante fait également son chemin, tout en dialoguant avec la décroissance . Bref, si la troisième partie de l’ouvrage nous semble plus faible que les précédentes en ce qu’elle ne rend pas justice à nos yeux à la diversité et aux développements récents de l’objection de croissance ainsi qu’à son hybridation à l’intérieur du champ de l’économie écologique, cela n’altère que marginalement l’intérêt d’un ouvrage par ailleurs rigoureux, instructif et bien écrit.
52Philippe ROMAN
53REEDS, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines
Laila Porras, Inégalité de revenus et pauvreté dans la transition post-socialiste. Une analyse institutionnelle des cas tchèque, hongrois et russe, L’Harmattan, coll. « Pays de l’Est », 2013, 345 p.
55Le livre écrit par Laila Porras, docteur en sciences économique et chercheuse au Ladyss (Paris Diderot) et au Cemi (Ehess), mérite d’être salué pour au moins quatre raisons. Premièrement, cet ouvrage est le seul en langue française à faire le point sur les inégalités de revenus et la pauvreté en Europe de l’Est après plus de vingt ans de transformations post-socialistes. Deuxièmement, l’ouvrage de Laila Porras est l’aboutissement d’un travail d’observation et de recherche de longue haleine, plongeant ses racines dans l’effort doctoral de l’auteur. Troisièmement, l’ouvrage inscrit l’analyse dans une perspective institutionnaliste, évolutionnaire et historique, ce qui permet à l’auteur de saisir les changements en cours dans toute leur complexité et de définir ainsi des trajectoires nationales différenciées en matière d’évolutions sociales. Quatrièmement, l’ouvrage propose une étude comparative qui permet de tirer des enseignements de portée plus générale qui enrichissent en retour le cadre théorique initial. Ainsi, trois trajectoires nationales de changement systémique sont non seulement comparées entre elles (celles de la République tchèque, de la Russie et de la Hongrie), mais mises en perspective avec les évolutions observées tant au sein de l’Union européenne qu’à l’échelle mondiale.
56Le livre est structuré en cinq chapitres portant respectivement sur : la définition du cadre théorique retenu, l’observation de la répartition des revenus tant durant la période socialiste que post-socialiste et l’élaboration de fait stylisés (chap. 1) ; l’étude de trois trajectoires nationales différenciées en matière d’évolution des inégalités de revenu et de la pauvreté, celles de la Tchécoslovaquie puis de la République tchèque (chap. 2), de la Hongrie (chap. 3) et de la Russie (chap. 4) ; l’étude comparative approfondie des trajectoires nationales entre elles, mais également à l’échelle de l’UE et du monde (chap. 5). Ajoutons que le livre est bien écrit, le style agréable et la bibliographie complète.
57Quel est l’apport de cet ouvrage à l’étude de la transformation post-socialiste, et plus généralement à l’analyse économique ? De notre point de vue, le travail de Laila Porras représente trois avancées essentielles qu’il convient de souligner ici.
58Tout d’abord, Laila Porras enrichit les approches évolutionnaires et institutionnelles hétérodoxes [Hodgson, Kornai, Delorme, North] en les adaptant à son terrain d’étude, à savoir l’analyse de l’évolution des inégalités durant la transformation post-socialiste. Les notions de « path dependency » [North] et de « causalité circulaire et cumulative » [Myrdal] apparaissent à ce titre essentielles, car elles permettent à l’auteur de « tirer des conclusions générales sur les inégalités dans la transformation post-socialiste » (p. 70). La notion de « path dependency » (dépendance du chemin ou effet de sentier), mise en avant par North pour établir « les paramètres au sein desquels le changement aura lieu » [North, 1997, p. 6] et les « causalités circulaires et cumulatives » (« l’accumulation de connaissances avec laquelle le changement se réalisera ») amènent Laila Porras à faire sienne la devise de North : « history matters ». Elle entreprend ainsi une exploration de l’ancien système socialiste dans le but d’en extraire les paramètres à partir desquels l’évolution de la distribution des revenus se réalisera. Il ressort que la longue tradition de faibles inégalités économiques et de politiques sociales généreuses a joué un rôle important dans le choix et la nature des politiques mises en place dans chaque pays post-socialiste, mais qu’en retour ces politiques ont elles-mêmes pesé fortement sur l’évolution des inégalités de revenus et sur la pauvreté en Europe de l’Est. Laila Porras dénonce au passage, dans la lignée de Chavance , la conception normative, téléologique et déterministe du changement systémique portée par le Consensus de Washington.
59Ensuite, elle prolonge et affine la connaissance sur la profonde redistribution de richesses et de revenus provoquée par la transformation systémique en Europe de l’Est. Confirmant les conclusions de ses précédents travaux sur la question , Laila Porras montre l’importance de l’accroissement des inégalités dans tous les pays post-socialistes. Partout, les taux de chômage augmentent tandis que les taux d’emplois s’affaissent, le différentiel entre les salaires les plus bas et les plus élevés s’accroît, tandis que les taux de pauvreté (absolue et relative) s’élèvent rapidement. Cependant, la force du cadre théorique retenu par Laila Porras lui permet de mettre en lumière, derrière cette tendance générale, l’émergence d’une importante diversité des trajectoires nationales. La République tchèque est le pays où la hausse des inégalités est la moins forte et où les allocations sociales ont limité la progression de la pauvreté. De son côté, la Hongrie connaît un accroissement important des inégalités salariales durant les années 1990 avant d’inverser la tendance grâce à un système de transferts sociaux efficace. La Russie, enfin, connaît une montée importante des inégalités salariales et des revenus durant toute la période étudiée. C’est le pays où l’augmentation de la pauvreté est la plus marquée (touchant 33 % de la population en 2004 en termes relatifs), couplée à une crise démographique. Cette diversité « rend compte de l’importance des spécificités intrinsèques à chaque contexte national » (p. 311).
60Enfin, Laila Porras apporte sa pierre à l’analyse de la variété des capitalismes grâce à une mise en perspective européenne et mondiale des inégalités de revenus. Il apparaît ainsi que le modèle de répartition des revenus en Russie, tout en restant spécifique, se rapproche des modèles des pays latino-américains, considérés comme très inégalitaires au niveau mondial (notamment le Mexique et Uruguay). La Hongrie et la République tchèque, quant à elles, se rapprochent plus des modèles de répartition des revenus des pays nordiques (couverture globale et universelle financée par l’impôt, structure des prestations relativement égalitaires, prestations généreuses). Laila Porras enrichit au passage le débat sur le lien entre croissance économique et inégalités ouvert par Kuznets . D’après ce dernier, les inégalités augmenteraient fortement durant une première phase de croissance économique avant de se réduire à mesure que le pays se développe. C’est typiquement le modèle chinois. En revanche, dans le cas de la Russie, les inégalités ont explosé durant une phase de récession économique importante. Là encore, l’analyse comparative retenue par Laila Porras lui permet de conclure « qu’il n’existe pas “un seul chemin” d’évolution des inégalités » (p. 280). Mais précisément, la grille d’analyse élaborée par Laila Porras appelle quelques commentaires (trois au total).
61On l’a vu, le cadre théorique institutionnaliste et évolutionnaire retenu par Laila Porras est pertinent pour appréhender la nature et les modalités du changement social en Europe de l’Est. Toutefois, ce cadre donne très peu de place à certains « paramètres » orientant le changement. La contrainte extérieure est de ceux-là. Elle n’est appréhendée dans l’ouvrage que sous l’angle des conditionnalités imposées par les institutions internationales dans le cadre du consensus de Washington (p. 28). Or la contrainte extérieure ne se résume pas à ces conditionnalités. Si l’on prend le commerce extérieur, par exemple, force est de constater qu’il s’y exerce des mouvements susceptibles d’avoir des répercussions sur la trajectoire générale de l’évolution de la distribution des revenus des pays étudiés. Les interactions commerciales entre entreprises nationales et étrangères poussent à des adaptations (des prix, des salaires, des taux d’emploi, de la productivité) qui vont bien au-delà du seul commerce extérieur. Et il se trouve précisément que les pays d’Europe de l’Est, à commencer par la République tchèque, la Hongrie et la Russie, libéralisent leur commerce extérieur et ouvrent leurs économies nationales à la concurrence étrangère dès le début des années 1990. Quel est l’impact de cette ouverture sur le creusement des inégalités salariales ? Comment la spécialisation internationale de chaque pays influence-t-elle les évolutions sociales observées ? Autant d’interrogations pour lesquelles le cadre théorique retenu est tout à fait en mesure d’apporter des réponses.
62Si l’on comprend bien le choix de la Russie, pays ayant traversé la « récession transformationnelle » (Kornai) la plus intense, les choix de la Hongrie et de la République tchèque sont plus discutables. Malgré leurs trajectoires propres, ces pays présentent des similarités en matière de système de transferts sociaux, en matière de niveau de pauvreté et d’inégalité salariales, en matière d’adhésion à l’Union européenne. Pourquoi ne pas avoir choisi la Pologne, pays qui a expérimenté la plus courte récession pendant la transformation post-socialiste ? Pourquoi ne pas avoir choisi un pays balkanique ayant adhéré à l’UE (Slovénie, Bulgarie, Roumanie, Croatie) et un autre non-membre (Serbie, Macédoine, Bosnie ou Albanie). Les faits stylisés issus des seules expériences tchèque, hongroise et russe, paraissent difficilement généralisables à l’ensemble des pays en transformation post-socialiste, ce que reconnaît d’ailleurs Laila Porras : « Si cette étude n’est pas exhaustive, elle permet de mettre en évidence, à travers l’analyse comparative, les conséquences des choix réalisés et des politiques concrètes menées dans chaque économie nationale caractérisée par une histoire particulière et un cadre institutionnel donné » (p. 307).
63Il ressort de l’analyse de Laila Porras que non seulement l’État a un rôle à jouer en matière de redistribution des revenus, mais aussi que « les pays qui ont maintenu une protection sociale élevée, ont connu également une croissance plus forte et soutenue et ont pu garder des sociétés plus égalitaires » (p. 312). Rien ne s’oppose a priori à ce que les outils analytiques forgés ici viennent en appui de l’action politique. L’existence d’une « path dependency » et de « causalités circulaires et cumulatives » impose donc d’être en mesure de connaître à l’avance les futurs dosages entre ces paramètres afin de définir les politiques économiques adéquates. Toutefois, puisqu’« il n’est pas question de parler d’un déterminisme qui gouvernerait les faits » (p. 307), il paraît difficile de prévoir les configurations futures entre les paramètres déterminant le changement. En d’autres termes, la grille d’analyse élaborée par Laila Porras s’avère être un puissant outil d’analyse ex post des dynamiques sociales davantage qu’un outil de prévision du changement.
64Assen SLIM
65ESSCA
Notes
-
[1]
M. Lazzarato (2011), La fabrique de l’homme endetté, Les liens qui libèrent, Paris.