1L’imposture économique, livre de Steve Keen, vient de paraître en France C’est la critique la plus aboutie et la plus complète de la théorie économique standard, la théorie néoclassique. Une critique qui, d’une part, synthétise en les actualisant des critiques existantes, dont certaines sont très anciennes mais méconnues, et qui, d’autre part, repose sur des analyses originales de l’auteur. Steve Keen est un économiste australien mondialement réputé, considéré comme l’un des rares « grands » à avoir prédit, dès 2006, l’imminence d’une crise profonde, fin connaisseur de la théorie néoclassique et des débats qu’elle a suscités depuis soixante ans. Son livre est aussi épais (530 p.) que profond, mais une déconstruction rigoureuse, concept par concept, raisonnement par raisonnement, hypothèse par hypothèse, d’un édifice aussi complexe, exige autre chose qu’un survol. L’ouvrage de Keen a été considérablement révisé et complété en 2011 afin d’y intégrer les enseignements de la « Grande Récession » actuelle. Une première version avait été publiée en 2001. Elle annonçait l’effondrement de la bulle de la « nouvelle économie ».
2L’auteur s’adresse en premier lieu aux économistes, aux étudiants en économie, aux enseignants de cette discipline, à tous les professionnels journalistes et citoyens suffisamment informés dans ce domaine, à tous ceux qui ont été formés ou déformés par l’économie néoclassique. Mais les lecteurs non économistes qui sont préoccupés par l’invasion du libéralisme économique dans les médias et dans la vie politique sont également visés par le projet. Au même titre par exemple qu’ils ont été nombreux à apprécier le « manifeste des économistes atterrés », lequel procédait à une déconstruction du mythe de l’efficience des marchés financiers, un des piliers théoriques auxquels Keen s’attaque également. Mais l’entreprise de ce dernier porte sur une bonne dizaine d’autres piliers, tous aussi friables.
3L’effort indéniable exigé par la lecture de ce livre constitue un investissement à la hauteur de l’enjeu : réaliser que les « évidences » assénées au nom de « la » science économique, en particulier sur les vertus des marchés, financiers ou « réels », y compris le « marché du travail », reposent sur le sable mouvant d’une pseudo-théorie truffée 1) de contradictions logiques insurmontables et 2) d’hypothèses dépourvues d’accroche empirique dans le monde réel. Comme le résume Steve Keen dans l’une des très nombreuses formules imagées qui contribuent au plaisir de lecture : « La prétendue science économique est un agrégat de mythes qui ferait passer l’ancienne conception géocentrique du système solaire de Ptolémée pour un modèle puissamment sophistiqué » (p. 20). La préface de Gaël Giraud, qui a assuré la direction scientifique de la traduction, précise le projet de l’auteur : « Le lecteur de ce livre ne tardera pas à découvrir, sans doute abasourdi, que, dans la plupart des modèles néoclassiques qui dominent très largement la profession, une crise comme celle de 2008 est tout simplement impossible. Imagine-t-on des sismologues travaillant avec des modèles qui excluent a priori toute forme de tremblement de terre ? Telle est pourtant la situation dans laquelle se trouve actuellement la “science économique”. […] À ma connaissance, personne n’avait tenté, à ce jour, l’effort d’articuler l’ensemble des critiques qui peuvent se formuler à l’égard du corpus néoclassique. […] Une bonne partie des critiques formulées dans cet ouvrage l’ont été par des économistes orthodoxes. Les voix les plus autorisées se sont élevées, depuis un siècle, pour avertir que les fondations de l’édifice avaient été posées de travers… Mais leur protestation a été oubliée, ou bien ensevelie sous un déluge d’amendements qui, sans rien changer à l’essentiel, ont pu donner le sentiment que le problème avait été traité. »
4Un compte rendu de lecture de cet ouvrage aurait sans doute pu recenser et commenter brièvement, mais de façon exhaustive, les très nombreux angles d’attaque retenus par l’auteur, car il est vrai que la puissance de la critique tient beaucoup à son caractère systématique. Mais il n’est pas certain que cette méthode aurait pu rendre justice à la nature et à la qualité de la démarche intellectuelle. C’est pourquoi, dans ce qui suit, le choix a été fait de retenir à titre principal la façon dont Keen aborde quelques-uns des fondements de la théorie standard, dont les courbes de demande et les courbes d’offre des marchandises, celles dont la bienveillante rencontre détermine le prix d’équilibre. Tous les grands manuels destinés aux étudiants du monde entier, de celui de Paul Samuelson, L’économique, le plus vendu dans le monde à ce jour (première édition en 1948, suivie de nombreuses autres jusqu’en 2010) à ceux de Gregory Mankiw [1] et quelques autres, commencent par ces bases, devenues une seconde nature pour ceux qui les utilisent.
5La critique de Keen combine des critères de cohérence « externe » (un degré satisfaisant d’adéquation aux constats empiriques) et de cohérence « interne » ou logique. C’est dans ce second registre que les résultats sont les plus élaborés et les plus dévastateurs.
La courbe de demande n’est pas ce qu’on croit
6Commençons par l’analyse de la demande « agrégée » des consommateurs d’une marchandise quelconque, un des piliers majeurs de l’édifice (chapitre III). Pour les néoclassiques, il est évident que, lorsque le prix affiché augmente, la quantité demandée par les consommateurs diminue. On dit que la « courbe de demande agrégée » (celle qui représente les quantités demandées en fonction du prix) est décroissante. Cette hypothèse est absolument essentielle à l’établissement d’un prix de marché, l’autre résultat nécessaire étant que la courbe d’offre des entreprises est croissante (voir infra). Keen montre ceci : pour pouvoir passer de l’analyse des comportements individuels de consommation à celle de la société, afin d’obtenir une théorie des « prix d’équilibre » de chaque marchandise (puis de toutes), la théorie néoclassique a besoin, pour que la logique soit sauve, de deux hypothèses non seulement invraisemblables mais qui sont contradictoires avec tous les discours fondateurs sur les individus comme égocentriques et hédonistes, chacun doté de ses propres préférences. Ces deux hypothèses sont : a) tous les individus doivent avoir les mêmes goûts ; b) ces goûts ne changent pas quand le revenu varie. La première hypothèse fait de tous les consommateurs des clones parfaits, de sorte que tout se passe comme s’il n’y avait sur le marché qu’un consommateur « global », dit « représentatif ». La seconde ne peut tenir que s’il n’y a qu’un seul bien à consommer, car dès qu’il y en a au moins deux, tout le monde sait que la structure des achats se modifie fortement quand les revenus varient. Or, si l’on refuse les hypothèses a) et b) (qui peut les adopter après en avoir été informé ?), alors il est assez aisé de montrer que la « quantité demandée » d’une marchandise en fonction du prix affiché (la « courbe de demande ») n’a plus aucune raison d’être décroissante quand le prix augmente. Elle peut avoir n’importe quelle forme, et l’effondrement de ce premier grand pilier de la théorie suffit à la mettre à bas.
7Qui plus est, ces résultats ont été produits par de très grands auteurs néoclassiques cités par Keen (Gorman dès 1953, puis Sonnenschein et d’autres). Mais, écrit Keen, « le résultat fut enseveli sous une montagne d’obscures considérations et d’échappatoires qui, par comparaison, font paraître bien innocents les jeux de dissimulation auxquels se livrent beaucoup de grandes entreprises » (p. 85).
8Certes, une partie, probablement très minoritaire, des économistes standard connaît cette critique, mais ils sont convaincus que cet échec peut être contourné par l’ajout de quelques hypothèses. Keen n’a guère de mal à montrer que ces hypothèses salvatrices (l’une d’elles exige par exemple l’identité des goûts de tous les consommateurs…) sont elles aussi intenables (p. 86-91).
9Keen propose une analogie avec les anciens mathématiciens pythagoriciens qui croyaient que tous les nombres réels étaient « rationnels », c’est-à-dire pouvaient s’exprimer comme une fraction (un « ratio ») de nombres entiers. La découverte des nombres « irrationnels » par Hippase de Metaponte les mit d’abord en furie, et on pense qu’ils noyèrent le trublion. Mais par la suite, ils acceptèrent le résultat et développèrent en conséquence de nouvelles mathématiques. Les économistes standard n’ont noyé personne. Ils se contentent de ne pas recruter de trublions, de noyer les résultats précédents en prétextant qu’ils ne suffisent pas à remettre en question leurs postulats. Et ils écrivent ou utilisent de gros manuels où ces « détails » n’apparaissent pas. De sorte que la génération d’étudiants qu’ils forment peut aller de l’avant la tête haute, munie d’une théorie réputée robuste. Keen cite par exemple le grand classique de microéconomie des premiers cycles universitaires, le manuel de Samuelson pour qui : « On trouve la courbe de demande de marché en additionnant les quantités demandées par tous les individus pour chaque prix. Est-ce que la courbe de demande de marché obéit à la loi de décroissance de la demande ? Elle le fait certainement »… Il en va de même dans un autre manuel de référence devenu incontournable, celui de Gregory Mankiw.
10Keen s’interroge aussi sur le degré de connaissance, par ces auteurs, des apories de leur propre théorie. Preuves écrites à l’appui, il montre que Samuelson, en tout cas, en était conscient. Mais pour des auteurs « moins brillants que Samuelson », pour les « Mankiw de la profession » (p. 94), il est vraisemblable qu’ils n’ont jamais consulté cette littérature critique émanant pourtant de leur propre camp.
11Cette critique portant sur la courbe de demande peut sembler purement technique et théorique. Elle est bien plus que cela. En effet, parmi les conséquences de la « loi de la demande », on trouve l’objectif suprême des néoclassiques : une économie de marchés concurrentiels maximise le « bien-être social », et donc les « réformateurs » qui voudraient par exemple redistribuer les revenus des riches vers les pauvres, ou mettre en place un salaire minimum, réduiraient ce bien-être. Les « inégalités de marché » sont collectivement optimales. Un tel résultat ne résiste pas à la critique apparemment technique de l’introuvable équilibre de marché au « croisement » des courbes d’offre et de demande.
La courbe d’offre… n’existe pas
12Car pour la « courbe d’offre », c’est pire (chapitre IV) : elle n’existe pas. En effet, cette courbe d’offre repose sur la représentation des décisions des entreprises de produire plus ou moins afin de maximiser leur profit. Et le critère est qu’elles produisent de sorte que le prix des marchandises vendues soit égal au « coût marginal » (la dépense additionnelle nécessaire pour produire une unité supplémentaire de produit). Si cette égalité n’est pas réalisable, la courbe d’offre n’existe pas. Cela éclaire l’hostilité néoclassique envers les monopoles, car ces derniers peuvent fixer les prix au-dessus du coût marginal, ce qui interdit d’envisager une courbe d’offre. Seule la « concurrence parfaite » le permet, selon les néoclassiques.
13Or Keen montre que même cette dernière assertion est logiquement défaillante : un marché concurrentiel au sens de cette théorie conduit à fixer le prix au-dessus du coût marginal de production. Cela tient à une sérieuse confusion intellectuelle entre une quantité « infinitésimale »… et zéro ! Pour se faire comprendre, il propose une analogie : avec un raisonnement tel que celui des néoclassiques à propos du comportement des entreprises, on devrait conclure que la Terre est plate, vu que, à une échelle infinitésimale, par exemple en regardant le sol sous nos pieds, elle semble plate. Si elle l’est pour tout le monde, elle doit bien l’être pour le monde… C’est pourtant un raisonnement identique qu’utilisent les néoclassiques lorsqu’ils modélisent le comportement d’une entreprise isolée, dans un système concurrentiel avec de nombreuses autres entreprises. Ils supposent en effet qu’alors, l’entrepreneur considère que la quantité demandée (disons son carnet de commandes) est indépendante du prix unitaire (fixé par le marché global). En termes techniques : sa « courbe de demande » en fonction du prix est horizontale. Certes, sur le marché global de ce produit, la demande doit, selon la théorie, diminuer si le prix augmente, mais l’entrepreneur individuel est bien trop petit (« infinitésimal ») pour avoir une influence. À son échelle, quand il regarde ses pieds, il voit bien que la Terre est plate, et quand il regarde le marché, il voit bien que la demande qui s’adresse à son échoppe est à prix fixe. Il fera ensuite intervenir ses coûts de production pour fixer son offre, mais il raisonne comme si la demande qui le concerne était à prix donné.
14Montrer que ce résultat est illogique détruit le second pilier de l’analyse néoclassique des marchés « réels », celui de l’offre. Non seulement Keen le prouve rigoureusement, mais il appuie là où ça fait mal : ce résultat avait été obtenu dès… 1957 par George Stigler, économiste néoclassique, récipiendaire lui aussi du prix de la Banque de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel. Stigler avait montré, en néoclassique conséquent, que loin d’être horizontales, les courbes de demande des entreprises individuelles ont la même pente négative que la courbe de demande globale ou « agrégée ».
15Ce résultat est connu (mais de qui ?) depuis plus d’un demi-siècle, mais tous les manuels de microéconomie maintiennent la fiction. Il faut dire que sa remise en cause a comme conséquence logique qu’il est impossible de dessiner la moindre courbe d’offre dans le cadre néoclassique. Plus précisément, ce que montre l’auteur est qu’il est impossible, dans le cadre concurrentiel défini par la théorie, de construire une courbe d’offre d’une branche qui soit indépendante de la demande. Il n’y a alors plus aucune différence entre la concurrence « parfaite » et le monopole honni… Comme tout l’édifice intellectuel de l’analyse néoclassique des marchés repose sur l’existence de deux courbes indépendantes qui se croisent pour déterminer le prix de marché « à l’équilibre », c’est cet édifice lui-même qui voit à nouveau ses fondements s’effondrer.
16Ce résultat a une autre conséquence funeste : le grand principe néoclassique de la concurrence parfaite est que les entreprises maximisent leurs profits quand le « coût marginal » (le coût de production de la dernière unité produite) égalise la « recette marginale » (le prix de vente de cette dernière unité). Compte tenu des résultats précédents, ce résultat est faux dans le cadre même de la théorie néoclassique.
17Dans le chapitre V, Keen déconstruit méthodiquement un troisième pilier de la théorie, lié aux précédents. En effet, pour les néoclassiques, une grande loi de la production est que la productivité diminue à mesure que la production augmente, de sorte que si l’entreprise (ou la branche) produit plus, le coût, et le prix proposé, seront plus élevés. Inutile de dire que cette idée entre en contradiction avec la plupart des cas réels, comme le montrent des enquêtes, réalisées auprès de chefs d’entreprise, que l’auteur cite à la fin du chapitre. Les travaux empiriques montrent plutôt que les coûts de production sont normalement constants ou décroissants pour la majorité des biens manufacturés. Ce qui limite la production n’est pas la hausse des coûts lorsqu’on produit plus, mais bien d’autres facteurs que l’auteur explore de manière approfondie dans ce chapitre.
18L’auteur précise sa critique en montrant que le raisonnement néoclassique qui aboutit à une courbe d’offre 1) croissante, et 2) indépendante de la demande, est inconsistant aussi sur le plan logique, car il repose sur deux hypothèses qui s’excluent mutuellement : si l’une est respectée, l’autre ne peut l’être. Keen s’appuie ici sur un économiste malheureusement trop peu étudié et cité, Piero Sraffa. Ce dernier avait montré dès les années 1920 que si la productivité marginale est constante et non pas décroissante, toute l’explication néoclassique s’effondre, y compris la théorie de la détermination de l’emploi et du salaire, discutée ensuite au chapitre VI.
Une incroyable ligne de défense méthodologique
19Une ligne de défense de très « grands » économistes néoclassiques plus ou moins au fait des incohérences logiques internes de leur corpus a été la suivante (chapitre VIII) : l’irréalisme éventuel de certaines des hypothèses de la théorie n’a aucune importance. Seul importe l’accord entre les prédictions de la théorie et la réalité. Le premier à avoir avancé cet argument est Milton Friedman, qui est même allé plus loin en soutenant que des hypothèses irréalistes étaient la marque d’une bonne théorie ! Ce que Samuelson a nommé « The F-twist », la « combine F ». En épistémologie, on parle d’instrumentalisme. En s’appuyant sur d’autres grands auteurs, dont Musgrave, Keen réfute également cette défense au nom de considérations longuement argumentées sur les différents types d’hypothèses requises dans une théorie. Sur cette base, il montre à quel point les hypothèses sont absolument cruciales en économie.
20Keen s’appuie également sur la sociologie et sur l’histoire des sciences pour tenter de comprendre comment une ligne de défense aussi ahurissante a pu se propager sous les auspices de grandes « autorités », et plus généralement pour interpréter « l’incroyable inertie de l’économie » (p. 206) au regard des sciences « dures » telles que les sciences physiques ou l’astronomie.
21Enfin, il propose dans ce même chapitre, une lecture de cette « idéologie invisible » de la théorie néoclassique qu’est la notion d’équilibre. En voici un extrait : « Ce noyau dur [l’équilibre] explique pourquoi les économistes [néoclassiques] tendent à un conservatisme aussi extrême dans les grands débats de politique économique, tout en croyant en même temps être uniquement motivés par la connaissance impartiale, loin de toute forme d’idéologie. Si vous croyez qu’un système de marché libre est naturellement conduit vers l’équilibre, et que l’équilibre assure le plus grand bien-être possible pour le plus grand nombre, alors, ipso facto, vous croyez aussi que tout autre système qu’un système de marché complètement libre produit du déséquilibre et réduit le bien-être. Vous vous opposerez alors à une législation sur le salaire minimum et au versement d’aides sociales, car cela conduirait à un déséquilibre sur le marché du travail. Vous vous opposerez au contrôle des prix… vous défendrez la fourniture privée de services tels que l’éducation, la santé et peut-être même la police, car les gouvernements, non contrôlés par la discipline de l’offre et de la demande, produisent soit trop, soit pas assez, et facturent trop ou trop peu les services. En fait, les seules politiques que vous soutiendrez sont celles qui rendent le monde réel plus conforme à celui de vos modèles… » Il aurait pu ajouter d’ailleurs que si le critère de scientificité est d’aboutir à une prévision correcte, alors cette théorie devrait s’effondrer tout aussi sûrement que du fait de ses hypothèses irréalistes et de ses contradictions logiques internes.
22Ceux des lecteurs de l’édition française qui se sont intéressés aux travaux critiques de la théorie standard menés en France depuis les années 1970, et parfois avant, ne manqueront pas de remarquer l’absence de référence à ces recherches, pourtant foisonnantes, dans le livre de Keen. La barrière linguistique, le fait que la plupart de ces travaux n’ont pas été traduits, suffisent à expliquer cette absence. Il ne serait sans doute pas inutile aujourd’hui de recenser ces apports. Car non seulement on y trouve de fortes critiques internes (on pense notamment à l’œuvre exceptionnelle de Bernard Guerrien), mais on peut dire que toutes les écoles hétérodoxes françaises ont bâti leurs approches alternatives en commençant par critiquer les insuffisances ou les incohérences de l’approche standard, qu’il s’agisse de la microéconomie ou de la macroéconomie. On trouve également dans les recherches françaises, économiques, sociologiques et socio-économiques, nettement plus d’arguments que dans le livre de Keen sur le pouvoir symbolique et « performatif » du langage économique standard.
Conclusion
23Pour conclure, ce livre, particulièrement stimulant, est sans doute plus fragile, bien que toujours passionnant, lorsqu’il s’agit de passer de la déconstruction à la reconstruction. Mais il faut saluer le fait que l’auteur n’en soit pas resté au premier stade et ait pris le risque de proposer des alternatives théoriques. Il est également permis de se poser des questions sur certains manques. Par exemple, pourquoi cette absence de considération, chez Steve Keen et presque tous les post-keynésiens, pour l’écologie dans une éventuelle reconstruction théorique ? En plaidant pour une théorie d’une « économie monétaire de production » réintégrant à juste titre la monnaie (le crédit) comme principe actif dans le circuit, ce qui serait certes un énorme progrès vers le réalisme des hypothèses, ne passe-t-on pas à côté d’enjeux écologiques voués à prendre une grande importance, y compris économique ? Nul doute également que de bons spécialistes de Marx auront à cœur de commenter le très intéressant chapitre (XVII) que Steve Keen, en post-keynésien manifestement influencé par Marx, lui consacre. Retenons-en deux idées, les plus provocatrices. D’abord, « la plupart des marxistes ne sont pas pertinents, alors que presque toute la théorie de Marx l’est ! ». Et ensuite ses arguments, s’inspirant (librement) de Marx lui-même, contestant l’idée que le travail est l’unique source de profit (et de la valeur), et concluant que « les mathématiques et la philosophie de Marx confirment que la plus-value – et ainsi le profit – peut être générée par n’importe quel input productif ».
24Quoi qu’il en soit de ces nécessaires débats, ce livre est sans équivalent sous l’angle de la solidité intellectuelle des critiques accumulées contre une « imposture » théorique qui fait des dégâts en légitimant les pratiques et les politiques néolibérales, et qui soumet de jeunes cerveaux à un endoctrinement qu’un bon recul critique suffit à mettre en lambeaux.
Notes
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[1]
Dont les Principes de l’économie, publié pour la première fois en 1998 (Economica, Paris) et qui a connu une diffusion planétaire.