CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1« Les intermittents du spectacle sont-ils des privilégiés ? » C’est souvent en ces termes polémiques que le débat politico-médiatique est posé à propos des conditions d’emploi et d’indemnisation du chômage des travailleurs du spectacle. Ces artistes-interprètes, ouvriers et techniciens salariés du spectacle vivant et enregistré, engagés la plupart du temps sous contrats à durée déterminée le temps d’un projet artistique et rémunérés « au cachet [1] », disposent d’un régime d’indemnisation du chômage spécifique dont le périmètre est délimité par les annexes 8 (ouvriers et techniciens) et 10 (artistes-interprètes) du régime général d’assurance-chômage de l’Unedic [2]. Ces dispositions spécifiques, mises en place à partir du milieu des années 1960 pour pallier la discontinuité de l’emploi et des rémunérations, permettent à ceux qui parviennent à cumuler un nombre minimal d’heures de travail sur une période de référence d’être indemnisés durant les périodes de « hors-emploi [3] ».

2Les intermittents du spectacle ont fait l’objet ces dix dernières années de nombreuses recherches de sociologie et de science politique : sans prétendre à l’exhaustivité, citons les travaux pionniers de Pierre-Michel Menger, ainsi que ceux de Serge Proust, Chloé Langeard, Jérémy Sinigaglia ou encore d’Olivier Pilmis. De ce point de vue, qu’apporte celui de Mathieu Grégoire sur un objet à ce point investi ? Dans cet ouvrage tiré d’une thèse de sociologie soutenue en 2009, l’auteur, aujourd’hui maître de conférences à l’université de Picardie-Jules Verne, analyse les luttes syndicales des travailleurs intermittents du spectacle depuis le début du xxe siècle en France. Celles-ci traduisent d’après lui une seule et même préoccupation, par-delà les configurations historiques dans lesquelles elles se déploient : « Comment s’assurer collectivement une condition matérielle et morale digne malgré l’intermittence des engagements [et donc] s’émanciper de ce qui semble constituer, à première vue, la fatalité de leur condition : être libres mais précaires, précaires mais libres ? » (p. 13). Inscrivant sa démarche dans la sociologie historique du salariat, l’auteur distingue trois « horizons d’émancipation » successifs – la corporation, l’emploi, la socialisation –, définis comme autant de « matrices revendicatives, imaginées et portées collectivement par des acteurs sociaux dont l’ambition est de se soustraire, tout aussi collectivement, aux contraintes qui les asservissent, et de promouvoir, à l’inverse, les institutions (existantes ou non) dont ils jugent qu’elles sont porteuses de perspectives de progrès pour leur condition collective » (p. 14). La démonstration, présentée de façon chronologique en trois chapitres, s’appuie sur des archives syndicales, notamment celles de la Fédération du spectacle-CGT et du Syndicat français des artistes-interprètes, ainsi que sur une soixantaine d’entretiens conduits auprès d’intermittents du spectacle.

3Le premier horizon d’émancipation des travailleurs intermittents du spectacle, celui de la corporation, est borné par l’auteur entre 1919 et 1936. Cette période démarre lors de la première grève significative des travailleurs du secteur, dont la plupart appartiennent alors à l’une des trois grandes organisations syndicales du secteur : l’Union des artistes rassemble surtout des artistes dramatiques et lyriques, la Fédération du spectacle-CGT regroupe les musiciens de province, tandis que le Syndicat des artistes musiciens, autonome de la CGT, réunit les Parisiens. Ce moment est pour l’essentiel marqué par les tentatives syndicales de contrôle du marché du travail, sur lequel l’État n’intervient guère. Face à la multiplicité des employeurs, les syndicats se préoccupent essentiellement de maintenir les tarifs à des niveaux décents. Les armes syndicales – mise à l’index, interdit, pilori – utilisées pour punir les employeurs et les travailleurs « jaunes » s’inscrivent toutes dans une même stratégie d’autocontrainte : « C’est en en présentant sur le marché une offre disciplinée et solidaire [que les travailleurs] entendent se soustraire tant à la subordination patronale qu’aux vicissitudes du marché » (p. 58). Si elles visent peu ou prou le même objectif, ces stratégies syndicales prennent des formes différentes selon les organisations : ainsi, alors que l’Union des artistes tente d’exclure du marché du travail les « amateurs », accusés de concurrence déloyale vis-à-vis des « vrais professionnels », par la mise en place d’une licence d’acteur, les syndicats de musiciens entendent quant à eux faire respecter la discipline par le biais d’une syndicalisation massive. Ces deux stratégies de contrôle du marché du travail peuvent être mises en regard des modalités d’indemnisation du chômage promues, à une période où l’accès à l’aide publique d’État est fréquemment refusé aux travailleurs du spectacle au nom de la discontinuité de leurs engagements : l’Union des artistes alimente par le biais de galas de charité une caisse de chômage réservée aux seuls « professionnels », alors que les syndicats d’artistes musiciens de Paris privilégient un dispositif de solidarité large mais obligatoire.

4Le deuxième horizon d’émancipation, qui se déploie d’après l’auteur entre 1936 et 1979, peut être résumé par un mot d’ordre unique : l’emploi. Outre le fait que cette période se déroule sur fond de monopolisation de la représentation syndicale des travailleurs du secteur par la CGT, elle est surtout marquée par l’intervention croissante du « tiers coercitif [4] », c’est-à-dire de l’État, sur le marché du travail : entre autres exemples, la loi du 24 juin 1936 rend effectives les conventions collectives établies en 1919, ce qui permet de garantir plus fermement le respect des tarifs ; la loi du 26 décembre 1969 fait quant à elle peser sur les artistes une « présomption de salariat », ce qui a pour effet de reverser la charge de la preuve en cas de litige sur la nature salariée des engagements. Par ailleurs, le développement des institutions de la Sécurité sociale après la Libération fait de l’emploi le support principal de la protection sociale, à travers le mécanisme de la cotisation. Or les travailleurs du spectacle, compte tenu de l’intermittence de leurs engagements, ne sont bien souvent que partiellement protégés. On comprend ainsi que la revendication syndicale du plein-emploi, qualifiée par l’auteur de « révolution intellectuelle et idéologique par rapport à l’horizon malthusien de la période précédente » (p. 77), répond d’abord et avant tout à l’impératif d’accéder pleinement aux prestations de protection sociale. Cette stratégie conduit les représentants des travailleurs du secteur, et notamment la CGT, à interpeller directement l’État afin qu’il développe une politique culturelle ambitieuse : contrairement à la période précédente, où les représentants syndicaux s’en prenaient directement au patronat du secteur, c’est désormais la puissance publique qui est tenue pour responsable du manque de débouchés de la production culturelle, et donc du chômage.

5Le troisième horizon d’émancipation, initié en 1979 et toujours en cours, est celui de la socialisation du salaire. Cette expression, que l’auteur emprunte à Bernard Friot [5], désigne la place croissante prise à partir des années 1980 par le salaire indirect, et en particulier les indemnités d’assurance-chômage, dans le total des revenus des travailleurs intermittents : ainsi, entre 1980 et 2003, cette part est passée de 14 à 42 %, au moment où le nombre d’intermittents indemnisés a crû de quelques centaines à plus de 100 000. Pour autant, écrit l’auteur, « l’idée selon laquelle le système actuel [de l’intermittence] trouverait sa source dans la mise en place, arrachée de haute lutte, des annexes 8 et 10 est trompeuse à plusieurs titres » (p. 116). D’abord, celles-ci procèdent moins d’une lutte syndicale que de l’action gouvernementale : en effet, si l’annexe 8 est créée par l’Unedic à titre expérimental pour le secteur du cinéma en 1964, sa prorogation, ainsi que la création de l’annexe 10, tiennent surtout à une ordonnance de 1967 signée par le jeune secrétaire d’État à l’Emploi Jacques Chirac, qui marque la volonté du gouvernement Pompidou d’étendre le champ du régime de chômage de l’Unedic à l’ensemble des salariés. Ensuite, le moment de création de ces annexes ne constitue pas en tant que tel un tournant dans l’histoire de l’indemnisation du chômage des intermittents : en effet, ce régime complémentaire – il supplée alors une aide publique d’État qui lui préexiste depuis longtemps – demeure très élitiste du fait de critères d’accès restrictifs [6]. C’est un peu plus tard, en 1979 puis en 1984, que l’auteur identifie la « véritable naissance de l’intermittence » : la première date correspond en effet à la fusion des deux systèmes d’indemnisation du chômage, qui a notamment pour effet d’abaisser de moitié le seuil d’éligibilité [7] et de revaloriser le montant de l’allocation journalière ; la seconde marque l’entrée des annexes 8 et 10 dans le périmètre de la solidarité interprofessionnelle, ce que les organisations patronales n’auront de cesse de dénoncer par la suite. Ces « deux épisodes clés » de l’histoire de l’intermittence constituent d’après l’auteur une « double ruse de l’histoire », en ce sens qu’ils n’ont pas été désirés par ses deux principaux protagonistes : la CGT, historiquement attachée à la défense du plein-emploi, a longtemps considéré que la socialisation des revenus par l’assurance-chômage risquait d’installer les intermittents du spectacle dans l’assistance ; le Conseil national du patronat français – devenu Medef en 1998 – « en dégageant l’État de la partie “assurance” de l’indemnisation du chômage, [a] fait de l’Unedic l’unique financeur des annexes 8 et 10 en les inscrivant dans la seule solidarité interprofessionnelle et en les sortant de la solidarité nationale » (p. 123). Cette mise en perspective historique est d’autant plus éclairante que, depuis la fin des années 1980, la contestation se joue pour partie « à fronts reversés » : en effet, le Medef cherche désormais à faire assumer par un tiers, l’État et/ou les employeurs du secteur, le poids de cette indemnisation spécifique, alors que la CGT, rejointe à partir du mouvement de 2003 par des coordinations d’intermittents [8], ne revendique plus le plein-emploi mais le maintien des annexes 8 et 10 dans le périmètre de la solidarité interprofessionnelle. Ceci conduit l’auteur, lui-même impliqué depuis plusieurs années dans cette lutte [9], à s’interroger sur les raisons qui conduisent les intermittents à se mobiliser pour la défense de leur régime d’indemnisation du chômage. Tout en s’inscrivant en faux contre l’idée selon laquelle il s’agirait d’une « stratégie opportuniste d’externalisation des coûts salariaux sur l’assurance chômage », Mathieu Grégoire restitue et analyse des discours d’intermittents : leur attachement à ce modèle de flexi-sécurité tient notamment à la possibilité qu’il offre de concilier autonomie artistique et sécurité économique, ce qui contribue à rééquilibrer pour partie la relation salariale en conférant aux intermittents un contre-pouvoir dans la définition de leurs productions.

6Envisageant l’histoire de la lutte des intermittents comme une « leçon pour l’ensemble du salariat », l’auteur invite à une salutaire « dénaturalisation » et « défétichisation » de l’équivalence parfois établie un peu trop mécaniquement entre emploi et salariat, et surtout entre plein-emploi et émancipation salariale. Il montre ainsi ce que les rapports de force entre les représentants syndicaux des travailleurs intermittents du spectacle, les organisations patronales et l’État doivent aux configurations historiques contingentes dans lesquelles ils se déploient, et la façon dont celles-ci façonnent les « horizons d’émancipation » des travailleurs du spectacle durant près d’un siècle. De ce point de vue, la perspective de sociologie historique adoptée par l’auteur complète fort utilement les autres travaux de sciences sociales sur les intermittents, qui portent pour l’essentiel sur des mobilisations très récentes. En restituant le point de vue des syndicats du secteur et en le prenant pour objet, Mathieu Grégoire donne à voir de façon convaincante les continuités et discontinuités des discours et pratiques militants. L’adoption d’un point de vue unique, aussi riche soit-il, a toutefois ses inconvénients. Ainsi, le rôle des organisations patronales gagnerait parfois à être précisé : on pense notamment au passage où l’auteur écrit qu’« en signant le protocole du 25 juin 1984 portant sur les annexes 8 et 10 de l’assurance-chômage, le CNPF inscrit – sans en avoir conscience à ce moment – l’indemnisation du chômage des intermittents du spectacle dans une logique de financement interprofessionnel contre laquelle il n’aura de cesse par la suite de s’opposer » (p. 122, souligné par nous). Sur ce point, des entretiens avec des responsables patronaux auraient sans doute permis de mieux comprendre les conditions de ce turning point décisif, dont on peut s’étonner que ses conséquences n’aient pas été envisagées au préalable par les intéressés. Dans le même ordre d’idées, l’État, auquel l’auteur confère un rôle prépondérant à partir de la fin des années 1930, est présenté de façon quelque peu monolithique. Il aurait ainsi été utile de disposer d’éléments sur le rôle précis de certaines de ses composantes gouvernementales, et notamment sur celui du ministère du Travail, à qui il revient d’agréer (ou non) les conventions d’assurance-chômage établies par l’Unedic, et du ministère de la Culture, souvent considéré comme l’organe politique de « tutelle » des intermittents du spectacle. En outre, sans qu’il eût été nécessaire d’analyser en détail l’action publique en matière culturelle, la littérature sur les politiques culturelles nationales et locales [10] aurait sans doute gagné à être mobilisée de façon plus systématique : cela aurait notamment permis de prendre la mesure des éventuels effets de la décentralisation sur les revendications syndicales, étant entendu que les collectivités territoriales – et notamment les communes de plus de 10 000 habitants – assument depuis les années 1980 une part importante du financement de l’emploi culturel en France [11]. Ces quelques éléments de discussion n’enlèvent rien à l’intérêt de l’ouvrage de Mathieu Grégoire, qui livre ici une contribution précieuse à l’histoire et à la sociologie du travail, de l’emploi et du syndicalisme.

Notes

  • [1]
    Ce terme désigne un forfait équivalent à une journée de travail de 12 heures, ou de 8 heures à partir de 5 jours de travail consécutifs pour le compte d’un même employeur.
  • [2]
    Cette association créée en 1958 gère par délégation de service public le régime d’assurance-chômage français. Elle est administrée de façon paritaire par les organisations patronales et les syndicats des salariés. Le réseau des Assedic était chargé du traitement des dossiers d’indemnisation des chômeurs jusqu’à sa fusion début 2008 avec l’ANPE au sein de Pôle Emploi.
  • [3]
    Ce seuil est fixé depuis la réforme contestée de 2003 à 507 heures de travail sur 10 mois pour les ouvriers et techniciens, et 10 mois et demi pour les artistes.
  • [4]
    Nous empruntons l’expression à Pierre François (2008), Sociologie des marchés, Armand Colin, Paris, p. 178-187.
  • [5]
    Voir notamment L’enjeu du salaire, La Dispute, Paris, 2012.
  • [6]
    À cette période, le seuil d’éligibilité de l’annexe 10 est ainsi fixé à mille heures de travail accumulées sur une période de 12 mois, contre 520 heures pour le régime général.
  • [7]
    Qui demeurera aligné sur celui du régime général jusqu’à la réforme de 2003.
  • [8]
    Pour une analyse approfondie du rôle de ces coordinations, voir Jérémy Sinigaglia (2012), Artistes, intermittents, précaires en lutte. Retour sur une mobilisation paradoxale, Presses universitaires de Nancy, Nancy.
  • [9]
    Voir notamment « Le régime des intermittents n’est pas un privilège », Le Monde, édition en ligne du 28 février 2014, http://www.lemonde.fr/idees/article/2014/02/28/le-regime-des-intermittents-n-est-pas-un-privilege_4375620_3232.html (consulté le 28 mai 2014).
  • [10]
    On pense par exemple aux travaux de Philippe Poirier, de Vincent Dubois ou encore d’Emmanuel Wallon.
  • [11]
    Delvainquière J.-C., Dietsch B. (2009), « Les dépenses culturelles des collectivités locales en 2006 : près de 7 milliards d’euros pour la culture », Ministère de la Culture-DEPS, Culture-chiffres.
Luc Sigalo Santos
CRESPPA, Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis
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Mis en ligne sur Cairn.info le 26/11/2014
https://doi.org/10.3917/rfse.014.0249
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