1 – Introduction
1La question de la confiance dans l’espace marchand a constitué un objet digne d’intérêt de la part des sciences sociales depuis plus d’un siècle (citons les travaux de Simmel, Arrow ou de Williamson pour n’en mentionner que quelques-uns). Une logique calculatoire (confiance rationnelle) s’oppose parfois à celle du don (confiance relationnelle) pour qualifier le spectre des logiques de comportement et des multiples acceptions que recouvre ce terme. Allant parfois au-delà d’une conception purement stratégique de la confiance, cette dernière connaît un regain d’intérêt de la part des socio-économistes depuis quelques années [Hardin, 2004 ; Tazdaït, 2008 ; Laurent, 2012] et nous invite à revisiter les différents attributs de la confiance dans le contexte singulier d’une organisation marchande émergente en Afrique centrale, le marché au poisson de Kribi (Cameroun).
2L’approche par la confiance rationnelle, développée par la Théorie des coûts de transaction (TCT), est largement critiquée par la Nouvelle sociologie économique (NSE). Pour beaucoup d’auteurs [Granovetter, 1985 ; Swedberg, 1994 ; Steiner, 1999], les deux écoles apparaissent comme rivales pour éclairer les problèmes de coordination économique. Cette critique est soutenue par Mark Granovetter, notamment à travers son célèbre article « Economic action and Social Structure: the problem of embeddedness », dont la thèse majeure postule que les actions économiques n’existent qu’insérées dans les réseaux de relations interpersonnelles [Granovetter, 1985, p. 504]. Granovetter pense que l’efficacité de l’organisation est surestimée par rapport au marché et que la vision du marché qu’adopte Williamson, quelque peu apparentée à l’état de nature de Hobbes, se révèle finalement caricaturale. L’organisation n’est pas pour autant synonyme d’harmonie ou d’absence de comportements opportunistes [Hodgson, 1998]. Marchés et hiérarchies, les deux formes extrêmes de gouvernance proposées par la TCT, ne constituent pas des alternatives aussi nettes que l’approche williamsonnienne semble le supposer. Les marchés peuvent être organisés par des réseaux de contacts entre managers de différentes firmes, de sorte que les transactions économiques et les relations sociales restent parfaitement imbriquées [Granovetter, 1994 ; Ménard, 1996].
3Le réseau social sur le marché engendre la confiance grâce à la répétition des interactions et la surveillance collective, sans pour autant nécessiter de contrats formels entre les participants. En outre, le partage de croyances sur la manière spécifique de conduire les affaires économiques (valeurs communes) est lui-même un ingrédient essentiel pour atteindre le niveau souhaité de coordination de l’activité économique. À tout moment, la confiance qui se met en place entre deux individus est donc un mélange de relations interpersonnelles et d’institutions qui les soutiennent, et elle peut s’inscrire dans des temporalités différentes, se basant sur la répétition ou au contraire se matérialisant dans l’instant grâce au respect des normes [Rouchier, 2004]. Une question intéressante est alors de savoir si une formalisation plus avancée des échanges, dans le cadre d’un marché organisé proposé par les autorités publiques aux acteurs, implique une réduction du rôle joué par la confiance interpersonnelle dans ces échanges.
4La question de l’organisation de l’approvisionnement des marchés camerounais de poissons constitue un enjeu important pour la filière pêche de ce pays. Afin de réduire les coûts logistiques et simplifier la coordination entre offre et demande, des places de marché ont été réorganisées formellement, amenant des modifications de flux d’échanges et de pratiques. Pour comprendre l’impact de cette politique, nous nous intéressons ici à la mise en place d’un marché dans la ville de Kribi, lieu important en termes de quantité de poissons débarqués.
5Kribi, chef-lieu du département de l’Océan dans la région du Sud au Cameroun, compte une dizaine de débarcadères disséminés le long de la côte. Cinq d’entre eux sont concentrés dans le périmètre urbain où la plus grande partie de la pêche fraîche est débarquée et vendue à des acheteurs professionnels, mareyeurs ou transformateurs. Ces sites de débarquement sont caractérisés d’une part, par une production aléatoire (et donc difficile à planifier), et de l’autre, par une demande dont on ne peut entièrement prévoir les variations. En raison de ces incertitudes, un marché « organisé », le centre communautaire de pêche artisanale de Kribi (CECOPAK) construit au débarcadère de Mboa-Manga, a été proposé par les autorités camerounaises et financé avec l’aide de la Coopération japonaise. À lui seul, il concentre une forte population de pêcheurs, mareyeurs, transformateurs, consommateurs et touristes tous les jours de marché (mercredi et samedi).
6Les marchés de poissons cachent parfois une grande asymétrie d’information entre pêcheurs et négociants (distance entre les villes consommatrices et les zones de production, dispersion des lieux de débarquement, financement des activités, maîtrise inégale des circuits logistiques, etc.) [Kirman, 2001 ; Jorion, 2010]. On sait que sur des marchés imparfaits où l’asymétrie d’information est importante, la coordination par le marché devient inefficace pour allouer les ressources. Les acteurs sont exposés à des risques tels, au mieux, une mauvaise valorisation des produits et, au pire, des invendus ou des pénuries. Réduire cette incertitude par un « formatage » (framing) du marché [Callon, 1998] est un processus qui peut lui-même s’avérer coûteux. Les agents, pour sécuriser leurs transactions, sont amenés à s’insérer dans des réseaux sociaux dans lesquels s’élaborent des liens de confiance. La construction de ces réseaux passe par un investissement dans le capital social, entendu à la suite de Healy et Côté [2001] comme des réseaux d’individus partageant des normes, des valeurs et des convictions communes. Bien sûr, en s’intégrant ainsi, ils se rendent également dépendants de leurs clients et fournisseurs, car ils rendent leur offre ou leur demande plus spécifique et limitent ainsi leur potentiel sur le marché.
7En général, la création d’un marché formel a divers impacts sur les transactions. Dans une étude très connue du marché des fraises de Sologne, Garcia-Parpet [1986] démontre qu’un véritable changement de rapport de force entre vendeurs et acheteurs a lieu, du fait d’une meilleure circulation d’informations. Les produits se révèlent en général plus homogènes et leur qualité est rapidement mieux valorisée par les vendeurs. Si l’on suit la théorie des coûts de transaction, on peut également s’attendre à ce que la forme d’organisation du marché ait un impact sur les comportements des individus, et en particulier fasse que ce marché prenne une forme moins « hybride » en réduisant l’importance des liens interpersonnels. Notre problématique devient ainsi la suivante : la création d’un marché « organisé » a-t-elle affranchi les agents des relations personnelles qu’ils étaient obligés de former et leur permet-elle de trouver de meilleurs prix sans contrepartie contractuelle ? Nos résultats tendent à montrer que ces relations interpersonnelles n’ont pas entièrement disparu, même si un transfert de confiance a pu s’opérer vers la nouvelle institution marchande qui permet l’obtention de prix plus élevés pour les pêcheurs.
8La présentation de notre raisonnement s’articule autour de quatre sections après cette introduction. La section 2 est dédiée au cadre théorique de la confiance dans les échanges marchands, croisant en particulier les apports de la TCT et de la NSE. Nous procédons dans la section 3 à la présentation du contexte du marché de Kribi et la méthodologie utilisée dans le recueil des données par enquête auprès de 213 opérateurs entre 2008 et 2009. La section 4 explore la substitution entre confiance relationnelle et confiance institutionnelle au regard de trois variables étudiées dans et hors du marché organisé : durée des partenariats, exclusivité et connexité avec d’autres éléments de la transaction. La section 5 confronte ces résultats à la littérature empirique existante, avant d’en tirer la portée et les limites dans la conclusion.
2 – Le rôle de la confiance dans les échanges marchands
9La notion de confiance relève de plusieurs champs théoriques et disciplinaires et recouvre plusieurs dimensions de la vie sociale. En économie, la confiance apparaît dans la littérature à partir de questionnements sur les conditions de coordination et les problèmes que soulève la théorie standard de la microéconomie. C’est à partir des années 1980 que l’usage systématique de cette notion fut mobilisé à travers plusieurs travaux rendant compte de la diversité des arrangements contractuels [Williamson, 1985]. Arrow lui-même place la confiance au cœur des institutions invisibles, avec les principes éthiques et moraux [Arrow, 1974]. Polysémique par essence [Pruvost, 2001 ; Laurent, 2012], la notion de confiance se définit comme un contenant abritant différents niveaux de stratification. Lewicki et Bunker [1995] et Luhman [1979] différencient les mots anglais « trust » ou « trustworthiness », la confiance en autrui qui s’en montre digne, et « confidence », la confiance dans les institutions ou la régularité du monde. Construisant des catégories légèrement différentes, Zucker [1986] distingue trois formes de confiance selon leur mode de production : la confiance rationnelle, la confiance relationnelle et la confiance institutionnelle. Dans ces deux classifications légèrement différentes, on peut identifier la confiance relationnelle au vocable anglais « trust », la confiance institutionnelle à celui de « confidence ». La confiance rationnelle quant à elle sera souvent rejetée hors des limites de la confiance (en particulier par la Nouvelle sociologie économique) et plutôt considérée comme une anticipation des risques de l’interaction assez classique en théorie des jeux dans un contexte informationnel donné [Kreps, Wilson 1982].
10La confiance rationnelle ou calculée [Laurent, 2012, p. 28] procède d’une logique calculatoire [Hardin, 2004 ; Williamson, 1991, 1993] telle que l’envisagent la plupart des économistes néo-classiques. Face à un choix de coopération, les acteurs analysent les coûts et les gains marginaux attendus de chaque action ; ils déterminent rationnellement s’ils doivent accorder ou non leur confiance à la réussite de la coopération. Le référentiel est le critère de l’efficience, à savoir le fait d’atteindre son objectif au moindre coût. L’agent peut faire preuve d’opportunisme en cas de contrat défaillant ou d’asymétrie informationnelle. Dans le cadre de relations inter-organisationnelles, cette confiance nécessite la présence de systèmes de gouvernance qui précisent les droits et devoirs des agents, ce qui implique alors la rédaction de contrats aussi complets que possible où l’ensemble des éléments jugés clés sont évoqués de manière explicite par les parties prenantes [Sako, 1999]. La confiance est renforcée grâce à un calcul rationnel qui incite les individus à ne pas tricher en raison des sanctions contractuelles prévues ou d’une réputation ternie [Kreps, Wilson 1982]. Cette confiance peut s’objectiver, par exemple à partir de la densité du réseau social (nombre de relations existantes sur le nombre total possible) et d’un faible nombre de trous structuraux [Burt, 2007]. Elle est donc toute relative et correspond bien au postulat de rationalité opportuniste adopté par la Théorie des coûts de transaction (TCT). Orléan [2000] insiste sur le fait que cette confiance, même purement calculatoire, doit nécessairement se référer à un cadre extérieur à l’économie. Pour des sanctions contractuelles, par exemple, il est nécessaire qu’existe dans l’environnement des agents un système légal dans lequel les engagés ont suffisamment confiance pour croire que les manquements aux engagements seront punis. Ceci rejoint la confiance institutionnelle. De la même façon, croire en la valeur de la réputation implique l’existence de la confiance relationnelle : on n’observe pas de réelle indépendance de la confiance rationnelle.
11Sur cette base, on conçoit que le coût d’une transaction ne peut plus être limité à l’échange lui-même, mais inclut également la mise en place de garanties (par les institutions formelles ou informelles) qui sécurisent les intervenants des échanges. La TCT, introduite par Coase [1937] et développée par Williamson [1985, 1993, 1994], vise ainsi à expliquer par la réduction des coûts globaux de l’échange pourquoi certaines formes organisationnelles prennent le pas sur d’autres. Pour appréhender cette théorie, il faut poser au préalable certaines hypothèses de comportement de la part des agents (rationalité limitée et opportunisme) [Williamson, 1994], mais aussi concevoir la transaction à travers trois attributs – incertitude, fréquence et spécificité des actifs –, auxquels deux autres peuvent s’ajouter – connexité avec d’autres transactions et simplicité d’évaluation [Williamson, 1996].
12L’incertitude d’une transaction peut comprendre plusieurs dimensions, que l’on réduit en général à la qualité et au mode de paiement. Un acheteur a besoin d’être sûr que le produit acheté sera de la qualité voulue, ce qui peut être plus ou moins difficile à déterminer et peut même ne pas être révélé lors de la consommation du bien (par exemple pour connaître l’origine ou le processus de fabrication, contrairement à la fraîcheur ou au goût). Dès que la transaction implique des échanges décalés dans le temps, un risque s’installe comme, par exemple pour un vendeur, le risque du défaut de paiement.
13Ce type d’incertitude peut d’un certain point de vue être corrigé par la répétition des transactions dans le temps. Si vendeur et acheteur se rencontrent souvent, une négociation ex post peut s’engager sur la qualité et il peut être attendu que le vendeur « répare » par un geste l’insatisfaction de l’acheteur [Rouchier, Mazaud, 2004]. Symétriquement, un vendeur qui sait où et quand retrouver un acheteur s’inquiète moins d’obtenir des garanties à l’échange.
14La régularité des interactions peut, a contrario, produire une dépendance réciproque dangereuse pour les deux parties de l’échange, du fait de la spécificité des actifs mis en œuvre [Ghertman, 1994]. Les actifs sont les moyens mobilisés en vue de la production et de l’échange, en particulier l’investissement technique ou la spécialisation des produits qui permettent éventuellement des économies d’échelle et de temps [1]. Si les actifs sont acquis en vue de la transaction, mais ne peuvent être utilisés à une autre fin, ils seront considérés comme très spécifiques et le coût de redéploiement des actifs (matériels et immatériels) engagés dans la transaction sera inclus dans les coûts de transaction. Leur valeur conditionne donc la structure de gouvernance idéale pour cette transaction. Williamson [1996, p. 378] considère que « dans le secteur commercial (activités économiques), trois formes discrètes de structure de gouvernance sont généralement distinguées : le marché classique, la contractualisation hybride et la hiérarchie ». La coordination par le marché spot (échange immédiat d’un bien contre un bien ou une valeur de contrepartie) cède la place à une contractualisation bilatérale (forme hybride) qui, à son tour, est supplantée par une contractualisation unifiée (firme) au fur et à mesure que la spécificité des actifs s’accentue. Dans la lignée de Williamson, d’autres travaux montrent l’intérêt d’une analyse fine des modes de gouvernance et de leur environnement institutionnel [Ghertman, 1994, 2003 ; Ménard, 2003].
15La confiance relationnelle, interpersonnelle ou encastrée [Laurent, p. 30] est perçue comme une importante ressource sociale qui permet une meilleure coordination des interactions [Mayer et al., 1995]. La mise en place de routines communes générées par des échanges fréquents et divers constitue l’une des sources principales de production de la confiance relationnelle [Mangematin, 1998] envisagée comme un investissement en capital social. Fafchamps et Minten [2002] montrent que les réseaux sociaux en Afrique (tissés par les communautés ethniques ou les liens familiaux) jouent un rôle important dans la bonne marche des affaires. Ils permettent aux commerçants de négocier entre eux de manière à se prêter mutuellement confiance par l’échange d’informations sur les prix, l’économie de coûts d’inspection, de transaction, des avances financières, etc. Cette forme de confiance se distingue donc nettement de la précédente, en ce sens qu’elle se conçoit comme un investissement délibéré, patient et coopératif, plutôt que par des droits de propriété et de structures de contrôle visant à se prémunir contre le risque moral du partenaire. Elle peut même être spontanée et se concevoir comme un don selon le sociologue Georg Simmel, avec un engagement moral réciproque des contractants, car l’individu qui se voit attribuer la confiance d’autrui se trouve autant engagé que la personne qui la lui a accordée [Louis Quéré, préface, in Tazdaït, 2008, p. 13]. Elle implique également un pari dans le fait que l’autre sera de comportement constant. Pour se développer, chaque intervenant se place en situation de dépendance vis-à-vis de l’autre et de ce fait prend un risque. C’est pourquoi certains considèrent que cette méthode de création de la confiance est peu coûteuse en comparaison de créations institutionnelles plus complexes [Ariely, 2010]. Ce type de confiance dépasse en revanche largement le cadre des seuls échanges économiques et celui de l’intérêt personnel, car il peut avoir des conséquences pour la société dans son ensemble, voire présenter parfois un caractère qui peut sembler irrationnel d’un strict point de vue économique quand se mêlent à l’intérêt commercial d’autres valeurs [Laurent, 2012].
16Pour certains auteurs [Luhmann, 1988 ; Lewis, Weigert, 1985], la confiance est un attribut collectif partagé entre les individus grâce à des construits normatifs et sociaux. La confiance institutionnelle [Williamson, 1993] repose ainsi sur des systèmes formels comme des procédures, des règles, des normes [Rouchier, 2004] ou sur des structures informelles comme les valeurs sociétales [Barney, Hansen, 1994]. La confiance placée dans les institutions ou confiance systémique [Luhmann, 1988] permet de fonder la conviction que le partenaire respectera certaines règles et normes sociales, et cela favorise un sentiment de sécurité. Les garanties structurelles réduisent objectivement le risque, en limitant la probabilité d’un comportement opportuniste qui devient plus coûteux, et favorisent ainsi la confiance. La confiance placée dans les institutions n’est pas indépendante de la confiance rationnelle et calculatoire décrite plus haut ; elle constituerait même une voie de sortie du paradoxe de la confiance interindividuelle décrit par les économistes [Tazdaït, 2008, p. 16]. C’est parce que les individus ne peuvent toujours se faire confiance entre eux (au sens d’une coopération) qu’ils fondent des institutions auxquelles ils délèguent le pouvoir d’arbitrage et celui de veiller au bon déroulement des échanges [Williamson, 1993].
17Dans le contexte de notre étude, les mareyeurs connaissent le risque de manquer d’approvisionnement, tout en interagissant avec des pêcheurs qui peuvent quant à eux souffrir de nombreux invendus. Pour limiter ces risques, de nombreuses formes de coordination hybride sont apparues sur le marché camerounais du poisson : pré-achat des produits, financement du matériel de pêche par les acheteurs, délais de paiement accordés aux mareyeurs par les pêcheurs. Après la mise en place d’un marché « organisé », alors que les acteurs s’acclimataient à ces nouveaux espaces de calculabilité [Callon, 1998], les formes hybrides auraient dû disparaître pour céder la place à des relations marchandes impersonnelles. C’est cette hypothèse que nous testons grâce à nos données d’enquête. Nous observons également l’effet que la mise en place du marché a eu sur les prix, dans la mesure où plusieurs effets peuvent s’envisager : une tendance à la baisse des prix par la moindre dépendance des acteurs entre eux et les moindres risques de mévente dans un marché plus organisé [Weisbuch et al., 2000], ou à l’inverse une hausse des prix, car les vendeurs gagnent du pouvoir quand ils peuvent avoir affaire à de nombreux acheteurs [Garcia-Parpet, 1986 ; Guillotreau, Jiménez-Toribio, 2011].
3 – Les marchés au poisson de Kribi et la création du CECOPAK
18La mise en place récente du CECOPAK (Centre communautaire de pêche artisanale de Kribi) constitue une innovation organisationnelle majeure dans la commercialisation du poisson frais au Cameroun. Celui-ci est doté d’instruments qui permettent de rendre les transactions moins opaques au sens de Debril [2000] (balances précises, facilité de circulation dans une halle à marée) et de simplifier le travail des vendeurs et acheteurs, par exemple grâce à des aides à la conservation (fabrique de glace notamment). Ce marché, organisé pour faciliter les échanges entre les agents en introduisant davantage de transparence dans les transactions, peut contribuer à installer la confiance institutionnelle des opérateurs grâce à une pesée précise et des coûts de transaction réduits. Dès lors, nous postulons que les relations interpersonnelles (confiance relationnelle mesurée par la durée des relations marchandes, l’exclusivité vis-à-vis d’un faible nombre d’agents et par la connexité avec d’autres services associés à la transaction) s’effacent à mesure que la confiance institutionnelle induite par le CECOPAK se renforce. Cette hypothèse est testée au moyen d’une enquête réalisée auprès de 213 opérateurs (170 pêcheurs et 43 mareyeurs) dans la région de Kribi (Cameroun), dont l’activité est répartie sur cinq marchés, le CECOPAK et quatre autres marchés sans infrastructure particulière. La présente section décrit le contexte d’apparition de ce marché organisé, les caractéristiques sociodémographiques des opérateurs, la méthodologie de l’enquête, ainsi que les premiers résultats descriptifs obtenus.
3.1 – Le contexte de la création du CECOPAK
19De par sa situation au fond du golfe de Guinée, le Cameroun dispose d’une façade maritime de quelque 360 kilomètres de long (voir cartes dans l’annexe 3). Kribi, située au sud, est la première cité balnéaire du pays. C’est dans cette ville que nous avons mené nos enquêtes. Elle nous intéressait à deux titres : non seulement les activités de pêche y sont très importantes, mais en outre un marché « organisé » y a été implanté en 2006. Le CECOPAK a ainsi été construit sur l’ancien débarcadère de Mboa-Manga (cf. annexe 2). Sur une production locale estimée à 1 340 tonnes de poissons réparties en cinq débarcadères (annexe 3), 422 tonnes de poissons (toutes espèces confondues) et de crustacés y ont été écoulées en 2009.
20Afin de résoudre un certain nombre de problèmes auxquels l’Administration des pêches et les communautés de pêche faisaient face (manque d’informations sur les captures et les prix, pouvoir des intermédiaires marchands face à l’isolement et à la désorganisation des pêcheurs, fragmentation structurelle de l’offre, problème d’accès au crédit, etc.), l’Administration des pêches a décidé en 2004 de créer le CECOPAK, en s’appuyant sur le Comité de développement du débarcadère de Mboa-Manga (CDDM), organisation déjà fonctionnelle sur ce site.
21Le CECOPAK a été conçu dès l’origine non seulement comme un outil permettant de désenclaver les campements de pêche éloignés et de les rapprocher du centre urbain, mais aussi et surtout comme un moyen d’améliorer la transparence des marchés entre pêcheurs et mareyeurs. La concentration de moyens ainsi opérée permet de rapprocher les pêcheurs des premiers acheteurs et des consommateurs afin d’atténuer le pouvoir des mareyeurs. D’autres objectifs secondaires ont été assignés par les autorités à ce centre communautaire : l’intégration de la pêche artisanale au circuit formel ; le maintien de l’effort de pêche et la concentration des activités liées à la pêche artisanale à un niveau compatible avec les impératifs environnementaux ; l’augmentation des revenus de la filière pêche par une meilleure valorisation des produits ; la réorganisation de l’activité de pêche en intégrant les marins et les membres de leur famille dans un processus de formation continue et de constitution de coopératives pour sauvegarder leurs intérêts ; la sécurisation du matériel de pêche ; la mise en valeur de l’activité de pêche artisanale pour le tourisme ; le désenclavement des zones littorales et leur intégration dans le tissu socio-économique régional ; la réduction des pertes après capture et l’amélioration des circuits de distribution et de commercialisation du poisson.
22Le CECOPAK a représenté un coût de 2 milliards de F CFA (environ 3 M €) financé en majeure partie par la Coopération japonaise. Il comprend une zone administrative de gestion du centre (présence permanente des services de suivi et de contrôle), une salle de réunion et une zone de débarquement et de traitement des captures. Cette dernière inclut une aire de débarquement, une fabrique de glace, une chambre froide pour l’entreposage de glace, une « salle de marchés » ou halle au poisson aménagée et compartimentée avec, dans chaque compartiment, une bascule pour la pesée, un étal carrelé (voir photo en annexe 2) sur lequel les produits sont exposés pour la vente après avoir été triés, des caisses isothermes pour la conservation du poisson, etc. La chambre froide du CECOPAK sert uniquement au stockage de la glace et n’agit donc pas directement sur la formation du prix par une vente différée des produits. Toutefois, la ville de Kribi est pourvue de plusieurs chambres froides qui sont à la disposition des pêcheurs en cas de pêche abondante, mais nous considérons son rôle dans la formation des prix comme limité, les débarquements trouvant aisément preneurs dans la majeure partie de l’année. Enfin, une zone de restauration (barbecue) a également été prévue, ainsi qu’une zone de réparation et de gestion des équipements de pêche (ateliers de réparation de moteurs hors-bord, de construction et réparation de pirogues, de ramendage de filets de pêche et de magasins d’entreposage).
23En complément des améliorations structurelles que ces infrastructures peuvent apporter dans l’établissement de données statistiques du secteur de la pêche, l’opportunité de mettre en place de manière permanente un observatoire des prix (et des volumes) pourrait être envisagée par les autorités publiques. Un tel dispositif permanent permettrait à l’Administration des pêches de réagir rapidement en cas de changement majeur : hausse des prix, chute des volumes des produits. Le gouvernement pourrait ainsi prendre des mesures rapides pour pallier un éventuel problème de sécurité alimentaire, en baissant temporairement les charges des commerçants ou en modifiant les droits d’accès portuaire.
24En matière de gouvernance, le CECOPAK est cogéré par l’Administration des pêches et les communautés de pêche via un comité de gestion de onze membres (six issus de l’Administration des pêches et cinq de la communauté des pêcheurs). Le Comité se réunit deux fois par an sous la présidence du ministre en charge des Pêches ou son représentant. La direction du CECOPAK est elle-même composée du directeur et de son adjoint, d’un comptable, un caissier, deux machinistes et une secrétaire. L’adhésion au CECOPAK est régie par un règlement intérieur qui définit les modalités d’utilisation des infrastructures et services en vue d’assurer les transactions et la distribution des produits de pêche dans le respect des normes sécuritaires et sanitaires. Les armateurs, pêcheurs, mareyeurs, fabricants de pirogues, mécaniciens de moteurs hors-bord, braiseuses de poisson du secteur de la pêche artisanale sont les principaux utilisateurs des services proposés par le CECOPAK. Ils doivent au préalable obtenir une autorisation délivrée par la direction du CECOPAK. La durée de validité de cette autorisation est d’un an renouvelable. Les conditions de délivrance et de renouvellement des autorisations d’utilisation sont fixées par la direction du CECOPAK. Les utilisateurs du CECOPAK sont assujettis à un droit d’accès aux services qui leur sont proposés selon les modalités fixées par la direction (contrat, paiement cash, location mensuelle, etc.). Les montants des droits d’utilisation ou de location des infrastructures et équipements sont fixés par le comité de gestion.
3.2 – Les caractéristiques sociodémographiques des opérateurs du marché
25Les principaux acteurs présents dans ce marché sont : les pêcheurs, les mareyeurs [2], les détaillants et les restauratrices (braiseuses de poisson).
26Les pêcheurs constituent le tout premier maillon de la commercialisation du poisson sur ce marché, car ils commercialisent les captures de leurs propres unités de pêche. Ces pêcheurs sont d’origines diverses, avec les Camerounais largement majoritaires, dans les proportions de près de 95 % et environ 5 % pour les étrangers (Nigérians en l’occurrence). Parmi les pêcheurs camerounais qui débarquent au CECOPAK, les Batanga constituent la principale ethnie autochtone, à côté des Ewondo, Boulou, Yassa, Douala et Yabassi. Les communautés sont plus ou moins spécialisées dans l’utilisation des techniques et engins de pêche. Les pêcheurs artisans utilisent des engins (filets maillants de fond, de surface et palangres) et techniques de pêche en fonction de leurs traditions, des moyens financiers disponibles, des saisons et des espèces de poissons recherchées.
27Puis viennent les mareyeurs (encore appelés « bayam-sellam », expression autochtone dérivée de l’anglais buyer-seller) qui constituent la catégorie professionnelle dont les fonctions sont les plus diverses : achat des produits de pêche au CECOPAK et sur les plages des autres débarcadères, conditionnement, transport, allotissement, distribution et vente en demi-gros ou au détail à d’autres revendeurs ou à des particuliers sur les marchés parfois très éloignés (Yaoundé et Douala par exemple). Le bar, la carpe, le capitaine, le barracuda, la sole, la langouste et la crevette sont les espèces les plus commercialisées. Si la pratique de la pêche est exclusivement l’affaire des hommes, le mareyage est quant à lui dominé par les femmes. Dans l’ensemble, les femmes jouent un rôle de premier plan dans le mareyage et la distribution des produits de pêche : elles représentent plus de 76 % des mareyeurs. Le plus souvent, elles pratiquent cette activité à titre principal. Elles remplissent également une fonction importante de financement de la pêche. Un certain nombre d’entre elles investissent directement dans la pêche afin de sécuriser leurs approvisionnements. Les plus gros mareyeurs (en termes de chiffre d’affaires) viennent de Yaoundé. Avec près de 50 %, les Batanga (originaires de Mboa-Manga, où est construit le CECOPAK) forment l’ethnie la plus représentée dans ce marché, suivie des Bamilékés (21 %). Les Bassa, Bulu, Bakoko, Fan et Mabi viennent loin derrière ces deux premières ethnies. Toutefois, les plus gros mareyeurs se recrutent chez les Bamiléké qui constituent l’une des ethnies les plus dynamiques en matière de commerce au sud Cameroun.
28Les détaillants, formés exclusivement de femmes, constituent la catégorie d’intermédiaires de loin la plus nombreuse. Ils achètent les produits de pêche sur place (au CECOPAK) et les revendent exclusivement aux consommateurs et aux touristes de localités diverses.
29Les braiseuses de poisson. À côté de la halle au poisson se trouve un hangar dans lequel les femmes (généralement les épouses des pêcheurs) braisent du poisson frais pour une clientèle très variée (touristes, fonctionnaires et pêcheurs ayant débarqué). Cette catégorie d’acteurs, bien que présente sur ce marché, n’a pas d’impact sur les relations entre pêcheurs et mareyeurs et c’est pourquoi nous n’en parlons pas davantage dans cet article.
30Les débarcadères, objets de cette étude, sont localisés selon un découpage ethnique. Les mareyeuses Batanga de Mboa-Manga qui sont basées au CECOPAK achètent presque exclusivement le poisson aux pêcheurs de la même ethnie. C’est le même cas pour les « Mabi » dans les débarcadères de Ngoyé et de Lycée. Toutefois, au sein du CECOPAK, les relations familiales ou ethniques ne sont plus suffisantes pour garantir l’approvisionnement, même si elles ont joué un rôle prépondérant au démarrage de l’activité, avant la mise en place du « marché organisé ». Les données de l’enquête révèlent que 60 % des mareyeurs ont des liens particuliers (liens familiaux ou ethniques) avec leurs fournisseurs, contre 40 % qui déclarent n’avoir que des relations de simple clientèle indépendantes du lien ethnique.
31En dehors du CDDM, qui est un groupement professionnel local, d’autres associations de type tribal, familial, des groupements d’initiative commune (GIC) ou encore des groupes de tontine peuvent coexister, mais il n’existe pas d’organisation de type coopératif pouvant défendre les droits des pêcheurs ou des mareyeurs dans leur ensemble.
3.3 – Méthodologie de l’enquête
32L’étude a été menée sur les cinq principaux débarcadères [CECOPAK, Londji, Lycée, Ngoyé et Mbwambé] situés dans le périmètre urbain (voir carte en annexe 3), parmi les dix que compte la ville de Kribi.
33Ceux-ci ont été divisés en deux groupes en fonction des infrastructures portuaires existantes, de l’importance des débarquements et de l’affluence des bateaux et des clients les jours de marché. Le CECOPAK constitue seul le premier groupe, caractérisé par des débarquements relativement importants et des infrastructures portuaires modernes. Les quatre autres marchés constituent le second groupe, en raison de leur moindre importance en termes d’infrastructures et de débarquement. Les enquêtes de terrain y ont été réalisées sous forme d’interviews semi-structurées d’une durée moyenne de 45 minutes par personne. L’enquête a porté sur 170 pêcheurs propriétaires d’unités de pêche et 43 mareyeurs, soit 213 individus sur une population totale de 342 (taux de sondage = 62 % ; tableau 1). Le choix des enquêtés s’est fait par échantillonnage aléatoire stratifié, en tenant compte de la représentativité de chaque groupe d’acteurs dans les sites.
Répartition des enquêtés par rapport à la population de référence

Répartition des enquêtés par rapport à la population de référence
34Le recueil des informations s’est effectué entre 2008 et 2009 à l’aide de deux questionnaires : l’un réservé aux mareyeurs et l’autre aux pêcheurs. Les entretiens étaient axés sur une série de questions portant sur les informations générales relatives aux enquêtés (sexe, âge, ethnie, expérience, jours d’activité, quantités achetées ou vendues, etc.), les conditions de marché (fixation du prix, financement), la nature des relations sociales (nombre de partenaires, fréquence et durée des relations), l’utilisation ou non du CECOPAK par les acteurs (implication lors de son implantation, motivations, usages, impact…). Les statistiques descriptives de l’enquête sur les pêcheurs, utilisée ultérieurement dans un modèle logit, sont présentées dans l’annexe 1 [3].
35Les données de base ont été saisies sur Excel et importées dans le logiciel Spad. En ce qui concerne le traitement de ces données, un modèle logit et des tests d’hypothèse fondés sur le KHI2 ont été conduits pour tester le lien de dépendance entre l’appartenance au CECOPAK et le lien offreur-demandeur. Par ailleurs, une Analyse des correspondances multiples (ACM), suivie d’une Classification ascendante hiérarchique (CAH) en trois classes, a été menée sur la population des 43 mareyeurs sur la base d’une vingtaine de variables issues de l’enquête et décrivant leur relation avec les fournisseurs.
3.4 – Premières observations sur l’accueil du CECOPAK par les opérateurs
3.4.1 – Une adoption réussie
36Les résultats de l’enquête montrent que tous les pêcheurs débarquant au CECOPAK utilisent tous les services mis en place (halle à marée, location de caisses isothermes, achat de glace, etc.). Pour les pêcheurs, les raisons avancées en faveur du choix du CECOPAK sont par ordre d’importance décroissante : la proximité du marché par rapport au lieu d’habitation ; la diversification de la clientèle ; l’accès aux infrastructures modernes avec des services innovants ; la possibilité d’y vendre mieux qu’ailleurs ; la précision dans le système de pesée et l’amélioration de la qualité des produits. Ce nouveau marché a modifié les anciennes conditions de négociation entre les partenaires. Ainsi, 9 % seulement des pêcheurs continuent à vendre le poisson à leurs anciens clients, tandis que les 91 % restants déclarent avoir trouvé de nouveaux clients en supplément ou en remplacement des anciens.
37Du côté des mareyeurs, les mobiles ayant présidé au choix du CECOPAK sont par ordre d’importance décroissante : le volume important des captures débarquées ; la présence sur ce marché de clients réguliers ; la proximité du marché par rapport à leur domicile ; l’approvisionnement régulier en glace ; la qualité appréciable du poisson ; l’information régulière sur la situation du marché et la facilité de transport des produits vers les points de distribution. La mise en place du CECOPAK a également modifié les anciennes conditions de négociation avec les partenaires : ainsi, 86 % des mareyeurs ont trouvé de nouveaux fournisseurs qui s’ajoutent aux anciens, 7 % ont maintenu leurs anciens fournisseurs, alors que 7 % ont renouvelé entièrement les leurs.
38Pour 80 % des pêcheurs et 74 % des mareyeurs, la mise en place du CECOPAK a eu un impact à la hausse sur le prix du poisson. On note également l’asymétrie d’adhésion logique vis-à-vis de la nouvelle institution entre offreurs et demandeurs : 92 % des pêcheurs pour seulement la moitié des mareyeurs consultés avaient émis un avis favorable avant sa création.
3.4.2 – Des transactions marquées par l’incertitude et la spécificité
39La transaction entre pêcheurs et mareyeurs est marquée par une incertitude et une forte spécificité des actifs. L’incertitude est liée aux faibles quantités débarquées, à la qualité variable des produits et à l’accès difficile aux capitaux par les pêcheurs (93 % de pêcheurs manquent du fonds de roulement nécessaire au financement de leurs marées). La spécificité temporelle due à la périssabilité des produits introduit une faible redéployabilité des moyens engagés dans la transaction (le stockage des produits en chambre froide reste marginal). On observe ensuite des spécificités cognitives, car la gestion de la qualité oblige les parties à développer des connaissances idiosyncrasiques sur leurs partenaires. Les mareyeurs doivent connaître les exigences en termes de qualité et de quantité de leurs clients qui, eux-mêmes, doivent connaître les capacités des mareyeurs à les leur fournir. La répétition d’interactions génère des apprentissages sur la manière d’améliorer l’efficacité des solutions de coordination [Brousseau, 1996]. Les mareyeurs réalisent des investissements importants pour leur image de marque à travers des investissements en ressources humaines et en équipements dans l’achat de produits frais. Ces investissements constituent des actifs spécifiques difficilement redéployables et peuvent être perdus en cas de comportements opportunistes des fournisseurs. On se souvient que la spécificité des actifs est justement ce qui, selon la TCT, doit pousser les acteurs à formaliser leurs transactions et à constituer des arrangements institutionnels pour éviter une trop grande variabilité du marché. Les accords qui s’inscrivent dans la durée sont parfois assortis de clauses de crédit, qui rendent les transactants encore plus dépendants et peuvent faire « déborder » les relations « marchandes » dans un cadre élargi, c’est-à-dire engager d’autres critères que le seul prix du poisson [voir les notions de framing et d’overflowing, in Callon, Introduction, 1998]. De façon circulaire, la dépendance à certaines qualités ou arrangements (le mareyeur craint de ne pas trouver le produit conforme aux caractéristiques souhaitées et le pêcheur de ne pas pouvoir écouler une marchandise périssable et spécifique à la demande de son client) augmente la tendance à la coordination hybride [Ménard, 1996] et celle-ci, en retour, rend les acteurs encore plus dépendants les uns des autres.
3.4.3 – Formation des prix
40Le CECOPAK ne s’apparente pas à une vente aux enchères organisée, mais plutôt à une vente de gré à gré grâce à l’information immédiate des acheteurs sur le prix du poisson. Ce dernier est le résultat d’une consultation collective en début de vente par les acheteurs de quelques patrons-pêcheurs qui, en fonction de la saison et surtout des prises de la marée, fixent un prix qui sert de prix de référence au cours de la journée. À ce titre, le CECOPAK représente un lieu de regroupement de l’offre et de la demande, à l’image d’expériences analogues étudiées dans d’autres contextes [Garcia-Parpet, 1986 ; Debril, 2000 ; Rouchier, 2004]. Dans la littérature économique, il est souvent constaté que le mode d’organisation des échanges et la dynamique des réseaux sociaux influencent significativement les prix en niveau et en variabilité [Kirman, 2001]. La participation d’acheteurs distants via des protocoles Internet de vente aux enchères synchronisée dans les halles à marée françaises a ainsi contribué à soutenir les prix de certaines espèces [Guillotreau, Jiménez-Toribio, 2011]. Toutefois, les prix obtenus selon les formes d’organisation marchande (enchères, gré à gré, etc.), qui conditionnent la mise en réseau des acteurs, peuvent varier en fonction des caractéristiques des acheteurs et des produits vendus [Mignot et al., 2012].
41Dans le cas du CECOPAK, malgré un prix de référence quotidien, une variété des prix de transaction est constatée pour différentes raisons. Les pêcheurs effectuent des marées de durée sensiblement équivalentes (trois jours) et prennent leurs dispositions pour rentrer au port de pêche dans un laps de temps resserré afin d’exprimer l’offre au même moment. S’il arrive que les retours soient plus étalés, les prises des premières pirogues qui accostent constituent la base d’évaluation de ce que sera l’offre du jour. Les négociations se déroulant au vu et au su de tous, le prix final adopté est le résultat de grandes discussions collectives (« bargaining ») entre groupes de pêcheurs et de mareyeurs. Toutefois, il ne correspond pas au prix réellement acquitté par tous les mareyeurs et certains clients particuliers (hôteliers, restaurateurs, etc.). Ceux qui sont engagés dans des accords plus larges (ex. : financement) avec les pêcheurs bénéficient en effet de la priorité d’achat et/ou d’une baisse substantielle du prix du jour par rapport à ceux qui fonctionnent hors accord. Enfin, il arrive également que des cas d’entente entre opérateurs puissent modifier le prix en cours de journée.
42Les prix au débarquement sont caractérisés par l’ampleur des fluctuations à court et à moyen terme. Les cas de variation d’amplitude sur les prix surviennent lorsque les prises sont vraiment abondantes ; on observe alors des chutes de prix pouvant aller de 20 à 40 % entre le début et la fin des débarquements. Le facteur spatial et l’état du poisson pèsent lourdement sur la formation des prix : la dispersion de certains points de débarquement et la concentration de la demande dans les marchés urbains expliquent pourquoi les débarcadères les plus proches des centres de consommation profitent de prix plus élevés, contrairement aux petits centres de débarquement où la demande des mareyeurs est moins importante. Le prix de vente du bar débarqué au CECOPAK, situé au cœur de la ville de Kribi, est plus élevé que celui débarqué à Bwambé, Londji, Ebodjie et Campo situés respectivement à 10, 20, 50 et 70 km de Kribi. Par exemple, lorsque le kilo de bar coûte 2 500 F CFA au CECOPAK, il est à 1 500 à Bwambé, oscille entre 2 000 et 2 200 à Londji et 1 000 F CFA à Ebodjié et Campo. Des différences notables existent entre espèces et reflètent à la fois les préférences des consommateurs et les coûts d’approvisionnement auprès des pêcheurs. Toutefois, de l’avis des pêcheurs, le prix du poisson est influencé par plusieurs facteurs dont les plus importants sont : le volume global des captures sur le marché, l’espèce de poisson, la saison de pêche, la taille et la fraîcheur du poisson. Le prix de cession minimal arrêté par les pêcheurs prend en compte les pertes occasionnées par d’éventuelles sorties antérieures et couvre aussi l’amortissement des investissements en matériel et surtout en carburant. La fixation des prix elle-même est donc intégrée dans un système hybride, prenant en compte la fidélité et la dépendance des agents vis-à-vis du crédit.
4 – Substituabilité ou complémentarité entre confiance institutionnelle et relationnelle ?
43Dans le cas de la commercialisation du poisson, le marché et les formes hybrides apparaissent comme complémentaires [Brousseau, Codron, 1998]. Pour les mareyeurs, le choix d’une seule stratégie d’approvisionnement ne convient pas, car ils desservent une clientèle importante et variée. Ils ne peuvent donc suivre des stratégies commerciales trop ciblées. En choisissant une politique centrée exclusivement sur la qualité, ils ne pourraient être ainsi capables de s’aligner sur les prix des concurrents et se priveraient d’une bonne partie de la clientèle. De la même manière, s’ils font abstraction de la qualité, ils se priveraient également d’une partie de la clientèle. Ils sont donc contraints de viser simultanément les deux objectifs.
44Notre hypothèse initiale nous pousse ici à vérifier dans quelle mesure les acteurs qui ont accès à un marché très organisé et structuré, auquel les acteurs accorderaient leur confiance (institutionnelle), ont plus ou moins tendance à délaisser des formes hybrides de transactions préexistantes qui relèveraient davantage de la confiance relationnelle. Nous objectivons la confiance relationnelle placée dans ces formes hybrides au regard de trois attributs qui sont comparés dans et hors du marché organisé :
- l’inscription dans la durée des relations contractuelles offreurs-demandeurs : l’ancienneté des relations crée une familiarité rassurante et des comportements prévisibles chez les partenaires de l’échange qui ne seraient plus nécessaires lorsque la confiance devient institutionnelle [Granovetter, 1985 ; Gulati, 1995 ; Doney, Cannon, 1997] ;
- l’exclusivité mesurée par le nombre de partenaires commerciaux différents : un faible nombre de partenaires traduirait ainsi une forme de quasi-intégration marchande par opposition aux opportunités d’un marché libre et concurrentiel où les partenaires sont nombreux [Brousseau, Codron, 1998 ; Kirman, Vriend, 2001 ; Brulhart, 2002 ; Kirman, 2007] ;
- l’importance des services annexes à la transaction, au premier rang desquels les avances consenties par le client et assorties du financement des équipements de pêche débordent du cadre stricto sensu de l’échange de produits [Platteau, Abraham, 1987 ; Fafchamps, Minten, 1999 ; Rouchier, Mazaud, 2004]. Le recentrage sur la seule relation d’échanges de produits nous éloignerait ainsi de formes contractuelles hybrides plus interpersonnelles. Le degré de dépendance qui s’instaure pour l’acheteur dans ce contexte marque potentiellement la différence entre la simple loyauté pour un vendeur et la confiance marquée par un choix d’engagement de facto à plus long terme.
4.1 – Test global de l’adhésion au CECOPAK
45Nous avons tout d’abord effectué une estimation multiple de la probabilité d’adhérer au CECOPAK pour les pêcheurs et les mareyeurs. La fonction est un logit ayant pour variables explicatives Xi :
- Lien social avec le client (de type ethnique, familial…) (oui, non)
- Nombre de clients par marée ; 3 modalités (< 5, > 5)
- Variation du nombre de clients (oui/non)
- Durée de la relation client (< 1 an, 2-10 ans, >10 ans, non définie)
- Financement de la marée par l’acheteur (avance, pas d’avance)
- Délai de paiement au client (oui, non)
- Âge (continue)
- Expérience (continue)
- Captures haute saison (continue)
- Captures basse saison (continue)
46Cette fonction suit la loi de probabilité suivante :

48À l’aide d’une procédure stepwise (pas à pas), à chaque ajout de variable, la procédure bidirectionnelle (forward et backward) vérifie s’il y a lieu ou non de retirer une des variables déjà introduites. Le processus s’arrête lorsqu’il n’est plus possible d’ajouter ni de retirer une variable. Concernant les pêcheurs, le meilleur modèle estimé est contenu dans le tableau 2 :
Résultats du modèle logit testé sur les données des pêcheurs

Résultats du modèle logit testé sur les données des pêcheurs
* Significatif au seuil de 10 %, ** 5 % et * 1 %49Le signe positif d’un coefficient s’interprète comme le surcroît de probabilité d’adhésion au CECOPAK. Un signe négatif s’interprète comme une influence négative de la modalité ou de la variable sur la probabilité d’adhésion. On observe que l’expérience des pêcheurs agit négativement sur la probabilité d’adhésion au marché organisé. Par exemple, toutes choses égales par ailleurs, la probabilité de rejoindre le CECOPAK pour un pêcheur doté de cinq ans d’expérience est de 90,7 % [4] tandis qu’un pêcheur ayant vingt ans d’expérience voit sa probabilité d’adhésion chuter à 63 %. L’influence de la durée de la relation-client semble agir également de manière significative, mais souffre d’un nombre important d’observations pour lesquelles cette durée n’est pas définie. La modalité de référence ayant une durée très courte (? 1 an), on montre qu’une durée plus longue comprise entre deux et dix ans affecte négativement la probabilité de rejoindre le CECOPAK, mais une durée plus longue encore (> 10 ans) n’est plus significative.
50Enfin, le nombre de clients par marée agit également de manière significative sur la probabilité d’adhésion. Les pêcheurs ayant un nombre de clients restreint ont moins de chances de vendre sur le marché organisé que ceux ayant au moins cinq clients. La causalité pourrait selon toute vraisemblance également se lire de manière inverse : le fait de vendre le produit de sa pêche dans le CECOPAK permet de toucher davantage de clients.
51En revanche, certaines variables pour lesquelles une liaison bilatérale est montrée grâce à un simple test de Khi2 (voir sections suivantes et annexe 1) ne sont plus significatives dans un modèle prédictif de type logit, comme le délai de paiement accordé au client acheteur par exemple. Ceci ne veut pas dire qu’une telle liaison n’existe pas entre les deux variables, mais simplement que la variable ne peut contribuer à un modèle explicatif mobilisant une combinaison linéaire des variables prédictives.
4.2 – Durée des relations entre partenaires
52La durée des relations existant entre les partenaires peut faire office d’indicateur du lien interpersonnel (figure 1). Ces relations sont rendues stables par le fait de traiter avec le(s) même(s) fournisseur(s) aussi longtemps que possible. Pour les pêcheurs, le test est concluant au seuil de 1 % [KHI2 = 34,46 avec 4 ddl/PROBA (KHI2 > 34,46) = 0,000], i.e. la relation est plus durable hors CECOPAK que dans le CECOPAK. En revanche, ce test n’est pas concluant chez les mareyeurs [KHI2 = 4,37/3 ddl/PROBA (KHI2 > 4,37) = 0,225] où l’hypothèse d’indépendance des deux critères n’a pu être rejetée. Ainsi, 58 % des mareyeurs CECOPAK contre 90 % des mareyeurs hors CECOPAK déclarent que les fournisseurs restent les mêmes d’une marée à l’autre, quel que soit leur nombre.
Durée des partenariats commerciaux selon l’adhésion au CECOPAK

Durée des partenariats commerciaux selon l’adhésion au CECOPAK
4.3 – Accords de livraison privilégiés
53Un deuxième critère peut rendre compte de relations contractuelles longues entre mareyeurs et pêcheurs, celui des accords de livraison exclusifs. Le test rejette au seuil de 5 % le test d’indépendance entre l’appartenance CECOPAK et la pratique de ces accords [KHI2 = 6,29 /1ddl/PROBA (KHI2 > 6,29) = 0,012]. Les résultats de l’enquête montrent en effet que près de 58 % seulement des mareyeurs CECOPAK sont liés à leurs fournisseurs par un accord de livraison exclusif, contre la totalité des mareyeurs non CECOPAK. Toutefois, lorsqu’on interroge les pêcheurs, ces accords ne semblent pas surreprésentés hors du CECOPAK.
54Ces accords comportent de multiples avantages pour les deux parties. De l’avis des pêcheurs, ils leur permettent d’éviter les risques de mévente, de passer plus de temps en mer et de pêcher davantage (étant sûrs de pouvoir vendre leurs prises), voire de gagner plus de temps dans les opérations de vente. Par ailleurs, ils permettent de renforcer les relations entre partenaires. Pour les mareyeurs, ces accords leur permettent de s’assurer un approvisionnement régulier, de bénéficier de la priorité d’achat ou d’un prix préférentiel et de gagner du temps lors des achats. Cependant, ils comportent aussi des inconvénients, surtout pour le mareyeur : la perte de temps à attendre le pêcheur lorsque ce dernier rentre tard d’une marée, la perte d’autres bonnes occasions d’achat, l’obligation d’acheter parfois des espèces non voulues.
55Quel que soit le type d’accord, pêcheurs et mareyeurs disposent chacun d’un cahier où sont enregistrées les quantités livrées et les avances et/ou crédits faisant l’objet de la transaction. Généralement, ces documents ne sont pas authentifiés (signés) par les agents eux-mêmes ou par un agent tiers, rendant ainsi ces accords informels. Le paiement se fait sur confrontation des quantités mentionnées dans lesdits cahiers. Ils représentent pour ces partenaires des mécanismes de vérification ex post des quantités commercialisées et des revenus à recevoir.
4.4 – Le poids des avances financières
56Un des critères d’une relation forte entre pêcheurs et mareyeurs réside enfin dans les avances financières et le délai de paiement que ces deux types d’acteurs s’accordent mutuellement et qui constituent souvent une contrepartie aux accords de livraison cités précédemment [Platteau, Abraham, 1987]. De nombreux accords de livraison reposent en effet sur l’engagement des mareyeurs à accorder aux pêcheurs une avance pour frais de sortie d’une marée ou pour achat de matériel et équipements de pêche. Ainsi, 58 % et 90 % respectivement des mareyeurs CECOPAK et non CECOPAK déclarent accorder des avances aux pêcheurs sous forme de crédit. Ces avances ne sont pas assorties d’intérêt. Toutefois, les pêcheurs s’engagent à proposer à ces mareyeurs-créanciers leurs prises en priorité ou à un prix préférentiel. Le test d’indépendance entre les deux critères (crédit/CECOPAK) est rejeté au seuil de 5 % pour les mareyeurs, indiquant que les liens de financement tendent à se resserrer hors du marché « organisé ». En revanche, il ne peut l’être lorsqu’on interroge les pêcheurs. De façon intéressante, on note un lien de dépendance significatif (au seuil de 5 %) entre le fait de conserver les mêmes fournisseurs d’une marée à l’autre et l’octroi de crédit à la pêche. On peut ainsi supposer que la loyauté des pêcheurs vis-à-vis des clients mareyeurs est quelque peu contrainte par leur dépendance au crédit, même si cette causalité n’est pas établie avec certitude.
57Il arrive aussi que les pêcheurs accordent des crédits à leurs clients sous la forme de délais de paiement avec ou sans intérêt. Ainsi, 57 % et 34 % respectivement des pêcheurs CECOPAK et hors CECOPAK cèdent leur poisson à crédit à leurs clients. Le test d’indépendance entre adhésion au CECOPAK et crédit au client est rejeté au seuil de 5 %, mais pas dans le sens attendu : le crédit-client est davantage pratiqué au sein du marché « organisé » qu’en dehors.
58Une Analyse des correspondances multiples (ACM) menée sur la population des 43 mareyeurs a été entreprise sur la base d’une vingtaine de variables (cf. tableau annexe 1) issues de l’enquête et décrivant leur relation avec les fournisseurs. Cette ACM a été prolongée par une classification ascendante hiérarchique en trois classes (en respectant le critère de Ward de minimisation des distances intraclasses et de maximisation des distances interclasses) dont les principales variables discriminantes sont les suivantes :
Une typologie en 3 classes des 43 mareyeurs de l’échantillon

Une typologie en 3 classes des 43 mareyeurs de l’échantillon
*** significatif au seuil de 1 %, ** 5 %, * 10 %59L’enseignement principal du tableau ci-dessus fait ressortir un lien (certes ténu) entre la loyauté des mareyeurs vis-à-vis des pêcheurs et leur non-appartenance au CECOPAK. La modalité hors CECOPAK est trouvée significative au seuil de 5 % pour la classe des acheteurs de Yaoundé qui affichent des relations relativement plus durables avec leurs fournisseurs. On montre également que la classe où sont concentrés les comportements les plus opportunistes (3e classe) comporte une très forte représentation (93 %) des adhérents du CECOPAK. Ainsi, si les partenaires loyaux sont également distribués dans et hors du CECOPAK, les opportunistes (au sens de Williamson ou de Kirman) sont plus fréquemment rencontrés dans le marché organisé.
5 – Discussion
5.1 – Confiance interpersonnelle (ou relationnelle)
60Les résultats de l’enquête montrent que la confiance interpersonnelle joue un rôle important dans les transactions économiques, particulièrement celles se déroulant hors du cadre de marché « organisé ». Ces résultats convergent avec les études empiriques menées par Fafchamps et Minten [1999] qui témoignent de l’importance accordée par les répondants à la confiance pour le succès dans les échanges. Il apparaît globalement dans cette étude que mareyeurs et pêcheurs entretiennent des liens relativement étroits entre eux. À l’évaluation rationnelle sur laquelle s’appuie la décision d’achat, une confiance interpersonnelle de type cognitif fondée sur la proximité ou l’homophilie (liens ethniques par exemple) et la familiarité (répétition des liens) peut se développer en raison notamment d’un turnover relativement faible des partenaires commerciaux. Le développement de la confiance interpersonnelle n’est pas perçu pour autant comme révélateur d’une loyauté indéfectible entre partenaires, il correspond plutôt à un moyen pour atteindre un résultat. La naissance d’une confiance cognitive basée sur la personnalité permet non seulement d’améliorer la qualité relationnelle de l’échange [Arino et al., 2001], mais aussi de fluidifier et de lubrifier les transactions commerciales au sens de Arrow [1974]. Elle représente un catalyseur de l’activité économique en accélérant les négociations tout en diminuant l’incertitude dans les transactions.
61L’étude montre également que la confiance est basée non seulement sur la réputation acquise après des transactions répétées, mais aussi à travers les relations sociales (ethnie, famille…) entretenues entre pêcheurs et mareyeurs. Les relations sociales développées par les mareyeurs constituent un capital social formé par un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance [Bourdieu, 1980]. La constitution de ces réseaux, qualifiés de primaires par Staatz [1998] permet non seulement de limiter les incertitudes liées à l’approvisionnement, mais aussi de réduire les risques de gestion grâce à l’accès à des informations précises à moindre coût et non disponibles dans le cadre des relations marchandes classiques.
5.2 – Confiance institutionnelle
62L’étude montre aussi que la confiance repose largement sur les normes professionnelles communes au sein des communautés de pêche et dans les institutions nouvellement créées (CECOPAK). Les résultats de l’étude montrent globalement que les acteurs ont confiance dans l’institution créée et que cette confiance se traduit par l’abandon progressif de certaines des formes hybrides et des morphologies d’interactions [François, 2008] qui sécurisaient les transactions au préalable, en particulier la relation de financement à crédit des activités de pêche par les mareyeurs : une plus grande proportion de relations de financement est observée hors du CECOPAK. La confiance institutionnelle s’illustre également à travers son adoption par un grand nombre d’acteurs, notamment les pêcheurs qui peuvent désormais négocier directement avec le consommateur ou les intermédiaires de premier ordre. La mise en conformité des procédures de production et de vente via le CECOPAK constitue un signal de qualité et de transparence dans le partenariat mareyeur-pêcheur. Nos résultats sont en adéquation avec ceux obtenus par Brulhart [2002] sur le rôle de l’intégration interorganisationnelle des systèmes d’information dans le succès du partenariat vertical logistique.
63Il est intéressant de noter que les pêcheurs expriment plus de satisfaction que les mareyeurs au sujet de l’installation du marché. Ce fait est observé dans plusieurs cas de transformation d’échanges de gré à gré en marchés d’enchères électroniques, dans lequel les producteurs sortent largement gagnants grâce au rééquilibrage du rapport informationnel entre offreurs et demandeurs [Garcia-Parpet, 1986 ; Guillotreau, Jiménez-Toribio, 2011]. On peut envisager que l’augmentation de la transparence d’un marché sert principalement les participants au marché dont le travail n’est pas exclusivement l’échange (producteurs/pêcheurs ou consommateurs finaux) et ne présente pas un tel avantage pour les marchands qui, quant à eux, ont presque intérêt à l’opacité dans la mesure où leur disponibilité plus grande sur le marché leur procure un avantage informationnel [Debril, 2000]. Un marché plus simple d’usage servirait donc surtout ceux dont l’activité principale se situe en dehors, même si les ententes entre acheteurs restent tout à fait possibles et régulièrement dénoncées par les producteurs [Jorion, 2010, p. 102].
5.3 – Durée des relations entre partenaires
64La différence de comportements entre adhérents et non-adhérents au CECOPAK semble traduire ce transfert de confiance vers l’institution. Pour les pêcheurs, les relations sont plus durables hors du CECOPAK. Ce n’est pas le cas a priori pour les mareyeurs, même si une plus grande proportion de ces derniers conservent les mêmes fournisseurs d’une marée à l’autre quand ils sont hors du marché « organisé ». Nos résultats sont en adéquation avec certains travaux [Gulati, 1995 ; Doney, Cannon, 1997 ; Fafchamps, Minten, 1999 ; Weisbuch et al. 2000 ; Kirman, Vriend, 2001], qui ont montré que la durée de la relation accroît la confiance des partenaires. Dans leurs études empiriques, Weisbuch et al. [2000] et Kirman et Vriend [2001] montrent en particulier que plusieurs acheteurs ont tendance à rester fidèles à un ou quelques vendeurs, attestant ainsi que les relations personnelles à long terme jouent un rôle sur la volonté individuelle de tolérer les variations et la dispersion des prix. « The essential risk […] for a buyer is not that of paying too high a price but rather of not being served at all. […]. Such stable trading relationships are also profitable to sellers who can then predict with accuracy the demand they will face in each session and determine their supply accordingly » [Kirman, 2007, p. 271]. De nombreuses études suggèrent que les contacts fréquents entre les acteurs assurent le partage d’informations, l’émergence d’un ensemble de normes de comportement, de règles informelles qui permettent d’encadrer et d’ajuster les comportements [Macaulay, 1963 ; Granovetter, 1985 ; Gulati, 1998].
65De façon plus théorique, ce résultat montre également la nature endogène de ce critère que la TCT utilise comme donnée explicative. La fréquence des transactions, lorsqu’elle est associée à d’autres attributs tels que l’incertitude et la spécificité, conduirait à des formes de gouvernance plus intégrées que le marché [Williamson, 1996]. On peut ici nuancer cette causalité simple et adopter une vision dynamique, plus proche de la NSE : entre deux acteurs, ce n’est pas la fréquence des transactions per se qui pousse à une intégration marchande, mais cette répétition des contacts « épaissit » la relation en la rendant plus spécifique, ce qui rétroactivement rend chaque contact moins incertain pour les acteurs sans qu’il soit besoin d’inclure des éléments contractuels. On retrouve ici le reproche souvent adressé par la NSE à la TCT sur son manque de vision dynamique [Swedberg, 1994 ; Steiner, 1999].
5.4 – Les avances financières
66Notre étude souligne enfin l’importance de la pratique des crédits entre les partenaires et marque à nouveau une différence de comportements dans et hors du CECOPAK : le crédit-client accordé par les pêcheurs est plus fréquemment rencontré à l’intérieur de ce nouveau cadre, tandis que le crédit-fournisseur (financement des campagnes de pêche) accordé par les mareyeurs intervient davantage hors de l’institution. Nous considérons que cette différence révèle un rapport de domination des mareyeurs sur les pêcheurs dans les formes préexistantes d’organisation marchande [Jorion, 2010] et que la nouvelle institution a permis le rééquilibrage des rapports de force sur le marché. L’étude souligne donc ce lien de dépendance au crédit des pêcheurs vis-à-vis des mareyeurs. On l’explique par le faible accès des pêcheurs aux capitaux bancaires [5]. La dépendance [6] des pêcheurs par rapport aux mécanismes de financement proposés par les mareyeurs porte à croire que ces derniers tirent plus d’avantages des accords qui les lient avec les premiers hors du marché organisé. Pour les mareyeurs, le mécanisme de financement constitue une assurance pour leur approvisionnement.
67Ces résultats sont confirmés par [Fafchamps, Minten, 1999] quant au rôle de l’équité, i.e. de la justice dans l’échange, qui apparaît comme un contributeur majeur au succès du partenariat dans les échanges commerciaux [Jorion, 2010 ; Guillotreau, 2013]. Ces pratiques de crédit sont aussi signalées par d’autres auteurs dans le cadre d’autres pêcheries [Wilson, 1980 ; Pomeroy, 1989 ; Lootvoet, 1994]. Wilson explique leur résilience par des coûts de transaction élevés qui encouragent pêcheurs et mareyeurs à préférer des relations stables et durables, même au prix d’abandon d’opportunités parfois plus intéressantes à court terme. Des prix plus élevés sont également acquittés par des acheteurs fidèles aux producteurs sur le marché au poisson de Marseille comparativement aux acheteurs plus opportunistes, ce surprix agissant comme une prime d’assurance en cas de pénurie sur le marché [Weisbuch et al. 2000]. Selon Platteau et Abraham [1987], l’incertitude associée aux activités de pêche implique l’échange de prestations afin de répartir entre les membres de la communauté les risques inhérents à chaque type d’activité. Le « système à la part » (partage de la valeur produite entre patron et matelots embarqués après déduction des frais communs du bateau) participe également de ce partage du risque propre à cette activité [Jorion, 2010, p. 143]. L’incorporation de services annexes à la transaction comme facteur explicatif d’une intégration plus poussée est conforme au critère de connexité introduit par Williamson [1996] en supplément des critères usuels de fréquence des transactions, d’incertitude et de spécificité des actifs. Mais comme dans le point précédent, la causalité est loin d’être établie avec certitude. Ce n’est pas parce que ces transactions connexes préexistent que l’intégration est choisie : la connexité avec d’autres services qui rendent la transaction plus spécifique naît précisément de l’intégration marchande choisie par les opérateurs.
6 – Conclusion
68La commercialisation du poisson frais à Kribi au Cameroun est une activité marquée par de fortes incertitudes dans un contexte où des actifs spécifiques peuvent être engagés. Pour gérer ces incertitudes, la coordination des acteurs de la filière associe deux formes de gouvernance : le marché et les formes hybrides. La coordination hybride est centrée sur les arrangements contractuels et les réseaux. Ces arrangements contractuels essentiellement implicites concernent la négociation des prix, les accords de livraison entre pêcheurs et mareyeurs, les transactions encastrées dans des relations de crédit entre partenaires commerciaux. Les réseaux d’approvisionnement contribuent à fidéliser et asseoir la confiance entre les partenaires de l’échange. Sur le plan théorique, notre étude de cas confirme l’intuition williamsonnienne [Williamson, 1985, 1996] de la codétermination des modes de gouvernance et des caractéristiques des transactions, même si la causalité entre arrangements institutionnels et attributs est loin d’être clairement établie. De ce point de vue, le postulat de la NSE selon lequel la spécificité d’une transaction se construit dans le temps par la répétition des échanges et se trouve favorisée par le substrat des liens sociaux (ethniques en particulier) semble rencontrer un écho plus favorable dans notre étude.
69Cependant, il est évident qu’à elles seules les relations interpersonnelles visant à installer la confiance dans l’échange ne constituent pas une base suffisante pour la mise sur pied d’un système de commercialisation efficient, pas plus qu’une institution marchande plus formelle et acceptée par tous ne permet de s’y substituer totalement. En présence de marchés imparfaits comme ceux que nous venons de décrire, diverses politiques d’accompagnement sont nécessaires pour minimiser les pertes d’efficience et d’équité. C’est le but de la création d’un marché « organisé » (CECOPAK) dont l’objectif principal est d’instaurer la transparence et la sécurité dans les transactions.
70L’étude montre que la majorité des acteurs a adhéré (92 % des pêcheurs et 50 % des mareyeurs consultés ont émis un avis favorable quant à sa création) à la mise en place du nouveau marché « organisé », même si on note une asymétrie d’adhésion logique entre offreurs et demandeurs, confirmant la crainte de ces derniers d’un rééquilibrage du rapport de force préexistant en leur faveur.
71Chez Garcia-Parpet [1986], c’est aussi du côté des producteurs que l’on retire le plus de satisfaction de la formalisation du marché. Ce n’est pas surprenant – le coût de recherche pour un producteur/pêcheur pour effectuer la meilleure transaction lorsque le marché est peu structuré est certainement plus élevé, puisque cette recherche ne constitue pas le cœur de leur activité et qu’ils passent l’essentiel de leur temps en mer. Pour les commerçants, cette recherche est essentielle et la simplification du marché risque d’atténuer leur pouvoir de négociation.
72La création du CECOPAK a eu un effet positif sur les prix qui ont augmenté par rapport à la situation antérieure et a permis aux pêcheurs de trouver de nouveaux partenaires. Elle a également modifié les anciennes modalités de négociation entre partenaires (fixation interindividuelle vs négociation collective du prix de référence), redéfinissant les alliances et les conflits possibles [Garcia-Parpet, 1986 ; Guillotreau, Jiménez-Toribio, 2011]. Bien que de formes de coordination hybrides s’y épanouissent encore, celles-ci sont relativement moins nombreuses qu’avant la création du CECOPAK (on les retrouve en plus grande proportion dans les quatre autres marchés « non organisés » étudiés par l’enquête). Malgré le formatage de ce marché, les deux formes de confiance interpersonnelle – rationnelle et relationnelle – n’ont pas complètement perdu de leur intérêt au profit de structures de gouvernance moins intégrées.
73C’est peut-être dû à la dépendance des pêcheurs vis-à-vis des mareyeurs en matière de financement des marées, qui constitue pour le moment une grande préoccupation dans le secteur de la pêche artisanale. Cela rejoint les observations de Platteau et Abraham [1987] dans le cas des pêcheries ouest-africaines ou encore celles de Rouchier et Mazaud [2004] sur le marché de gros de fruits et légumes de Marseille, où le crédit est une des bases de la fidélité des acheteurs. En particulier, les détaillants qui débutent sans apport personnel rapportent être endettés chez leur grossiste de façon continue pendant environ deux ans. Pour eux, la mise en place d’institutions de financement – telles que les institutions de microfinance – apparaissent nécessaires. Néanmoins, ce type de modification dans un système si complexe peut avoir des effets mal anticipés et perturber durablement la confiance basée sur les relations sociales de long terme entre acteurs et ce cadre élargi des échanges. L’intervention de l’État en soutien de la création des institutions de microfinance capables de financer le secteur de la pêche artisanale constituerait un facteur d’autonomie supplémentaire des pêcheurs vis-à-vis des mareyeurs et c’est dans cette voie que l’administration des pêches du Cameroun s’est engagée depuis cinq ans dans le cadre du Projet d’appui au développement de la pêche artisanale maritime (ADPAM). Les résultats d’une telle politique restent cependant à évaluer en termes de stabilité des réseaux marchands et des revenus des producteurs.
74Soulignons enfin quelques limites à cette étude et des voies d’approfondissement de son hypothèse centrale. La nature des données d’enquête recueillies quelques années après la mise en place du marché « organisé » n’autorise qu’une vision en coupe instantanée et non longitudinale des réseaux marchands. En outre, on peut penser que la courte durée passée depuis la mise en place du marché ne donne pas aux acteurs le temps d’avoir mis en place une stratégie fixe [Reitter, Ramanatsoa, 2012]. Elle ne permet donc pas d’apprécier les changements individuels de comportement, ni de sonder la pertinence d’une analyse plus complète en termes de réseaux sociaux (liens ethniques et familiaux, présence de trous structuraux avant et après la mise en place du marché « organisé », etc.). Une étude plus qualitative menée auprès d’un nombre restreint d’opérateurs pourrait éventuellement combler en partie cette lacune, même si elle ne pourrait donner lieu à une vision dynamique d’ensemble des réseaux marchands.
7 – Annexe 1
7.1 – Statistiques descriptives sur les variables continues

7.2 – Tri à plat des variables nominales dans le modèle logit
Distribution de la variable cible par échantillons

Distribution de la variable cible par échantillons
Lien client

Lien client
Délai de paiement

Délai de paiement
Durée relation client

Durée relation client
Nombre clients par marée

Nombre clients par marée
Tests de dépendance (khi-2)

Tests de dépendance (khi-2)
*** significatif respectivement aux seuils de 1 %, ** 5 %, * 10 %8 – Annexe 2
Le débarcadère de Mboa-Manga avant la création du CECOPAK

Le débarcadère de Mboa-Manga avant la création du CECOPAK
Marché CECOPAK de Kribi (étals carrelés)

Marché CECOPAK de Kribi (étals carrelés)
9 – Annexe 3
Les sites d’enquête

Les sites d’enquête
Notes
-
[1]
Williamson [1996] en distingue six : la spécificité de site, des actifs physiques, de l’actif humain, les actifs dédiés, le capital de marque et la spécificité temporelle.
-
[2]
L’activité de mareyage au niveau de la pêche artisanale africaine est un domaine généralement dominé par les femmes. Cependant, l’enquête fait ressortir 10 hommes sur les 43 retenus. C’est pourquoi nous utilisons dans cet article le terme « mareyeurs » pour englober les deux.
-
[3]
Pour ne pas alourdir le texte et les annexes, les statistiques descriptives de l’enquête auprès des mareyeurs n’ont pas été incluses, mais peuvent être fournies sur simple demande adressée aux auteurs.
-
[4]
Cette probabilité estimée s’obtient par
-
[5]
Le financement des campagnes de pêche par les mareyeurs évite aux pêcheurs les coûts de négociation avec les banques. Mais accepter un financement d’investissement constitue une forme de contractualisation entre pêcheurs et mareyeurs, au moins jusqu’à la fin du remboursement de la dette. L’avantage pour le mareyeur est, par ce biais, de fidéliser le pêcheur pour assurer son approvisionnement en poisson et crée une forme de tutelle vis-à-vis des pêcheurs.
-
[6]
Sur ce point, plusieurs travaux apportent un éclairage sur les différentes formes que peut prendre cette dépendance [Anderson, Narus, 1990 ; Ganesan, 1994 ; Geyskens et al., 1996].